Genre de la grève et styles de féminité populaire

Alors que l’image des luttes ouvrières a souvent été monopolisée par les hommes, c’est aux femmes, aux ouvrières, qu’est consacré l’ouvrage d’Eve Meuret-Campfort (publié aux éditions Le Croquant). Plus particulièrement aux ouvrières de l’usine de lingerie Chantelle qui, dans les années 68 et après, s’organisent, se syndiquent et luttent.

Comme des mecs ? C’est tout l’enjeu ici, de questionner le genre des luttes du monde du travail durant deux conflits majeurs en 1981-1982 et 1993-1994, à travers une socio-histoire d’ouvrières rebelles entrées à l’usine dans les années 1960, de leurs pratiques syndicales, leur rapport au travail et à l’emploi, leurs espoirs et désespoirs.

L’enquête se fonde sur les archives des deux sections syndicales CGT et CFDT de l’usine déposées au CHT, qu’Eve Meuret-Campfort confronte à d’autres fonds, mais surtout à de nombreux entretiens réalisés auprès d’anciennes ouvrières du l’usine qui ont constitué le « fil rouge de toute l’enquête et l’ossature de l’analyse de leurs engagements militants ». 

Dans l’extrait choisi, la sociologue revient plus précisément sur les usages du genre par des femmes de classes populaires.

Les divergences de perception sur le « bon genre de la grève » entre les militantes CGT et CFDT, qui ont déjà été abordé dans cet ouvrage sous plusieurs angles, portent ici sur la bonne manière de se présenter en tant que femmes ouvrières dans l’espace public. Cet enjeu, rendu central par la visibilité de cette lutte, conduit à réfléchir à la variété des styles de féminité populaire possibles.

Que faire du stigmate de la « fille d’usine » ?

Les jugements moraux exprimés entre ouvrières sur la bonne façon de se tenir dans l’espace public sont suscités par les comportements d’un groupe d’ouvrières, militantes CGT, connues et reconnues pour faire preuve d’« extravagances ». Ce « noyau » de militantes n’est pas représentatif de l’ensemble des militantes CGT mais leur attitude, et les réactions qu’elle suscite, reflète les comportements de genre prescrits et autorisés dans chaque section syndicale.

Babette Martin, mécanicienne, militante CGT, est la seule à parler ouvertement de ces attitudes « olé, olé » qui peuvent déranger d’autres ouvrières ou son mari :

EMC : « Et donc il y a eu tous les moments où vous êtes montés à Paris et tout. Comment c’était ça ?

Babette Martin : C’était bien. Enfin c’était bien… [rires] Oui, voilà. Avec des très bons souvenirs aussi. Ce qui avait le don d’agacer mon mari aussi.

EMC : Pourquoi ?

BM : Parce qu’il trouvait que c’était… Voilà, il trouvait qu’on était un petit peu olé, olé, quoi là-dessus.

EMC : Comment ça ?

BM : Je ne sais pas, il y avait de l’extravagance quand même. Sans parler de la grève en elle-même, des à-côtés. On arrivait au salon de la lingerie avec… Habillées en body quoi. On a beaucoup ri. Avec le recul… Oh ! Faut pas regretter ce qu’on fait.

EMC : Non et puis regardez, je ne sais pas si vous avez vu mais cette année les Lejaby, elles ont fait la même chose, elles avaient leur…

BM : Oui, oui, oui, oui. On était deux-trois à le faire, on n’était pas 50. C’était toujours les mêmes. Mais il faut se dire qu’il y a des gens, voilà, ce n’est pas que… Non ça se passe très bien. Ils ne le feront pas mais ils aiment bien qu’il y ait du monde autour qui fasse le… Il y en a qui étaient : “Hé n’oublie pas, tu viens, on fait ci, on fait ça”. Il y en a qui sont très bons publics, qui attendent que… Mais bon je n’ai aucun regret, c’était très bien, aucun. […] On n’était pas 36 à le faire. 3 ou 4. On faisait le spectacle entre guillemets pour que tout le monde, voilà, ça faisait partie du… Et c’est dans tous les mouvements que… Enfin, plus ou moins mais il y a toujours quelque chose[1]… ».

Babette Martin assume aujourd’hui une certaine audace dans ses comportements et ceux de ses amies proches de la CGT pendant les manifestations. Cette militante est très visible sur les photographies de presse car elle est quasi-systématiquement en front de manifestation et pose, avec ses « copines », devant les photographes. Son caractère de boute-en-train est reconnu dans l’atelier depuis longtemps : elle arrive parfois déguisée au travail, notamment avec des boules de noël accrochées aux oreilles ou bien elle « tire les cartes aux filles […] sur leur machine[2] ». Déjà en novembre 1994, elle évoque les critiques qu’on a pu lui faire face à un journaliste qui fait son portrait : « On avait de bonnes copines dans l’usine. Et on n’allait pas toujours en pleurant aux manifs. Et ça, ça ne plaisait pas forcément[3] ».

Plus encore que l’attitude téméraire de ces ouvrières, c’est leur tendance à jouer sur des connotations sexuelles qui font l’objet de réprimandes morales au sein du groupe ouvrier. L’envahissement et l’occupation des bureaux du siège social lors d’une réunion du CCE le 25 mai constitue un fait d’arme pour les participantes et un débordement pour d’autres. Dès le départ de Nantes ce jour-là, plusieurs militantes CGT prévoient des outils pour forcer les portes et monter dans les étages. Elles y parviennent et la caméra des réalisatrices les suit. Les images tournées ce jour-là, décrites ci-après, montrent bien l’ambiance qui règne dans cette action :

Une vingtaine de filles, surtout des militantes CGT dont Isabelle Henry, sont assises dans le couloir avec trois ou quatre hommes en costume qui les encadrent, certainement des vigiles et/ou des employés du siège. Elles chantent et interpellent « les gars » qui sont là et qui ont l’air bien embêtés. L’ambiance est survoltée. On rigole beaucoup et Isabelle Henry fait l’animation. Elles fument des cigarettes, faisant d’un gobelet un cendrier de fortune.

Elles scandent des slogans – « On est rentrées les doigts dans le nez ! Ils ont perdu les doigts dans le cul ! » – et chantent des chansons – « Patrice Kretz si tu savais, ta fermeture, ta fermeture. Patrice Kretz si tu savais, ta fermeture où on se la met. Au cul, au cul, aucune hésitation. Non, non, non, à ton projet bidon, oui, oui, oui, à son abrogation ».

Elles recommencent leurs slogans et chansons plusieurs fois, avec autant d’entrain. Elles regardent souvent dans le couloir comme pour surveiller l’arrivée de personnes venant les déloger. En attendant, elles font des blagues à ceux qui sont chargés de les surveiller. Ces derniers restent au bout du couloir et les regardent avec étonnement.

« On n’est pas pressées. On est très bien », dit Isabelle Henry.

Un homme en costume arrive. « Il vient nous parler le monsieur ? ». « Non, non, je viens chercher des cigarettes ». Les filles lui en proposent. Des hommes passent entre elles, Isabelle Henry soulève la veste de l’un deux par en dessous, et regarde. « Oh ça suffit », lui répond-il, agacé. D’autres acceptent de partager le cendrier des occupantes et rigolent avec elles.

« On a bien fait de monter, on se fend bien la gueule », dit une gréviste. Elles racontent qu’elles avaient prévu des trucs pour forcer les portes mais qu’elles n’ont pas eu besoin de grand-chose. « Vous n’êtes pas malins les mecs ! » « Il ne faut pas tout leur dire, la prochaine fois, ils vont… ». « Oui mais on aura un autre plan. Vous voyez, les mécaniciennes de la confection, c’est des intellos aussi ! », s’exclame Isabelle Henry en éclatant de rire.

Elles chantent en tapant dans les mains. Un de leurs « surveillants » boit de l’eau dans une bouteille en plastique. Elles lui demandent, il leur donne et elles se la passent.

Isabelle Henry pince les fesses d’un homme en costume qui passe avec une pince qu’elles ont dû apporter pour forcer les portes.

On voit des hommes discuter dans les couloirs, venir, repartir.

« C’est vous le responsable monsieur ? ». « Non, je disais bonjour à la caméra ».

Elles font la danse des canards, en tapant très fort dans leurs mains.

« Hip, hip, hip, hourra ! » résonne dans le couloir moquetté.

Les hommes en costume font des blagues en se rapprochant du groupe, essaient de faire de l’esprit.

Des filles s’allongent par terre. Ça se calme.

Un homme, à l’air moins commode, hésite à passer. Il avance, et se fait toucher de tous les côtés. Il semble passablement agacé.

[Bout de cassette sans son]

Une fille apporte un pique-nique. Des militants de la CGT, dont Lionel Faure, secrétaire général de l’UL CGT de Saint-Herblain, arrivent et s’assoient avec elles. Elles se restaurent et boivent de l’alcool (marque indéfinissable) dans des verres en plastique.

Elles continuent de chanter. « Le chiffon rouge », le bras levé[4].

Les ouvrières ici décrites font preuvent de comportements éminemment transgressifs du point de vue du genre, et ce avec amplomb : elles fument, elles boivent, elles cherchent à déranger, à se faire remarquer et à faire rire. En particulier, l’attitude d’Isabelle Henry vis-à-vis des vigiles – elle soulève les vestes, elle pince les fesses – constitue une inconvenance vis-à-vis des normes morales de comportement féminin qui exigent des femmes qu’elles soient « sexuellement séduisantes » mais pas « sexuellement expérimentées[5] ». Elles apparaissent sous les traits de la « femme feu », décrite par Michelle Perrot comme une des trois figures fantasmées de la féminité populaire, avec la « femme eau » et la « femme terre » : la femme feu est « dévastatrice des routines familiales et de l’ordre bourgeois, dévorante, consumant les énergies viriles, femme des fièvres et des passions romantiques, que la psychanalyse, gardienne de la paix des familles, rangera au rang des névrosées ; fille du diable, femme folle, hystérique héritière des sorcières d’antan[6] ». Cette image littéraire rend bien compte de tout les fantasmes que ce type d’attitude féminine peut charrier. Leur exubérance sexuelle et leur attitude provocatrice est aux antipodes du type de respectabilité que d’autres ouvrières entendent préserver.

Eliane Evrard s’exprime clairement à ce sujet en 1994, condamnant l’opprobe que ces ouvrières jettent, selon elle, sur l’ensemble des « filles de Chantelle » :

Eliane Evrard : « On se dit : “Merde, on est en train de se battre pour notre emploi”, et se soûler la gueule sur une route à bouffer des saucisses, ça nous énerve un peu. Ou alors, nous, on est resté syndicalistes pures et dures. C’est vrai que ça nous reste en travers de la gorge comme hier en train de faire les banderoles et en train de danser. On a honte vis-à-vis des gens. C’est comme leur chanson “Au cul, au cul, aucune hésitation”, nous, on ne peut pas la chanter. Annie Guyomarc’h, elle l’a reconnu aussi l’autre jour. Bon, c’est vraiment déplacé. Nos permanents, eux, ils trouvent ça bien, comme quoi…

Véronique Ménard : Moi ça ne me choque pas du tout.

EE : Je vais te dire, la dernière fois qu’on a pris le cours des 50 otages [une artère centrale de Nantes], il y avait toute cette bande de jeunes qui étaient au café. Les filles chantaient ça. On a entendu les réflexions : “Si vous voulez aller au cul, vous n’avez qu’à aller quai de la fosse… [quartier historique de la prostitution à Nantes]”. Déjà on s’est dit : “On est des femmes, des femmes d’usine et jusqu’à maintenant, notre popularité s’est faite avec notre sérieux de l’action”. Je me dis que se faire passer pour de vulgaires filles d’usine d’il y a 30 ans qu’on culbutait sur le bord de la route entre deux tas de fagots, ça, je ne l’apprécie pas. C’est tout. Cette chanson-là, plus elles la chantent, moins il y a de gens qui la chantent. C’est toujours le même noyau[7] ».

Eliane Evrard renvoie la gouaille des militantes CGT à une image très négative de la fille d’usine, aux mœurs légères, en écho à un stéréotype persistant sur les ouvrières[8]. Elle y oppose le « sérieux de l’action » et l’image de « syndicalistes pures et dures ». Véronique Ménard, ayant passé du temps avec les militantes des deux sections pendant cette lutte, confirme ce différentiel d’ambiance entre les deux sections : « On rigole beaucoup plus à la CGT, c’est sûr ». Elle poursuit :

Véronique Ménard : « La question des femmes était extrêmement revendiquée par la CGT. C’était un terme qui était très positif. Et à la CFDT, c’était beaucoup plus masqué. C’est “les gens”, c’est “on”, c’est “ni femme, ni homme”, “unisexe”. Alors que les filles de la CGT, c’est : “Ouais les filles !”. Alors ce n’est pas “les femmes”, c’est “les filles”.

EMC : Je n’avais pas ressenti ça, cette différence si nette. Je n’avais pas l’impression qu’à la CGT, elles étaient revendicatives par rapport à ça.

VM : Elles ne sont pas revendicatives mais pour elles, c’est clair que ce sont des femmes. Elles étaient toutes très fières, je ne sais pas si vous en avez vu… Mais c’était les filles canons de la CGT. […] Mais ça tient aussi sans doute aux personnalités. À la CFDT, elles étaient plus strictes, on rigolait moins, il y avait plus le sens du devoir et tout ça.

EMC : Plus à la CFDT ?

VM : Ah oui, c’était clair. C’était très, très net, chez Chantelle. C’était aussi parce que Eliane Evrard, c’était une fille très sérieuse. […] C’était plus sérieux, mais sérieux dans le sens grave. D’ailleurs, elles avaient souvent leur blouse alors qu’à la CGT, dès qu’elles pouvaient l’enlever pour être bien, elles le faisaient. Ça tenait beaucoup aux personnalités. Et à la CGT, elles étaient hyper délurées. Il y avait des blagues, des trucs sur des registres qu’on ne retrouvait pas du tout à la CFDT[9] ».

La conception du militantisme syndical s’articule ici avec un rapport au genre : du côté des militantes CGT, le rapport positif à l’exaltation du collectif militant, à la joie et au plaisir, s’articule avec un modèle de féminité exacerbée, potentiellement sexualisée, et décomplexée ; de l’autre, le sérieux du militantisme et le sens du devoir s’associent à la volonté d’apparaitre « unisexe », de mettre à distance toute spécificité genrée. Entre appropriation et rejet du stigmate de la « fille d’usine », ces militantes syndicales rejouent ici des lignes de clivages déjà identifiées dans cet ouvrage entre la CGT et la CFDT sur la présence des hommes dans les actions ou le rapport aux organisations syndicales. Tous ces éléments dessinent progressivement deux styles de féminité populaire, qui correspondent à deux façons d’envisager l’émancipation au féminin.

La virilité au féminin ou l’effacement du genre

Pour Babette Martin ou Isabelle Henry, militantes de premier plan de la CGT dans l’usine, forcer des portes, parler fort, chanter des slogans à connotations sexuelles sont des pratiques d’émancipation puisqu’elles font « comme les mecs ». Paradoxalement, l’adoption chez elles d’une forme de bravoure et de cran, qui correspond à une virilité ouvrière militante, prend les atours d’une féminité exacerbée. Cette posture rappelle le « style de féminité » que Christelle Avril a qualifié de « virilité au féminin ». Elle évoque alors le profil d’aides à domiciles, issues des fractions stables des classes populaires, qui investissent des formes de dépense physique au travail – elles préfèrent les tâches physiques, comme le ménage, aux tâches relationnelles – et de valorisation de leur force verbale, renouant avec les normes dominantes de leur milieu ouvrier d’origine. Cette posture est conditionnée à la préservation de la « frontière entre genres masculins et féminins » : elles accordent une haute importance à toujours apparaitre « féminine » (vêtements, maquillage, etc.), à la prise en charge des tâches domestiques chez elle, et critiquent les femmes qu’elles jugent trop « masculines[10] ». La posture des militantes CGT de l’usine Chantelle s’inscrivent pleinement dans ce modèle : ces dernières concèdent qu’elles « s’emportent » facilement, qu’elles sont des « bagarreuses », des « fonceuses » et ce sont, contre-intuitivement, elles qui apparaissent sur les photographies comme les plus « féminines » – elles sont systématiquement maquillées, coiffées et apprêtées.

Ces ouvrières s’éloignent ainsi de l’indifférence au corps qui caractérise les milieux populaires[11]. Ces soins du corps et cette envie de paraitre correspondent plutôt à un style de féminité des classes moyennes. La féminité populaire que l’on pourrait qualifier de « traditionnelle », telle que Pierre Bourdieu la décrit notamment, se définit par la maternité, par un rôle de carer ancré dans la sphère familiale. Le travail de Beverly Skeggs, comme celui de Christelle Avril, posent précisément la question des effets de l’accès des femmes à l’espace public, que ce soit via l’école ou le travail. La féminité populaire « traditionnelle » renvoie à un monde populaire où les femmes ne travaillent pas, ou du moins n’en font pas un axe central de leur identité. Les ouvrières de Chantelle sont quant à elles attachées au travail et associent cette féminité populaire traditionnelle, indifférente à l’apparence, à la génération précédente, à leurs mères dont elles veulent se distinguer. Il est frappant d’ailleurs de constater que l’inactivité professionnelle à laquelle Annie Guyomarc’h est confrontée en 2005 correspond pour elle à une déféminisation puisque sa première réaction lorsqu’elle apprend la fermeture de l’usine par la bouche du DRH est de lui répondre : « Vous voulez qu’on reste en pantoufles et en robe de chambre toute la journée ? Qu’on se maquille plus, qu’on se parfume plus ? Ce n’est pas parce qu’on travaillera plus qu’on n’a pas besoin de ça[12] ». Beverly Skeggs explique bien cependant, concernant les jeunes filles qu’elle étudie, comment cette identification à une féminité valorisée socialement est toujours en partie contredite par le fait d’être précisément trop bruyante ou trop extravertie. Or, le militantisme apparait ici comme un moyen subjectivement efficace pour renverser ce stigmate en emblème : oui, elles sont des « filles d’usine », mais elles peuvent aussi être des « intellos » comme le dit Isabelle Henry plus haut.

Se joue donc à cet endroit une vision différenciée de la bonne manière de jouer du genre dans l’espace public. Quand Eliane Evrard juge négativement cette façon d’être, elle conteste précisément la possibilité de retourner le stigmate de la « fille d’usine » en emblème. Elle et Myriam Dumas n’apprécient pas, comme nous l’avons dit, la féminisation de leur cause et adoptent plutôt une stratégie d’effacement du genre dans leur présentation de soi : elles ne sont jamais maquillées, plutôt habillées en pantalon, elles portent leurs blouses de travail le plus souvent. Elles ne cherchent pas à apparaitre « masculine » mais à disparaitre derrière leur rôle militant. Ce qu’elles reprochent fondamentalement aux militantes CGT est d’utiliser cette ressource personnelle du genre alors qu’elles cherchent à faire reconnaître leurs compétences strictement militantes. Elles perçoivent une menace là où les cégétistes voient une carte à jouer[13]. Le sérieux, la discrétion et la droiture d’Eliane Evrard suscitent d’ailleurs des représentations d’elle comme une « bonne sœur », c’est-à-dire une femme complètement désexualisée qui ne se définit que par son dévouement à un rôle qui finit par totaliser sa personne. Le fait qu’Eliane Evrard et Myriam Dumas ne soient pas mariées les autorise, comme évoqué dans le chapitre 6, à tenir un discours critique par rapport à la présence des maris des ouvrières de la CGT et du manque d’autonomie des militantes vis-à-vis de leurs familles et leur organisation.

Eliane Evrard et Myriam Dumas sont néanmoins des exceptions de ce point de vue. Les autres militantes CFDT sont mariées et incarnent plutôt une féminité douce et discrète, non pas fragile, mais réservée, c’est-à-dire un modèle de féminité plus conforme aux attentes de leur genre et de leur classe. D’un point de vue stratégique, les militantes CFDT feraient tout pour ne pas « se faire remarquer » sur le registre du genre. Il est difficile pour l’analyse de saisir cet effacement qui par principe ne se voit pas. Les seules critiques de la part des militantes CGT à l’égard de leurs homologues cédétistes sont celles de « mollesse[14] », ce qui confirme l’idée qu’ici la virilité est féminisée puisque les « dures » sont les plus « féminines » et les « molles » les plus « neutres » du point de vue du genre.

Myriam Dumas, Eliane Evrard et Annie Guyomarc’h (de gauche à droite), lors d’une assemblée générale dans le réfectoire de l’usine, conflit contre la fermeture, 1993-1994 – Archives CHT, coll. union départementale CFDT 44

Finalement, l’affirmation personnelle des leaders CFDT passe par l’effacement du genre et s’appuie sur une indépendan

ce individuelle quand les stratégies d’émancipation des militantes CGT construisent une virilité « au féminin » et supposent la subversion « de l’intérieur » des rôles féminins traditionnels. Ces dernières s’approprient ainsi une forme de culture populaire valorisant la force, verbale notamment, la bravoure, le plaisir à être ensemble alors qu’Eliane Evrard et Myriam Dumas cherchent plutôt à s’en distinguer. Car c’est aussi bien de cela dont il s’agit ici : les rapports différenciés à l’émancipation féminine qui se jouent entre militantes sont aussi des rapports différenciés à la classe.

Les stratégies de distinction des leaders CFDT

La véhémence avec laquelle Eliane Evrard juge les pratiques des militantes CGT signigie un rejet viscéral d’une forme de culture populaire. Sur ce point, le cas de la consommation d’alcool par certaines militantes cégétistes est particulièrement significatif[15]. Babette Martin évoque ces pratiques d’atelier comme partie prenante de la sociabilité entre collègues :

Babette Martin : « On fêtait les vacances, on fêtait noël, c’était l’anarchie ! Ah oui, c’était terrible.

EMC : Vous faisiez des fêtes ?

BM : Ah oui ! Personne ne disait rien. L’alcool et tout hein.

EMC : Dans l’usine ?

BM : Ah oui. On allait à l’atelier. Y’avait la petite cafète qui donnait, avec une baie comme ça, qui donnait sur l’atelier. On avait… Je vous assure qu’on avait les bouteilles, personne ne nous disait rien. […]

EMC : Et vous buviez pendant le…

BM : Et bien, on allait dans les toilettes après les boire. Ils voyaient bien. De toute façon, on dansait sur les machines, enfin bon, ça ce n’était pas tous les jours, il ne faut pas exagérer là ce que je viens de dire mais elles [les contremaîtresses] préféraient fermer les yeux, elles devaient se dire… Noël arrive, comment… Les vacances arrivent, ils fermaient les yeux. Moi je dis qu’ils fermaient les yeux.

EMC : Donc vous aviez votre petite bouteille et vous alliez aux toilettes avec les copines ?

BM : Ouais, on allait boire le vin nouveau. Et avant, on buvait, le midi, on était à la cafète. De toute façon, dans ces cas-là, on ne revenait pas à la machine, on faisait en sorte que notre journée, on l’avait faite déjà. D’avance. On a déjà dû vous le dire ça, parce qu’on avait des tickets donc on mettait une feuille comme ça et c’était sûr, c’était fait pour ce jour-là et puis nous, on ne faisait rien. On faisait n’importe quoi[16] ».

Ces récits rappellent ceux de Christian Corouge sur les chaînes de carrosserie ou ceux de Sébastien Mary dans le bâtiment[17] mais sont habituellement censurés dans le cas des femmes. Babette Martin est la seule à l’évoquer ainsi de manière positive et on peut supposer que ces pratiques sont très minoritaires[18]. La possibilité pour Babette Martin d’en parler de la sorte tient néanmoins à la place que tient la consommation d’alcool dans les sociabilités d’ateliers masculins et dans les sociabilités militantes. Eliane Evrard évoque d’ailleurs le « camion de la CGT » lors d’un rassemblement devant le tribunal qui était « plein d’alcool ». Elle ajoute : « On était scandalisées quand ils sont arrivés devant le tribunal car dans le camion, c’était plein d’alcool, ils sont tous en train de se soûler. Même des cadres ont dit que c’était honteux, ils représentent vraiment[19]… ».

C’est bien d’un autre enjeu dont il s’agit : une volonté de se distinguer d’une forme de culture populaire valorisée par la CGT contre laquelle s’est développée la culture jociste et cédétiste finement décrite par Luc Berlivet et Frédéric Sawicki, notamment à partir d’autobiographies réalisées par Béatrice Fèvre auprès de militants CFDT nantais[20]. Eliane Evrard, qui a fait sa scolarité dans une école privée et envisagé de rentrer dans les ordres, puis a investi le militantisme comme un moyen de « devenir une personne », s’oppose dans toute sa personne à cette culture populaire fondée sur la célébration du collectif et du « bien vivre ». Les autres militantes CFDT sont moins véhémentes à l’égard des « filles de la CGT », mais parlent elles-aussi du rejet de formes de vulgarité ou de force verbale dans l’usine, et valorisent la « douceur » et la « modération » des leaders CFDT.

La « honte » ressentie par Eliane Evrard rejoint celle d’autres ouvrières qui, quant à elles, ne sont pas mues par une volonté de distinction sociale, mais au contraire caractérisées par la faiblesse de leurs ressources sociales. Dans ce cas, il s’agit plutôt d’un souci de préserver une forme de respectabilité contre un sentiment de vulnérabilité face au « qu’en dira-t-on », comme cela transparait dans les mots d’Adrienne Chabot, mécanicienne syndiquée à la CGT :

EMC : « C’est vrai que l’ambiance, dans les actions de 94 par exemple, on a l’impression que vous rigolez bien. Et puis il y avait une petite bande à la CGT-là qui mettait un peu le…vous vous entendiez bien avec elles ?

Adrienne Chabot : Oui, […] on rigolait bien, il y avait une bonne ambiance, c’est vrai. Des fois, c’était un peu osé mais bon.

EMC : Comme quoi par exemple ?

AC : Non mais des fois, il y en avait dans la bande qui aimaient bien boire et tout. Quand on allait en manif, elles buvaient dur. Il y en a…Certaines qui buvaient pas mal alors quand ça dégénère, ce n’est pas très bien pour notre image.

EMC : Mais ça dégénère, comment ça ? Qu’est-ce qu’elles faisaient ?

AC : Et bien, je ne sais pas. Elles devenaient un peu vulgaires. Elles parlaient aux gens tout ça. Et quand on est en conflit, je trouve que ça fait moche. On avait un peu honte quoi. Autrement, ça allait dans l’ensemble.

EMC : Mais vous ne leur disiez pas forcément ?

AC : Ah non, je ne disais rien. Mais il y avait beaucoup de personnes qui avaient un peu honte, quand elles avaient un coup dans le nez, quand on s’en allait à Paris là, des fois, dans les aires de repos tout ça. Oh la la, il y en a qui buvaient dur. […] Mais c’était peut-être leur façon, pour elles, je ne sais pas, de ne pas avoir de chagrin, je ne sais pas[21] ».

Adrienne Chabot n’est pas prise personnellement dans les jeux de distinction sociale et ne se soucie que très peu des étiquettes syndicales – c’est d’ailleurs l’enquêtrice qui mobilise cette étiquette, et non pas elle. Elle évoque simplement un sentiment de honte face à des pratiques qu’elle ne se permettrait certainement pas elle-même et cherche à comprendre plus qu’à condamner la consommation d’alcool en l’évoquant comme un refuge face à la situation de détresse sociale que constitue le licenciement.

Dans le cas d’Eliane Evrard, comme de Myriam Dumas, la distinction vis-à-vis de cette culture populaire qu’elles perçoivent comme vulgaire est corollaire d’un style de vie détachée des valeurs du mariage, de la maternité ou encore de l’accès à la propriété. Myriam Dumas, questionnée sur le « handicap » que peut signifier le célibat par rapport aux autres ouvrières répond à Véronique Ménard :

Myriam Dumas : « Non, là-dessus, je ne me suis pas trop posé la question. Mais à mon avis, ce n’est pas un handicap. Dans ma tête, ce n’est pas le nombre d’heures que tu passes avec quelqu’un, c’est plus la qualité que la quantité en fait. Donc je suis persuadée que les filles qui ne sont pas engagées ont une vie triste et morne avec leurs enfants, leurs maris, leurs chaussettes et leurs casseroles. Il y en a certaines… Mais ce n’est pas de leur faute, et je pense qu’au contraire le fait d’être militant, tu connais énormément de gens. Tu as une ouverture sur le monde, c’est évident. Donc je pense que tu peux apporter une qualité aux gens que tu n’apportes pas si tu veux faire construire ta maison, ta petite voiture… Moi, mon dieu, ce jour-là[22]… ».

Eliane Evrard et Myriam Dumas ont opté pour des modes de vie qui les distinguent du groupe ouvrier, par la prise de distance vis-à-vis des normes familiales dominantes de leur milieu d’origine et l’adhésion à un modèle d’égalité entre les sexes plus présent parmi les classes moyennes[23].

Les stratégies de reconversion d’Eliane Evrard et Myriam Dumas à la fermeture de l’usine révèlent pleinement ce désir de « sortie de classe » et les ressources sociales qu’elles sont parvenues à faire valoir. Elles le disent à Jean-Pierre Chéné avant même la fin du conflit[24] et les autres élues CFDT ont elles aussi en majorité le désir de « quitter l’usine ». Parmi les six élues CFDT, seule Michèle Charon va travailler à la MCC, l’usine ouverte par la SOFAC à ron. Catherine Giraud, reconnue salariée COTOREP, est « reprise » par Chantelle dans l’usine de Couëron. Armelle Hérault et Murielle Cordier choisissent le congé de conversion pour se former à l’aide à la personne dans le cas de la première et découvrir le monde de la vente pour la seconde dans la perspective de monter son magasin de couture. Cette dernière est la seule, à part les deux leaders, à réellement connaître une ascension sociale puisqu’elle est aujourd’hui agent de maîtrise dans une entreprise textile. Elle dispose de ressources sociales et culturelles propres que son engagement très court à la CFDT (1991-1993) n’a fait que renforcer. Armelle Hérault considère avoir eu une ambition en voulant quitter l’usine et est plutôt satisfaite de sa reconversion dans un petit métier des services, ce qui a été le cas d’une partie non négligeable des ouvrières[25]. Leurs ressources militantes n’ont pas pu être revalorisées en dehors du cadre collectif. Seules les leaders sont parvenues à traduire leur capital militant en ressource dans leur reconversion mais, là encore, plutôt sous la forme d’un capital social que sous la forme de compétences propres reconnues et valorisées.

En octobre 1994, Eliane Evrard dit qu’après la fermeture, elle veut prendre « du recul » et « du temps pour soi » pour ensuite travailler auprès des personnes âgées, « continuer à s’occuper des gens ». Elle fait en effet une formation de janvier à avril 1995 dans l’aide aux personnes âgées. Elle est contactée par l’équipe municipale de Jean-Marc Ayrault, qui brigue alors un second mandat de maire à Nantes, pour devenir conseillère municipale. Ce qu’elle accepte à condition d’être éligible, que son appartenance à la CFDT ne soit pas mentionnée et qu’ils l’aident à trouver un emploi. Par l’entremise de Jean-Pierre Chené auprès de Jean-Marc Ayrault et de Charles Gautier, maire de Saint-Herblain, elle est embauchée dans une maison de retraite à mi-temps et devient par ailleurs conseillère municipale à Nantes dans l’équipe nouvellement réélue de Jean-Marc Ayrault. Elle décède en 2001 d’un arrêt cardiaque alors que son mandat se terminait et qu’elle entendait reprendre des mandats syndicaux dans la fonction publique territoriale.

Myriam Dumas, quant à elle, accepte un poste de conseillère à la cellule de reclassement pendant un an. Elle fait ensuite une formation de remise à niveau – « français maths…tu vois » – car elle veut travailler « dans l’insertion ». Grâce à l’appui de l’union départementale CFDT et au soutien direct de Jean-Marc Ayrault, elle obtient un poste à Nantes Habitat (gestion du parc HLM de la ville). Elle travaille à l’accueil et fait visiter les appartements aux locataires. Elle trouve ça « très dur » : « Bon ça m’a appris à savoir ce que c’était les quartiers[26] ». Quatre ans plus tard, Marcel Gautier, secrétaire général de l’union locale CFDT, qui la connait bien depuis 1994, lui propose un poste de secrétaire d’accueil à l’union locale de Nantes, poste qu’elle occupe encore en 2009. Elle parle d’elle comme d’une « réfugiée syndicale » et il est évident en effet qu’elle et Eliane Evrard ont bénéficié du soutien actif de la CFDT et de leurs bonnes relations avec l’équipe municipale. Aujourd’hui, Myriam Dumas n’entretient que très peu de liens avec d’anciennes ouvrières de l’usine, sauf au téléphone avec d’anciennes « camarades » comme Armelle Hérault. Le décès d’Eliane Evrard en 2001 semble avoir renforcé une distance qui s’était déjà installée. Après nos deux entretiens, elle refuse d’ailleurs de nouvelles sollicitations concernant cette histoire, sur laquelle elle a résolument « tiré un trait[27] ».

Les deux leaders CFDT n’ont pas pour autant interrompu leur engagement syndical vis-à-vis des ouvrières de l’usine dans les années qui ont suivi la fermeture. Eliane Evrard organise des réunions avec les anciennes ouvrières et continue à aller à la MCC écrivant en 1996 que son « rôle de déléguée ne s’est pas arrêté le jour où [elle a été] licenciée ». Elle ajoute : « Je continuerai à aller les voir tant qu’elles auront besoin de moi et j’espère que dans l’avenir, elles pourront monter une section syndicale CFDT, c’est mon plus cher souhait[28] ». De fait, une tentative de section syndicale CFDT est initiée par une ouvrière qui avait été déléguée du personnel au début des années 1970, mais selon Marie Dubois, mécanicienne et militante CFDT, cette initiative a avorté parce que « là, il y avait eu quelque chose de cassé, cassé dans nos têtes[29] ».

Les élues CGT n’ont pas bénéficié d’un tel soutien politique face à leurs reconversions et les leaders ont fait le « choix » en majorité d’aller travailler dans la nouvelle usine Chantelle de Couëron. Loin de n’être que le résultat d’une inégalité de soutiens politiques, ces reconversions doivent beaucoup au rapport à la classe que ces ouvrières ont construit tout au long de leur carrière sociale et militante et du rapport que leur organisation entretient avec l’ascension sociale.

La fidélité sociale et militante des cégétistes

À la fermeture, Annie Guyomarc’h, à l’instar de Gisèle Faure et de la majorité des élues CGT, est « reprise » par Chantelle pour travailler dans la nouvelle unité qui ouvre fin février 1995 sur un site dans la zone industrielle du Pan Loup à Couëron (voir encadré). Annie Guyomarc’h choisit rapidement cette option et conserve son mandat de déléguée syndicale CGT jusqu’en 2005, atteignant à cette date une ancienneté de 32 ans dans ce poste. Gisèle Faure, Isabelle Henry, Denise Thomas, et Annie Guyomarc’h se partagent les deux postes de déléguées du personnel et les quatre postes de déléguées au comité d’établissement. Elles continuent à militer dans l’usine et dans les instances représentatives du personnel, en se mobilisant par exemple lors de la mise en place de la Réduction du temps de travail (RTT) à la fin des années 1990 pour obtenir des aménagements d’horaires. Leur lutte principale consiste à s’opposer à l’abandon progressif de leur usine par l’entreprise en demandant la prise en charge de nouveaux modèles et de nouvelles embauches – et que ce soit d’anciennes ouvrières de l’usine de Saint-Herblain. Elles se mobilisent quotidiennement pour que l’usine tienne, notamment en se remplaçant les unes les autres.

La CGT tente également de s’implanter à la MCC mais n’y parvient pas. Des relations de solidarité se maintiennent néanmoins entre ces deux collectifs par l’apport de fournitures de Couëron à Sautron ou par des repas partagés le midi. Cependant, des tensions se développent entre « celles de la MCC » et « celles de Couëron » car les premières envient les conditions de travail des secondes. Marie Dubois, mécanicienne militante CFDT travaillant alors à la MCC, explique que beaucoup se demandent alors : « pourquoi elle, elle est restée et pas moi[30] ? ». Une fois le collectif dissous, les solidarités sont mises à mal par la précarité des situations et les concurrences qui surgissent. Interrogée sur son éventuelle culpabilité, Annie Guyomarc’h répond qu’elle a fait son possible pour les « filles de la MCC », qu’elles ne sont pas syndiquées, pas « organisées » et « on ne peut pas se battre non plus contre des moulins à vent[31] ».

Chantelle Couëron : le maintien du collectif

La sélection des 49 salariées reprises à Couëron – 2 cadres, 6 TAM, 8 employés et 33 ouvrières – s’opère selon les services réimplantés : le moulage, le laboratoire, le service central qualité, le service contrôle sous-traitance et les sections de plusieurs modèles « phares » de Chantelle, dont le Tamaris, le modèle que confectionne la section où sont concentrées les militantes CGT. Hasard ou volonté de « faire passer » le plan social, l’enquête ne le dit pas. Cette usine vise aussi à reprendre les salariées particulièrement fragiles comme celles qui sont reconnues COTOREP.

De manière générale, celles qui sont restées chez Chantelle Couëron se considèrent comme les moins « malheureuses » : elles ont conservé tous leurs avantages, la sociabilité s’est maintenue, et l’usine, en laquelle personne ne croyait beaucoup au départ, est restée ouverte 10 ans.

Joëlle Carré, responsable du service moulage, « reprise » mais déclassée contrôleuse, insiste quant à elle sur l’absurdité de cette unité dont les effectifs réduisent et vieillissent d’année en année : « Ça a été n’importe quoi ! Il y avait je ne sais pas combien de filles qui tournaient sur les machines. Elles étaient au rendement pareil mais qu’est-ce qu’on sortait comme travail ? Il y avait un camion qui venait chercher du travail deux fois par semaine, c’était… pff, c’était de la rigolade si vous voulez[32] ». Les effectifs de l’usine baissent en effet rapidement : de 49 en février 1995, l’usine n’emploie plus que 37 personnes l’année suivante et se stabilise autour de 35 personnes jusqu’en 2002 quand le laboratoire est « transféré » à Cachan. 29 personnes travaillent encore dans l’usine quand Chantelle annonce la fermeture prochaine du site[33]. Là encore, il s’agit d’un « transfert » des activités à l’usine de Lorient.

À la suite du conflit que mènent les ouvrières pendant presque un an et du plan social qu’Annie Guyomarc’h juge « de meilleure qualité qu’en 1994 », seules deux personnes acceptent la mutation à Lorient. Deux autres sont reclassées dans un magasin Darjeeling (marque créée par le groupe Chantelle en 1995), 12 personnes partent en préretraite et 11 autres sont licenciées avec un congé de conversion de 15 mois et une indemnité de préjudice. La reconversion de ces 11 salariées est là encore malaisée puisque la majorité n’a pas de diplôme à faire valoir et a dépassé la cinquantaine. La plupart d’entre elles ne s’était jamais confronté au marché de l’emploi depuis leur sortie de l’école à 17 ans et elles ont vécu avec violence l’image d’inadaptation que le marché de l’emploi leur a renvoyé. Isabelle Henry, en maladie professionnelle en 2005, toujours « officiellement » employée par Chantelle en 2007 lors d’un de nos entretiens (elle a alors 54 ans), dit avoir honte de son CV : « Je n’ai rien à mettre dessus (silence). 37 ans chez Chantelle, là ça fera 38, qu’est-ce que tu veux, moi j’ai honte de présenter un CV comme ça ». Isabelle Henry n’a pas retrouvé d’emploi stable et fait de la vente à domicile de produits cosmétiques. D’autres sont devenues assistantes maternelles et d’autres encore ont bénéficié de reclassements dans les mairies de Couëron et de Saint-Herblain suite aux sollicitations de l’UD CGT de Loire-Atlantique. Annie Guyomarc’h dit qu’en 2005, « il n’y avait plus la CFDT, il n’y avait plus que la CGT donc ils [les élus] étaient bien obligés de faire avec la CGT[34] ! ».

Quand l’usine ferme, Annie Guyomarc’h a 54 ans et bénéficie d’une mesure de préretraite. À partir de 2011, et sur les conseils d’Isabelle Henry, elle devient distributrice à domicile pour une marque de cosmétique et mobilise pour ses ventes le réseau des anciennes salariées de Chantelle. Cette activité, visant à compléter sa retraite, lui convient et réactive cette fois des compétences féminines de soin du corps et de maquillage. Elle continue à s’engager : elle devient assesseure au tribunal des affaires sociales de Nantes et fait partie du conseil d’administration de la Caisse primaire d’assurance-maladie. Quand je la rencontre en 2007 et 2008, elle se questionne sur d’autres éventualités d’engagement :

EMC : « Et vous n’avez pas eu la … la possibilité de faire d’autres engagements, dans des assos ou des choses comme ça ? Ce n’est pas facile de passer à autre chose mais…

Isabelle Henry : Et bien, il y a des collègues-là, avec le Secours Populaire.

Annie Guyomarc’h : Non, ce n’est pas le Secours Populaire.

IH : Les Femmes…

AG : Oui l’Union des Femmes Françaises je ne sais pas quoi … oui Gisèle [Faure], elle…

IH : Elle s’est mise à faire ça.

AG : Bon mais moi, là où j’habite, il n’y a pas vraiment d’associations, il faudrait que j’aille ailleurs mais… Je ne sais pas, parce que je ne dois pas être encore tout à fait prête dans ma tête. L’autre jour, je voyais, ils faisaient voir à la télé, les gens qui allaient distribuer la soupe quand il faisait froid tu sais et je me disais : “Oui, ça c’est bien, peut-être que je devrais faire ça” et puis je voyais…

IH : Oui mais toi t’es sensible alors…

AG : Oui.

IH : Tu vas voir la misère des gens. […] C’est autre chose.

AG : Après, je me disais : “Peut-être les enfants qui sont à l’hôpital aussi qui ont besoin d’aide”. Mais c’est pareil, je vais être torturée.

IH : T’es trop sensible, trop sensible, ça va te démolir.

AG : Et puis qu’est-ce que j’ai vu encore l’autre jour… Ah oui, les femmes battues, j’ai dis : “Ah oui, c’est vrai, il faut se révolter”. Ça j’aimerais bien ça, pour les aider ces femmes-là.

IH : Je te verrais mieux oui.

AG : Oui là…

IH : Ça c’est une lutte. […] Ce n’est pas la même chose. La maladie et la misère, c’est autre chose. […]

AG : Non mais les femmes, peut-être que… Les femmes battues, ça serait peut-être bien ça, il faut que je cherche mais le problème, c’est que ça peut être qu’à Nantes sûrement. […] Ça fait de la route alors et c’est qui qui paye l’essence aussi ? C’est le merdier aussi quand tu n’as pas beaucoup de ressources parce que 870 euros par mois, tu vois…

IH : Ouais il n’y a que sur Nantes.

AG : Je ne sais pas. Il faudrait voir à Couëron mais ça m’étonnerait qu’il y ait ça… Parce qu’il y a besoin, des femmes battues, il y en a combien qui meurent par jour ! […]

IH : C’est effroyable quand même.

AG : Moi, je leur foutrais une gamelle dans la gueule aux mecs.

IH : Tu vois, tu serais mieux là-dedans[35] ».

Annie Guyomarc’h évoque ici les différentes difficultés à trouver un nouvel engagement : la distance de son domicile, le coût des déplacements par rapport à ses revenus modestes et la difficulté à trouver une nouvelle cause d’engagement. Elle rejette des types d’engagement pourtant traditionnellement féminins (l’UFF, la distribution de nourriture, les enfants à l’hôpital) en faveur de « vraies » luttes. La cause des femmes battues mobilise à nouveau son envie de « foutre une gamelle », ici à des hommes violents, comme avant aux dirigeants de Chantelle.

En réalité, Annie Guyomarc’h continue à assumer son leadership auprès des anciennes ouvrières de Chantelle. Elle s’investit dans l’association qu’elle monte en 2007 avec Isabelle Henry et Gisèle Faure destinée à organiser des évènements sociaux avec d’anciennes salariées. Elles se retrouvent pour un déjeuner ou une sortie et se « racontent leurs vies ». Sylvia Simard, qui participe à ces rencontres, dit que s’y retrouvent plus d’anciennes ouvrières de Saint-Herblain que de Couëron, et plus de « filles de la CGT que de la CFDT », mais que les barrières se sont estompées : « On n’est pas là pour parler du passé[36] ». Annie Guyomarc’h explique qu’elle n’a monté cette association que sur pression d’anciennes ouvrières qui le lui demandaient. Elle reste prise, malgré la fermeture de l’usine, par une obligation morale envers le groupe ouvrier. Gisèle Faure explique aussi à Leslie Kerherve que « celles qui se sont un peu toutes seules, on va les voir, c’est normal. On essaye de changer les idées un peu, et ça leur fait plaisir aux filles[37] ». Sylvia Simard raconte aussi comment Annie Guyomarc’h et Gisèle Faure ont fait en sorte qu’une ancienne ouvrière, décédée dans la solitude, ait « une belle plaque, des fleurs et tout[38] ». Et toujours dans la lutte, Annie Guyomarc’h mobilise son réseau de connaissance : « Encore, la dernière fois, elle n’a pas pu s’empêcher. Elle a vu Jean-Marc Ayrault aux Folles Journées [festival de musique classique] et elle est allée le voir, pour lui parler de Viviane[39] ! ».

Un sentiment d’obligation qui va dans les deux sens car certaines ouvrières participent aux manifestations de l’association pour « faire plaisir à Annie », comme Christine Clément, ouvrière puis secrétaire chez Chantelle de 1980 à 2005 qui s’est rapproché du syndicalisme dans l’usine de Couëron : « Moi je reste surtout pour Annie et Gisèle et puis Isabelle. Moi je reste vraiment parce que je trouve qu’elles se sont tellement impliquées derrière tout ce conflit, moi c’est une reconnaissance quelque part, je me dois de faire partie de l’association et puis ça me fait plaisir de les voir[40] ».

La fidélité d’Annie Guyomarc’h envers le groupe des Chantelle rencontre donc la fidélité d’une partie des ouvrières à son engagement. Lorsqu’elle intervient aujourd’hui dans différentes manifestations patrimoniales pour parler de l’histoire de l’usine, elle étonne par l’émotion qui survient toujours lorsqu’elle ravive ces souvenirs. Si son récit est bien rôdé, cette histoire la renvoie à un rôle qu’elle n’a jamais cessé d’habiter, à un passé qui la constitue toujours et qu’elle continue à incarner.

***

Au cours de cette lutte contre la fermeture, l’expérience militante dont elles disposent s’exprime dans des actions risquées et oppositionnelles. La féminité qu’elles performent est bien différente de celle à laquelle on les assigne : elles font preuve d’humour et de force, de joie et d’effronterie. Elles qui disent faire « comme les mecs », font pourtant un usage constant de leur genre comme ressource collective, notamment face à des forces de l’ordre désemparées. Ces stratégies révèlent les divergences entre militantes CFDT et CGT sur « le bon genre de la grève », et plus encore deux voies différentes d’émancipation féminine : l’effacement du genre et la valorisation de l’indépendance d’une part et l’incarnation d’une virilité au féminin ancrée dans une culture du collectif d’autre part.

Alors que le monde ouvrier pesait de tout son poids moral en 1981, son affaiblissement autorise paradoxalement les cégétistes à assumer des usages plus subversifs de la féminité et à en faire une ressource pour l’action collective. Les leaders CFDT cherchent quant à elles à incarner une figure militante asexuée, sans spécificité de genre, ce qui revient pour elles à taire toute forme de ressource personnelle et à s’effacer derrière un rôle militant « asexué ». Leur rapport au genre est indissociable de leur rapport à la classe ouvrière : entre des stratégies plus collectives d’intégration dans le monde ouvrier et des stratégies de distinction plus individuelles, ces ouvrières cherchent à faire valoir l’émancipation que leur engagement militant a autorisé.

Notes

[1] Entretien avec Babette Martin réalisé par l’auteure en 2013.

[2] Ibid.

[3] CHT. UD CGT 280 : « Babette : de la dentelle à la voyance », Ouest France, 16 novembre 1994.

[4] Notes prises au visionnage de deux cassettes VHS intitulées « évènements », prêtées par Véronique Ménard.

[5] Willis (P.), L’école des ouvriers. Comment les enfants d’ouvriers obtiennent des boulots d’ouvriers, Marseille, Agone, 2011, p. 77.

[6] Perrot (M.), « La femme populaire rebelle », in Les femmes ou les silences de l’histoire, Paris, Flammarion, 1998, p. 155.

[7] Entretien avec Eliane Evrard réalisé dans le cadre du documentaire « Rue des filles de chez Chantelle » en 1994.

[8] Scott (J.W.), « L’ouvrière, mot impie, sordide. », Actes de la recherche en sciences sociales, 83, 1990.

[9] Entretien avec Véronique Ménard réalisé par l’auteure en 2009.

[10] Avril (C.), Les aides à domicile : un autre monde populaire, Paris, La Dispute, 2014. Voir notamment les chapitres V et VIII.

[11] Bourdieu (P.), La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Éditions de Minuit, 1979 ; Cartier (M.), « Le caring, un capital culturel populaire ? À propos de Formations of Class & Gender de Beverley Skeggs », Actes de la recherche en sciences sociales, 191-192, 2012.

[12] Entretien avec Annie Guyomarc’h et Isabelle Henry réalisé par l’auteure en 2007.

[13] Dulong (D.), Levêque (S.), « Une ressource contingente. Les conditions de reconversion du genre en ressource politique », Politix, 60, 2002 ; Bargel (L.), Fassin (É.), Latté (S.), « Usages sociologiques et usages sociaux du genre. Le travail des interprétations », art. cit.

[14] Jean Peneff note d’ailleurs, concernant les autobiographies de militants CGT qu’il publie dans les cahiers du LERSCO, que ces derniers n’évoquent jamais la CFTC ou la CFDT dans leurs récits alors que les oppositions des cédétistes à leurs homologues cégétistes sont contées avec « un réel plaisir » et parfois « une forte hostilité ». [Febvre (B.), Peneff (J.), « Autobiographies de militants nantais de la CFDT », Les Cahiers du Lersco, 4, 1982, p. 14 ; Peneff (J.), « Autobiographies de militants CGTU-CGT », Les cahiers du Lersco, 1, 1981].

[15] Il faut préciser que ni Annie Guyomarc’h ni Gisèle Faure ne sont soupçonnées par Eliane Evrard ou d’autres ouvrières de boire de l’alcool pendant le travail ou les manifestations.

[16] Entretien avec Babette Martin réalisé par l’auteure en 2013.

[17] Corouge (C.), Pialoux (M.), Résister à la chaîne: dialogue entre un ouvrier de Peugeot et un sociologue, Marseille, Agone, 2011 ; Renahy (N.), Mary (S.), « “La soif du travail ?” Alcool, salariat & masculinité dans le bâtiment : le témoignage d’un adepte du “black” », Agone, 51, 2013.

[18] Nous ne pouvons d’ailleurs pas les imputer uniquement à des militantes CGT. Ce sont elles qui en parlent et elles à qui on le reproche mais cela ne signifie pas que d’autres ouvrières ne participent pas à ce type de sociabilité autour de la consommation d’alcool.

[19] Entretien avec Eliane Evrard réalisé dans le cadre du documentaire « Rue des filles de chez Chantelle » en 1994.

[20] Sawicki (F.), Berlivet (L.), « La foi dans l’engagement. Les militants syndicalistes CFTC de Bretagne dans l’après-guerre », Politix, 27, 1994, p. 127.

[21] Entretien avec Adrienne Chabot réalisé par l’auteure en 2009.

[22] Entretien avec Myriam Dumas réalisé dans le cadre du documentaire « Rue des filles de chez Chantelle » en 1994.

[23] Serre (D.), Les coulisses de l’Etat social. Enquête sur les signalements d’enfant en danger, Paris, Raisons d’agir, 2009.

[24] Entretien avec Jean-Pierre Chéné réalisé par l’auteure en 2011.

[25] Pour plus de détails sur les reconversions des ouvrières de Chantelle, voir le chapitre 6 de la thèse.

[26] Entretien avec Myriam Dumas réalisé par l’auteure en 2008.

[27] Ibid.

[28] CHT. UL CFDT-N Chantelle 7 : Texte non contextualisé dans les archives mais son contenu donne à penser qu’il s’agissait d’une prise de parole à destination de la CFDT.

[29] Entretien avec Marie Dubois réalisé par l’auteure en 2009.

[30] Ibid.

[31] Entretien avec Annie Guyomarc’h réalisé par Leslie Kerherve, dans le cadre de son mémoire de Master 1 Sociologie-Recherche en 2009. [Kerherve (L.), Un licenciement collectif: le cas de lusine Chantelle, Mémoire de Master 1 Sociologie-Recherche, Université de Nantes, 2009].

[32] Entretien avec Joëlle Carré réalisé par l’auteure en 2013.

[33] CHT. CGT Chantelle 7 : Comptes-rendus de comités d’établissement.

[34] Entretien avec Annie Guyomarc’h réalisé par Leslie Kerherve, dans le cadre de son mémoire de Master 1 Sociologie-Recherche en 2009. [Kerherve (L.), Un licenciement collectif: le cas de lusine Chantelle, mémoire cité]

[35] Entretien avec Annie Guyomarc’h et Isabelle Henry réalisé par l’auteure en 2007.

[36] Entretien avec Sylvia Simard réalisé par l’auteure en 2009.

[37] Entretien avec Gisèle Faure réalisé par Leslie Kerherve, dans le cadre de son mémoire de Master 1 Sociologie-Recherche en 2009. [Kerherve (L.), Un licenciement collectif: le cas de lusine Chantelle, mémoire cité]

[38] Entretien avec Sylvia Simard réalisé par l’auteure en 2009.

[39] Entretien avec Gisèle Faure réalisé par Leslie Kerherve, dans le cadre de son mémoire de Master 1 Sociologie-Recherche en 2009. [Kerherve (L.), Un licenciement collectif: le cas de lusine Chantelle, mémoire cité]

[40] Entretien avec Christine Clément réalisé par l’auteure en 2013.

Illustration : Liberté sur paroles, http://www.liberte-expression.fr