Derrière les pénuries, la lutte des classes

La solution à la crise de la chaîne d’approvisionnement n’a rien de sorcier : créer des syndicats, améliorer les conditions de vie et de travail, et réduire les heures de travail des travailleurs·ses du secteur tout en les rémunérant davantage.

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Le monde entier a pu assister, en mars dernier, à un spectacle édifiant lorsque le porte-conteneurs géant Ever Given, en provenance de Malaisie et à destination de Rotterdam, est resté coincé dans le canal de Suez pendant six jours, bloquant 150 navires en une journée et paralysant le trafic maritime pour un coût estimé à 1 milliard de dollars (890 millions d’euros)

La mésaventure de l’Ever Given n’est pas un incident isolé. À l’autre bout du monde, début novembre, quelque soixante-dix-sept porte-conteneurs étaient bloqués en mer devant les ports de Los Angeles et de Long Beach, en Californie, tandis que près d’un tiers des navires à quai devaient attendre cinq jours ou plus pour être déchargés. Bloomberg Quint a déclaré qu’une « crise mondiale de la chaîne d’approvisionnement » poussait les entrepôts au maximum de leur capacité et forçait les responsables de la logistique à se battre pour trouver de l’espace. L’Institute for Supply Management a indiqué que l’activité manufacturière était en baisse parce que « les problèmes de chaîne d’approvisionnement ont continué à peser sur les fabricants étatsuniens en octobre. »

 

Que se passe-t-il ?

La cause immédiate de la crise de la chaîne d’approvisionnement qui a commencé en 2020 a été une forte augmentation des dépenses de consommation en biens durables, les restrictions COVID-19 ayant conduit les gens à acheter plus de biens pour la maison en consommant moins dans les magasins, les théâtres, les bars et les restaurants à l’extérieur. Une grande partie de ces biens provenait de l’étranger et, dans tous les cas, devait être déplacée dans le pays.

Le problème, cependant, n’a pas commencé avec la pandémie. Le journal industriel américain Transport Topics a rapporté en 2018 que les transporteurs routiers et ferroviaires étaient déjà « confrontés à des difficultés pour faire face à la demande. »

 

La clé de la « pénurie » de main-d’œuvre

La cause sous-jacente la plus importante de la crise de la chaîne d’approvisionnement de 2021 aux États-Unis est une « pénurie » de longue date de travailleurs·ses pour assurer la circulation des marchandises.

Selon l’American Trucking Associations, il y a une pénurie « historique » de 80 000 conducteurs et conductrices. Il ne s’agit pas seulement d’employé·es atteint.e.s par le virus. Cette « pénurie » n’est pas non plus due à un manque de personnes capables de conduire des camions. Comme n’importe quel camionneur peut vous le dire, ce sont les salaires stagnants, les longues heures de travail, le stress élevé et les problèmes de santé qui poussent les travailleurs·ses à quitter le secteur et éloignent les chômeurs et les chômeuses. Cette situation n’est pas nouvelle : c’était le cas bien avant que la pandémie ne frappe.

Les travailleurs.se.s des entrepôts, qui ont également vu leurs salaires stagner et leurs conditions de travail se détériorer au cours de cette période, étaient aussi relativement peu nombreux.ses pour les mêmes raisons. Les récentes augmentations de salaires qui ont résulté de ces pénuries de main-d’œuvre et des niveaux élevés de « démission » sont trop faibles et trop tardives.

Pour aggraver la situation, au cours des dernières années, les grands transporteurs ferroviaires qui acheminent les marchandises sur tout le continent ont réduit leurs effectifs en recourant au transport ferroviaire régulier de précision, (PSR, precision scheduled railroading) leur version de la lean production, le juste-à-temps. En conséquence, le nombre de travailleurs.ses des chemins de fer de marchandises de classe I est passé de 170 000 en 2017 à 135 000 en 2020, alors que le fret ferroviaire a augmenté de 40 % en tonnage et de 37 % en valeur monétaire entre 2010 et 2019. Comme le souligne l’organisation interprofessionnelle Railroad Workers United, le PSR a réduit « l’équipement des wagons lorsque cela est nécessaire », « engorgé les ports et les terminaux » et épuisé les équipes de train, contribuant ainsi à la crise de la chaîne d’approvisionnement.

Le manque de camionneurs·ses, de cheminot·es, d’ouvriers·ères d’entrepôt et d’autres personnes le long des chaînes d’approvisionnement aux États-Unis entraîne des ports congestionnés, des navires bloqués et non déchargés, des entrepôts surchargés, des retards accrus, des étagères vides et des prix plus élevés. En novembre dernier, un dirigeant de l’Association of Supply Chain Management a résumé ainsi le problème: « Le transport est criblé de perturbations », à cause notamment de « la pénurie de camionneurs.ses et des inquiétudes quant au recrutement de personnes pour les emplois dans l’entreposage et le transport. »

Lorsque la pandémie a frappé au début de 2020, les délais de livraison des fournisseurs du secteur manufacturier et de la construction aux États-Unis ont grimpé de 30 %. Autrement dit, une livraison qui prenait auparavant deux jours prendrait désormais plus de deux jours et demi. Les délais ont quelque peu diminué à la fin de l’année, mais ils ont de nouveau augmenté de plus de deux tiers à la mi-2021.

 

L’accélération du juste-à-temps

Ce qui a fait que cette perturbation sans précédent de la chaîne d’approvisionnement a frappé si fort et si vite, c’est la rapidité avec laquelle un simple pépin dans la production ou la circulation des marchandises, dû à une pénurie de main-d’œuvre ou d’espace, peut perturber les chaînes d’approvisionnement qui sillonnent le monde.

Qu’il s’agisse de livrer des pièces à une usine ou des achats à un foyer, de nos jours, cela se fait en « juste à temps ». Par exemple, une pièce commandée par un constructeur automobile à un fournisseur est censée arriver au fur et à mesure de ses besoins sur la chaîne de montage plutôt que d’être stockée dans un entrepôt. Ce mouvement étroitement calibré est conçu pour maintenir les biens et l’argent en perpétuel mouvement. Mais dès qu’un maillon de la chaîne se brise, se bloque ou se surcharge, l’impact est immédiat, profond et largement ressenti. La livraison en juste-à-temps est sa propre perte.

Le juste-à-temps est une idée de Taiichi Ohno, ingénieur chez Toyota dans les années 1950. Dans le cadre de la lean production, Ohno a défini la livraison juste-à-temps comme un moyen d’augmenter les profits en éliminant les « déchets », c’est-à-dire les stocks, les travailleur.se.s supplémentaires et les minutes supplémentaires. Au lieu de consacrer du temps, de la main-d’œuvre et de l’argent au stockage de pièces le long de la chaîne de montage ou dans un entrepôt (comme l’ont fait les fabricants pendant des décennies), l’idée d’Ohno était que les fournisseurs puissent livrer ces pièces au moment où elles étaient nécessaires, éliminant ainsi les stocks. Cela impliquait de dompter les syndicats japonais et d’accélérer considérablement le travail. Des années plus tard, Ohno se souvient : « Si j’avais affronté le Kokuro (le Syndicat [militant] des Chemins de fer nationaux japonais) ou un syndicat étatsunien, j’aurais peut-être été assassiné. »

Depuis l’introduction de la lean production et du « juste-à-temps » dans l’industrie automobile occidentale dans les années 1980, ces méthodes se sont étendues à tous les types de production de biens et de services, au transport et à la vente au détail. Les grandes entreprises de commerce comme Walmart et Amazon et les constructeurs automobiles comme Ford et General Motors les ont imposées dans toutes les chaînes d’approvisionnement jusqu’à ce que chaque fournisseur, petit ou grand, soit censé livrer ses produits juste-à-temps à l’acheteur suivant. Dans le cas de détaillants comme Amazon ou Target, cela signifie minimiser les stocks de n’importe quel produit en fonction de la demande prévue pour ce produit, grâce à l’analyse numérique. Amazon fait circuler les marchandises si rapidement dans son système qu’il reçoit votre paiement pour un produit que vous achetez avant de payer son fournisseur.

L’objectif était de réduire les coûts et la main-d’œuvre en diminuant les stocks et les réserves. En effet, le rapport entre les stocks et les ventes des entreprises non agricoles étatsuniennes a diminué de 35 % entre 1980 et 2020. Avec d’autres économies sur la main-d’œuvre, cela a permis aux profits des entreprises non financières étatsuniennes d’augmenter de 40 % entre 2010 et 2020, pour atteindre 1 800 milliards de dollars, malgré une croissance économique relativement faible.

 

Ne le stockez pas, déplacez-le !

Pour accélérer le rythme des mouvements le long de la chaîne d’approvisionnement, le XXIe siècle a vu l’entrepôt passer du statut de lieu de stockage à celui de lieu de mouvement : les marchandises entrent par une porte et sortent par une autre le plus rapidement possible. Même s’il y a plus d’entrepôts et de magasiniers qu’il y a vingt ans, une petite partie de cet espace et de cette main-d’œuvre est consacrée au stockage. Ainsi, lorsque la pandémie a frappé et que la demande des consommateurs et consommatrices a grimpé en flèche, il n’y a pas eu de stocks à épuiser. Au lieu de cela, davantage de marchandises ont circulé dans et à travers le pays et ceci sans suffisamment de travailleur.se.s pour les déplacer assez rapidement ; les marchandises se sont empilées et ont provoqué des embouteillages. Le « Big Data » et la coordination numérique des chaînes d’approvisionnement n’ont pu pallier le manque de travailleur·ses.

La rapidité entraîne des risques plus importants. Les inondations, les pannes de courant, les pannes d’ordinateur, les routes en mauvais état, les conflits du travail ou, comme nous l’avons vu récemment, les pandémies et les problèmes commerciaux peuvent paralyser un système de juste-à-temps parce qu’il n’y a pas de jeu dans le système. Des stocks peu élevés augmentent les risques de perturbation, tandis que la rapidité propulse la perturbation en amont et en aval de la chaîne d’approvisionnement par des effets « d’entraînement » ou « boule de neige ».

Les perturbations ont un impact rapide non seulement sur les livraisons mais aussi sur les finances d’une entreprise. Par exemple, une étude portant sur 397 entreprises américaines entre 2005 et 2014 a révélé qu’une seule perturbation de la chaîne d’approvisionnement, quelle qu’elle soit, a entraîné une baisse moyenne des ventes de 4,82 %, tandis que le résultat d’exploitation a chuté de 26,5 % et le rendement des actifs (investissement) de 12,7 % au cours des trois mois suivant l’incident. Avis aux grévistes, prenez bonne note de ces chiffres !

 

Risque, résilience ou résistance

Conscients de tous les problèmes potentiels, les gestionnaires de la chaîne d’approvisionnement et les expert.e.s en logistique ont débattu du « risque » par rapport à la « résilience ». La résilience signifie qu’il faut inclure suffisamment de souplesse dans le système pour minimiser ou récupérer rapidement après une perturbation : des stocks plus importants « au cas où », des fournisseurs multiples, des coûts plus élevés, et surtout plus de travailleur.se.s et potentiellement moins de profits.

Des décennies de déréglementation, de privatisation et de culte du marché voué à l’augmentation des profits ont rendu la société vulnérable à la force débridée des chaînes d’approvisionnement en flux tendu, tout en nous privant des moyens politiques de dompter la bête. L’affaiblissement des syndicats et les systèmes de coopération patronale-syndicale a également limité notre capacité à freiner à la source de tout incident affectant la chaîne d’approvisionnement : le lieu de travail, qu’il s’agisse d’une usine, d’un entrepôt, d’un camion ou d’un train, d’un port, d’un écran d’ordinateur ou d’un magasin.

Quel que soit le degré d’automatisation ou de suivi numérique tout au long de la chaîne d’approvisionnement, chaque point de production, de circulation des biens et de prestation des services dépend des travailleur.se.s, des millions de personnes rien que dans les infrastructures et les transports étatsuniens. En dernière analyse, la rapidité de la livraison en flux tendu repose sur l’intensification et l’accélération du travail sur le terrain. Le Big Data n’est pas capable de bouger un seul colis par lui-même.

La « résilience » que les managers ont passé des décennies à éliminer par l’accélération de la productivité se trouve en fait dans l’emploi d’une main-d’œuvre suffisante pour effectuer le travail à un rythme viable et sain. Les travailleurs·ses ont potentiellement la capacité d’imposer ce rythme humain à la production et à la circulation des biens et des services en luttant pour des conditions de travail décentes tout au long de la chaîne d’approvisionnement.

Créez des syndicats, améliorez la qualité de la vie et du travail, réduisez les heures de travail, augmentez les salaires et cette crise de la chaîne d’approvisionnement s’atténuera, les pénuries de main-d’œuvre deviendront une chose du passé et un coup sera porté à l’inégalité scandaleuse qui règne aujourd’hui.

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Kim Moody a été l’un des fondateurs de Labor Notes. Il vit aujourd’hui à Londres où il est chercheur. Il écrit fréquemment sur les questions liées au travail et est membre du NUJ ( National Union of Journalists.)

Cet article initialement publié par Labor Notes puis traduit par Christian Dubucq pour Contretemps.