L’ouvrage de Sara R. Farris, Au nom des femmes, vient d’être publié en français aux éditions Syllepse, traduit par July Robert. La sociologue y développe le concept désormais connu de fémonationalisme à travers une étude des programmes d’intégration civique en France, aux Pays-Bas et en Italie. Dans cet extrait issu de son introduction, Sara R. Farris définit le concept de fémonationalisme et présente les enjeux de son étude dans les trois contextes européens, marqués par la montée de l’extrême-droite et du nationalisme.
« Je pense que nous avons affaire à des femmes très malades [c’est-à-dire les femmes portant le voile intégral] et je ne pense pas que nous devrions être déterminées en fonction de leur pathologie » (Élizabeth Badinter, philosophe féministe française).
« L’islam… rejette les Juifs et les homosexuels et jette des décennies de droits des femmes aux toilettes » (Geert Wilders, dirigeant du Parti pour la liberté, parti néerlandais d’extrême droite).
« Il ne peut y avoir de régularisation de ces [migrants] entrés illégalement, ceux qui violent les femmes et cambriolent les villas, mais nous tiendrons certainement compte, en perspective d’une régularisation, de toutes ces situations ayant un important impact social comme celle des [femmes] migrantes soignantes » (Roberto Maroni, ex-dirigeant de la Ligue du Nord, parti d’extrême droite italien).
Le succès de l’extrême droite aux élections parlementaires européennes de 2014 a grandement attiré l’attention internationale. Les partis de droite de tout le continent ont soit remporté un grand nombre de sièges, soit consolidé leur important soutien populaire[1]. Ces succès électoraux couplés à la dureté des slogans anti-islam ayant caractérisé les campagnes de ces partis ont provoqué la crainte d’un retour du fascisme. Néanmoins, une des caractéristiques frappantes qui distingue les partis nationalistes européens contemporains de leurs anciens homologues est leur invocation de l’égalité de genres (et occasionnellement des droits des LGBT) dans leur rhétorique globalement xénophobe. En fait, en dépit de leur manque d’intérêt pour l’élaboration de politiques concrètes pour l’égalité de genres et leur style politique masculiniste, ces partis mettent de plus en plus en avant leurs programmes anti-islam au nom des droits des femmes. Un des tropes centraux mobilisés par ces nationalistes de droite de Geert Wilders aux Pays-Bas à Marine Le Pen en France et Matteo Salvini en Italie – animateurs-clés de l’« internationale brune » sur laquelle se concentre ce livre – est le sérieux danger que constituent les hommes musulmans pour les sociétés européennes occidentales en raison, par-dessus tout, de leur traitement oppressif à l’égard des femmes (Kampagiannis, 2014)[2].
Certain·es intellectuel·les ont qualifié ce tournant nationaliste en direction de la thématique de l’égalité des femmes de tentative de modernisation de leur programme et afin de progresser dans leur électorat féminin[3]. D’autres ont établi un lien entre l’Europe et les États-Unis, où des politicien·nes conservateur·trices ont présenté les guerres impérialistes post-11-Septembre au Moyen-Orient comme des missions destinées à libérer les femmes musulmanes des hommes musulmans[4]. Et pourtant, les nationalistes de droite ne sont pas les seules forces à brandir l’étendard de l’égalité des femmes dans un discours apparemment contradictoire avec le cœur même de leurs idéologies et politiques. De l’autre côté du spectre politique, certaines ferventes féministes notoires ont également rejoint le chœur anti-islam. Tout au long des années 2000, la philosophe féministe française internationalement reconnue Élizabeth Badinter, la politicienne féministe néerlandaise Ayan Hirsi Ali et la célèbre « féministe occasionnelle » italienne Oriana Fallaci ont dénoncé les communautés musulmanes comme étant des communautés exceptionnellement sexistes au regard des pays occidentaux, lieux de rapports de genres « supérieurs »[5]. De la même façon, des organisations de femmes ainsi que des bureaucrates haut placé·es d’organes étatiques pour l’égalité des genres – souvent appelé·es fémocrates – ont toutes et tous identifié les pratiques religieuses islamiques comme étant particulièrement patriarcales, soutenant qu’elles n’avaient pas leur place dans la sphère publique occidentale. En conséquence, iels ont toustes soutenu des propositions de loi telles que l’interdiction du voile en décrivant les femmes musulmanes comme des victimes passives devant être secourues et émancipées. Le front féministe hétérogène anti-islam présentait ainsi le sexisme et le patriarcat comme des domaines pratiquement exclusifs de « l’Autre musulman ».
L’étrange rencontre entre des programmes anti-islam et la rhétorique émancipatoire des droits des femmes n’est cependant pas limitée aux nationalistes et aux féministes. Des militants néolibéraux qui sont par ailleurs antinationalistes utilisent également de plus en plus de représentations anti-islam au nom des droits des femmes. Les programmes d’intégration civique pour les « ressortissant·es de pays tiers » en sont un bel exemple. Comme je l’expliquerai, ils sont un jalon du néolibéralisme. Conçus pour encourager l’inclusion des migrant·es dans la fabrique des sociétés européennes, ces programmes ont rendu dépendante la résidence à long terme des migrant·es d’un engagement garanti à apprendre la langue, la culture et les valeurs du pays de destination. Ils poussent les migrant·es à reconnaître les droits des femmes comme valeur centrale de l’Occident, ainsi qu’à intégrer les pratiques culturelles occidentales présentées comme supérieures sur le plan civilisationnel. Ce qui est également frappant ici, c’est que les politiques d’intégration civique tendent à généraliser les affirmations concernant la misogynie inhérente aux communautés musulmanes, tout en les appliquant à tous les migrantes non occidentaux·ales.
Ainsi, trois acteur·trices politiques très différents – nationalistes de droite, certaines féministes et organismes pour l’égalité des femmes et néolibéraux·ales – invoquent les droits des femmes pour stigmatiser les hommes musulmans afin de faire progresser leurs propres objectifs politiques. Mais pourquoi ces différents mouvements invoquent-ils le même trope et identifient-ils les hommes musulmans comme l’une des menaces les plus dangereuses pour les sociétés occidentales ? Les partis nationalistes « trahissent-ils » leurs politiques traditionnellement antiféministes, les féministes, leurs politiques émancipatrices et les néolibéraux·ales, leurs politiques antinationalistes en utilisant tous les droits des femmes contre les sujets masculins musulmans ? Quelles sont exactement les forces nationalistes, féministes et néolibérales qui mobilisent l’égalité de genre contre l’islam, et quels sont leurs arguments spécifiques ? Assistons-nous à l’ascension d’une nouvelle Sainte-Alliance ou cet apparent consensus à travers le spectre politique est-il seulement concomitant et fortuit ? Et finalement, pourquoi les femmes musulmanes se voient-elles offrir d’être « secourues » dans un contexte d’islamophobie et de sentiments antimigratoires grandissants, tout particulièrement en ce qui concerne l’emploi et la santé ?
Comme je l’examine dans les chapitres qui suivent, divers·es chercheur·euses ont expliqué le nouveau rôle central que joue l’égalité de genres et parfois des homosexuel·les dans les programmes anti-islam comme étant une conséquence du glissement vers la droite et de la guerre contre le terrorisme qui a marqué les années 2000 en Europe et aux États-Unis – particulièrement après le 11-Septembre. Ils soulignent ainsi la logique sécuritaire des récits de sauvetage contemporains qui ciblent les femmes musulmanes comme victimes et lisent ces récits comme étant principalement les constellations politiques qui caractérisent le Zeitgeist nationaliste et néolibéral actuel.
Ce livre soutient plutôt que les importantes dimensions politico-économiques qui sous-tendent ces intersections paradoxales en Europe occidentale ont, pour la plupart, été négligées. En outre, j’affirme que les façons par lesquelles les campagnes anti-islam au nom de l’égalité de genres se nourrissent et façonnent des idéologies et des institutions racistes et anti-immigration plus larges ne se sont pas vu accorder l’attention soutenue qu’elles méritent. Au nom des femmes propose ainsi de nouveaux liens, de nouvelles conceptualisations et catégories d’analyse afin de déchiffrer les raisons de cette surprenante intersection entre les nationalistes, les féministes et les néolibéraux·ales. Pour nommer cette intersection et formuler la logique politico-économique qui l’étaye, j’introduis la notion de fémonationalisme.
Raccourci pour « nationalisme féministe et fémocratique », le fémonationalisme fait autant référence à l’exploitation des thèmes féministes par les nationalistes et les néolibéraux·ales dans les campagnes anti-islam (mais aussi, comme je le montrerai, dans les campagnes anti-immigration), qu’à la participation de certaines féministes et fémocrates dans la stigmatisation des hommes musulmans en vertu de l’égalité de genres. Par conséquent, le fémonationalisme décrit d’une part les tentatives des partis de droite et néolibéraux d’Europe occidentale de faire avancer des politiques xénophobes et racistes par le biais d’un racolage de l’égalité de genres, tandis que, d’autre part, il saisit l’implication de diverses féministes et fémocrates assez visibles et reconnues dans l’actuelle mise en scène de l’islam comme religion et culture typiquement misogyne. Afin de définir et de dresser une carte du fémonationalisme, ce livre se propose d’éclaircir le rôle de trois formes politiques structurantes (les Pays-Bas, la France et l’Italie entre 2000 et 2013) et trois acteurs et programmes politiques spécifiques : (1) les partis nationalistes de droite (Partij voor de Vrijheid [PVV ; Parti pour la liberté] aux Pays-Bas, le Front national [FN] en France et la Lega Nord [LN, Ligue du Nord] en Italie) ; (2) un nombre important d’intellectuelles et politiciennes féministes, d’organisations de femmes et de fémocrates au sein de ses pays ; (3) et les politiques néolibérales visant les migrant·es non occidentaux·ales avec les programmes d’intégration civique.
À ce stade, il est nécessaire d’émettre deux précisions. Premièrement, je dois souligner que contrairement aux partis nationalistes de droite qui instrumentalisent l’égalité de genres dans leurs campagnes anti-immigration, les féministes, les organisations de femmes et les fémocrates que j’ai mises en avant dirigent leur critique principale contre les musulmans et non contre les migrants en général. Ce livre détaille cependant l’implication de certaines de ces féministes, organisations de femmes et fémocrates dans l’élaboration et la mise en œuvre de quelques éléments des programmes d’intégration civique visant les femmes migrantes non occidentales en général. Je montre ainsi comment la rhétorique anti-islam s’est infiltrée dans les mécanismes institutionnels qui ciblent la population migrante non occidentale en général. Au nom des femmes tente de détricoter cet entrelacement complexe, affirmant que tandis que la rhétorique antimusulmane est devenue la rhétorique anti-Autre dominante, à certains moments, dans certains endroits et certains discours, elle concorde avec la rhétorique anti-immigration. J’explique cette complexité en indiquant comment, d’une part, le glissement entre les politiques anti-islam et anti-immigration apparaît au travers de l’hypothèse de l’homme et la femme musulmane comme les représentant·es principaux·ales de la binarité oppresseur/victime. Cette binarité est ensuite projetée et généralisée aux migrant·es non occidentaux·ales, plus généralement du Sud global (comme, par exemple, dans le cas des politiques d’intégration civique). D’autre part, j’explique comment cette binarité d’oppresseur et de victime utilisée aujourd’hui pour mettre en avant les musulman·es en particulier se nourrit de représentations et stéréotypes déployés à l’époque coloniale dans ces trois pays et qui font partie intégrante de répertoires racistes plus généraux.
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Illustration : https://solidarites.ch.
[1] Trois partis nationalistes de droite ont remporté les élections dans leurs pays respectifs : le Danish People’s Party obtenant 25 % (+18,7) des voix ; le FN obtenant 26,6 % (+11,8) des voix ; et le United Kingdom Independence Party avec 27,5 % des voix (+11,4). De manière générale, ce sont dans les pays d’Europe occidentale que les partis de droite ont obtenu les résultats les plus élevés (à l’exception de la Hongrie). Pour une analyse plus approfondie de ces résultats, voir l’analyse de Cas Mudde (2014), « Fighting the system ? Populist radical right parties and system change », Party Politics, vol. 20, n°2.
[2] Kampagiannis, Thanasis (2014), « The “Brown International” of the European Far Right” », MR Online.
[3] Bartlett, Jamie, Jonathan, Birdwell et Sarah de Lange (2012), Populism in Europe : Netherlands, Londres, Demos ; Mayer, Nonna (2013), « From Jean-Marie to Marine Le Pen : Electoral change on the far right », Parliamentary Affairs, n° 6. ; Akkerman, Tjitske et Anniken Hagelund (2007), « “Women and children first!” Anti-immigration parties and gender in Norway and the Netherlands », Patterns of Prejudice, n° 41 ; Towns, Ann, Erika Karlsson et Joshua Eyre (2014), « The equality conundrum : Gender and nation in the ideology of the Sweden democrats », Party Politics, n° 20.
[4] L’invasion de l’Afghanistan ayant suivi les attentats contre les Twin Towers à New York fut soutenue et présentée au grand public à l’international tout autant comme une mission pour libérer les femmes afghanes de l’oppression du régime des talibans que comme un acte de défense et de riposte contre les auteurs de ces attaques. À partir de ce moment-là, les images de femmes musulmanes voilées comme des corps emprisonnés ont pénétré notre inconscient collectif occidental en même temps que celles des hommes barbus musulmans préparant de toute évidence des attaques terroristes contre des cibles occidentales […].
[5] Oriana Fallaci ne se définissait pas comme féministe bien qu’elle fût associée au féminisme libéral en raison de son soutien aux combats pour les droits à l’avortement et au divorce dans les années 1970.