Liban : la crise sans fin du confessionnalisme néolibéral

Plus d’un an s’est écoulé depuis l’explosion criminelle du 4 août 2021 dans le port de Beyrouth. Une mobilisation populaire avait suivi, qui faisait elle-même suite au soulèvement de l’automne 2019, contre l’ensemble des partis néolibéraux confessionnels. Si le système qu’ils forment est donc en crise, la voie de l’alternative n’a pas encore été trouvée par le peuple libanais. 

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L’explosion a fait environ deux cents morts et des milliers de blessés, et a conduit à la démission du Premier ministre Diab. Un nouveau gouvernement a été formé à la mi-septembre 2021 par le Premier ministre milliardaire Najib Miqati, avec le soutien des principaux partis néolibéraux confessionnels au pouvoir.

Le nouveau Premier ministre, symbole de la domination de classe qui sous-tend ces partis, est l’homme le plus riche du pays, tandis que la holding familiale M1 Group[1] s’est engagée en septembre à dépenser 330 millions de USD au cours des trois prochaines années pour développer l’entreprise de télécommunications birmane qu’elle a achèté à la société norvégienne Telenor ASA – un achat, faut-il le préciser, qui a été initié après la prise du pouvoir par les militaires birmans en février 2021. Son nom a été mentionné avec celui de centaines d’autres fonctionnaires, hommes politiques et hommes d’affaires libanais dans la dernière fuite des « Pandora Papers », révélant comment l’élite financière internationale dissimule sa richesse dans des paradis fiscaux offshore généralement opaques. Les 346 compagnies libanaises sont les clients le plus fidèle de Trident Trust, un spécialiste de la domiciliation de sociétés offshore. En comparaison, le Royaume-Uni, qui arrive en deuxième position, est loin derrière avec 151  sociétés.

Sa nomination et son nouveau gouvernement s’opposent aux objectifs du soulèvement populaire libanais d’octobre 2019, qui visait à renverser le système confessionnel néolibéral. La représentation politique au Liban est organisée selon des lignes confessionnelles aux plus hauts échelons de l’État.[2] Ce système (comme toutes les instances confessionnelles) est l’un des principaux instruments utilisés par les partis néolibéraux au pouvoir pour renforcer leur contrôle sur les classes populaires, en les maintenant subordonnées à leurs dirigeants confessionnels. Les partis néolibéraux confessionnels libanais au pouvoir ont maintenu leur hégémonie sur la scène politique pendant des décennies en s’appuyant sur deux facteurs principaux : le confessionnalisme et le néolibéralisme.

Près de deux ans après le déclenchement du soulèvement, la domination des partis au pouvoir sur de larges secteurs de la société est toujours bien en place, tandis qu’ils ont étendu certaines formes de services à leur base populaire dans un contexte d’affaiblissement continu de l’État et d’aggravation de la crise économique. Dans le même temps, le nouveau gouvernement a également reçu la bénédiction de la France et de l’Iran, qui étaient tous deux actifs et impliqués dans les négociations pour la formation du gouvernement. Le premier voyage à l’étranger du Premier ministre nouvellement désigné a donc été effectué auprès du président français Macron à Paris. De leur côté, les États-Unis ont salué « l’annonce que les dirigeants du Liban ont accepté de former un nouveau gouvernement sous la direction du Premier ministre désigné Najib Miqati ».[3]

La nomination du nouveau gouvernement n’a pas empêché une succession de nouvelles crises politiques. Il y a tout d’abord eu la mort de 7 manifestant.e.s appartenant ou proche du Hezbollah et d’Amal à la suite d’une manifestation pour dénoncer le juge en charge de l’enquête de l’explosion port. Ensuite, le royaume saoudien a pris des mesures de rétorsions contre le Liban pour protester contre les propos tenus par le Ministre de l’information libanaise sur la guerre du Yémen.

Dans ce contexte, les groupes et organisations progressistes au sein du mouvement de protestation qui a éclaté en octobre 2019 rencontrent des difficultés toujours plus grandes pour organiser et constituer une alternative démocratique et populaire capable de défier les partis néolibéraux confessionnels.

 

Crise économique et sociale dans le pays

La situation socio-économique du pays a continué à se dégrader sur tous les plans. Le taux de pauvreté a énormément augmenté, passant de 25% en 2019, à 74% en 2021.[4] Le Liban a enregistré l’un des taux d’inflation les plus élevés au monde en 2021, avec une hausse de 137,8 % de l’indice des prix à la consommation entre août 2020 et août 2021, et la dévaluation de la livre libanaise de 90 % depuis le début de la crise.

Cette situation est principalement le résultat de la dépréciation de la livre libanaise (qui s’échangeait à la mi-novembre au-delà des 20 000 Livres Libanaises (LL) pour un USD, soit plus de dix fois le taux officiel de 1 507,5 LL pour un USD) et de la levée progressive des subventions, notamment sur les produits dérivés du pétrole, depuis le mois de juin et qui devrait s’achever dans les prochaines semaines. Une carte d’approvisionnement a été adoptée en juin 2021 par le parlement comme une forme d’aide financière directe destinée à servir de substitut aux mécanismes de subvention mis en place en octobre 2019 par la Banque du Liban, mesures destinées à limiter la hausse des prix de certaines importations : blé, carburant, médicaments, voire matériel médical. Près de 500 000 familles recevront en moyenne 93 USD (ou son équivalent en livres libanaises au taux du marché libre). Les partis néolibéraux confessionnels ont tenté d’utiliser ce nouveau dispositif pour servir leurs intérêts clientélistes et leurs propres bases populaires.

Les conséquences sociales et sanitaires sont visibles partout, surtout dans un pays où 55% de la population n’est couverte par aucune forme d’assurance maladie. La part des ménages libanais privés de soins de santé a bondi à 33%, contre 9% en 2019, tandis que la part des familles qui ne peuvent pas se procurer de médicaments a augmenté à 52%. La majorité des hôpitaux manquent également de médicaments et fonctionnent à moins de 50% de leur capacité en raison de leur manque de ressources énergétiques.[5] En outre, près de 40% des médecins qualifiés et 30% des infirmiers-ères ont déjà quitté le pays de manière permanente ou temporaire, rien qu’au cours des derniers mois, en raison de la détérioration continue de leurs conditions de vie et de travail.[6]

Les travailleurs·euses étrangers·ères soumis au système de la kafala, qui les prive de leurs droits civils et humains fondamentaux, ont également vu leurs conditions se détériorer considérablement. La majorité de ces travailleurs·euses sont des femmes originaires de pays d’Afrique et d’Asie du Sud-Est. Leurs demandes de rapatriement se sont récemment multipliées, notamment après que des centaines d’entre elles ont été récemment abandonnées par leurs employeurs et jetées devant leurs consulats, souvent sans argent, sans nourriture, ni même leurs documents officiels. Un certain nombre d’obstacles empêchent de nombreuses personnes de partir, notamment le coût des billets d’avion, les salaires impayés et le fait que les employeurs ne rendent pas les passeports à de nombreux travailleurs·euses migrant·e·s.

De même, les réfugié·e·s syrien·ne·s continuent de subir l’appauvrissement et des formes d’abus. Près de 91 % d’entre eux vivent avec moins de 3,80 USD par jour. Sur dix familles de réfugié·e·s syrien·ne·s, neuf ont atteint des niveaux d’extrême pauvreté, contre seulement 55% l’année dernière, selon l’Unicef. Dans le même temps, l’État et certains acteurs politiques continuent de faire pression sur eux pour qu’ils retournent en Syrie, malgré les violations continues des droits de l’homme par la dictature syrienne.[7]

Pendant ce temps, la répression contre le mouvement de protestation a augmenté au cours des années 2020 et 2021. Les forces de sécurité intérieure et la police du Parlement n’ont pas hésité à utiliser une force excessive – y compris des balles réelles, des balles en caoutchouc et des gaz lacrymogènes – contre des manifestant·e·s pacifiques à plusieurs reprises, tout en ne les protégeant pas des partisans armés des partis politiques néolibéraux confessionnels. Les autorités libanaises ont également harcelé des journalistes et des militant·e·s, notamment en recourant à des lois sur la diffamation et en restreignant indûment le droit des gens à exercer leur liberté d’expression. Entre octobre 2019 et juin 2020, les agences de sécurité et militaires ont interrogé 75 personnes, dont 20 journalistes, dans le cadre d’accusations fallacieuses de diffamation – simplement pour avoir critiqué les autorités dans des posts sur les médias sociaux. Mais aucune de ces agences n’est mandatée pour enquêter sur les questions de liberté d’expression.

 

Les partis néolibéraux confessionnels tentent de consolider leur pouvoir

Les crises pandémique et économique du COVID-19 ont représenté une opportunité pour les partis néolibéraux confessionnels de consolider et/ou de maintenir leur base populaire, après les critiques croissantes qui ont suivi le soulèvement libanais d’octobre 2019. Les partis néolibéraux confessionnels dominants se sont engagés dans diverses campagnes telles que l’assainissement des espaces publics, la distribution de nourriture aux nécessiteux et la sensibilisation dans le but de restaurer leur image, mais sans les mêmes capacités financières et la même portée.

Les Forces libanaises (FL) dirigées par Samir Geagea,[8] par exemple, ont fourni du pain et des bons d’essence à leurs membres et à leurs sympathisant·e·s, ainsi qu’un système de soutien sanitaire dans diverses régions, comme Zahlé et Bcharre, où elles ont distribué des médicaments gratuitement et garanti d’autres formes de médicaments à prix réduit. Ziad Hawat, homme d’affaires et député du parti, a également financé une forme de réseau de transport public dans la région de Jbeil. Parallèlement, le Parti socialiste progressiste (PSP) dirigé par Walid Joumblatt[9] a également livré des boîtes de nourriture, du carburant et de l’aide dans la région du Chouf. L’attribution de vaccins anti-COVID a également été utilisée comme une forme de clientélisme politique. Le conseil municipal de Qubayyat, dans la région septentrionale du Akkar, a par exemple annoncé fin mars 2021 qu’il allait vacciner certains de ses habitant·e·s avec des vaccins chinois obtenus grâce à un don de la famille de Saad Hariri, qui dirige le Courant du Futur.[10]

Dans ce contexte, le Hezbollah a été l’un des principaux acteurs à bénéficier de la crise financière, en grande partie grâce à ses vastes réseaux d’institutions et de ressources, qui n’ont cessé de se développer depuis la fin des années 1980. Avec l’aggravation de la crise économique au Liban depuis octobre 2019, le Hezbollah a également lancé ou soutenu plusieurs initiatives caritatives ciblant les ménages à faibles revenus tout au long de 2020 et 2021. Il s’agit notamment d’épiceries coopératives connues sous le nom de Makahzen Nour, qui ne sont accessibles qu’aux client·e·s détenteurs·trices de cartes de réduction fournies par le parti (et leurs invités), et d’un nombre accru de prêts de l’institution al-Qard al-Hassan, qui est devenue la plus grande organisation de microcrédit du pays à la suite de la crise financière d’octobre 2019. Cette institution emploie désormais près de cinq cents personnes et compte une trentaine d’agences à travers le pays, presque toutes dans des zones à prédominance chiite. L’association comptait plus de 400 000 cotisant·e·s et a attribué plus de 200 000 microcrédits pour la seule année 2019, pour un montant total de 500 millions de USD.

Le parti a maintenu et augmenté son aide sociale à sa base chiite tout au long des années 2020 et 2021, afin de reconsolider son hégémonie sur cette population. En avril 2021, le Hezbollah a commencé à distribuer une carte appelée « al-Sajjad » pour aider les personnes dans le besoin. Cette carte magnétique est utilisée dans les coopératives al-Nour appartenant au parti, qui sont autrement interdites d’accès. Le détenteur de la carte al-Sajjad bénéficie de réductions sur les produits alimentaires. Selon le député du Hezbollah Hassan Fadlallah, en avril 2021, le parti a fourni une aide directe à cinquante mille familles démunies.

En outre, le Hezbollah a importé du carburant d’Iran via la Syrie pour remédier à la crise croissante du carburant dans le pays. Le carburant iranien provenant du port syrien de Baniyas a été acheminé vers les entrepôts de l’Amana Fuel Company, affiliée au Hezbollah et sanctionnée par les États-Unis. Le Hezbollah offre gratuitement un mois de carburant à certaines institutions dans le besoin, notamment les hôpitaux publics, la Croix-Rouge libanaise, les forces de défense civile et les orphelinats, tout en proposant aux autres institutions des quantités limitées à des prix légèrement inférieurs à ceux du marché noir. Ils ont présenté toute cette opération comme une « victoire contre le « blocus économique » » imposé par les États-Unis et leurs alliés à l’intérieur du pays.[11] Toutes ces actions contribuent à la stratégie du Hezbollah, qui consiste à agir comme un État dans l’État, tout en continuant à la fois à vouloir contrôler de manière directe et indirecte d’importants rouages des institutions de l’État Libanais.

Le double usage de la coercition et du consentement a permis aux partis néolibéraux confessionnels au pouvoir de maintenir leur hégémonie sur de larges segments des classes populaires, notamment en l’absence de toute alternative politique depuis la fin de la guerre civile.

Entre-temps, les principales tâches du nouveau gouvernement sont d’organiser de nouvelles élections, qui se tiendront à la fin du mois de mars 2021, et de mettre en œuvre des « réformes économiques », c’est-à-dire de nouvelles séries de privatisations et de mesures d’austérité. Le Premier ministre Miqati a d’ailleurs déclaré que l’une des principales tâches de son gouvernement consisterait à « mettre en œuvre l’initiative française », qui avait proposé (en septembre 2020) une série de réformes économiques en échange de l’aide internationale. Cette « initiative française » est basée sur la conférence de Paris qui s’est tenue en avril 2018 – « Conférence économique pour le développement, par les réformes et avec les entreprises », dite CEDRE – qui a promis plus de 11 milliards de USD de prêts et de dons pour le Liban. En échange de ces fonds, le gouvernement libanais doit s’engager à développer des partenariats public-privé, notamment dans le secteur de l’électricité, à réduire le niveau d’endettement et à imposer des mesures d’austérité. Les partis politiques néolibéraux confessionnels dominants sont d’accord avec ces mesures, malgré leurs rivalités. Les discussions entre le gouvernement libanais et le Fonds monétaire international (FMI) devaient également reprendre. Le ministère libanais des finances a en fait déjà déclaré qu’il était favorable à un accord sur un plan de redressement approprié qui serait soutenu par le FMI, bénéficiant ainsi d’un large soutien de la communauté financière internationale.

 

Aucune responsabilité pour l’explosion

L’impunité des élites politiques néolibérales confessionnelles pour l’explosion criminelle d’août se poursuit à ce jour. L’enquête n’a pas été en mesure d’avancer ou d’incriminer un seul fonctionnaire. De plus, de multiples témoins potentiels ont été assassinés.

L’enquête a en fait été suspendue pendant un mois après que l’ancien juge chargé de l’enquête a inculpé l’ancien Premier ministre Hassan Diab, toujours en fonction à l’époque (décembre 2020), et trois anciens ministres pour négligence. M. Diab et les anciens ministres Ali Hassan Khalil et Ghazi Zeaïter, qui sont également membres du Parlement, ont refusé de se rendre à leur convocation, et ces deux derniers ont déposé un recours contre le magistrat, ce qui a forcé la suspension pure et simple de l’enquête. Les partis politiques néolibéraux confessionnels au pouvoir, y compris ceux qui ont été inculpés, ont accusé l’ancien juge de violer la constitution en contournant le Parlement. Ils ont insisté sur le fait que les quatre personnes concernées avaient été inculpées de manière « sélective » via un « ciblage politique ». De son côté, Hassan Diab a déclaré que son inculpation visait « au-delà de sa personne, une position », laissant entendre qu’il s’agissait d’une attaque contre la communauté sunnite. Le lendemain, Saad Hariri, le mufti de la République Abdellatif Derian, ainsi que les anciens Premiers ministres Tammam Salam et Fouad Siniora, le rencontrent en signe de soutien.

À la mi-janvier 2021, le procureur a été autorisé à reprendre ses enquêtes, mais quelques semaines plus tard, il a été destitué par la Cour de cassation libanaise à la suite d’une plainte déposée par les deux anciens ministres susmentionnés, qu’il avait tous deux accusés de négligence criminelle. La Cour a fondé sa décision en partie sur les dommages causés à la maison de l’ancien juge par l’explosion du port, ce qui, selon elle, a soulevé des questions sur son impartialité.

Un nouveau juge a rapidement été nommé, Tareq Bitar, pour tenter de calmer les frustrations croissantes, notamment celles des familles des victimes, face à l’absence de résultats de l’enquête. Cependant, le juge Bitar s’est heurté aux mêmes obstacles de la part des différents partis néolibéraux confessionnels au pouvoir dans sa volonté d’interroger et de poursuivre des personnalités politiques. Il a notamment inculpé quatre anciens ministres, dont trois sont membres du Parlement, mais s’est heurté au refus du Parlement de lever leurs immunités. Certains des responsables de la sécurité qui doivent comparaître devant le juge ont également été protégés par la classe politique. En raison de ces actions, le juge Bitar a été accusé, tout comme son ancien collègue, de chercher à politiser l’enquête. Amnesty International, parmi d’autres organisations internationales, a dénoncé cette « obstruction flagrante » à la justice de la part des autorités libanaises, l’enquête sur cette tragédie se heurtant à de nombreux obstacles et à l’ingérence de la classe politique au pouvoir.

Le chef de l’unité de liaison et de coordination du Hezbollah, Wafic Safa, a menacé de « déboulonner » le juge Bitar. Par ailleurs, certains députés ont également instrumentalisé le confessionnalisme comme moyen de protection. L’ancien ministre et actuel député Nohad Machnouk, du Mouvement du futur, a tenté de dépeindre l’enquête comme un conflit entre chrétiens et musulmans afin de délégitimer l’affaire. L’ancien premier ministre Diab a agi de la même manière. Le juge Bitar s’est même vu notifier fin septembre 2021 un non-lieu temporaire dans l’affaire de la double explosion au port de Beyrouth, suite à une demande de récusation présentée à son encontre par d’anciens ministres. La Cour d’appel de Beyrouth a cependant rejeté début octobre les demandes de récusation du juge Tarek Bitar. Les menaces à son encontre se sont néanmoins poursuivies pour lui retirer l’affaire, menant à une nouvelle suspension de l’enquête le 4 novembre.

Cette impunité de la classe néolibérale confessionnelle au pouvoir permet d’autres catastrophes criminelles similaires. En août 2021, une nouvelle explosion criminelle s’est produite dans le nord du pays, dans le village de Tleil dans le Akkar, qui a fait une trentaine de morts. Ce sont les privations et la misère qui ont poussé des centaines de jeunes gens du Akkar à se précipiter sous le couvert de la nuit vers un réservoir d’essence, laissé à leur disposition par l’armée, pour se procurer quelques litres dans un contexte de pénurie, avant l’explosion du réservoir. Le gouvernorat le plus pauvre, le Akkar, qui a le taux d’analphabétisme le plus élevé et le revenu par habitant le plus bas, présente toutes les caractéristiques d’une communauté rurale relativement isolée, aux infrastructures médiocres, à l’éducation de faible qualité et aux services de santé déficients.

Après la tragédie du 15 août, trois députés de la région, Tarek el Merhebi, Walid Baarini et Assaad Dergham, ont été montrés du doigt par la population locale comme étant les complices, voire les cerveaux, des activités de contrebande, traditionnelles dans cette région, qui ont plongé le Akkar dans l’abîme. Ces députés sont issus de grandes familles féodales qui exercent leur emprise sur la région depuis de nombreuses années sans pour autant apporter la moindre forme concrète de développement à ses habitants. Les deux premiers sont issus du Courant du Futur de Saad Hariri, et le dernier du Courant patriotique libre, affilié au Président Aoun.

 

Les morts de Tayoune, crise avec l’Arabie Saoudite et la polarisation du champ politique

Le Hezbollah a accentué ses attaques durant le mois de septembre et d’octobre contre le juge Bitar en l’accusant de politiser l’affaire, et en affirmant que son enquête était instrumentalisée par les Américains. Le 14 octobre, un rassemblement de plusieurs centaines de partisans du Hezbollah et du mouvement Amal du président du Parlement Nabih Berry devant le palais de Justice de la capitale pour protester contre le juge Tarek Bitar a été organisé. Rapidement, cette mobilisation a viré en scènes de guérilla, transformant des quartiers de la capitale en zone de guerre. Ces mêmes quartiers constituaient une ligne de front durant la guerre civile qui avait éclaté en 1975.

A partir de là, la situation a rapidement dégénéré, avec des tirs de RPG, tandis que l’on voyait des hommes armés dans les rues. Les affrontements ont fait sept morts, tous membres ou proches du camp Hezbollah et Amal, et 32 blessés. Même si les circonstances restent confuses, à l’exception de la première victime morte sous les balles d’un soldat de l’armée libanaise, il semble que les autres tirs provenaient de francs-tireurs postés sur des toits, quand les manifestants du camp Amal et Hezbollah sont entrés dans le quartier chrétien de Aïn el-Remmané en lançant des slogans confessionnels et agissant de manière violente. Des forts soupçons pèsent sur les membres des Forces Libanaises ou de leurs sympathisants qui auraient ouvert le feu sur les manifestants d’Amal et du Hezbollah.

Alors que les tensions politiques continuaient à s’intensifier, le royaume saoudien a utilisé l’occasion de propos tenus par le ministre de l’Information libanais, Georges Cordahi, qui a critiqué l’offensive saoudienne au Yémen dans une interview à al-Jazeera, avant son entrée au gouvernement, pour accentuer la pression sur le Liban et dénoncer le contrôle du Hezbollah sur le pays. Riyad a rappelé son ambassadeur au Liban et décidé d’expulser l’ambassadeur libanais du royaume, ainsi que l’arrêt de toutes les importations libanaises.[12] Quelques heures avant de quitter le pays, l’ambassadeur saoudien au Liban, Walid Boukhari, s’est rendu chez le chef des FL, Samir Geagea dans un message clair du royaume saoudien invitant les autres dirigeants libanais à se tenir aux côtés des FL, son principal allié au Liban, afin de constituer un front anti-Hezbollah.

Depuis lors, la scène politique continue de se polariser entre le Hezbollah et les FL, profitant aux deux partis. D’un côté, le Hezbollah souhaite reconsolider encore davantage la population chiite du Liban derrière lui en se décrivant comme l’objet de menaces de l’intérieur et de l’extérieur et cherchant à mettre fin en même temps à l’enquête sur l’explosion du port. Plusieurs familles chiites ont d’ailleurs quitté sous pression du Hezbollah l’Association des familles des victimes de l’explosion du port de Beyrouth (ou Comité des familles des victimes de l’explosion de l’explosion du port de Beyrouth),[13] et en les poussant à dénoncer le juge Bitar. De l’autre côté, les FL vont maintenir leur propagande politique se présentant comme le seul rempart face au projet politique du Hezbollah au Liban et de ses « armes illégales ».

Cette polarisation du champ politique et montée des tensions confessionnelles dans le pays affaiblit encore davantage la capacité du mouvement populaire à vouloir sortir les classes populaires de ce tête-à-tête meurtrier et réactionnaire.

 

Où est la résistance populaire ?

Le mouvement de protestation s’est considérablement affaibli depuis octobre 2019, même s’il ne s’est jamais complètement éteint malgré la répression étatique, la crise financière et la pandémie. Malgré cette dissipation, quelques petites victoires ont été obtenues. Fin 2020, les élections étudiantes universitaires ont vu des victoires significatives (par exemple, à l’Université américaine de Beyrouth, à l’Université Saint-Joseph et à l’Université libanaise américaine) de listes indépendantes, démocratiques et laïques opposées à tous les partis néolibéraux confessionnels au pouvoir, dont beaucoup ont décidé de ne pas présenter de candidat·e·s. À la fin 2021, ce scénario s’est réalisé à nouveau dans divers campus universitaires, même si les victoires étaient moins éclatantes.

En outre, une coalition appelée « L’Ordre se révolte » a rassemblé divers groupes politiques du soulèvement et divers partis indépendants, remportant à la fin juin 2021 15 des 20sièges dans quatre départements de l’Ordre des ingénieurs et des architectes, ainsi que 220 des 283 sièges représentatifs contre l’alliance de presque tous les partis néolibéraux confessionnels au pouvoir, qui avaient formé une liste unie – malgré l’échec de la formation d’un gouvernement depuis août 2020.

Cependant, l’absence continue d’organisations et de partis de masse non confessionnels enracinés dans les classes populaires du pays reste le principal problème du mouvement de protestation. Ils n’existent pas encore et cela affaiblit la capacité du mouvement à s’organiser en un défi social et politique aux partis néolibéraux confessionnels et à leur système.

Les différents secteurs de la gauche et des progressistes sont très fragmentés au sein du mouvement de protestation et n’ont pas été en mesure de construire un front uni capable de canaliser les demandes et d’organiser les manifestants à travers le pays. La création d’un double pouvoir est une nécessité politique urgente afin de défier l’État et les partis politiques confessionnels bourgeois. De leur côté, les secteurs plus libéraux et de droite du mouvement, qui n’ont pas d’analyse de classe, ont multiplié les tentatives d’organisation, comme l’accord signé en juin 2021 entre le Bloc national et le groupe Minteshreen en prônant un discours libéral proche du centre-droit et susceptible de séduire une bourgeoisie avide de changement mais rétive aux moyens nécessaires pour y parvenir.

Dans le même temps, certains partis confessionnels comme les Kataëb, et dans une moindre mesure les FL, tentent toujours de se présenter comme faisant partie du mouvement de protestation et de chercher à s’allier avec certains acteurs libéraux. Cela a affaibli l’attrait du mouvement de protestation pour un changement radical, tout en augmentant les tensions au sein du mouvement car beaucoup considèrent ces partis comme des composantes majeures du système confessionnel. Ces partis cherchent à renforcer leurs positions dans la structure du pouvoir de l’État plutôt que de la changer complètement. Les membres des Forces Libanaises ont en fait agressé physiquement des membres du Parti communiste libanais lors d’une manifestation, tandis que les partisans de Kataeb ont également harcelé les manifestant·e·s lors d’une manifestation.

En outre, la faiblesse des structures syndicales pose un problème récurrent. Comme je l’ai indiqué dans un précédent article,[14] les partis confessionnels ont activement contribué à affaiblir le mouvement syndical depuis les années 1990. Les employé·e·s du secteur public étaient largement sous-représentés, à peine un pour cent des manifestants au début du mouvement de protestation selon Lea Bou Khather et Rima Majed,[15] alors que le secteur public emploie aujourd’hui environ 300 000 fonctionnaires – 14% de la population active totale. Cette situation est principalement liée au rôle du clientélisme confessionnel dans l’emploi du secteur public, mais aussi à la cooptation du Comité de coordination syndicale (CCS) en 2016 et au rapprochement de sa direction avec l’élite dirigeante. Par exemple, en janvier de cette année, le CCS a suspendu une grève contre le projet de budget, qui prévoit notamment la réduction du budget de l’Université libanaise et menace la sécurité sociale de ses professeurs, après avoir rencontré le ministre des Finances Ghazi Wazni, qui a accepté de modifier certaines clauses du projet de budget. Cependant, plusieurs syndicats, dont l’Association des professeurs  à temps plein de l’Université libanaise, considèrent que ces amendements ne sont que cosmétiques, insistant sur le fait qu’ils ne répondent pas à leurs revendications. Ils ont donc voté pour la poursuite de leur grève.

Dans ce contexte politique, marqué par une profonde crise économique et l’absence d’alternative politique viable, les partis confessionnels pourront mobiliser leur base confessionnelle et maintenir leur hégémonie lors des prochaines élections.

 

Conclusion

L’élan d’octobre 2019 est retombé, et de nombreux·ses libanais·e·s se concentrent désormais sur la satisfaction de leurs besoins primaires. Les divers partis confessionnels ont pu, à différents niveaux, maintenir une hégémonie sur leurs communautés religieuses par le biais de divers mécanismes, que ce soit en utilisant le consentement ou la violence, afin de lier les intérêts des classes subalternes aux structures de leur parti et à leurs intérêts. Ils ont continuellement, malgré leurs rivalités, travaillé à empêcher la construction et la consolidation de toute forme d’alternative sociale ou politique pendant et en dehors des périodes électorales, notamment en ce qui concerne les mouvements ouvriers et autres forces prolétariennes.

La nature confessionnelle de l’Etat, accompagnée de la promotion des politiques néolibérales, est un obstacle à la montée d’une alternative ouvrière par le bas, capable de défier les partis bourgeois confessionnels au pouvoir. Dans cette perspective, les partis au pouvoir utiliseront les prochaines élections pour tenter de retrouver une certaine légitimité, tant au niveau local qu’international.

 

Notes

[1] M1 Group est une société holding de la famille milliardaire Mikati, qui comprend Najib Mikati. Selon son site web, le M1 Group a des investissements dans la société de télécommunications MTN Group Ltd. cotée en Afrique du Sud et dans le détaillant de mode Pepe Jeans. Il détient également des biens immobiliers à New York, Londres, Dubaï et Beyrouth. Voir : https://www.bloomberg.com/news/articles/2021-09-04/mikati-s-m1-to-invest-330-million-after-buying-telenor-myanmar

[2] Le président doit être maronite, le premier ministre sunnite et le président de la chambre des députés chiite.

[3] https://lb.usembassy.gov/agreement-on-the-formation-of-a-new-lebanese-government/

[4] https://www.unescwa.org/sites/default/files/news/docs/21-00634-_multidimentional_poverty_in_lebanon_-policy_brief_-_en.pdf

[5] Ibid.

[6] https://www.lorientlejour.com/article/1275316/pres-de-40-des-medecins-et-30-du-personnel-infirmier-ont-quitte-le-liban-deplore-loms.html

[7] À la mi-septembre, le patriarche maronite Bechara al-Rahi, par exemple, a affirmé que les réfugié·e·s syrien·ne·s ne veulent pas retourner en Syrie et qu’ils préfèrent rester au Liban, alors que leur pays est désormais sûr selon lui. Cela signifierait que leur retour ne devrait pas être volontaire, et que l’État libanais devrait l’imposer. En outre, le patriarche al-Rahi a envoyé une lettre au pape lui demandant de modifier sa position sur les réfugié·e·s, affirmant que les réfugié·e·s syrien·ne·s au Liban sont des musulmans sunnites, ce qui met en danger les caractéristiques du pays. Amnesty International a publié un rapport le 7 septembre 2021 dans lequel elle a recensé des cas de torture, de disparition forcée, de violence sexuelle et de décès, visant des personnes retournant en Syrie au cours des quatre dernières années. Le rapport conclut qu' »aucune partie de la Syrie n’est sûre pour le retour ». Voir : https://www.facebook.com/MegaphoneNews/posts/2958351731049288

[8] Samir Geagea est le leader du parti des FL, qui durant la guerre civile libanaise était une milice armée d’extrême droite chrétienne opposée aux forces palestiniennes et de gauche libanaise.

[9] Dans une étude menée par la plateforme Gherbal publiée en 2021, les données recueillies à cette période placent le leader du PSP, Walid Joumblatt, en haut du podium des politiciens possédant des propriétés au Liban, avec 505 propriétés à son nom, principalement dans le Chouf. Son père, Kamal Joumblatt, a créé le PSP en 1949.

[10] Saad Hariri est le leader du Courant du Futur et le fils de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri assassiné dans une explosion en 2005. Rafic Hariri avait des liens profonds avec le royaume d’Arabie Saoudite, et avait amassé une grande fortune dans le secteur saoudien du bâtiment et des travaux publics. Au Liban même, il a mis en place un réseau indépendant de services et d’activités caritatives, notamment la fourniture d’éducation, de soins de santé, d’emplois, de nourriture et d’aide financière, ciblant principalement les sunnites mais bénéficiant également à d’autres communautés. Ce réseau d’affaires lui a donné une base sociale importante dans le système clientéliste prédominant du pays. La famille Hariri est la famille la plus riche, avec les Miqati, au Liban. Les liens avec le royaume saoudien ont néanmoins été coupé depuis 2017. Voir https://socialistworker.org/2017/11/27/lebanon-in-the-crucible-of-regional-conflict

[11] Voir https://www-aljazeera-com.cdn.ampproject.org/c/s/www.aljazeera.com/amp/news/2021/9/28/lebanon-hezbollah-fuel-patronage-energy-crisis?fbclid=IwAR2IPMpLlbHWr45yGALxM4AvfPHI057yOoINUmf1bfbla9NodaS7GLuO5TY

[12] En 2020, l’Arabie saoudite était le troisième marché d’exportations du Liban, avec un peu moins de 230 millions de USD de produits, soit 5,6 % des exportations mondiales du Liban, selon les statistiques douanières accessibles au public.

[13] Association qui œuvre en soutien aux familles et proches des victimes de la double explosion du 4 août 2020 au port de Beyrouth, et milite pour que l’enquête soit menée à son terme et que la justice puisse établir les responsabilités, contre l’impunité. Voir : https://daraj.com/81470/?fbclid=IwAR1i3xxnawUs2p_ZB_NH1PvnFRjvGJMIFFljcLRzkbWu7wjzWri5hQs6dhM

[14] Voir https://www.contretemps.eu/explosion-liban-origines-neoliberalisme-confessionnalisme/

[15] http://www.activearabvoices.org/uploads/8/0/8/4/80849840/leb-oct-rev_-_v.1.3-digital.pdf