Néo-extractivismes latino-américains. Une critique à contretemps

La journaliste Maëlle Mariette et le sociologue Franck Poupeau reviennent dans ce texte sur les vives réactions qu’ont suscité leur article publié dans Le Monde diplomatique autour des critiques écosociales des modèles productifs et néo-extractivistes latino-américains. Contretemps a notamment publié une réponse de Patrick Guillaudat qui voit dans les positions de Mariette et Poupeau le vent « d’une gauche nationale-étatique qui a troqué les vertus de l’émancipation sociale contre celles de l’État fort » ou encore celle de Frederic Thomas qui souligne à quel point il serait réducteur de « faire de la critique du néoextractivisme le dernier masque idéologique du néolibéralisme ».

Les deux auteurs reviennent sur ce débat, considérant qu’il éclaire certains « contresens relatifs aux alternatives politiques en Amérique latine » tout en mettant en évidence plus largement ce qu’ils désignent comme les « impensés » de la critique des politiques néo-extractives. 

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La doxa du « néo-extractivisme progressiste »

Un article récemment publié dans Le Monde diplomatique[1] a, semble-t-il, fortement mécontenté certains spécialistes de l’Amérique latine et/ou de l’écologie politique[2]. Plutôt que de répondre aux contresens qu’il a suscités[3], on s’interrogera ici sur ce que de telles erreurs de lecture expriment, en particulier à l’égard des « gouvernements progressistes » qui ont été élus sur le continent depuis le début des années 2000. Si l’article du Monde diplomatique soulignait certaines dimensions « radical chic » de la critique « révolutionnaire » de ces gouvernements, ainsi que la vision enchantée des luttes environnementales qui l’accompagne, il prenait surtout pour objet la doxa tout autant académique que politique qui la sous-tend : ce sont ces présupposés indiscutés des travaux et des controverses actuelles sur les politiques dites « néo-extractives », qui seront ici examinés, afin de comprendre dans quelle mesure les impensés de cette critique, qui se veut authentiquement « de gauche », constituent à la fois des obstacles à compréhension des logiques socio-économiques à l’œuvre, et à la politisation de leurs enjeux.

L’objectif de l’article du Monde diplomatique n’était pas de prendre pour « cible » la « critique de l’extractivisme en Amérique latine » ni de faire « l’éloge des politiques extractivistes des gouvernements ‘’progressistes’’ latino-américains ». Il s’attachait à la critique du « néo-extractivisme » (et pas seulement de l’extractivisme), un terme utilisé pour désigner ce qui serait, selon certains auteurs, la « remise au goût du jour par la gauche d’une pratique néolibérale » par les gouvernements progressistes. Curieusement, et avec une certaine mauvaise foi, l’objet « critique du néo-extractivisme » est transformé, de façon assez approximative dans les commentaires, en une défense de l’extractivisme et des supposés gouvernements qui n’en seraient pas sortis. Un bref retour sur cette thématique du néo-extractivisme en Amérique latine n’est pas sans intérêt pour comprendre comment les transformations globales du capitalisme et de la gestion des ressources naturelles sont analysées, du Sud au Nord.

La critique du néo-extractivisme a en effet émergé à la fin des années 2000 autour d’auteurs latino-américains, qui ont repris la dénonciation du pillage colonial du continent popularisée par Les Veines ouvertes de l’Amérique latine d’Eduardo Galeano, et qui se sont peu à peu éloignés du pouvoir d’État des régimes progressistes dont ils avaient été initialement proches (Alberto Acosta en Équateur, Maristella Svampa en Bolivie, etc.). Cette critique leur a permis de s’élever contre les « compromis » des gouvernements de gauche, tout en acquérant une audience internationale, par une étrange inversion des « ruses de la raison impérialiste[4] ». Reprise largement dans les travaux académiques sur l’Amérique latine, cette critique fait désormais figure d’évidence et se trouve d’autant moins discutée que les travaux sur le sujet s’entre-citent à titre de preuve.

La notion d’extractivisme est définie par l’intellectuel uruguayen Eduardo Gudynas comme « un mode d’extraction des ressources naturelles, à des volumes importants et à haute intensité, qui sont orientés essentiellement à l’exportation comme matières premières sans traitement ou avec un traitement minimal[5] ».Cette notion ne s’appliquerait pas seulement aux gouvernements conservateurs qui mettent en œuvre des politiques néolibérales, mais aussi aux gouvernements progressistes qui sont arrivés successivement au pouvoir en Amérique latine dans les années 2000, et qui ont porté une volonté de transformation sociale avec « un rôle plus actif de l’État[6] », afin de réduire les inégalités. Mais ces pays auraient, à l’encontre de leurs proclamations, développé un « néo-extractivisme progressiste », c’est-à-dire des politiques consistant à gérer les ressources « à travers la nationalisation des entreprises et des matières premières, la révision des contrats et l’augmentation des droits d’exportation et des taxes » et à utiliser « les revenus excédentaires pour […] sécuriser le développement national et la souveraineté, réduire la pauvreté, accroître la participation sociale, diversifier les économies locales et garantir la stabilité politique[7]». En réalité, selon Eduardo Gudynas, « l’État compensateur » qui accompagne les politiques néo-extractives « accepte le capitalisme et considère que ses effets négatifs peuvent être rectifiés ou amortis[8] » en croyant profiter du boom du marché mondial des matières premières pour financer leurs idéaux de justice sociale et de redistribution. Les gouvernements progressistes auraient en fait retrouvé des formes de développement obsolètes, qui s’opposeraient à ce que l’intellectuel vénézuélien Edgardo Lander désigne par « les notions de ‘‘bien vivre’’ (sumakqamaña, sumakawsay) issues des peuples indigènes andins et amazoniens », et qui ont été « incorporées aux luttes pour la défense des territoires, contre les monocultures, les transgéniques et les mines[9] ». La notion de néo-extractivisme constitue désormais une sorte d’évidence permettant de disqualifier les gouvernements progressistes d’Amérique latine. Largement reprise par les activistes et les universitaires du Nord au Sud, elle est aussi instrumentalisée par les oppositions de droite latino-américaine qui valorisent sans scrupule la cause écologique au sein des luttes politiques nationales.

Concernant l’usage que fait de la notion de « néo-extractivisme » l’une des auteur.e.s de cette critique, la sociologue Maristella Svampa, dont les (premières) enquêtes sur l’Argentine sont encore une référence[10], mais dont les (dernières) extrapolations sur l’ensemble de l’Amérique latine voire du « capitalisme global » à l’aide de la notion de « néo-extractivisme » deviennent confuses à force de tout vouloir englober, de la crise planétaire au patriarcat[11], on peut en contester à la fois la prétention « analytique » et l’ambition « mobilisatrice ».

 

Instrumentalisations politiques

La critique de la critique (du « néo-extractivisme ») amorcée dans l’article du Monde diplomatique incriminé se fait à plusieurs niveaux. Un niveau politique, tout d’abord : les déclarations des opposants aux gouvernements progressistes ne peuvent être gommées si facilement de l’espace politique, et l’on peut discuter à l’envi de la révolution et de sa pureté anti-extractiviste, elles sont comme la preuve du pudding selon Engels – elles existent. Concernant l’un des leaders de la cause écologique contre les entreprises minières en Équateur, Yaku Pérez, son hostilité à l’égard d’ex-président Rafael Correa l’a conduit à prôner le vote nul au second tour des élections présidentielles de 2021, ce qui, selon nombre d’observateurs, a contribué à faire élire le candidat de droite (le banquier Lasso) qui était arrivé largement derrière son adversaire corréiste au premier tour. Ses prises de position publiques sont alors bien vite évoquées (ou évacuées ?), histoire de l’excuser (de s’excuser ?). Pourtant, c’est bien la droite, ou plutôt l’ultra-droite, qui s’empare de la cause écologique pour faire tomber les gouvernements dits progressistes, en Équateur ou ailleurs sur le continent.

On pourrait ici citer le cas de Pablo Solón en Bolivie, qui a nié le « coup d’État » de novembre 2019 et qui a été abondamment repris par un nombre significatif de militants altermondialistes occidentaux. La « lettre ouverte au mouvement altermondialiste sur la situation en Bolivie » qu’il a fait circuler aux quatre coins de la planète avec l’autorité qui est la sienne, est assez parlante sur la façon dont certaines figures publiques usent de l’autorité acquise préalablement dans d’autres sphères (ici en l’occurrence, la cause écologique défendue par ces gouvernements progressistes dont ils ont accompagné la route avant de s’en faire les critiques les plus acerbes et, parfois, les plus hystériques), tendent à monopoliser la parole pour imposer une vision quelque peu unilatérale des configurations politiques locales – et une condamnation fort peu nuancée des politiques « de gauche ». Cela ne veut pas dire que la cause écologique ne vaut rien, mais un minimum d’argumentation, et non de demi-mots d’excuses (sur les « errements » d’un individu comme Yaku Pérez), auraient été attendus pour ne pas gommer les effets politiques, pourtant bien réels, de certaines prises de position publiques.

Comment construire une alternative politique à ambition démocratique face à une opposition qui non seulement ne respecte pas les règles du jeu démocratique, mais récupère sans vergogne les thématiques (écologie, démocratie, etc.) portées par les luttes émancipatrices ? Sur ce point, silence, ou plutôt, la seule réponse est une rhétorique de disqualification (campisme : « si la droite y est favorable, c’est que c’est faux »). Cette façon d’esquiver le problème de l’instrumentalisation politique permet à la critique du néo-extractivisme de minimiser les déclarations, bien réelles pourtant, des intellectuel.le.s critiques du néo-extractivisme en faveur de Yaku Pérez. Ou les silences des mêmes intellectuels si « radicalement révolutionnaires » pourtant, sur le gouvernement autoritaire de facto de Jeanine Áñez en Bolivie, sur les tentatives d’usurpation démocratique de Juan Guaidó au Venezuela, sur les mesures ultra-libérales de Lenín Moreno en Équateur, de Mauricio Macri en Argentine, etc. Il est plus « lucide », sans doute, et plus « rentable » symboliquement, à coup sûr, de concentrer les critiques sur les gouvernements progressistes, ou les candidats de gauche[12], comme en témoignent la multiplication des cadrages de la période en termes de « fin de cycle[13] », dont la pertinence elle-même mérite d’être interrogée au regard de ce qui se passe actuellement en Bolivie avec le retour du MAS au pouvoir, au Pérou avec le triomphe inattendu de Pedro Castillo, au Chili avec un climat propice à une gauche au profil plus combatif, en Argentine avec le retour du péronisme de gauche, ou encore au Brésil où Inácio Lula da Silva est revenu au premier plan de la scène politique.

Conséquence de ces biais qui se recoupent : les similarités entre le programme politique de Yaku Pérez et les politiques économiques inspirées du néolibéralisme ne sont jamais discutées. Le blanc-seing donné au banquier Lasso par les intellectuels pro-Yaku Pérez concernant son programme extractivisto/néo-libéralo-compatible non plus. Là encore, ne sont ciblés que les gouvernements progressistes – et uniquement ces gouvernements. Au-delà du cas équatorien, la question environnementale permet, dans l’ensemble du sous-continent, des réalignements qui tiennent bien plus que du simple désenchantement vis-à-vis des progressistes au pouvoir, et qui expriment une réelle indulgence à l’égard de forces réactionnaires qui sont parfois évoquées comme un « mal » dont on pourrait parfaitement s’accommoder au regard du « mal » qu’incarneraient les progressistes : la posture d’Alberto Acosta, qui les met littéralement en balance, est loin d’être marginale. Croire que le cas Yaku Pérez serait un épiphénomène constituerait une grave erreur d’analyse.

 

Erreurs analytiques (1) : un rejet par principe de l’État

Le second niveau de la critique de la critique est analytique : car ce qui est en jeu, c’est l’objectivité du diagnostic porté sur ces gouvernements dits progressistes à l’aide, ou plutôt à l’aune, de cette critique. Les erreurs sont de plusieurs ordres ici : elles peuvent être factuelles, mais elles peuvent aussi se lover dans se simples déformations. Car ce qui est mis en évidence dans l’article du Monde diplomatique, et que les commentaires ne semblent pas vouloir comprendre, c’est que la critique du néo-extractivisme refuse sinon de voir, du moins de mentionner toute une dimension de l’action régulatrice des gouvernements concernés. Ce n’est pas défendre aveuglément ces tentatives de régulation que de dire que cette critique contribue même à occulter certaines dimensions constructives des actions de transformation sociale – et qu’elle (s’)empêche par-là même de saisir tout un pan des alternatives politiques impulsées, souvent laborieusement, mais dans des contextes toujours hostiles, par ces mêmes gouvernements[14]. N’est-ce pas ce que les forces conservatrices veulent justement éviter : que l’on mette en œuvre, et que l’on pense par la même occasion, de telles alternatives au développement capitaliste ?

On approche toutefois sur ce plan analytique du cœur, paradoxalement très politique, de la discussion : le rejet de l’État. Il suffit de citer un texte de Miriam Lang[15] (professeure à l’Universidad Andina Simón Bolivar de Quito, Équateur), sur les « défis de la transformation sociale en Amérique latine », qui condense ce genre de prises de position qui tiennent le plus souvent de l’implicite. Le problème n’est pas tant de refuser de reconnaître la moindre dimension positive à l’ensemble des initiatives menées pendant les années concernées (même la réduction de la pauvreté n’est vue que comme un alignement sur les normes de consommation occidentale), ni l’absence à peu près totale de référence aux oppositions (de « droite »), comme si les expériences progressistes avaient eu lieu dans un vide social, comme s’il n’y avait pas de contraintes politiques (y compris la nécessité d’assurer l’action dans la durée par des voies électorales impliquant un minimum de « résultats »). Le principal problème posé par un tel point de vue consiste à tout rabattre sur un seul responsable : l’État. Ou plutôt de ne penser l’État que de façon unilatérale[16], comme une subversion nécessaire du projet émancipateur par des institutions impulsant le changement « par en haut » – d’où l’éloge paradoxal de certains « instruments » néolibéraux de la période antérieure, mis en place pour démanteler les structures publiques du sous-continent. Ce biais débouche sur une vision spontanéiste, et absolument pas questionnée, de la politique : « dans le contexte progressiste, le retour de l’État s’est traduit par le fait de gouverner le plus possible, alors qu’en matière d’émancipation sociale, il faudrait probablement faire le contraire : gouverner le moins possible et laisser les organisations sociales développer leurs responsabilités dans la gestion de leurs territoires respectifs[17] ».

Si l’on peut penser qu’il n’est pas forcément pertinent de généraliser le modèle de l’État providence européen en Amérique latine[18], on peut s’interroger sur le peu de cas qui est fait des projets spécifiques de renforcement de l’action publique mis en œuvre par les gouvernements progressistes du sous-continent[19], qui sont dans l’analyse immédiatement assimilés à des copies conformes du développementalisme cépaliste avec modèle extractiviste. Est-il suffisant de ne les analyser qu’à l’aune du taux d’exportations des matières premières ? Les processus nationaux d’industrialisation, et leur dimension politique alternative, ne sont-ils pas effacés par une lecture aussi économiciste ? Quel sens cela a-t-il de parler de « l’État » en des termes aussi généraux et englobants, là où il faudrait distinguer la multiplicité des sphères du champ bureaucratique, et la différenciation des formes d’action publique, qui implique des différences en termes de temporalité et de résultats ?

Les effets politiques de cette critique sans nuances du néo-extractivisme renvoient à des erreurs analytiques qui sont largement préjudiciables à la volonté de penser non seulement une « alternative révolutionnaire » au capitalisme, mais plus modestement les processus de transformation en cours dans les Amériques. On peut noter le peu de cas (et de mentions) qui est fait des enquêtes de terrain réalisées par des chercheurs, latinos comme européens, sur ces sujets[20]. Ce que révèlent pourtant nombre de recherches en sciences sociales sur les conflits environnementaux[21], c’est que ces conflits sont beaucoup plus complexes que le seul face à face entre les « bonnes » communautés indigènes et les « méchantes » entreprises multinationales[22]. Il faut vraiment n’avoir jamais été enquêter dans un site minier pour encore se laisser prendre à l’enchantement d’une vision aussi binaire, et à « l’exemplarité » de tels conflits, rabâchés à longueur de documentaires, de livres d’Anna Bednik et d’articles d’Eduardo Gudynas.

C’est pour cette raison aussi que la confusion entretenue dans les commentaires entre extractivisme et néo-extractivisme est gênante : nuancer les condamnations binaires n’est pas défendre l’ouverture d’une méga-mine ou accepter les contaminations produites par l’industrie extractive. C’est tenter de sortir d’un manichéisme qui ne prend pour cible que certains protagonistes des conflits et, ce faisant, dire que ces critiques s’avèrent tout aussi incapables de rendre compte de l’acceptation de l’économie minière par de larges pans de la population[23]. Pourtant, un commentateur spécialiste du sujet note bien, ailleurs, que « l’imaginaire développementaliste est fortement ancré au sein des organisations, y compris de gauche, et les travailleurs des grandes villes sont généralement moins directement affectés par l’impact environnemental des mines[24] ». L’Amérique latine étant le continent le plus urbanisé, on peut alors comprendre dans quelle mesure les syndicats de travailleurs ont pu se montrer favorables à l’exploitation des ressources naturelles, en raison des emplois possibles, de la crainte de la crise et d’un recentrage de leur lutte sur la (seule) relation capital/travail, au détriment de la cause écologique. L’enjeu n’est donc pas tant de prôner une rupture radicale (et surtout verbale) avec le développement extractiviste, et de rejeter les travailleurs dans le clientélisme, mais d’inclure les aspirations et des intérêts des populations dans un projet politique cohérent, où il n’est pas demandé aux couches populaires et aux pays du Sud de financer, seules, la transition et la fin de la dépendance économique aux combustibles fossiles[25], en renonçant à toute amélioration de leurs conditions matérielles d’existence au nom d’un « environnementalisme des riches[26] ».

En revanche, ce que nous apprennent des enquêtes de terrain menées de façon un tant soit peu rigoureuse (et dans une temporalité plus longue que les observations généralement conduites par des militants), c’est que s’il est vrai que dans plusieurs cas, les gouvernements progressistes n’ont effectivement pas respecté le droit des peuples à décider de l’implantation d’activités minières sur leurs territoires (et cela reste injustifiable), la réduction des conflits à un antagonisme entre les communautés indigènes et l’État au service des multinationales occulte la pluralité des intérêts et des protagonistes en jeu, ce qui devrait nous inciter à refondre profondément les grilles d’analyse communément adoptées. Ainsi le conflit qui s’est déroulé au début des années 2010 autour de la mine de Mallku Khota dans le Nord Potosí en Bolivie, s’il s’enracine dans le rejet de l’entreprise canadienne South American Silver et l’absence de consultation des communautés indigènes, présente une configuration beaucoup plus complexe[27] : dans un premier temps, la découverte d’importants gisements d’indium et d’argent incite les villages environnants à élaborer un projet de création d’entreprise communautaire pour exploiter ces nouvelles ressources. Ce projet, qui bénéficie du plein soutien de la Fédération des ayllus originaires et indigènes du Nord Potosí (FAOINP), soulève cependant l’opposition des organisations paysannes proches de la Confédération syndicale unique des travailleurs paysans de Bolivie (CSUTCB), favorables quant à elles à une nationalisation de l’entreprise canadienne ; dans un second temps, les communautés indigènes nouent une alliance avec les coopératives minières locales pour privilégier un accès matériel au gisement qui profiterait à l’ensemble de la région, délaissant ainsi les revendications écologistes et indigénistes au profit de la construction d’une coalition plus large. Toutefois, cette alliance entre groupes locaux est mise en péril par les organisations nationales auxquelles ces groupes appartiennent – CONAMAQ pour les indigènes, FENCOMIN pour les coopérativistes – qui affichent publiquement leurs désaccords sur cette nouvelle mouture du projet. L’exploitation est finalement confiée à l’entreprise minière publique nationale (Comibol), le gouvernement choisissant de la sorte de mettre un terme à un conflit que les acteurs économiques, politiques et sociaux, locaux et nationaux, ne sont plus en mesure de « réguler » eux-mêmes.

Plutôt que dresser une liste de tous les conflits qui n’entrent pas dans le cadre de la critique du néo-extractivisme (et de l’opposition binaire simplificatrice qu’elle établit entre communautés indigènes et entreprises étrangères soutenues par l’État), on peut noter les biais d’analyse qui en découlent : ainsi les mesures de redistribution sociale réalisées par les gouvernements progressistes sont réduites à des logiques clientélistes à visée électoraliste[28]. L’accent mis sur la redistribution serait, selon Eduardo Gudynas qui reconnait pourtant certaines « avancées sociales », un « piège assistancialiste » dont l’effet serait non seulement d’habituer les populations à des aides entravant leur autonomie, mais aussi de produire leur consentement envers des projets garants de l’augmentation des niveaux de vie[29]. Seule la « pureté » des communautés indigènes leur permettrait d’échapper à une telle corruption : cette critique campe, pour reprendre les termes de Frédéric Lordon, une « nouvelle scène de l’histoire[30] », qui opposerait les méchants gouvernements progressistes et les bons défenseurs de la planète ou, en termes latouriens, les « Extracteurs » et les « Ravaudeurs » qui sont censés en « réparer » les dégâts – qui peut être contre de telles justes causes ?

 

Erreurs analytiques (2) : l’occultation des transformations contemporaines des modèles extractivistes

La transformation de telles positions morales en critères analytiques présente d’autres inconvénients : celui d’occulter les transformations contemporaines des modes d’exploitation des ressources naturelles. Peu importe, entre autres exemples, si les débouchés principaux des exportations d’hydrocarbures d’un pays comme la Bolivie sont le Brésil et non la Chine, que de nombreux articles placent bien commodément à l’origine du « mal ». Mais point n’est besoin d’affiner les analyses, puisqu’il suffit de dénoncer le consensus des commodities cher à Maristella Svampa, ainsi que l’augmentation supposée de la production minière liée à la demande internationale (de la Chine) et à la hausse du prix des matières premières entre 2008 et 2014. Or d’autres facteurs devraient être pris en compte dans l’analyse des modèles extractivistes contemporains. Il existe une immense littérature sur le sujet, à laquelle les critiques du néo-extractivisme ne font pas plus référence – peut-être complexifierait-elle le tableau des « méchants » gouvernements autoritaires qui ont « trahi la révolution » ?

Il eût par exemple été possible d’évoquer les liens entre l’extraction des sources d’énergie et les régimes politiques comme le fait Timothy Mitchell dans Carbon Democracy[31]. Cet enchâssement du politique dans les infrastructures techniques aurait permis de complexifier des affirmations reprises sans modération par la critique du néoextractivisme, telles que : « les pays hyperextractivistes tendent à être hyperprésidentialistes[32] », ou « plus d’extractivisme, moins de démocratie[33] », qui servent à asséner que les gouvernements progressistes sont prêts à toute forme de « criminalisation » des leaders indigènes pour défendre leur principale source de financements[34]. Mais il eût fallu pour ce faire que la critique du néo-extractivisme s’attache plus particulièrement aux détails de ces relations, et qu’elle adopte d’autres angles d’analyse[35] – ce qu’elle ne peut faire en assimilant toutes les formes d’exploitation des ressources naturelles (mines, hydrocarbures, agro-industrie, etc.) sous une même notion[36].

Aucune mention n’est faite, non plus des transformations technologiques (robotisation, géo-exploration, etc.) qui affectent non seulement les modes d’extraction mais aussi la configuration des territoires de la production extractive, et en particulier les réseaux d’infrastructures relativement dispersées mais connectées (corridors transocéaniques, circuits financiers, réorganisation des relations de travail, etc.), tels que les décrit Martín Arboleda dans Planetary Mine[37]. Sans tomber dans le déterminisme d’un « Fourth Machine Age » reconfigurant l’économie globale, il devient de plus en plus difficile de faire des États sinon les seuls responsables, du moins les intermédiaires et les complices du grand capital – le secteurs des coopératives minières, par exemple, sait bien s’en passer, contre les tentatives de régulation étatique que les gouvernements progressistes ont tenté de mettre en place[38]. Les critiques du néo-extractivisme font mine (sans jeu de mots) de découvrir les méga-projets miniers, qui caractériseraient la période contemporaine, et d’en faire l’opportunité d’une prise de conscience des populations[39] (en recourant toujours aux mêmes exemples plus ou moins romancés), alors que les techniques d’open pit par exemple, ont proliféré dès le tout début du XXe siècle (en particulier aux États-Unis, où la technique a été inventée), et que leur implantation en Amérique du sud, qui est vieille de plusieurs décennies, n’a pas attendu les gouvernements progressistes pour se développer[40]. Un tel discours catastrophiste contribue à occulter le fait que l’on est désormais passé à un autre stade de l’exploitation minière[41], plus technologisée que jamais ; que les projets de sustainable mining et de corporate social responsability (voir l’encadré ci-dessous) accompagnant ces mutations tendent à éviter les conflits environnementaux au sens de combats contre les mégaprojets ; et que les résistances doivent s’appuyer sur des normes environnementales et des outils juridiques bien plus complexes que la morale anti-mines ne le laisse présager[42].

Les transformations du secteur minier et les stratégies des entreprises

Le secteur minier a été affecté, tout au long du XXe siècle, par de profondes mutations techniques, mais il semble connaître un véritable basculement depuis une vingtaine d’années. Alors que la question minière s’est principalement orientée vers les relations entreprises/mineurs dans l’économie d’enclave qui caractérisait les sociétés industrielles et leurs colonies, les dynamiques récentes révèlent une multiplication des institutions autour des activités extractives (États, entreprises, communautés, réseaux militants, etc.). D’un côté, les tensions historiques entre capital et travail font également place à des tensions pour le partage de la rente et autour des externalités de l’activité (développement, emploi, pollution, corruption, etc.), tout en suscitant des préoccupations de « durabilité » et de « modernisation écologique ». De l’autre, le paternalisme historique du contrôle de la main d’œuvre s’est converti en une forme d’encadrement normatif des pratiques de « responsabilité sociale » qui permettent aux entreprises minières de devenir non plus l’interlocuteur central des travailleurs, mais aussi des population résidentes[43]. L’« après mine » est ainsi devenu un enjeu crucial pour faire accepter les nouveaux projets miniers. Les entreprises extractives se sont ainsi engagées dans un travail de redéfinition à la fois organisationnel et technique destiné à rendre leurs activités socialement « acceptables » face aux enjeux environnementaux, tout en conservant leur rentabilité économique[44]. La « mine durable » (sustainable mining) et la « responsabilité sociale des entreprises » (corporate social responsability) expriment à la fois les transformations des activités extractives et des régulations environnementales. Par ailleurs, la réorganisation des tâches interne au secteur implique le recrutement de travailleurs toujours plus qualifiés qu’il s’agit de maintenir en rotation dans des camps à proximité des sites selon le modèle dénommé fly-in/fly-out[45]. Cet isolement du territoire de production avec la production elle-même révèle des transformations spécifiques : pour rester audibles, certains syndicats ont engagé de nouvelles alliances avec d’autres secteurs de la population et des ONG en dehors du camp ; les formes d’organisation sociale et de production de vie collective se trouvent elles-mêmes affectées par le glissement des conflits autour des relations de production vers les relations de compensation des effets des activités d’extraction.

Il est bien plus facile, en la matière, d’invoquer l’ensemble des catastrophes environnementales qui ont lieu, dans bon nombre de pays, et par glissement de sens, de mettre en accusation les gouvernements progressistes qui apparaissent les seuls coupables de telles situations. Jamais les articles de Maëlle Mariette, sur le projet étatique d’exploitation du lithium par exemple (publié aussi dans Le Monde diplomatique[46]), ne sont cités dans les commentaires : il est vrai qu’il eût fallu, pour les contredire, aller visiter l’usine de lithium dans le salar d’Uyuni, comparer le processus bolivien avec les dégâts environnementaux et économiques qui se produisent de l’autre côté de la frontière, au Chili, faire des entretiens avec les travailleurs de l’usine ou les résident des communautés à proximité. Là encore, la critique du néo-extractivisme se complaît dans des pétitions de principe sans lien avec une quelconque réalité – et avec de quelconques enquêtes de terrain[47].

Un certain nombre de chercheurs latino-américains – qui ne sont évidemment pas les plus cités par les critiques du néo-extractivismes – ont pourtant étudié de façon précise le rôle régulateur de l’État en Bolivie à travers les tentatives d’industrialisation du lithium[48]. Son exploitation répond aux exigences de souveraineté nationale et d’industrialisation des ressources naturelles formulées dans « l’agenda d’octobre », qui émane des mouvements sociaux à la suite de la « guerre du gaz » de 2003[49], et qui sert de boussole programmatique au parti d’Evo Morales, le Movimiento al Socialismo (MAS), lors de l’élection présidentielle de 2005 qu’il finira par remporter.

Dès son arrivée au pouvoir, Evo Morales défend l’idée d’une extraction du lithium « 100% national » dont le pays possède la plus grande réserve au monde. Son ambition est d’exporter le lithium, non à l’état brut, mais transformé en batteries produites sur place, à plus forte valeur ajoutée. Si elle y parvenait la Bolivie deviendrait alors l’un des rares pays du Sud à prendre en charge l’ensemble de la chaîne industrielle (exploration, extraction, élaboration des composants, fabrication des produits, etc.). En 2008, le gouvernement bolivien est à l’origine d’un plan national d’industrialisation des ressources dites évaporitiques (le lithium, surtout, mais également d’autres minéraux présents dans la saumure, comme le potassium, le bore, etc.) sous l’égide d’une entreprise nationale, Yacimientos de Litio Bolivianos (YLB), en développant une technologie propre, afin de ne pas dépendre de multinationales et de brevets étrangers.

Pour y parvenir, l’État débourse près de 1 milliard de dollars (900 millions d’euros), soit l’un des investissements les plus importants de l’histoire du pays. YLB compte désormais plusieurs usines dans le salar d’Uyuni : une usine de production de chlorure de potassium (un sous-produit du lithium), une autre de fabrication de carbonate de lithium (pour l’instant pilote et à l’échelle industrielle à la fin 2021) et un complexe de recherche et de pilotage sur l’étude des ressources évaporitiques, les matériaux cathodiques et les batteries, qui est à un stade avancé et qui est unique dans la région[50].

Dans la condamnation sans appel émanant des tenants de la critique du néo-extractivisme, d’autres secteurs que les mines se trouvent totalement invisibilisés : ainsi une aide aux petits producteurs est-elle apportée par l’Entreprise d’aide à la production d’aliments (Emapa), une structure étatique créée en 2007 pour équilibrer la concurrence entre les secteurs très inégaux des petits agriculteurs d’une part, et de l’importante agro-industrie de l’Orient bolivien d’autre part. Destinée à stabiliser le marché intérieur des produits agricoles en achetant la production des petits et moyens agriculteurs (riz, blé, maïs, etc.) à des prix supérieurs à ceux du marché, ce dispositif contraint les agro-industriels à offrir des rémunérations plus justes et à aligner leurs prix[51].

Ces politiques publiques ont eu pour effet de faciliter la commercialisation de la production des agriculteurs sur le marché intérieur, dans un contexte où nombre de communautés rurales privilégient encore les activités minières ou le commerce informel, qui demeurent des secteurs plus rentables. Et si la réforme agraire prévue par la constitution n’a pu être menée à terme, cet « inachèvement » doit aussi prendre en compte un élément de contexte rarement mentionné : le pouvoir d’un secteur agro-industriel auquel il est sans doute beaucoup plus difficile s’opposer que ne le prétendent les contempteurs de la régulation étatique.

De façon générale, aucune donnée n’est fournie par la critique du néo-extractivisme progressiste sur les politiques publiques de soutien à la demande interne, sur l’amélioration nécessaire des infrastructures et des services de base, sur les crédits productifs ou sur la création de nouvelles entreprises nationales. Il aurait pourtant suffi d’aller chercher dans les statistiques de la Banque nationale de Bolivie[52], et pas seulement celles de la CEPAL, des informations sur la part du PIB issu des activités non extractives (qui est passée de moins de 5% à près de 33% au cours des années 2010), ou de consulter les types de filières étudiés par une institution aussi peu favorable au gouvernement que ne l’est Banco Ganadero pour constater la progressive diversification de l’économie nationale.

Qui, dans le confort moral (et le conformisme logique) des condamnations sans appel assénées par les critiques du néo-extractivisme, mentionnera de tels dispositifs publics en matière agricole, ou encore la création du centre de recherches précédemment évoqué sur le lithium, ainsi que la volonté de préservation d’une souveraineté intellectuelle sur les innovations industrielles attentives à leurs effets sur leurs environnements immédiats ? Qui prêtera attention, au-delà du dogme du « boom des commodities », au déclin des puits de gaz naturel en Bolivie (en 2021, la production est de 28% inférieure à celle de 2014), et aux engagements concrets dans une transition vers des énergies renouvelables, avec par exemple l’installation de 300.000 panneaux photovoltaïques répartis sur 214 hectares dans la ville d’Ancotanga sur l’Altiplano bolivien[53] ? Autant de pistes vers la construction d’alternatives politiques qui sont occultées par les critiques des gouvernements progressistes. Mais peu importe pour la radicalité révolutionnaire : quoi que fassent les gouvernements progressistes, revient la même accusation : c’est mal, parce que c’est l’État. Les vélos en bambou de Yaku Pérez, en revanche, n’en finissent pas d’enthousiasmer.

Dès lors, les accusations de répression violente qu’exerceraient les gouvernements socialistes, qualifiés d’autoritaires, de productivistes et d’insensibles aux considérations environnementales portées par les militants écologistes et les populations indigènes, constituent l’essentiel d’une argumentation qui n’a pour elle que la distorsion des chiffres ou les assimilations abusives concernant la répression[54], et qui s’en remet, finalement, à l’exaltation d’un idéal de vie au sein de petites communautés proches de la nature pour incarner d’autres alternatives au développement capitaliste. Jamais, non plus, les capacités de ces communautés locales à vivre de façon autonome ne sont évaluées ni même évoquées : sont-elles auto-suffisantes et capables de produire suffisamment pour approvisionner les villes (ou même les communautés environnantes) ? Sur quelles bases seraient-elles capables de dégager les ressources nécessaires à la construction de services publics de base (eau, école, électricité, santé, etc.) ?

On pourrait, dans cette perspective, multiplier les questions pratiques, que les critiques du néo-extractivisme se gardent bien d’évoquer. On se contentera ici de mentionner les difficultés du niveau local, auquel se limitent la plupart des analyses des conflits entre communautés et entreprises minières. Même lorsque l’on inscrit l’analyse au cœur des terrains affectés par les matières premières, on voit que les protagonistes locaux se meuvent dans des espaces politiques où le domaine d’action (et de légitimité) de l’État est sans cesse questionné, mobilisé et recomposé[55], et où il est de plus en plus difficile de s’en tenir à une vision « développementaliste » des autorités publiques. De même, les entreprises extractives ne sont pas « hors sol » et leurs ancrages territoriaux impliquent des réseaux d’intermédiation qui rendent difficiles les analyses en termes d’« enclaves », et qui peuvent renforcer les processus d’« étatisation » des territoires concernés[56].

Cette restructuration des logiques entre États-entreprises-populations résidentes, qui peut amener les autorités à se constituer en garants des investissements privés, correspond bien au processus de « décharge[57] » facilitant l’instauration, souvent autoritaire, d’un « État courtier » centré sur l’ingénierie financière des projets de développement. On voit tout l’intérêt qu’il y a ici à prêter attention aux tentatives pour rompre avec ces logiques d’attraction des capitaux étrangers en renforçant les régulations nationales : plutôt que de conforter les logiques capitalistiques du « moins d’État » (qui s’accompagnent paradoxalement du renforcement de ses fonctions autoritaires), il s’agit alors de porter les luttes socio-environnementales au cœur même des structures étatiques.

En en restant à une vision passéiste de l’État développementaliste, la critique du néo-extractivisme ne peut ainsi comprendre le fait que les mouvements de contestation « ne se situent pas nécessairement dans une rupture radicale avec l’activité minière ou agro-industrielle, mais qu’au contraire elles se placent souvent dans un continuum avec d’autres formes d’action collective qui cherchent davantage à s’accommoder et à tirer des bénéfices de la présence de l’entreprise. Ceci peut notamment créer des décalages cognitifs et politiques avec des réseaux militants transnationaux qui se fixent pour objectif de contester les activités extractives au nom des droits des communautés sur la terre et les ressources naturelles[58] ».

On voit ici l’intérêt qu’il y a à sortir, de nouveau, d’une vision binaire des conflits entre communautés et entreprises[59], et de déplacer l’attention sur les expériences de développement alternatif menées par les gouvernements progressistes, afin de penser la rupture avec une certaine défense de l’écologie qui se révèle finalement très compatible avec l’idéologie libérale, dans ses rejets de l’État (patriarcal, oppressif), qu’il s’agit d’affaiblir, de la redistribution (assimilée à du clientélisme ou de l’assistanat), qu’il s’agit de remplacer par des cures d’austérité, et de la planification (synonyme de bureaucratie sclérosante et corrompue), qu’il s’agit d’abandonner à des communautés locales qui, quoiqu’ouvertes aux quatre vents de l’espace global et de la circulation des capitaux, sauraient pourtant s’autogouverner sans difficulté.

Le problème de ce discours écologiste n’est pas seulement son manque d’ancrage au sein des populations dont il est supposé véhiculer la parole, ou la façon dont il mobilise, pour l’essentiel, moins les gens concernés qu’un petit nombre d’intellectuel.le.s, leur lectorat et leurs relais militants qui, de colloques en webinaires et en tribunes, proclament la nécessité de « revenir aux valeurs primitives » et à la Pachamama ; il est, faut-il insister sur ce point, d’occulter dans une condamnation univoque et sans nuances les alternatives politiques que les gouvernements progressistes ont tenté, avec plus ou moins de réussite, dans des contextes politiques et géopolitiques souvent très défavorables[60], de mettre en place.

L’intérêt de l’Amérique latine est pourtant de permettre de sortir des solutions toutes faites incarnées par les communautés indigènes idéalisées au niveau « local », et de resituer la question des traductions concrètes de ces alternatives au niveau de l’action des États, ou des dispositifs interétatiques au niveau régional – dont les accords récents entre l’Argentine, la Bolivie et le Mexique sur le lithium constituent une illustration pertinente (et là encore, passée sous silence par les critiques du néo-extractivisme). Dans cette perspective, il reste malgré tout surprenant de voir les critiques du néo-extractivisme ignorer les contextes, politiques et géopolitiques dans lesquels agissent les gouvernements, au-delà de l’augmentation du prix des matières premières – qui n’a jamais signifié une augmentation automatique de la production. Cette occultation n’est pas sans effets.

 

Erreurs analytiques (3) : vide social et non questionnement des sources

Tout d’abord, l’action des gouvernements progressistes est considérée de façon totalement désincarnée : faut-il rappeler que les tentatives de (re)construction de l’État ont été menées non seulement dans des structures publiques dévastées par les politiques néolibérales antérieures, mais aussi dans des champs politiques où les droites les plus radicales, et les élites qu’elles représentaient, n’entendaient pas renoncer aussi vite, et aussi facilement, à leurs prérogatives et leurs avantages ? Est-il besoin d’évoquer le contexte bolivien des années 2006-2009 où, de blocage institutionnel à « coup d’État civique », les oppositions ont freiné toute tentative de transformation sociale ? Faut-il rappeler des épisodes similaires en Équateur, au Venezuela ou au Brésil ? Est-il judicieux donc de reprendre sans discernement aucun les accusations d’autoritarisme assénées par ces droites contre les tentatives des gouvernements progressistes pour contourner les blocages légaux et illégaux qu’elles leur opposaient systématiquement ? Il est, là encore, plus valorisant (quoique paradoxal) de prôner la radicalité révolutionnaire, et de ne pas se salir les mains – mais la critique du néo-extractivisme n’a pas de mains, justement.

Ensuite, on s’étonnera de la facilité avec laquelle des arguments de tout bord sont repris, en l’occurrence les recommandations et même, plus fondamentalement, les statistiques de la CEPAL, un organisme international dont les ambiguïtés idéologiques ne sont jamais mentionnées par les critiques du néo-extractivisme, qui en reprennent les préceptes sans distance aucune, concernant les exportations ou les investissements privés. Fernando Levia a pourtant bien montré l’ensemble des biais produits par l’expertise internationale d’une telle institution qui tente, même dans sa tentative post-néolibérale pour réhabiliter les institutions à partir des années 1990, de concilier développement, compétitivité, flexibilité et démocratie[61].

On ne peut pas ne pas s’étonner de la priorité donnée au taux d’exportation des matières premières, dès lors que les Annuaires statistiques de la CEPAL, et autres publications (tout aussi accessibles en ligne), portent aussi peu d’attention au détail des transformations des secteurs d’activité économique – qu’il s’agisse, par exemple, en Bolivie dans la seconde partie des années 2010, de la place de plus en plus importante de l’industrie manufacturière, de l’administration publique, ou encore de la diminution de la contribution des hydrocarbures au PIB. De telles informations peuvent parfois s’y trouver, de façon plus sommaire que dans les rapports nationaux. Encore faut-il que les grilles de lecture idéologiques permettent de leur prêter attention[62].

Une prudence épistémologique minimale relative aux « données » employées, et à leur construction, aurait permis aux critiques du néo-extractivisme progressistes d’échapper à un biais intellectuel fort répandu : la circulation circulaire des sources. Quand Jeffery Webber a besoin de justifier une assertion sur le caractère colonial des gouvernements progressistes, il renvoie à Maristella Svampa, dont le texte se base sur l’un des innombrables courts essais d’Eduardo Gudynas, dont la preuve repose elle-même sur une conférence donnée par Edgardo Lander fustigeant, au Venezuela, l’État chavisto-maduriste sur la mise en œuvre de nouvelles exploitations minières dans l’Orénoque, alors même que l’exploitation y remonte aux XIXème siècle ; et pour conforter cela théoriquement (parce qu’il ne faudrait pas trop faire référence à de « l’empirique » non plus…), Lander renvoie à une autorité venue « du Nord »… Jeffery Webber. Pour un cercle de penseurs qui s’indignent du caractère polémique d’un article du Monde diplomatique, il est quand même étonnant de les trouver aussi peu exigeants scientifiquement envers les gens (et les textes) dont ils partagent inconditionnellement les options politiques, ou qu’eux-mêmes produisent à une vitesse dont peu de scientifiques, au Nord comme au Sud, sont coutumiers.

On pourrait continuer à pointer, ligne à ligne, les erreurs de lecture, les déformations et les approximations des « réponses » à l’article du Monde diplomatique, dont il n’est même pas sûr qu’elles soient délibérées, et relever les lieux communs assénés avec autant de convictions, et aussi peu de preuves. Cet exercice fastidieux a cependant ses limites, puisqu’il est fait sans l’espoir de convaincre vraiment les commentateurs ici re-commentés. De tels points de vue ne peuvent d’ailleurs être publiés avec autant d’assurance que dans la mesure où leurs auteurs n’ont pas lu l’article du Monde diplomatique incriminé, dont ils ne disent, au final, rien, si ce n’est les anathèmes (campiste, cépaliste, etc.) qui servent leurs tentatives de disqualification ; il est cependant possible de se demander ce qui a motivé des réactions aussi épidermiques, et instantanées, ou plus exactement ce qui a motivé les raisons pour lesquelles ils ne pouvaient pas le lire.

 

Une dénégation politico-académique

Il y a ici un impensé fondamental de la critique du néo-extractivisme : sans doute le terme de « fonds de commerce » est-il trop brutal pour désigner les niches académiques et politiques dans lesquelles se diffuse une telle critique. Il faudrait ici une véritable sociologie des intellectuels, et de leurs relations différenciées au champ politique, d’un côté et de l’autre de l’Atlantique, pour comprendre les ressorts de telles ou telles prises de position. Toujours est-il qu’il est bien plus valorisant, aujourd’hui – surtout dans les universités nationales ou dans les réseaux de la global science – de critiquer les gouvernements de gauche, d’en faire les bilans, invariablement négatifs, et d’en tirer les leçons, évidemment moralisatrices, que de tenter d’en analyser les difficultés et les erreurs (bien réelles) tout en en reconnaissant les avancées – sans être qualifié de suprême naïveté dogmatique ?

Que la critique irradie la bonne conscience militante, soit : il faut bien entretenir la mémoire, et l’espoir, dans les luttes. Que l’on trouve le terme « extractivisme » dans n’importe quelle thèse de doctorant de sciences sociales, sans examen ni recul, est nettement plus problématique dès lors qu’il s’agit de faire entrer les sciences sociales dans les luttes symboliques pour imposer une vision légitime du monde social, et de leur donner une caution scientifique, surtout si un tel terme est finalement pris comme une garantie de lucidité, alors que ce n’est que l’empreinte d’une doxa si prégnante qu’elle n’est plus questionnée – c’est justement ce qui définit une doxa. La particularité de la doxa que l’accumulation des discours critiques sur le néo-extractivisme finit par constituer, est de se situer au croisement de l’académique et du politique : qu’on veuille la mettre en perspective politiquement, elle donne des leçons de science ; si on en discute les fondements analytiques, elle réplique (à coups de tweets) sur le plan politique (« Colonialisme ! Impérialisme !»).

Dès lors, les leçons de morale politique et de science assénées par les critiques du néo-extractivisme apparaissent pour ce qu’elles sont : des dénégations hâtivement dressées autour de certitudes, lentement mais sûrement acquises, des tentatives de réduction d’arguments divergents bien faites pour dissimuler des propositions bien huilées pour ne pas être elles-mêmes la caricature d’une doctrine (trop) bien ficelée (le consensus des commodities, les taux d’exportation des matières premières, la criminalisation des résistances, etc.). On le disait dans l’article du Monde diplomatique : la critique du néo-extractivisme fonctionne comme la dénégation freudienne, elle n’a jamais tort. Il est difficile de contredire un tel système de défense, et il est surtout illusoire d’espérer emporter la conviction de façon un tant soit peu rationnelle. Face à la dure réalité de l’instrumentalisation politique, et des approximations analytiques ici pointées, la critique du néo-extractivisme n’a guère plus d’arguments que des anathèmes – étatiste (ou staliniste), corréiste, éviste, chaviste, ortéguiste, maduriste, etc. – destinés à empêcher toute possibilité de discussion[63].

En attendant, les multinationales du cuivre et des métaux rares continuent à promulguer leurs normes environnementales de sustainable mining et de corporate responsability, et elles continuent d’imposer leur domination sur l’ensemble du secteur minier. Mais non, la critique du néo-extractivisme n’a pas l’impression de se tromper de cible : il lui suffit, comme le dit encore Lordon, de « pleurnicher la nature » et de laisser faire les forces du marché œuvrer à l’écart d’un État et d’expériences de gouvernement qu’il faudrait à tout prix affaiblir, hors de tout contexte. Et c’est sans doute le plus grand contresens de cette critique à contretemps des réalités socio-historiques qu’elle prétend analyser, comme des conjonctures politiques nationales et globales dans lesquelles elle s’inscrit, que de reléguer au second plan les chantiers, pourtant immenses[64], ouverts par les tentatives des gouvernements progressistes pour mettre en œuvre des alternatives politiques qui survivent aux luttes politiques qui les ont suscitées.

*

Photo : Franck Poupeau / usine de Lithium dans le Salar d’Uyuni.

 

Notes

[1] M. Mariette & F. Poupeau, « A bas la mine, ou à bas l’État ? » Le Monde diplomatique, juillet 2021, p.10-11 : https://www.monde-diplomatique.fr/2021/07/MARIETTE/63253.

[2] P. Guillaudat, « L’extractivisme ‘’progressiste’’ existe-t-il ? », Contretemps, 3 août 2021 ; F. Thomas, « Le socialisme n’est pas compatible avec l’extractivisme », Contretemps, 23 septembre 2021. Respectivement :

https://www.contretemps.eu/extractivisme-amerique-latine.

https://www.contretemps.eu/critique-extractivisme-gauche-amerique-latine/.

[3] Nous passerons sur la mauvaise foi qui consiste à discréditer un article, polémique sur certains points, en l’assimilant aux prises de position d’auteurs qui ne sont pas cités (I. Ramonet, M. Lemoine), à propos des régimes et des dirigeants qui ne sont pas analysés dans l’article (Daniel Ortega au Nicaragua, Nicolás Maduro au Venezuela).

[4] P. Bourdieu & L. Wacquant, « La nouvelle vulgate planétaire », Le Monde diplomatique, mai 2000 : https://www.monde-diplomatique.fr/2000/05/BOURDIEU/2269

[5] E. Gudynas, «Extracciones, extractivismos y extrahecciones. Un marco conceptual sobre la apropiación de recursos naturales»,Observatorio del Desarrollo, n°18, 2013, p.3.

[6] E. Gudynas, «Diez tesis urgentes sobre el nuevo extractivismo. Contextos y demandas bajo el progresismo sudamericano actual», in Collectif, Extractivismo, política y sociedad, Quito, Centro Andino de Acción Popular (CAAP) / Centro Latino Americano de Ecología Social (CLAES), 2009, p.188.

[7] H.-J. Burchardt & K. Dietz, « (Neo-)extractivism – a new challenge for development theory from Latin America », Third World Quarterly, 35(3), 2014, p.468–486, cit. p.470.

[8] E. Gudynas, «Estado compensador y nuevos extractivismos. Las ambivalencias del progresismo sudamericano», Nueva Sociedad, 237, 2012, p.142.

[9] E. Lander, «Neoextractivismo: Debates y conflictos en los países
con gobiernosprogresistas en Suramérica», in Héctor Alimonda et al. (coord.) Ecología política latino-americana: pensamiento crítico, diferencia latino-americana y rearticulación epistémica, vol.II, Buenos Aires, CLACSO, 2017, p.79-92, cit. p.82.

[10] Voir par exemple M. Svampa & M.A. Antonelli (eds.), Minería transnacional, narrativas del desarrollo y resistencias sociales, Buenos Aires, Biblos, 2009.

[11] M. Svampa, Las fronteras del neoextractivismo en América latina. Conflictos socioambientales, giro ecoterritorial y nuevas dependencias, Bielefeld University Press, 2019.

[12] Ainsi lors les élections de 2021 au Pérou, les critiques des universitaires « de gauche » à l’encontre de Castillo faisaient presque oublier le programme ultralibéral de la fille de l’ex-dictateur Fujimori qui était opposée à lui au second tour: https://www.contretemps.eu/elections-perou-neoliberalisme-fujimori-gauche-castillo/

[13] Pour une analyse critique de cette thématique, voir B. Bringel & A. Falero, « Movimientos sociales, gobiernos progresistas y Estado en América latina : transiciones, conflictos y mediaciones », Caderno CRH, 29(3), 2016, p.27-45.

[14] On trouvera dans le livre de F. Poupeau, Altiplano. Fragments d’une révolution. Bolivie 1999-2019 (Paris, Raisons d’agir, 2021), des critiques formulées dès 2006 à l’encontre du gouvernement Morales, à une époque où les futur.e.s théoricien.ne.s du néo-extractivisme se pavanaient dans les couloirs des palais présidentiels des gouvernements progressistes, et en ramenaient des interviews accompagnant la route vers le changement…

[15] Miriam Lang, « Le cycle progressiste et ses contradictions », in F. Gaudichaud & T. Posado (dir.), Les Gouvernements progressistes en Amérique latine (1998-2018). La fin d’un âge d’or (Rennes, PUR, 2021).

[16] Contre les visions homogénéisantes de l’État en Amérique latine, on citera particulièrement M. Centeno & A. Ferraro , “Papers Leviathans: Historical Legacies and State Strength in Contemporary Latin America and Spain”, in M. Centeno & A. Ferraro (eds.), State and Nation Making in Latin America and Spain. Republics of the Possible, Cambridge, Cambridge University Press, 2013, p. 399-415; M. Kurtz, Latin American State Building in Comparative Perspective. Social Foundations of Institutional Order, Cambridge, Cambridge University Press, 2013 ; R. Saylor, State Building in Boom Times. Commodities and Coalitions in Latin America and Africa, Oxford, Oxford University Press, 2014 ; H. Soifer, State Building in Latin America, Cambridge, Cambridge University Press, 2015.

[17] M. Lang, « Le cycle progressiste… », art. cit., p. 249.

[18] Pour une compilation de lieux communs sur l’État dans un pan important de la sociologie latino-américaine consacrée à « l’épistémologie du Sud », voir : B. de Sousa Santos, Refundación del Estado en América Latina. Perspectivas desde una epistemología del Sur, Lima, Instituto Internacional de Derecho y Sociedad/ Programa Democracia y Transformación Global/ GTZ/ Red Latinoamericana de Antropología Jurídica, Fundación Ford, 2010.

[20] Ainsi, le fait de réduire une citation tirée d’une enquête à un simple « micro-trottoir » est révélateur de la volonté de disqualifier les travaux de terrain sur les sites miniers du sous-continent, que ne connaissent assurément pas la majeure partie des critiques du néo-extractivisme.

[21] Nous passerons là encore sur le fait d’argumenter sur les « gouvernements progressistes » en fournissant des « données » qui concernent… la Colombie. Ou bien d’avancer une consultation populaire en Équateur qui a été organisé à l’initiative de Yaku Pérez, dans son « fief politique », avec tous les biais de diffusion que cela implique, et qu’il ne peut tout à fait être considéré comme « représentatif » ou « exemplaire » des luttes environnementales du sous-continent.

[22] Voir par exemple : A. Bebbington & J. Bury, Subterranean Struggles: New Dynamics of Mining, Oil, and Gas in Latin America, Austin, University of Texas Press, 2013.

[23] Si certaines communautés rurales en Bolivie reposent sur une économie agro-minière qui explique l’adhésion aux projets extractivistes, il faut aussi prendre en compte, dans d’autres contextes sociaux, les procédés entrepreneuriaux décrits par G. Giraud & C. Renouard : « Mesurer la contribution des entreprises extractives au développement local. Le cas des pétroliers au Nigéria », Revue française de gestion, 208-209, 2010, p. 101-115.

[24] F. Thomas, « Exploitation minière au Sud : enjeux et conflits », Alternatives Sud, 20(7), 2013, p.26.

[25] Sur ce sujet, voir l’argumentation de M. Huber : « Repenser le Green New Deal : la nécessaire rupture stratégique de la nouvelle gauche étasunienne », Contretemps : https://www.contretemps.eu/?s=read+offline+29819+green+new+deal+gauche+e

[26] F. Poupeau, « Ce qu’un arbre peut vraiment cacher. Chanter l’âme des forêts ou cultiver l’environnementalisme des riches ? », Le Monde diplomatique, septembre 2020, p.22-23.

[27] C. Le Gouill, « Imaginaires miniers et conflits sociaux en Bolivie : une approche multiniveaux du conflit de Mallku Khota », Cahiers des Amériques latines, 82, 2016, URL : http://cal.revues.org/4337.

[28] Cette opposition binaire simplificatrice conduit finalement les populations locales à épouser le discours écologique pour chercher des alliés nécessaires à leurs luttes asymétriques contre les entreprises (pour les demandes d’emplois, les compensations, etc.), bref à se plier à l’image du « bon indien » pour faire plaisir aux ONG et trouver des alliés. Avec cette mise en scène de l’opposition communautés/entreprises, les ONG et autres organisations militantes n’agissent pas là où elles pourraient être vraiment efficaces pour les communautés (notamment sur la relation capital/travail ou les relations à l’agriculture, etc.).

[29] Pour une vision un peu plus complexe des politiques sociales en Amérique latine, voir par exemple : D. Altman & R. Castiglioni, « Determinants of Equitable Social Policy in Latin America (1990-2013), Journal of Social Policy, 49(4), 2019, p. 763-744 ; et aussi : R. Ciccia & C. Guzmán-Concha, « Protest and Social Policies for Outsiders: The Expansion of Social Pensions in Latin America », Journal of Social Policy, 2021, p.1-22. DOI: https://doi.org/10.1017/S0047279421000623

[30] F. Lordon, « Face au désastre qui vient : le communisme désirable », émission « On s’autorise à penser » (18/03/2021) : https://www.youtube.com/watch?v=sBLwC6BQX-s,notamment17’ sq.

[31] T. Mitchell, Carbon Democracy. Political Power in the Age of Oil, Londres, Verso, 2011.

[32] E. Gudynas: « Países hiper extractivistas tienden a ser hiper presidencialistas », Pagina Siete, 0/09/2018 : https://www.paginasiete.bo/nacional/2018/9/9/eduardo-gudynas-paises-hiperextractivistas-tienden-ser-hiperpresidencialistas-193267.html

[33] M. Svampa, Debates Latinoamericanos. Indianismo, Desarrollo, Dependencia y Populismo. Buenos Aires, Edhasa, 2016.

[34] Les gouvernements progressistes ont parfois réprimé des mouvements contre leurs projets de modernisation, mais il est rarement fait cas de situations où certains leaders voulaient surtout conserver leurs prérogatives locales héritées des périodes néolibérales précédentes. Il faut aussi préciser que les critiques du néo-extractivisme profitent du caractère indéfendable de ces incidents pour amalgamer les conflits socio-environnementaux avec les assassinats de leaders écologistes qui ont principalement lieu dans d’autres pays. En effet, chaque année, l’ONG britannique Global Witness publie un rapport qui recense le nombre d’assassinats de défenseurs de l’environnement (souvent des leaders indigènes ou des activistes) dans le monde. La plupart des textes qui dénoncent le néo-extractivisme font état de ces assassinats comme autant de preuves à charge. Or lorsqu’on regarde de plus près les chiffres du rapport de l’ONG en 2017, comme ceux des années précédentes et suivantes, on se rend compte que les assassinats se produisent principalement non dans les pays du soi-disant « néo-extractivisme progressiste », mais en Colombie, au Guatemala, au Honduras, au Mexique, au Pérou et, évidemment au Brésil (qui est un cas à part en raison de son histoire et de l’emprise des entreprises en Amazonie). Effectivement, l’ONG avance que beaucoup de crimes ont lieu dans des conflits nés de l’opposition à des projets miniers et pétroliers, mais on peut regretter la confusion entretenue par les critiques du néo-extractivisme qui mêlent volontiers les cas de conflits environnementaux sur des territoires dont la gestion incombe à des gouvernements progressistes, à des pays où les crimes contre des militants écologistes se caractérisent par leur logique systémique et leur nature massive. Voir : https://www.globalwitness.org/en/campaigns/environmental-activists/land-and-environmental-defenders-annual-report-archive/

[35] Voir par exemple, dans une perspective comparative : C. Filer & P.-Y. Le Meur, Large-scale Mines and Local-level Politics, Canberra, ANU Press, 2017.

[36] Voir une synthèse dans T. Mitchell, P. Charbonnier et J. Vincent, « Étudier les infrastructures pour ouvrir les boîtes noires politiques. Entretien avec Timothy Mitchell », Tracés. Revue de Sciences humaines, 35, 2018 : http://journals.openedition.org/traces/8499.

[37] M. Arboleda, Planetary Mine, Londres, Verso, 2020. Voir aussi B. Ballester Riesco & Nicolas Richard, Cargar y descargar en el desierto de Atacama, Servicio Nacional del Patrimonio Cultural / IHEAL, 2021.

[38] On trouvera une bibliographie sur le sujet dans F. Poupeau, Altiplano. Fragments d’une révolution (Bolivie, 1999-2019), Paris, Raisons d’agir, 2021, spct livre V.

[39] Voir par exemple M. Svampa, E. Viale, Maldesarrollo. La Argentina del extractivismo y el despojo, Buenos Aires, Katz Editores, 2014.

[40] La différence étant que le besoin en main d’œuvre non qualifiée est plus faible, si bien que les travailleurs des mégaprojets récents viennent d’autres régions ou de l’étranger, et que les habitants des communautés n’ont plus accès à l’emploi (ce qui modifie le conflit classique capital/travail autour des mines).

[41] J.R. Owen & D. Kemp, Extractive Relations: Countervailing Power and the Global Mining Industry, London, Routledge, 2017.

[42] A.-L. Boyer, C. Le Gouill, F. Poupeau, M. Ramirez-Andreotta & L. Razafimahefa, « Sustainable mining and political participation in semi-arid areas of Western United States: lessons from the Rosemont case study », Regional Climate Change, 19(2), 2019, p. 501-513; C. Le Gouill & F. Poupeau, A framework to assess mining within social-ecological systems”, Current Opinion in Environmental Sustainability, 2020, 44, p. 67–73

[43] A. Bebbington, “Extractive Industries and Stunted States: Conflict, Responsibility and Institutional Change in the Andes”, in R. Raman (ed.), Corporate Social Responsibility: Discourses, Practices and Perspectives, London, Palgrave: 97-115.Hevina Hashwood, The Rise of Global Corportate Social Responsibility: Mining and the Spread of Global Norms, Cambridge, Cambridge University Press, 2012; F. Nacif, « Un Estado a la medida del extractivismo. Las políticas de la ‘’Minería Sustentable’’ impulsadas en América Latina desde 1990 », Integra Educativa, VIII(3), 2015, p.125-145 ; S. Chevrel et al., Le concept de « mine responsable ». Parangonnage des initiatives mondiales, Paris, Ministère de l’Economie et des Finances, BRGM, 2017.

[44] S. Kirsch, Mining Capitalism: The Relationship Between Corporations and Their Critics, Berkeley, UCP, 2014.

[45] O. Manky, “From Towns to Hotels: Changes in Mining Accommodation Regimes and Their Effects on Labour Union Strategies”, British Journal of Industrial Relations, 55(2), 2017, p. 295–320; K. Storey, “Fly-in/Fly-out: Implications for Community Sustainability”, Sustainability, 2, 2010, p. 1161-1181.

[46] M. Mariette, « En Bolivie, la filière lithium à l’encan », Le Monde diplomatique, janvier 2020, p.23.

[47] Par contre, la reprise d’une citation de Franck Poupeau sur le danger du retour à des formes d’État, qui dans Les Mésaventures de la critique (2012) faisaient référence à d’autres contextes, tente d’assimiler de façon quelque peu raccourcie la référence aux régulations étatiques de l’article du Monde diplomatique là encore au retour à des formes de développement cépalistes.

[48] Voir, entre autres: Federico Nacif, «El abc del litio sudamericano. Apuntes por un análisis socio-técnico», Revista de ciencias sociales, 34, 2018, p.49-67 ; Antonio Rodríguez & Iván Aranda, « De la salmuera a la batería: Soberanía y cadenas de valor. Balance de la política de industrialización minera en el Gobierno del MAS (2006-2013)», CIS-PNUD, 2014.

[49] En octobre 2003, des manifestations contre un projet d’exportation du gaz bolivien vers le Chili sont l’objet d’une répression violente qui fait près de 70 morts dans la ville d’El Alto. Les blocages qui s’ensuivent, menés notamment par les comités de quartier (juntas de vecinos) de la ville ainsi que par les principales organisations syndicales, provoquent la fuite vers les États-Unis du président Gonzalo Sánchez de Lozada.

[50] M. Mariette, « Maîtriser ses ressources. Les enjeux de l’industrialisation du lithium bolivien », Cahiers des Amériques Latines, 96, 2021/1, en ligne : https://journals.openedition.org/cal/

[51] M. Mariette, « En Bolivie, mérites et limites d’une “révolution” pragmatique », Le Monde diplomatique, septembre 2019 : https://www.monde-diplomatique.fr/2019/09/MARIETTE/60349.

[52] Voir par exemple : https://www.bcb.gob.bo/webdocs/seccioneducativa/Boletin%20BCB%20N8.pdf

[53] Le pays dispose d’une capacité installée pour générer environ 3 800 MW, alors que la consommation interne atteint à peine 1 600 MW. Les projets d’exportation d’électricité font donc partie des objectifs du gouvernement, mais ils ont un tout autre sens que celui que lui attribuent les critiques du néo-extractivisme. Voir « Bolivia apuesta a producir energía eléctrica ante agotamiento del gas por falta de inversión », El Deber, 26/10/2021:

https://eldeber.com.bo/economia/bolivia-apuesta-a-producir-energia-electrica-ante-agotamiento-del-gas-por-falta-de-inversion_252618

[54] Voir supra note 33.

[55] Voir l’éditorial du numéro « Entreprises ancrées, États en jeu ? », Politix, 132, 2020, p.3-4.

[56] J. Grajales & G. Vadot, « Entreprises, territoires et pouvoirs politiques : localiser l’analyse du capitalisme extractif », Politix, 132, 2020, p.7-21. Voir aussi S. Kirsch, Mining Capitalism: The Relationship Between Corporations and Their Critics, Berkeley, UCP, 2014.

[57] B. Hibou (dir.), La privatisation des États, Paris, Karthala, 2000.

[58] J. Grajales & G. Vadot, « Entreprises, territoires et pouvoirs politiques… », art. cit., p.10.

[59] Pour de telles perspectives de recherche, voir par exemple Matthew Allen, Resource Extraction and Contentious States. Mining and the Politics of Scale in the Pacific Islands, Singapour, Palgrave-Macmillan, 2018.

[60] Il faudrait évoquer la pression des droites et de leurs médias, mais aussi celle des puissances internationales et des dispositifs qu’elles peuvent mettre en œuvre pour maintenir leur influence ou celle des firmes multinationales dont elles se font bien souvent le relais, à travers les aides au développement et les services de coopération.

[61] F. Levia, Latin American Neostructuralism. The Contradictions of Post-Neoliberal Development, Minneapolis, The University of Minnesota Press, 2008.

[62] Voir par exemple: Estudio Económico de América Latina y el Caribe : https://www.cepal.org/es/publicaciones/44674-estudio-economico-america-latina-caribe-2019-nuevo-contexto-financiero-mundial.

[63] Il y a des indignations sélectives chez les adeptes de la critique du néo-extractivisme, car ce n’est pas la première fois que de telles tentatives polémiques de disqualification ont lieu de la part d’Eduardo Gudynas : par exemple sa critique du « colonialisme sympathique » de David Harvey et de son équipe, qui tient lieu d’argument. Et, dans le lien suivant, la réponse, qui insiste sur le concept « unidimensionnel » de néo-extractivisme et son peu d’utilité pour penser les luttes anticapitalistes (on trouvera sur le site du second lien tout un ensemble de réponses et contre-réponses, plus ou moins argumentées, où l’on voit qu’Eduardo Gudynas et ses soutiens, comme Martínez Alier, sont exaspérés par toute tentative de discussion analytique du concept d’extractivisme) :

http://gudynas.com/wp-content/uploads/GudynasRomperColonialismoSimpaticoRebelionSet15.pdf)

https://lalineadefuego.info/2015/10/13/ni-colonialistas-ni-simpaticos-una-respuesta-a-eduardo-gudynas/

[64] On pense enfin, pour la Bolivie de 2021, non seulement au lithium ou aux énergies renouvelables précédemment évoquées, mais aux projets récents d’industrialisation du Rio Mamoré dans le Béni, dont les bénéfices économiques et écologiques ne manqueraient pas de désenclaver une région qui reste, du fait du conflit du Tipnis de 2011, soumise à la domination des élites agro-industrielles de la province voisine de Santa Cruz, ou encore aux projets de développement alternatif concernant les ressources vivrières ou forestières dans l’Orient bolivien.