Kanaky Nouvelle-Calédonie : pour un oui ou pour un non

À l’approche du troisième et dernier référendum sur l’autodétermination de la Kanaky Nouvelle-Calédonie organisé dans le cadre de l’accord de Nouméa et prévu le 12 décembre prochain, Seloua Luste Boulbina et Ulysse Rabaté reviennent sur le contexte particulier dans lequel se déroule cette consultation refusée par les mouvements indépendantistes, ainsi que sur l’arrière-plan colonial qui structure les relations entre la France et la Kanaky Nouvelle-Calédonie et, par ricochet, le processus de décolonisation. 

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Ulysse Rabaté : Emmanuel Macron a donc décidé le maintien du référendum sur l’autodétermination le 12 décembre prochain, malgré les déclarations de boycott du camp indépendantiste qui dénonce un scrutin faussé par la crise sanitaire qui a frappé l’archipel ces derniers mois. Il y a un an, à l’issue d’une campagne dont les derniers jours avaient donné le sentiment de la possibilité d’un basculement pour le « Oui », le « Non » l’a emporté avec 9970 voix d’avance, soit un écart réduit de moitié par rapport au précédent référendum, organisé en 2018. Le maintien coûte que coûte ressemble à un passage en force de la part de l’Etat français. Déconstruire ce passage en force, c’est peut-être revenir au conflit essentiel qui structure ce processus de décolonisation.

Seloua Luste Boulbina : Tout d’abord, en 2021, aucun pays au monde ne se trouve dans la situation des anciennes colonies d’Afrique, sous domination française, britannique ou portugaise, à la veille d’indépendances qui se sont échelonnées de 1910 (Afrique du Sud) à 1990 (Namibie). Aujourd’hui, pour les Nations Unies, « on peut dire qu’un territoire non autonome a atteint la pleine autonomie : a. Quand il est devenu un Etat indépendant et souverain. b. Quand il s’est librement associé à un Etat indépendant, ou c. Quand il s’est intégré à un Etat indépendant » ou « tout autre statut politique librement décidé par un peuple ». Ceci indique l’éventail des possibilités et souligne la liberté qui préside à la conception de l’autonomie, dont l’indépendance jointe à la souveraineté représente une des modalités. L’essentiel ici est que l’autonomie est intégrée dans un processus pacifique et démocratique, autrement dit une autonomie négociée. C’est le cas de la Nouvelle-Calédonie actuelle.

D’autre part, je ne considère pas qu’un référendum puisse être l’alpha et l’omega d’une décolonisation, loin s’en faut. L’indépendance de l’Afrique du Sud n’a en rien, par exemple, empêché la ségrégation raciale. Or, s’il y a bien un critère de décolonisation entre tous, c’est la déracialisation d’une société. Si j’insiste ici sur la dimension sociale plutôt que strictement institutionnelle et politique, c’est parce qu’une colonisation repose toujours sur une négation du social, au profit de la race ou de l’ethnie. C’est aussi parce qu’une colonisation consiste en la destruction d’une structure sociale autochtone ; en l’imposition d’une structure sociale étrangère, européenne en l’occurrence, dans ses modalités nationales, française, britannique, etc. La racialisation établit une frontière entre européens et extra-européens. Les agrégations, affiliations et autres allégeances s’effectuent à partir de cette séparation binaire. En l’espèce, en Nouvelle-Calédonie, la division entre noirs et blancs puis entre kanak et non kanak. En 1965, un rapport du Sénat fait part de cette observation : « En cent ans, il a été formé quatre bacheliers autochtones seulement ».

« La colonisation fait partie de l’histoire française, avait affirmé Emmanuel Macron à la veille de son élection, en 2017. C’est un crime, c’est un crime contre l’humanité, c’est une vraie barbarie. Et ça fait partie de ce passé que nous devons regarder en face, en présentant nos excuses à l’égard de celles et ceux envers lesquels nous avons commis ces gestes. » « Honte à Emmanuel Macron, qui insulte la France à l’étranger ! », avait alors protesté Gérard Darmanin (LR), aujourd’hui ministre de l’Intérieur[1]. Ou Emmanuel Macron s’est montré alors démagogue et affirme aujourd’hui ses positions véritables ; ou il affirmait sa position, et n’en tire pas aujourd’hui les conséquences logiques. Dans les deux cas, se pose le problème de la « colonisation » et des interlocuteurs en présence. Il faut se souvenir que les responsables politiques français, en leur temps, affirmaient qu’ils ne trouvaient pas, parmi les Algériens quels qu’ils soient, même chez les plus modérés d’entre eux, « d’interlocuteurs valables ». Non seulement les Algériens ne « ressemblaient » pas aux Français, mais ils voulaient une seule chose : l’égalité, qui leur était refusée. L’indépendance en a représenté le seul moyen.

Politiquement, on ne négocie jamais qu’avec des adversaires et même avec des ennemis. Le bras de fer est la manifestation du rapport de force qui vide la négociation de son sens puisque celle-ci vise une seule chose, l’accord. Il est regrettable que le choix de la date de la troisième consultation référendaire n’ait pas été concerté entre les différents partenaires. Les partis indépendantistes n’ont jamais caché qu’ils envisageaient cette consultation en 2022. Les partis loyalistes estiment pour leur part qu’il « faut sortir » au plus vite de l’accord de Nouméa (1998). Toute la question était de savoir si une telle consultation devait être subordonnée, ou non, à une échéance électorale, en l’occurrence la présidentielle de 2022 ; si une telle consultation était « ordinaire » ou « extraordinaire » ; si elle devait, ou non, tenir compte des indépendantistes, représentation politique du peuple autochtone de Nouvelle-Calédonie qui forme son électorat. Depuis, cette représentation politique a décidé que, dans les circonstances présentes de la Nouvelle-Calédonie, elle ne ferait pas campagne. Elle a appelé ses électeurs à ne pas se rendre aux urnes. Elle a enfin recommandé la bonne tenue du scrutin. Il ne s’agit donc pas d’un boycott puisque tous les maires, indépendantistes compris, organiseront les élections et veilleront à leur bon déroulement. C’est une position parfaitement légaliste.

 

U.R : Par ses déclarations et par sa décision de maintenir le scrutin dans ses conditions, le président français rompt avec la logique même des accords de Matignon qui portaient en quelque sorte le traumatisme d’un Etat partisan et de l’instrumentalisation de l’enjeu calédonien par l’agenda politique de la métropole. De ce point de vue, on voit bien qu’on navigue entre rupture et continuité : en ressurgissant, les logiques coloniales rappellent leur permanence. Le champ institutionnel, en affirmant son caractère « normal », a produit un silence sur les conditions matérielles de la situation sur place, comme « non-nommées ». Que faire sans les mots colonialisme, ségrégation, séparation, passés dans l’ombre de la lecture officielle de la réalité quotidienne en Nouvelle-Calédonie ?

S. LB : Une logique coloniale est toujours inégalitaire, de droit, et de fait. Vue de loin, la Nouvelle-Calédonie est une ancienne colonie pénitentiaire. C’est du reste ce qu’on entend le plus quand on vit à Nouméa. Or la Nouvelle-Calédonie a de singulier d’avoir été une colonie de réserves, ce qui n’est jamais dit officiellement, que ce soit en France ou en Nouvelle-Calédonie. Le mot même est évité. La première réserve autochtone, Sillery, a été créée par la colonie de la Nouvelle-France, le Canada actuel, en 1637. Il s’agissait de concentrer les premiers habitants, déracinés, sur des terrains généralement peu propices à l’agriculture, qui leur étaient concédés après leur expropriation de leur(s) terre(s). Beaucoup croient qu’il s’agit seulement d’un passé qui n’a aucune incidence sur le présent. Tout au contraire, en Nouvelle-Calédonie comme au Canada, l’invention des réserves a institué des droits de propriété totalement hétérogènes. La propriété privée individuelle n’a valu que pour les Européens. Ceux-ci ont inventé et appliqué aux autochtones une législation d’exception, un droit réel colonial (pour les biens), comme ils ont inventé une législation d’exception, un droit personnel colonial (pour les personnes). En Nouvelle-Calédonie, le Code de l’indigénat a été abrogé en 1946. Le droit réel colonial a été conservé. Avec des conséquences très graves. Qui le dit ?

 

U.R :  Et du coup, comment penser que ces superpositions et continuités juridiques n’ont pas d’effets sur les conditions du débat politique aujourd’hui ? Dans la brutalité de l’imposition du référendum par le président français, il y a aussi une forme de trivialité, comme un retour aux fondamentaux de la domination : on coupe. Ce qui s’est construit depuis les accords de Matignon, ce que le camp indépendantiste a gagné d’un point de vue politique, soudain tout se passe comme si tout cela n’avait jamais existé. On pense à la « contre-histoire » définie par Etienne Balibar et Daho Djerbal dans un dialogue important sur le cas algérien[2] : le système de vérité colonial est un système de négation forcenée et cette négation poursuit les acteurs de la libération, toujours sujets d’une histoire refusée. Comment faire surgir un lieu commun de ce processus chaotique ?[3] C’est un travail politique et intellectuel tellement difficile… 

S. LB : Le problème est qu’il s’agit de la responsabilité politique de l’État français, non de la responsabilité individuelle directe de colons ressortissants de cet État. Or, en matière coloniale, on n’a jamais vu un État prendre ses responsabilités, sauf, peut-être, récemment et faiblement l’Allemagne à l’égard de la Namibie. Pourquoi est-ce si difficile ? Parce que la colonie appartient de facto à la raison d’État ; parce qu’elle tient à l’exceptionnalité des pratiques (massacres par exemple), parce qu’elle se fonde sur la transgression du droit commun. Le président de la République française est le chef de l’État français. En tant que président, il est candidat à sa propre succession, son directeur de campagne étant l’actuel ministre des Outre-mer. Celui-ci est-il venu en Nouvelle-Calédonie pour le référendum (de juris) ou pour la campagne électorale de son candidat (de facto) ? En tant que chef d’État, Emmanuel Macron répète, en 2018 à Nouméa, puis en 2021 à Papeete, ce qu’a toujours défendu l’État français : « la France serait moins belle sans la Nouvelle-Calédonie». Pourquoi ?

Aujourd’hui, pour la France, les frontières maritimes comptent autant sinon plus que les frontières terrestres, de même que la « conquête de l’espace » est aussi décisive que la détention de l’arme nucléaire. La première explosion, du reste, a eu lieu en 1960, en Algérie, avec une bombe quatre fois plus puissante que celle d’Hiroshima. Les « essais » se sont ensuite déroulés en Polynésie française. Un coup d’œil rapide sur le site du ministère des Outre-mer montre que les Outre-mer sont, sur la scène internationale, un atout pour la France. Sous le titre « la dimension maritime et stratégique des Outre-mer », la présentation est la suivante : « Forte de 11 Mkm² de ZEE et d’espaces maritimes (97% outre-mer), la France, grâce à sa surface littorale et ses départements et collectivités d’outre-mer, est la deuxième puissance maritime du monde derrière les États Unis et devant l’Australie ». Il s’agit « d’asseoir notre souveraineté » : « La mer présente des atouts considérables et les outre-mer sont au défi de la maritimisation du monde. Les enjeux stratégiques pour notre pays sont de trois ordres : sécuritaires, économiques et environnementaux. »

« Les enjeux économiques sont liés à l’épuisement des ressources terrestres, qui amène à s’intéresser aux 70% de la surface du globe couverts par les océans. Nous assistons à un basculement des ressources pétrolières de la terre vers la mer. » Plusieurs technologies permettent en outre d’utiliser la mer comme une source d’énergie. Enfin, les fonds marins comptent des ressources non exploitées (amas sulfurés, nodules polymétalliques, terres rares).[4] Comme par le passé, les intérêts politiques sont corrélés aux intérêts économiques. Le président de la République nomme « beauté » ce que ses prédécesseurs appelaient « grandeur », autrement dit « puissance ». La rivalité entre les puissances a toujours été l’aiguillon des conquêtes et des possessions hors de l’Europe. Elle le demeure : dans le concert des nations, la France, comme « deuxième puissance maritime du monde », cherche à imposer sa loi. L’intérêt international est ici l’intérêt colonial même, la vertu des Outre-mer.[5]

La situation calédonienne est donc subordonnée à ces enjeux. A Paris, elle est perçue à partir de la géographie plus que de l’histoire, de l’économie plus que la politique, de l’ordre plus que de la justice. Pour le maintien de l’ordre, environ deux mille policiers et gendarmes sont actuellement dépêchés en Nouvelle-Calédonie ainsi que cent trente véhicules et trente engins blindés. Le journal en ligne Opex 360 titre ainsi : « La Gendarmerie se prépare à « tenir l’aéroport » de Nouméa en cas de troubles après le référendum ».[6] Qu’en est-il de la justice sociale ? Le rapport interdécile, qui mesure l’écart entre les revenus des 10 % les plus riches et les revenus des 10 % les plus modestes, est estimé à 7,9, bien supérieur à celui de la France, 3,6, ou des Dom, 5,8. En 2019, 18,3% personnes vivent au-dessous du seuil de pauvreté (pour 14,8% en France hexagonale) mais ce taux de pauvreté, de 9% chez les non kanak, s’élève à 32,5% chez les kanak. Parmi ceux-ci, les moins de 30 ans et les plus de 60 ans sont les plus démunis. Le RSA n’existe pas. La ligne de pauvreté épouse le contour de la ligne de couleur. Le PIB est pourtant le plus élevé de tous les Outre-Mer.

 

U.R : Quand ont fait l’histoire de la résistance politique Kanak, le moment déterminant – et magnifique – du « réveil Kanak » sous l’impulsion d’une génération de militants-intellectuels Kanak nous fait peut-être oublier par instant à quel point cette pensée politique s’est construite, et continue de se construire, au pied du mur, dans la nécessité permanente d’inventer une stratégie politique où « la survie » reste l’enjeu premier. L’usage du temps, le jeu des ambiguïtés et des fausses acceptations, la cohabitation complexe et parfois chaotique des logiques coutumières et administratives sont autant de sens pratiques et politiques acquis dans ce processus combattif. Ce dernier impose un niveau de réflexion constant, et une considération multidimensionnelle des événements qu’il s’agit de penser « en avance ». A la fin de sa vie, le très regretté Alban Bensa semblait affirmer que cette capacité singulière, forgée par l’histoire, pouvait venir à bout d’un processus institutionnel pourtant pensé contre la réalisation de l’indépendance. J’avoue osciller entre cet avis, et un autre plus pessimiste…

S. LB : Survivre ou mourir. Les colonisés se sont toujours et partout illustrés par leur résistance. Ce qui s’entend de deux manières : objectivement, par leur combativité, subjectivement par leur endurance. Les deux sont relatives et dérivent du rapport des forces, généralement favorable au colonisateur, au colon, au colonial. La combativité se manifeste par les combats de guerre ou de paix : les révoltes ou insurrections (1878 ou 1917 pour les plus célèbres en Nouvelle-Calédonie) ; les luttes politiques dans les partis politiques (Flnks par exemple) ou les organisations syndicales (Ustke par exemple). L’endurance, quant à elle, est tout autant fragilisée par l’infériorisation, la subalternisation, l’inégalité ; elle est adossée à une culture, aux mariages et aux deuils, aux danses et aux chants etc. C’est pourquoi les funérailles sont si importantes : parce qu’elles assurent l’ancestralité brisée par le colonisateur, elles sont essentielles à l’existence elle-même. Comme en Martinique et en Guadeloupe, contester les enjeux des funérailles revient à dénier totalement et brutalement l’histoire même de ces archipels dans lesquels la généalogie a été si terriblement perturbée. Or c’est exactement ce qui s’est produit pour la Nouvelle-Calédonie.

276 décès pour environ 290 000 habitants est une proportion non négligeable, surtout quand on sait que les morts sont quasiment exclusivement des océaniens. Refuser un report du referendum revient à ne pas prendre la mesure de l’histoire et à affirmer sans le dire que ces vies comptent moins qu’un référendum ou qu’une élection présidentielle.

Kanak lives matter. Les kanak ne sont, ni par leur histoire, ni par leur géographie, des « français comme les autres » : ils ont été politico-colonialement fabriqués comme arriérés, y compris après la fin de l’indigénat. Aujourd’hui, le discours dominant en fait des empêcheurs de tourner en rond. Effectivement, de l’extérieur, on peut parfois se demander s’ils ne sont pas, au fond, regardés par certains comme des gêneurs, voire des étrangers indésirables. Quand ils affirment qu’ils sont dans leur pays, on leur répond : « nous aussi, on est chez nous ». C’est ne pas les entendre. Il est peut-être temps de « sortir de l’accord de Nouméa » mais cela ne peut se faire sans les kanak : c’est une évidence. Et aucun référendum quel qu’il soit ne pourra faire magiquement disparaître l’incontournable question coloniale dans ses manifestations contemporaines (niveau de qualification, emplois, revenus etc). Il y a quelque chose de particulièrement frappant dans le paysage urbain nouméen, comme un effacement, une invisibilisation d’une partie fondamentale (je pense au recours que Césaire fait de l’adjectif « fondamental ») de la population calédonienne qui a ses langues et son expression propres. Trop peu trop tard : la statue du gouverneur civil et vice-amiral Olry déposée en 2021, le square Olry rebaptisé place de la Paix, une nouvelle statue commandée : la poignée de main entre Jacques Lafleur et Jean-Marie Tjibaou (accords Matignon, 1988). Indispensables mais purement symboliques. Une opération « Mémoire et réconciliation » dont le coût n’excède pas le prix de la sculpture. Dans un tel contexte, sous cette contrainte, face à ces injonctions, les indépendantistes kanak répondent à l’impatience des européens loyalistes, par la patience et la non-participation au referendum. Dans une tradition libérale, c’est une résistance passive, non-violente, une protestation symbolique, une non-coopération politique. Or la Nouvelle-Calédonie n’a pas de tradition libérale. Sa tradition, parce que coloniale, est autoritaire. La prohibition de l’alcool qui y prévaut en est un symptôme. Comme l’est la consommation d’alcool dans le pays.

 

U.R : L’expérience de la vie en Nouvelle-Calédonie est sans aucun doute l’épreuve quotidienne de cette résurgence autoritaire. Elle se manifeste d’abord, évidemment, par la négation d’une violence multiforme et hyper-présente pour quiconque la regarde. Comme dit plus haut, la survie politique Kanak s’est faite par le contournement brillant de cette négation et l’usage stratégique d’outils politiques à la fois très singuliers et très divers. En même temps, l’île n’est pas isolée du monde et il semble plus dur pour la classe politique Kanak de penser le processus de décolonisation aujourd’hui, en comparaison des années 1980 et d’une période de lutte où différents points d’appui existaient. C’est comme si la solitude avait ses limites… Dans un contexte de boycott (déjà) des élections territoriales par le camp indépendantiste, Tjibaou avait eu cette formule équivoque : « Moi je pense qu’on a peur (de 1984). Parce qu’on a un peu les mains vides. Mais les mains se remplissent quand on travaille ». Qu’est devenu ce mélange très politique de conscience et de confiance ?

S. LB : L’archipel est indéniablement marqué par l’enfermement et la fermeture. Au prisme de la Nouvelle-Calédonie, le rétrécissement de l’univers est très considérable. Même les pays voisins, la Nouvelle-Zélande, l’Australie, le Vanuatu, ne sont présents ni dans les conversations ni dans l’espace public, médias compris. On n’observe aucun ancrage régional. L’espace géographique, calqué sur l’histoire coloniale, se réduit à la Polynésie française, Wallis-et-Futuna, la France hexagonale. Celle-ci est appelée « la Métropole », la Nouvelle-Calédonie est nommée « le territoire ». En outre, la Nouvelle-Calédonie n’est pas une terre d’émigration, mais d’immigration française. L’historien Louis-José Barbançon a parlé de « pays du non-dit ». La rétention d’information est la règle, la communication et l’information l’exception, d’autant que la colonie a légué une bureaucratie administrative omniprésente dans le privé comme dans le public. Le simple mot de « décolonisation » n’est jamais employé pour lui-même, hors l’expression consacrée de « processus de décolonisation ». Le silence, qui n’existe ni sans censure, ni sans autocensure, prévaut sur la liberté d’expression, à peu près insignifiante quand on la mesure à l’aune d’un débat public inexistant. Une telle restriction de la parole, assortie de la prévalence du rapport de force, participe, de façon structurelle, aux violences faites aux femmes, hélas massives.

Le tournant actuel tient peut-être plus au fait que deux leaders indépendantistes kanak soient pour l’un, Roch Wamytan (UC), à la présidence du Congrès ; pour l’autre, Louis Mapou (UNI), à la présidence du Gouvernement. C’est tout à fait inédit. Depuis les accords de Nouméa, le fait ne s’était jamais produit. Dans le cadre d’un gouvernement collégial, c’est une forme d’alternance politique et, peut-être, une forme d’« interculturalité » accrue. Car le modèle social, et donc éducatif, en vigueur est celui de l’acculturation et de l’asymétrie : les populations autochtones apprennent obligatoirement à pratiquer le français et à assimiler la culture française sans qu’il soit attendu des populations allogènes, anciennement implantées, qu’elles migrent ainsi, symboliquement, vers les populations autochtones. Il semble normal aux calédoniens et autres résidents de longue date de ne connaitre aucune langue locale, comme c’était le cas autrefois en Algérie (arabe, tamazight, tamahaq…) ou au Sénégal (wolof, sérère, pular, diola…). Comme ailleurs, la diglossie prédomine dans la population autochtone qui pratique deux langues (au moins) dotées de deux statuts inégaux, le français étant la langue « légitime ». L’archipel est linguistiquement très fragmenté : ses langues sont nombreuses (le drehu, le nengone, le xârâcùù et le paîcî sont les plus parlées). Il faut donc savoir identifier les procès en invalidation de la parole, souvent au nom de la « particularité », qui reposent sur la défense de l’asymétrie culturelle et linguistique, autrement dit sur la non-réciprocité.[7] On peut toutefois espérer qu’une évolution se fasse sentir dans le sens de l’unification d’une société profondément divisée, notamment du fait de ses inégalités.

En 2017, la Nouvelle-Calédonie figurait sur la liste noire des paradis fiscaux de l’Ong Oxfam comprenant trente-cinq pays, ainsi que sur la liste grise commune européenne (au titre de deux critères, la transparence et les mesures anti-Beps).[8] La fraude fiscale, infraction pénale en France depuis 1920, n’y est pas un délit. L’impôt sur le revenu des personnes physiques, établi en France en 1917, n’y est apparu qu’en 1982 (quatre tranches plafonnées à 40%), après l’impôt sur les sociétés, créé en 1979. Le budget public est alimenté surtout par la fiscalité indirecte (autour de 60%). Quant aux dispositifs de défiscalisation, certains estiment qu’elle est un moyen de convertir l’argent public en argent privé (manque à gagner estimé à 30 milliards de francs Cfp soit 250 millions €). Les transferts financiers de l’État français (donc des contribuables hexagonaux), s’élèvent annuellement à cent quatre-vingt milliards de francs Cfp (près de 1 milliard 500 millions €). Plus de cent milliards de francs Cfp (830 millions €) quittent la Nouvelle-Calédonie chaque année, notamment vers l’Australie.[9]

 

U.R : La question qui vient ensuite poursuit la précédente en changeant la perspective et en se plaçant du côté de la solidarité à l’égard de cette lutte de libération. En tant que non-Kanak, comment parler sans trop parler ? Pourquoi le porte-à-faux est inévitable et comment composer avec d’un point de vue politique ? Cette question stratégique n’est pas nouvelle, mais ici elle prend une forme sans doute singulière.

S. LB : J’ai toujours été frappée par le porte-à-faux dans lequel se trouvait Frantz Fanon en Algérie, et avec les Algériens. Voici un pays dont le psychiatre martiniquais ne comprend pas la langue, dont il ne connaît pas la culture, dont il ignore la religion et qu’il saisit justement, du fait de son expérience vécue et de son parcours intellectuel. Il faut se souvenir que Fanon découvre la ségrégation très tôt, comme militaire, quand il constate qu’il appartient à un régiment français quand d’autres se trouvent chez les « tirailleurs sénégalais ». Quand il arrive en Algérie, l’Afrique du Sud lui vient à l’esprit. Il décide alors de ne pas être complice et de ne pas collaborer avec un système qu’il juge inique. Il refuse ainsi de procéder à toute expertise psychiatrique. Le porte-à-faux est à mon sens inévitable pour qui arrive de l’extérieur, et occupe une position privilégiée dans une société hôte colonialement clivée. S’il n’est pas perçu, c’est parce que le déni vient couvrir et éloigner l’inconfort ou l’embarras qui dériverait de la conscience du porte-à-faux et, inévitablement, de la prise en compte de l’inégalité. Ce déni a été observé en Nouvelle-Calédonie, notamment chez les psychiatres français venant s’y installer. Il est la voie plus efficace pour ne rien savoir de ce que néanmoins on peut observer. Pour l’expatrié qui n’a pas l’expérience vécue jointe au parcours intellectuel, il n’y a rien de plus normal que de jouir de la qualité de vie offerte par le pays.

Quand certaines situations sont familières, il est facile de confondre le normal et le familier. Le sens critique se dissout en général dans le niveau de vie. L’avantage social, en tant que tel, est « un peu comme une adresse postale, disait Deleuze : partir de soi… la rue où on est, la ville, le pays, les autres pays, de plus en plus loin… ». La seule question, ajoute le philosophe est alors : « comment faire pour que la situation dure ? ». C’est encore plus vrai dans une société de privilèges. La Nouvelle-Calédonie ne « produit » pas les cadres privés ou publics dont elle a pourtant besoin. De ce fait nécessaires, les « chasseurs de prime » sont bien connus des calédoniens auprès desquels ils ont mauvaise réputation. Ils font souvent le tour des Outre-mer : Tahiti et Wallis (sans impôt sur le revenu), la Réunion, Mayotte, la Guyane, la Martinique, la Guadeloupe (l’impôt sur le revenu y est réduit de 30 à 40%). La cécité, la surdité, le silence, signes implicites d’allégeance aux puissances (si ce n’est aux puissants), témoignage d’acceptation de l’ordre social, prédominent là où le débat démocratique est le plus atteint, l’anti-intellectualisme le plus prononcé[10]. A Nouméa, dans certains lieux, on ne croise que des européens ; dans d’autres, on ne voit que des océaniens. La même répartition se retrouve dans des établissements scolaires « naturellement » non mixtes. La grande question philosophique est alors de savoir ce que chacun fait de son expérience, de ce dont il est spectateur : sera-t-il un témoin ? Parlera-t-il ?[11] Le philosophe Derrida a montré qu’on ne peut témoigner que de l’incroyable. Parler, c’est traduire une parole qu’on ne connaît pas d’avance.

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Seloua Luste Boulbina est philosophe et politiste, actuellement chercheuse (HDR) associée au LCSP (université de Paris). Théoricienne de la décolonisation, elle a été directrice de programme au Collège International de Philosophie. Elle a récemment publié Le Singe de Kafka et autres propos sur la colonie, réédition augmentée, les presses du réel, 2020 ; Les Miroirs vagabonds et la décolonisation des savoirs (arts, littérature, philosophie), les presses du réel, 2018.

Ulysse Rabaté est enseignant à l’Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis. Il a récemment publié Politique Beurk Beurk. Les quartiers populaires et la gauche : conflits, esquives, transmissions, Editions du Croquant, 2021.

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Illustration : « Pour un oui ou pour un non », photographie de Daniel Cande, texte de Nathalie Sarrault. Source : gallica.bnf.fr, Bibliothèque nationale de France. 

Notes 

[1] Cités par Patrick Roger, « Colonisation : les propos inédits de Macron font polémique », Le Monde du 16 février 2017.

[2] Daho Djerbal, « De la difficile écriture de l’histoire d’une société (dé)colonisée. Interférence des niveaux d’historicité et d’individualité historique », Naqd, hors-série n°3, 2014 ; Étienne Balibar, « Une contre-histoire partagée ? » in Étienne Balibar (dir.), Histoire interminable. D’un siècle l’autre. Écrits I, La Découverte, 2020, pp. 150-162.

[3] Pour une application de cette analyse à la Kanaky-Nouvelle-Calédonie : Ulysse Rabaté et Pascal Hebert, « Enseignements de Kanaky-Nouvelle-Calédonie : la force de la contre-histoire », Analyse Opinion Critique, 09/12/2021 : https://aoc.media/opinion/2020/12/07/enseignements-de-kanaky-nouvelle-caledonie-la-force-de-la-contre-histoire/

[4] https://outre-mer.gouv.fr/la-dimension-maritime-et-strategique-des-outre-mer (publié le 17 novembre 2016)

[5] Les Outre-mer représentent 4% de la population française : 2,7 millions de personnes.

[6] Laurent Lagneau, « La Gendarmerie se prépare à « tenir l’aéroport » de Nouméa en cas de troubles après le référendum », Opex 360, 7 octobre 2021.

[7] J’ai tout particulièrement développé cet aspect dans L’Afrique et ses fantômes, Écrire l’après, Présence Africaine, 2015, chapitre 2 : « La langue comme politique interne ».

[8] Le Base erosion and profit shifting (érosion de l’assiette fiscale et transfert des bénéfices, BEPS) désigne l’exploitation de différents régimes fiscaux.

[9] Les rapporteurs spéciaux du Sénat, ont proposé en 2018 la suppression de la TVA NPR (non perçue récupérable) et l’abaissement de l’exonération d’impôt sur le revenu dont bénéficient les contribuables des DOM. Cette TVA NPR a été supprimée car elle n’avait « aucun impact réel sur les prix ». 70% de l’abattement fiscal (400 millions d’euros) bénéficiait à 10% de foyers fiscaux. L’objectif fut alors de revoir les plafonds. La Cour des comptes pointe « l’insuffisant civisme déclaratif constaté outre-mer ».

[10] Des chercheurs et universitaires, professionnellement protégés par la liberté académique, produisent des analyses critiques. Les rapports parlementaires, les rapports du contrôleur des lieux de privation de liberté, les études de l’Isee, l’Institut de la statistique et des études économiques proposent également des diagnostics souvent sévères. Mais sont-ils suivis ? Et suivis d’effet ?

[11] Dans « La colonie pénitentiaire », Kafka l’a très bien montré, parce qu’il l’a très bien compris. Si le voyageur, le chercheur en voyage d’études, assiste à un supplice qu’il désapprouve, il cherche une issue pour ne pas se charger du poids du témoignage, et s’enfuit, prenant le premier bateau venu, sans mot dire.