« Nous avons parlé d’une seule voix ». 50 ans après, la révolte de la prison d’Attica

Une conversation de Lee Wengraf avec Joseph « Jazz » Hayden, qui participa à l’organisation du soulèvement de la prison d’Attica, il y a 50 ans.

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Il y a cinquante ans, les prisonniers de la prison d’Attica, au nord de l’État de New York, se révoltaient. La répression de cette protestation fut l’un des actes de répression les plus brutaux jamais commis sur le sol états-unien.

Le matin du 9 septembre 1971, un groupe de prisonniers refusa de se mettre en rang pour travailler. Près de la moitié des 2 250 prisonniers, dont les trois quarts étaient noirs ou portoricains, participèrent à la rébellion, qui exigeait la fin des conditions barbares de détention, ainsi que des programmes sociaux, la liberté religieuse et politique et des droits civils pour les prisonniers.

« Nous sommes des hommes », déclaraient-ils dans leur déclaration. « Nous ne sommes pas des bêtes et nous n’avons pas l’intention d’être battus ou dressés. Ce qui s’est passé ici n’est que The Sound before the Fury (le bruit avant la fureur) de ceux qui sont opprimés. »

Les prisonniers occupèrent le Bloc D pendant quatre jours, jusqu’à ce que le gouverneur de l’État de New York, Nelson Rockefeller, ordonne l’assaut, avec utilisation d’hélicoptères, de gaz lacrymogènes et de fusils de chasse. Au moins trente-neuf personnes furent tuées, dont vingt-neuf prisonniers et près de cent prisonniers gravement blessés.

Dans les semaines qui suivirent, il y eut des représailles contre les organisateurs, mais dans le contexte plus large des mouvements des droits civiques et du Black Power, des revendications cruciales furent satisfaites pour ceux qui se trouvaient derrière les barreaux.

Joseph « Jazz » Hayden est un ancien prisonnier d’Attica et un militant des droits civils des prisonniers à Harlem. Il a parlé à Lee Wengraf du soulèvement et de son héritage pour les militant(e)s d’aujourd’hui.

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Lee Wengraf (LW) : Le soulèvement d’Attica a été fondamentalement façonné par la période politique dans laquelle il s’est déroulé. Pouvez-vous décrire le contexte politique et qui a précédé la rébellion d’Attica en 1971 ?

 Joseph « Jazz » Hayden (JH) : Pour me situer dans le contexte d’Attica, j’avais été condamné pour tentative de meurtre sur deux policiers à Harlem. Le crime que j’étais censé avoir commis était d’avoir tiré sur deux officiers de police. Les rapports de police ont commencé par dire que les types qui avaient fait ça mesuraient plus d’un mètre quatre-vingt. Je fais 1m 65.

Bref, j’ai fini par être reconnu coupable de ce crime et envoyé à Attica. J’étais complètement innocent. Mais c’était en 1969 et le militantisme était à l’ordre du jour. Dans tout le pays, il y avait les Weathermen, les Students for a Democratic Society (SDS), les Young Lords, les Black Panthers, la Black Liberation Army(BLA). Le pays était dans un état d’agitation totale.

Les étudiant(e)s sur les campus, le mouvement contre la guerre du Vietnam, tout. Cela s’est donc produit dans ce contexte. Les gens défiaient la police, le Black Panther Party en particulier et la Black Liberation Armyont porté cela au plus haut niveau.

Je n’étais membre d’aucune organisation politique. J’ai fini par être condamné et envoyé à Attica. À partir de ce moment-là, mon attitude a été marquée par la rage et la colère. Quand je suis arrivé à Attica, toutes les prisons du comté de New York étaient en feu parce qu’il y avait ce mélange explosif de radicaux des campus universitaires et de marginaux dans ces prisons.

Tout était prêt pour une tempête parfaite. Vous ne pouviez pas mettre en place un mélange plus volatil. Le résultat a été qu’ils ont pris la plupart des militants qui étaient enfermés pour leurs activités anti-guerre, leurs activités de défense des droits de l’homme et des droits civils et ils ont en envoyé beaucoup d’entre eux à Attica. Quand je suis arrivé à Attica, il y avait donc ce mélange de radicaux et de personnes issues des classes défavorisées, ce qu’ils appelaient des « criminels ».

En conséquence, comme il y avait ce mélange de Weathermen, de SDS, de Black Panthers, de Young Lordset de lumpenproletariat, nous avons commencé à nous rassembler. Lorsque je suis arrivé, des cours d’éducation politique étaient dispensés dans les cours de la prison.

À cette époque, il y avait énormément de littérature qui politique qui circulait, le journal de la Nation of Islam, le journal des Black Panthers, le journal des Young Lords, les articles et les informations sur chaque militant radical, chaque mouvement révolutionnaire dans le monde arrivaient à Attica.

Vous n’aviez rien d’autre à faire que de lire et ensuite vous marchiez dans la cour, vous discutiez de tout cela et vous formiez des groupes d’étude. À un moment donné, je suis devenu responsable de mon groupe d’étude.

 

LW : Les revendications des prisonniers visaient à obtenir des changements majeurs derrière les murs, des droits politiques à l’amélioration des conditions de vie. Comment l’environnement à Attica a-t-il alimenté le soulèvement ?

JH : C’était un sentiment de désespoir. Je veux dire, Attica était un endroit très austère. Vous n’aviez qu’une heure de récréation par jour et le reste du temps, on se serait cru dans les années 1870. C’était l’apartheid, c’était l’esclavage, c’était Jim Crow, c’était tout, à cause de la division raciale.

La majorité de la population était composée d’Afro-Américains et les gardiens étaient tous des Blancs, des ruraux. Il n’y avait aucun lien culturel ou racial avec eux, rien.

C’était un endroit où, surtout dans l’atmosphère de la fin des années 1960 et du début des années 1970, les orientations politiques de ce pays étaient remises en question, pas seulement ici, mais dans le monde entier. C’était une époque de ce que nous appelions « des temps intéressants » parce que les gens luttaient contre l’apartheid en Afrique du Sud, le Vietnam, la Corée divisée au nord et au sud.

Partout où les États-Unis vont dans le monde, nous voyons des frères qui se battent contre des frères, toutes ces divisions, ces meurtres et ce chaos. C’était une époque qui favorisait ce genre d’idées et les gens ont commencé à se poser des questions.

La grande chose que nous avons suivie était la guerre au Vietnam. Bien sûr, en tant que prisonniers aux États-Unis, nous n’avions aucune sympathie pour ce que notre gouvernement faisait là-bas. Nous étions prédisposés à regarder les choses du point de vue des opprimés.

Nous avons donc étudié cette lutte et les mouvements anticoloniaux dans le monde entier. C’était notre façon de transformer la prison en un établissement d’enseignement supérieur.

Nous avons commencé à examiner l’institution elle-même et à l’analyser. Nous avons réduit le charabia [des différentes organisations] au Parti du Peuple. C’est ce que nous étions. Tous les groupes qui se trouvaient à Attica se sont regroupés sous un même toit, pour collaborer et coopérer.

À un moment donné, nous avons fait venir le commissaire des services correctionnels, et nous l’avons rencontré pour discuter du manque d’éducation, des restrictions sur les règles de visite, de l’absence d’une bibliothèque juridique adéquate, des mauvaises conditions de travail. Il est parti et nous avons convenu de nous revoir.

Puis, le 21 août, [le prisonnier et révolutionnaire californien] George Jackson a été assassiné par des gardiens, mais les médias ont fait croire à une tentative d’évasion. Le meurtre a suscité l’indignation ; cela a jeté de l’huile sur le feu mais cela ne fut pas la cause du soulèvement à venir. C’était symptomatique de ce qui se passait dans tout le pays : c’était de la dynamite sociale accumulée dans les prisons.

Peu de temps après, j’ai été libéré parce que j’avais gagné mon appel et que les charges pour lesquelles j’avais été condamné avaient été annulées. C’était six jours avant le soulèvement d’Attica. Alors que je continuais le travail que je faisais à Attica, six jours plus tard, Attica a explosé.

J’en ai été témoin à la télévision. C’était presque comme si j’y étais, car j’avais joué un rôle essentiel dans l’organisation et je connaissais tout le monde. J’ai vu toutes les personnes qui sont devenues célèbres, Frank « Big Black » Smith, L. D. Barkley, tous ceux qui ont été liés à cette histoire et j’ai été étonné, car certains d’entre eux étaient apolitiques. Mais quand la situation a éclaté, ces gens se sont montrés à la hauteur.

La cour du Bloc D où le soulèvement a eu lieu était la cour que je fréquentais. Donc tout ce qui s’est passé là-bas, je le vivais en même temps que je le regardais à la télévision.

Ce fut un événement spontané. Il est arrivé, et toutes les personnes présentes qui étaient politiquement conscientes, éveillées et conscientes des circonstances dans lesquelles elles se trouvaient, ont pris le contrôle. On pouvait le voir. Ils étaient très bien organisés. Ils ont assuré la sûreté et la sécurité des otages.

Ils se sont assis avec le commissaire et les médiateurs qui sont venus. Ils ont fait venir les médias pour que le public sache ce qui se passait. Ils avaient une liste claire de revendications, ce qui est un élément essentiel dans toute rébellion. Quand vous vous rebellez, la première chose que l’opposition veut savoir, c’est : « que voulez-vous ? » Donc ils avaient tout très bien organisé.

Tout le monde dans cette cour a joué son rôle. Leur leadership était reconnu. C’était les gens qui avaient milité avant la rébellion.

 

LW : le 13 septembre, les massacres ont eu lieu.

JH : C’est vrai. En prime time à la télévision : le monde entier regardait. Ils ont massacré des dizaines de personnes. Ces gens n’étaient pas armés de quoi que ce soit. Vous les avez vus exécuter des gens.

Le système envoyait un message aux prisonniers de tout le pays et aux forces révolutionnaires et nationalistes du monde entier : si vous protestez, nous vous tuerons. Le monde entier pouvait voir ce qui se passait là-bas. Il s’agissait clairement d’un meurtre de masse en direct.

 

LW : Quels ont été les gains obtenus grâce à cette lutte ? Et quels sont les défis auxquels le mouvement pour la justice des prisonniers doit faire face cinq décennies plus tard ?

JH : Dans la décennie qui a suivi la rébellion, toutes sortes de réformes ont vu le jour : enseignement supérieur, placement à l’extérieur, libération pour raisons médicales, visites de contact, visites conjugales. Dans le même temps, ils ont pacifié la population carcérale et le nombre d’incarcérations a explosé. La guerre contre la drogue était la principale arme politique qu’ils ont utilisée pour y parvenir.

Ils ont fait la même chose de l’autre côté du mur : le SDS et les Weathermen ont été victimes du programme COINTELPRO. Ils ont éliminé les dirigeants et maté ces rébellions. Tout ce qui a été obtenu grâce à la lutte pour les droits civiques s’est arrêté aux murs des prisons.

Ils ont commencé avec trois cent mille prisonniers en 1970 et nous avons aujourd’hui 2,4 millions de personnes enfermées dans les prisons et les pénitenciers et 5 autres millions de personnes soumis au contrôle du système de justice pénale.

 

LW : Le livre de Michelle Alexander, La couleur de la justice, a donné une voix à la crise actuelle du système carcéral et à la façon dont nous en sommes arrivés là. Vous avez qualifié ce livre de « manifeste » pour un mouvement contre le nouveau Jim Crow.

JH : Je suis totalement impressionné par ce livre. Après l’adoption de la loi sur les droits civils et de la loi sur le droit de vote en 1964 et 1965, les personnes engagées dans la lutte pour les droits civils ont crié victoire. Mais ces victoires n’ont pas franchi les murs de la prison.

D’une part, au lieu de la « Poll Tax  » (taxe électorale), des tests d’alphabétisation et des clauses d’antérioritéqui empêchaient les gens de voter, nous avons maintenant la privation du droit de vote pour cause de crime (le « felony disenfranchisement  »). Pour Michelle Alexander, la guerre contre la drogue a été le principal outil pour contre les victoires des droits civils.

L’un des points négatifs pour les entreprises étatsuniennes et la classe dirigeante de ce pays est que, dans les années 1960 et 1970, alors qu’elles tentaient de protéger leur pouvoir et leur richesse pendant la guerre froide sous le prétexte de répandre la démocratie et le libre marché dans le monde, comment pouvaient-ils se présenter comme les champions de la démocratie lorsque des habitant(e)s de ce pays protestaient contre l’absence de démocratie aux États-Unis ?

Il fallait faire taire ces protestations sur le front intérieur. L’une des principales stratégies qu’ils ont utilisées était la « guerre contre la drogue« .

Ainsi, aujourd’hui, les États-Unis représentent 5 % de la population mondiale, mais comptent 25 % des prisonnier(e)s du monde. Près de 50 % d’entre eux sont des hommes afro-américains, qui représentent 6,4 % de la population totale. S’il s’agissait de tout autre groupe dans ce pays, ce serait un scandale. C’est clairement une violation des droits de l’homme.

C’est une question d’économie, de classe, de race. C’est une question de contrôle social, de surplus de population active. Maintenant, le chômage a augmenté de plus de 10 %. Pour les Afro-Américain(ne)s ou les jeunes, ici à New York, il dépasse largement les 50 %.

Regardez les indices de la misère. Les emplois se sont déplacés à l’étranger. Le capital suit la main d’œuvre bon marché. La question devient pour la classe dirigeante : que faisons-nous de ce surplus de population, de ce surplus de travail ? Nous ne pouvons pas continuer à les mettre dans les prisons parce que les politiciens remettent en question les dépenses et leurs budgets. Donc tout le système s’effondre. Il est en crise.

 

LW : En 2010, nous avons vu la plus grande grève de prisonniers de l’histoire des États-Unis se dérouler en Géorgie. Quelle leçon pouvons-nous en tirer quant aux possibilités de résistance au système carcéral aujourd’hui ?

 JH : La grève des prisonniers en Géorgie était une réplique d’Attica. Le fait que six prisons ou plus ont fait grève ensemble dans tout l’État, leur méthodologie [organisation à l’aide de téléphones portables] et le fait qu’ils ont éliminé les obstacles à l’unité, la race, l’ethnicité, l’âge, en font un cas particulier.

C’est très instructif pour les personnes engagées dans le militantisme sur la question des prisons. Il n’y avait pas que la Géorgie : il y a eu depuis des actions en Caroline du Nord et dans le couloir de la mort de l’Ohio. Nous avons beaucoup à apprendre de la façon dont les prisonniers ont organisé ces protestations et ces révoltes ; le 21 mai est une journée d’action et de solidarité avec la Géorgie pour continuer à construire cette lutte.

Pour l’avenir, nous avons formé la Campagne pour mettre fin au nouveau Jim Crow, dont le but ultime est l’abolition des prisons. Ce système ne profite à personne et nous devons en démanteler tous les aspects, pas seulement celui de la justice pénale.

Le changement est là. Le changement est constant. Je pense que le siècle états-unien est terminé et que nous assistons au déclin de la domination étasunienne. Même leurs armes ne peuvent pas changer ça. Marx dit que le gouvernement moderne n’est qu’un comité qui gère les affaires communes de la classe bourgeoise tout entière et ils parlent d’une seule voix.

Nous devons nous rassembler et parler d’une seule voix. Sans unité, nous ne pouvons avoir aucun espoir.

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Texte publié d’abord par Jacobin, traduit par Christian Dubucq pour Contretemps.

Lee Wengraf est une militante basée à New York et l’auteur de Extracting Profit: Imperialism, Neoliberalismand the New Scramble for Africa (Haymarket Books, 2018). Elle est rédactrice de la Review of African Political Economy et membre du Tempest Collective. Ses articles ont également été publiés dans Africa Is a Country, Pambazuka News, International Socialist Review, Jacobin, Truthout, Red Pepper, Green Left Weekly et Indypendent.

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