« Rien ne changera fondamentalement ». Biden, le capital et la grande reculade

La destruction presque complète du programme des Démocrates suggère que, malgré certains discours contraires, le Parti Démocrate a toujours l’intention de tenir la promesse faite par Joe Biden à ses donateurs·rices – celles et ceux qui ont payé pour sa campagne – que « rien ne changerait fondamentalement ». 

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Les dirigeant·es du Parti Démocrate se sont mis·es d’accord le 28 octobre autour d’un plan visant à réduire de moitié leur programme économique, qui avait déjà été presque réduit de moitié il y a quelques mois. Les engagements se sont réduits comme peau de chagrin puisque ces dirigeant·es ont également supprimé les dispositions réglementaires et fiscales promises qui auraient pu réduire le prix des médicaments, offrir aux travailleurs·ses des congés payés et faire en sorte que les milliardaires commencent à payer des impôts.

Dans les jours à venir, nous en apprendrons davantage sur les détails du projet de loi de plus de 1 600 pages, mais l’accord global conclu après le versement monstre de donations au titre des fonds de campagne des Démocrates par certains secteurs de l’industrie étatsunienne, est très révélateur : il met à jour les limites des possibilités de s’attaquer à la politique capitaliste et les coûts humains qu’elle engendre.

En général, la raison pour laquelle le Parti Démocrate semble toujours aussi incohérent et impuissant est que ses parlementaires essaient simultanément d’apaiser les entreprises donatrices et de donner l’impression de tenir leurs promesses publiques de résoudre les problèmes créés par ces mêmes entreprises donatrices.

Dans la plupart des cas, c’est impossible. Vous ne pouvez pas protéger les donateurs de l’industrie pharmaceutique et des combustibles fossiles tout en réduisant le prix des médicaments et en résolvant la crise climatique. Si vous essayez de faire croire que vous pouvez faire les deux, les donateurs s’arrangent toujours pour l’emporter. Vous finissez donc par tourner en rond, par vous plaindre avec justesse des problèmes tout en ne faisant rien pour les résoudre, puis par présenter des victoires marginales comme d’énormes victoires aux électeurs et électrices qui doivent se demander pourquoi leur vie ne s’améliore pas.

La législation dite « Build Back Better » incarne cette énigme. Le document publié par la Maison Blanche contient des dispositions louables, telles que l’extension de Medicaid, l’accès universel à l’école maternelle, des services de garde d’enfants subventionnés, l’extension du crédit d’impôt pour l’éducation des enfants, des sanctions plus sévères pour les employeurs qui violent le droit du travail et des investissements pour des programmes d’énergie propre. Il s’agit d’avancées significatives par rapport à l’incrémentalisme et au soutien aux entreprises de la présidence Obama.

L’accord semble toutefois également destiné à honorer l’engagement de campagne que le président Joe Biden semble le plus déterminé à tenir : la promesse faite à ses donateurs que « rien ne changerait fondamentalement » dans notre économie lorsqu’il serait président.

En fin de compte, le projet de loi de réconciliation des Démocrates a été dépouillé de la plupart des dispositions visant à modifier la structure de l’économie pour tenter de la rendre plus équitable et moins écocidaire.

Bien qu’il y ait certainement quelques mesures fiscales décentes dans la projet de loi, les donateurs du monde des affaires et leurs lobbyistes ont convaincu les Démocrates de supprimer des propositions plus ambitieuses visant à obliger les riches et les entreprises étatsuniennes à faire des sacrifices importants ou à participer davantage.

Le projet de loi actuel ne prévoit pas de congé familial rémunéré, d’université publique gratuite ni un plan visant à permettre à Medicare de négocier des prix plus bas pour les médicaments sur ordonnance, cette dernière proposition étant, selon les sondages, la plus populaire de tout le projet de loi. Ils ont également limité une forte expansion des prestations de Medicare, tout en injectant plus d’argent dans les subventions qui soutiennent l’industrie de l’assurance maladie des entreprises (évidemment, il n’y a plus aucune mention, même minime, de l’option d’assurance maladie publique promise par Biden ou de l’abaissement de l’âge de Medicare).

Ils ont supprimé les mesures climatiques vraiment vitales au moment même où les scientifiques mettent en garde contre une catastrophe écologique imminente et même après que le leader Démocrate du Sénat Chuck Schumer ait déclaré que l’adoption d’un programme climatique complet était absolument nécessaire pour la survie des générations futures.

En examinant le projet de loi, nous apprendrons inévitablement que des cadeaux véritablement grotesques ont été ajoutés au projet et nous pouvons déjà voir comment ses auteurs·rices ont transformé une taxe sur le méthane, pourtant indispensable, en une subvention aux combustibles fossiles et ont glissé un plan de sauvetage pour les sociétés de micro-puces fort rentables après avoir délocalisé des emplois et investi leurs bénéfices dans des rachats d’actions pour enrichir leurs dirigeant·es.

Il y a également de fortes chances que, tandis que les Démocrates plaident l’absence d’argent pour éviter de financer d’autres programmes d’aide aux familles à faibles revenus, ils fassent également en sorte que les riches propriétaires de maisons dans les circonscriptions côtières aisées du Congrès bénéficient de nouveaux allégements fiscaux extrêmement régressifs dont ils n’ont pas besoin et prétendent ensuite que ces cadeaux visent à aider la classe moyenne (ce qui n’est pas le cas).

Après des semaines de refus inexplicable de formuler des exigences claires sur ce qu’ils et elles voulaient voir dans le projet de loi de réconciliation, la gauche du Parti Démocrate, le Congressional Progressive Caucus a rapidement capituléle 28 octobre (se contentant d’une seule objection de procédure) même s’il n’est pas encore clair que les dirigeant.e.s de leur parti ont complètement fini de déchirer le projet de loi. Les sénateurs Joe Manchin (Virginie-Occidentale) et Kyrsten Sinema (Arizona), les monstres qui se sont déchaînés à Washington et ont aidé leurs donateurs à réduire le projet de loi à ce point, n’ont pas encore approuvé l’accord, il se peut donc qu’il y ait encore de la matière dans le texte.

Mais le crime ici réside dans ce qui est absent dans ce projet de loi.

S’il s’agissait d’un projet de loi parmi tant d’autres, nous pourrions peut-être être assuré.e.s que toutes les dispositions urgentes laissées sur le carreau seraient rapidement reprises, débattues et adoptées. Mais comme les démocrates ont refusé d’éliminer l’obstruction parlementaire (le filibuster), ce projet de loi de réconciliation représente probablement le dernier espoir législatif d’ampleur pour le premier mandat de Biden.

Les éléments laissés sur le carreau risquent d’y rester, ce qui est exactement ce que Big Pharma, la Chambre de Commerce des États-Unis, l’industrie pétrolière et tous les autres acteurs du pouvoir à Washington souhaitent : un enterrement définitif. En supposant que le projet de loi ne soit pas modifié en mieux (il reste toujours une mince chance qu’il le soit), ces mastodontes capitalistes auront une fois de plus montré clairement que, même si la Constitution confère officiellement au président un droit de veto sur la législation, le véritable droit de veto reste en pratique entre les mains des donateurs.

Il ne fait aucun doute que, dans les jours à venir, de plus en plus de journalistes des groupes dominants, d’expert·es et de groupes de réflexion de Washington assumeront leur rôle bien rodé de police du ton, de chien de garde et de laquais, tout en s’efforçant de marginaliser les critiques contre le projet de loi, de rassembler le soutien à un projet vidé de sa substance et de défendre les politicien.ne.s professionnel.les dont les capitulations figurent dans ce texte.

C’est ce qu’ils ont toujours fait lorsque les capitalistes qui financent les grands médias ont été satisfaits et lorsque l’industrie à but non lucratif de Washington, alliée aux Démocrates, serre les coudes. Ils utiliseront toutes leurs techniques éculées, qu’il s’agisse d’insister sur le fait que rien d’autre n’est possible, d’affirmer que vouloir plus n’est pas réaliste, de rejeter la faute sur les méchant·es Joe Manchin/Kyrsten Sinema ou d’utiliser le vieux truc du « whataboutisme« , celui qui cite le comportement encore pire des Républicains comme la raison pour laquelle nous devrions tous et toutes être reconnaissant·es envers les Démocrates, même s’ils trahissent leurs promesses.

Ces gens-là ne manqueront pas d’oublier de mentionner les tactiques que Biden et les leaders Démocrates au Congrès auraient pu employer pour faire pression sur les parlementaires récalcitrant.e.s de leur propre parti afin qu’ils et elles soutiennent un meilleur projet de loi, tactiques utilisées dans le passé avec succès par des présidents Démocrates. Personne, bien sûr, n’osera mentionner le sujet tabou du refus de Biden d’utiliser son autorité exécutive pour faire des choses comme baisser le prix des médicaments, annuler la dette des étudiant.e.s, sévir contre les briseurs de syndicats, ralentir le forage de combustibles fossiles, s’opposer au développement des oléoducs et distribuer plus largement les vaccins subventionnés par le gouvernement pendant la pandémie.

Toutes ces manœuvres de diversion des médias des groupes dominants sont soigneusement conçues pour tenter de vous manipuler, pour vous faire croire que votre indignation, votre frustration et votre déception sont illégitimes. Ce n’est pas le cas, mais votre colère ne devrait pas être dirigée uniquement contre ce projet de loi en particulier. Elle devrait viser ce système qui, de façon régulière, vide de leur substance ou liquide carrément ce genre de projets de loi. Ce système ne bloque pas toutes les réformes positives mais s’assure simplement que la plupart des réformes ne modifient jamais la structure globale de l’économie, même lorsque la société est confrontée à des urgences existentielles.

C’est probablement la raison pour laquelle Biden a promis avec tant d’assurance à ses donateurs que « rien ne changerait fondamentalement ». Il s’agit d’un politicien bourgeois à la tête d’un gouvernement capitaliste qui transforme invariablement l’espoir du changement en inertie paralysante.

Le problème est que des crises comme le changement climatique et la montée de l’autoritarisme signifient que, si rien ne change fondamentalement dans notre économie, alors tout pourrait bientôt changer pour le pire. Le meilleur espoir de changer notre économie est de mettre fin à l’ère de la politique capitaliste, incapable d’affronter les nombreuses crises auxquelles nous sommes confronté·es actuellement.

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David Sirota collabore à Jacobin. Il publie la newsletter Daily Poster et a précédemment été conseiller et rédacteur de discours pour la campagne présidentielle de Bernie Sanders en 2020.

Andrew Perez est un écrivain et un chercheur qui réside dans le Maine.