Dans les usines digitales, le travail ouvrier est (toujours) une expérience de classe

L’innovation technologique est associée à de nombreux mythes, en particulier celui de la fin du travail et de l’exploitation capitaliste. Pourtant, l’observation des « usines 4.0 » donne à voir la distance avec le récit enchanté de technologies digitales permettant d’émanciper le travail des contraintes physiques et de partager le pouvoir de décision. Non seulement le travail ouvrier reste une expérience de classe, marquée par une très faible autonomie et une pénibilité importante, mais ces technologies permettent en réalité de renforcer le contrôle bureaucratique sur le processus de production. 

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Dans Les Classes sociales en Europe[1], les sociologues Cédric Hugrée, Étienne Penissat et Alexis Spire notent que « la première caractéristique des classes supérieures européennes est l’autonomie qui leur est octroyée, ou plutôt que leurs membres s’octroient au travail » (p. 125). « Cette autonomie, poursuivent-ils, dépasse la seule capacité à contrôler leur rythme de travail : elle concerne l’ensemble de l’organisation de leur travail et touche aussi bien le contenu des missions que les objectifs » (pp. 125-126). À l’inverse, pour les membres des classes populaires, l’organisation du travail constitue une contrainte imposée de l’extérieur, et c’est l’expérience de la subordination au travail qui unit les membres de cette classe.

En outre, les inégalités de classe au travail se manifestent également dans les conditions de travail : les membres des classes populaires (et notamment les travailleurs des industries métallurgiques et électroniques) sont en effet particulièrement exposés à des conditions de travail pénibles et dangereuses, auxquelles les progrès technologiques des dernières décennies n’ont pas mis fin.

 

Les conséquences (imaginaires) des innovations technologiques

La question des conséquences (ou de l’absence de conséquences) des innovations technologiques sur les conditions de travail est un élément essentiel pour comprendre l’expérience contemporaine des classes populaires dans les pays industrialisés. Comme le note la sociologue allemande Sabine Pfeiffer[2], la rhétorique des employeurs et des managers sur la soi-disant « quatrième révolution industrielle » a ravivé ces dernières années l’intérêt des politiciens, des journalistes et des universitaires pour le travail à l’usine, après l’avoir rejeté comme une simple survivance du passé dans une société qui serait devenue post-industrielle depuis au moins trois décennies. Les usines reviennent soudainement au centre du débat public, non pas en tant qu’épicentres des conflits sociaux comme dans les années 1970, mais en tant qu’avant-postes de l’innovation technologique, capables d’anticiper un avenir numérique qui déborderait bientôt sur le reste de la société.

Dans tous les pays industrialisés ou presque, des consortiums d’industries dominantes ont conçu et promu, avec la collaboration de grands cabinets de conseil et le soutien des décideurs politiques, divers projets visant à favoriser l’adoption de nouveaux artefacts technologiques dans l’industrie (robots collaboratifs, dispositifs numériques, Internet des objets, etc.). Connus sous différents noms selon les pays (« Industrie 4.0 » en Allemagne, « Advanced manufacturing » aux États-Unis, « Industrie du futur » en France, « Made in China 2025 » en Chine, « Industria 4.0 » en Italie), ces projets ont pour objectif d’attirer des fonds publics afin de soutenir les stratégies de marché de certains secteurs industriels mis à l’épreuve par la crise de 2008-2009, de financer leurs efforts de recherche et de développement et de les protéger de la concurrence internationale croissante[3].

En Italie, en particulier, le plan « Industria 4.0 », lancé tardivement par rapport aux autres pays européens, a mis à la disposition des entreprises une subvention de 18 milliards d’euros – y compris des incitations fiscales, des contributions et des facilités de prêt – pour soutenir les investissements dans l’innovation[4]. Toutefois, comme le révèle une étude récente[5], l’adoption des technologies numériques reflète l’hétérogénéité du tissu productif du pays : les entreprises qui ont introduit ces technologies sont principalement des moyennes et grandes entreprises, situées dans les régions du nord et concentrées dans certains secteurs productifs spécifiques (industrie mécanique et chimique, services financiers, activités liées aux technologies de l’information et de la communication). Selon les chercheurs, l’adoption de nouvelles technologies a eu dans ces entreprises un effet positif sur la productivité du travail, les ventes et les salaires moyens. Cependant, en termes économiques, leur effet sur la productivité et les ventes a été jusqu’à présent environ deux fois plus important que sur les salaires moyens, révélant ainsi que la redistribution des gains provenant de l’adoption de nouvelles technologies a été faible[6].

Cela ne signifie pas pour autant que l’adoption des nouvelles technologies numériques n’a pas eu de répercussions sur les processus de production et, par conséquent, sur l’expérience professionnelle concrète des travailleurs et des travailleuses. Une fois que le rêve récurrent des « usines dans le noir » (c’est-à-dire sans composante humaine) s’est évanoui, même aux yeux des plus fervents apologistes, le processus de digitalisation et d’interconnexion des processus de production a été présenté par ses défenseurs comme une stratégie industrielle « à échelle humaine », visant à favoriser le déplacement du pouvoir de décision vers le bas de la structure hiérarchique et, par conséquent, à accroître le degré d’autonomie et de participation des travailleurs. En outre, l’introduction de robots collaboratifs et d’autres équipements de pointe devrait avoir un impact positif sur les conditions de travail, en éliminant les tâches les plus physiques ou les plus répétitives et en améliorant l’expérience de travail tant sur le plan physique que mental.

Sur la base de ces hypothèses, l’adoption des nouvelles technologies digitales a été accueillie avec enthousiasme, y compris par de nombreux syndicats. Dans le secteur automobile, en particulier – qui, en Italie, continue à avoir un poids professionnel important, avec environ 280 000 emplois directs et indirects qui représentent plus de 7 % de l’emploi dans le secteur manufacturier (données ANFIA[7]) – la question des effets réels de ces nouveaux artefacts sur les conditions de travail dans les usines a été occultée. À sa place, se répand un récit mièvre qui dépeint le monde enchanté des « usines intelligentes » où la fatigue, les maladies professionnelles et le danger auraient disparu et où les travailleurs, devenus eux aussi « 4.0 », travailleraient avec des tablettes au lieu des clés à molette[8].

Dans ce scénario de conte de fées, le travail des cols bleus cesse d’être une expérience de « classe » où c’est le différentiel de pouvoir dans l’organisation du travail qui détermine les inégalités, non seulement des salaires, mais aussi des conditions de travail et de la capacité d’autodétermination. Au contraire, dans un saut logique typique de la pensée magique, l’unification apparente des expériences du travail sur la base des nouvelles technologies est censée briser les barrières hiérarchiques, permettant aux managers, ingénieurs, techniciens et ouvriers de partager les responsabilités et de contribuer à déterminer les choix stratégiques de leurs entreprises.

 

Intensification et contrôle du travail

Il est clair qu’aucune technologie n’est capable de bouleverser par elle-même la division verticale du travail. Dans les usines du secteur automobile, la vague d’innovation technologique qui porte le nom d’« Industrie 4.0 », loin de conduire à l’automatisation totale ou à la révolution digitale du travail, s’intègre pleinement dans la tendance historique d’« allégement » des processus de production liée à la diffusion du toyotisme et des techniques managériales de la lean production. De ce point de vue, l’« Industrie 4.0 » semble suivre la même voie que la lean production : permettre une rationalisation et une standardisation plus poussées des processus de production afin d’accroître la productivité, en intensifiant les performances du travail par la réduction des temps morts et l’élimination des activités « à faible valeur ajoutée », y compris les mouvements de travail considérés comme « inutiles ».

Cette dynamique est parfaitement illustrée, par exemple, par la restructuration du système d’approvisionnement de la chaîne de montage, avec l’introduction de systèmes de kitting empruntés à la logistique. Facilités par la digitalisation des entrepôts et des chaînes de montage et par l’introduction de technologies telles que le pick-to-light ou les chariots automatiques AGV, ces systèmes non seulement lient encore plus étroitement les travailleurs à leur poste de travail, dont ils ne doivent, ni ne peuvent plus s’éloigner pour réapprovisionner leur stock, mais accélèrent également le rythme de leur travail, puisque le temps « gagné » est redéployé dans des activités qui produisent directement de la valeur.

Au total, les technologies digitales adoptées dans des contextes organisationnels qui visent toujours à réduire le gaspillage de temps se traduisent, dans l’expérience concrète des travailleurs, par une diminution relative de l’effort physique, mais aussi et surtout par une intensification corrélée des charges de travail et une augmentation du caractère standardisé et répétitif des tâches. En outre, les technologies de l’« industrie 4.0 » permettent d’intégrer plus profondément les règles et les procédures d’exécution des tâches professionnelles directement dans les moyens de production, ce qui renforce le contrôle bureaucratique sur les processus de travail.

Par exemple, les nouvelles clés dynamométriques numériques, introduites massivement sur les chaînes de montage ces dernières années, sont programmées pour effectuer certaines séquences de serrage et se verrouiller si le travailleur ne serre pas correctement dans la séquence définie. Auparavant, le travailleur réglait lui-même la clé dynamométrique en fonction de la séquence de serrage à effectuer, en suivant les instructions figurant sur sa carte de travail. Bien que le risque de faire une erreur de serrage fût clairement plus élevé, le travailleur pouvait toujours modifier la séquence sur la carte, même de manière informelle, et l’adapter aux exigences de son travail. Par ailleurs, en cas d’erreur, c’est à lui qu’il incombait de la signaler, tandis que les nouvelles clés dynamométriques numériques, étant connectées par Wi-Fi à une unité de contrôle, transmettent constamment des données sur leur utilisation.

L’expérience ouvrière concrète de ce processus révèle donc une fois de plus sa duplicité : d’une part, l’équipement digitalisé, en fournissant au travailleur des indications ou des contraintes techniques précises, réduit considérablement la marge d’erreur ; d’autre part, il capte ses connaissances tacites et le soumet à une supervision quasi permanente (également exercée par la collecte de données de performance avec un degré de granularité sans précédent), limitant ainsi fortement son pouvoir discrétionnaire dans l’exécution des tâches. Selon les propos d’un ouvrier de l’usine ex-FCA de Cassino que nous avons recueillis lors d’un entretien, dans l’usine digitale, les chaînes deviennent « invisibles, wireless, parce que tu ne peux pas te déplacer au-delà de tes deux mètres d’espace, parce que chaque opération que tu fais est connectée au système et ne te laisse donc aucune liberté ».

 

La subordination persistante des « ouvriers 4.0 »

Que reste-t-il alors des promesses d’aplatissement de la structure hiérarchique et de participation des travailleurs ? Pas grande chose, si l’on considère que les innovations organisationnelles introduites dans les usines n’ont pas fondamentalement remis en cause l’expérience de la subordination des ouvriers. Les processus d’allégement des hiérarchies d’atelier restent largement formels et ne se traduisent pas par une plus grande autonomie et une plus grande capacité de décision des travailleurs.

Il en va de même pour les mécanismes de participation (réunions d’équipe, collecte de suggestions, etc.), dont la mise en œuvre pratique se traduit rarement par une implication effective des ouvriers, qui au mieux développent des attentes très faibles quant à l’efficacité de ces mécanismes, et au pire refusent sciemment d’y prendre part, craignant que leurs suggestions ne soient utilisées pour intensifier leur travail. Telles sont les conclusions de deux enquêtes récentes conduites en Italie, dont l’une porte sur les usines de l’ancien groupe FCA (aujourd’hui Stellantis)[9], et l’autre se concentre sur les usines métallurgiques de la région de Bologne qui sont parmi les plus avancées technologiquement du pays[10].

Ces enquêtes montrent comment, dans le secteur automobile, les lumières sont toujours allumées et comment les « ouvriers 4.0 » continuent de vivre leur condition de travail comme une expérience de classe. Mais la plupart de ces considérations peuvent également être étendues à d’autres secteurs productifs, comme le montrent l’étude récente de Dario Fontana[11] qui, outre le secteur mécanique, a analysé les secteurs agroalimentaire, biomédical, logistique, bancaire et de la production de céramique. Le halo de neutralité et de fatalité qui entoure la rhétorique et la pratique de l’innovation technologique disparaît, en somme, dans l’expérience concrète des travailleurs qui racontent une histoire différente, mais pas nouvelle, pour ceux qui veulent bien l’écouter.

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Cet article est paru sur le numéro 13 de Jacobin Italia en décembre 2021.

L’auteur remercie la rédaction de la revue pour avoir autorisé la traduction de ce texte. La traduction est de Juan Sebastian Carbonell et Daria Saburova.

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Illustration : Siyuwj / Wikimedia Commons.

 

Notes

[1]          Cédric Hugrée, Étienne Penissat et Alexis Spire, Les classes sociales en Europe. Tableau des nouvelles inégalités sur le vieux continent, Agone, Marseille, 2017.

[2]          Sabine Pfeiffer, « The Vision of “Industrie 4.0” in the Making – a Case of Future Told, Tamed, and Traded », Nanoethics, n° 11, 2017, pp. 107–121.

[3]          Tommaso Pardi, Martin Krzywdzinski, Boy Luethje, « Digital manufacturing revolutions as political projects and hypes : evidences from the auto sector », ILO Working Paper n° 3, 2020.

[4]          ISTAT, Rapporto sulla competitività dei settori produttivi – Edizione 2018, Rome, 2018.

[5]          Valeria Cirillo, Lucrezia Fanti, Andrea Mina et Andrea Ricci, « Digitizing firms : Skills, Work Organization and the Adoption of New Enabling Technologies », Inapp Working Paper n° 53, 2020.

[6]          Valeria Cirillo, Lucrezia Fanti, Andrea Mina et Andrea Ricci, « Digital technologies and firm performance: Industry 4.0 in the Italian economy », Inapp Working Paper n° 61, 2021.

[7]          L’ANFIA (Associazione Nazionale Filiera Industria Automobilistica) est l’association patronale italienne des industries des équipements pour véhicules.

[8]          Pour un exemple paradigmatique, voir le livre de Marco Bentivogli et Diodato Pirone, Fabbrica futuro, Egea, Milan, 2019.

[9]          Lavorare in fabbrica oggi. Inchiesta sulle condizioni di lavoro in FCA/CNH, Fondazione Feltrinelli, Milan, 2020.

[10]        Francesco Garibaldo et Matteo Rinaldini (dir.), Il lavoro operaio digitalizzato. Inchiesta nell’industria metalmeccanica bolognese, Il Mulino, Bologne, 2021.

[11]        Dario Fontana, Digitalizzazione industriale. Un’inchiesta sulle condizioni di lavoro e salute, Franco Angeli, Milan, 2021.