L’Anthropocène n’est pas seulement un nouvel âge géologique mais un certain type de dispositif gouvernemental : un mode de gouvernance climatique reposant sur une nouvelle vague de marchandisation de la nature. C’est du moins la thèse défendue ici par Emanuele Leonardi, qui montre comment ce dispositif a été mis en crise au cours des dernières années, à la fois par le mouvement pour la justice climatique et par la pandémie.
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Dans le domaine des sciences sociales, le récent et très riche débat autour de la notion d’Anthropocène ne semble trouver un point d’accord que dans la reconnaissance de sa profonde polysémie. Si, d’une part, elle produit de la confusion et des malentendus, d’autre part, elle élargit le spectre analytique et met en lumière les enjeux politiques qui sous-tendent l’interaction et l’affrontement des positions dans ce domaine (Antonio et Clark 2020). Plus qu’un événement (Bonneuil et Fressoz 2016), l’Anthropocène peut donc être défini comme un symptôme du social contemporain, de ses conflits et de sa violence : un état qui, selon la perspective symptomatologique proposée par Paolo Vignola (2013), nécessite à la fois une critique radicale et une pratique collective du soin pour être d’abord agi consciemment et, enfin, transformé.
Il s’agit en particulier d’un symptôme de la crise des sciences sociales, ou plutôt de la manière dont elles se sont focalisées sur la relation moderne – c’est-à-dire médiée de l’intérieur – entre la nature et la société. En particulier, comme l’a bien montré Pierre Charbonnier (2020), le fait que les modernes se perçoivent comme des êtres vivants organisés en sociétés sur la nature commence à poser problème. La conditionnalité mono-naturaliste de la prolifération multiculturelle a, au fil du temps, produit l’émergence d’une connaissance réflexive dont le but est précisément de la rendre politiquement visible et donc potentiellement transcendable.
L’Anthropocène signale que ce dépassement est en cours, ce qui implique la crise des deux principales lignes de réflexion sur la forme moderne de la relation nature-société – celle centrée sur le matérialisme des limites (Martinez-Alier 1991) et celle basée sur le constructivisme des risques (Beck 2000). On ne sait pas (encore) si la sortie de cette impasse théorique passe par le dépassement d’une indifférence mutuelle de plusieurs décennies entre ces courants de pensée ou par l’émergence d’une nouvelle approche onto-épistémologique. Ce que nous pouvons dire avec certitude aujourd’hui, c’est que l’Anthropocène ne peut devenir une rationalité historico-sociologique que dans la mesure où elle prend la dimension politique de la relation nature-société comme pivot de son axe gravitationnel, c’est-à-dire comme clé de l’analyse du présent.
Conformément à cette approche, la section suivante s’éloigne de la controverse dite « classique » sur l’Anthropocène – celle de l’origine : quand commence l’Anthropocène ? – pour l’étudier plutôt comme un dispositif gouvernemental (avec une référence particulière au réchauffement climatique). Deux facteurs de crise de ce paradigme sont ensuite examinés – les mobilisations écologiques de 2019 et la pandémie globale du 2020 –, et enfin j’esquisse certains développements possibles du scénario complexe qui se présente devant nous.
D’un point de vue géologique, le concept d’Anthropocène (combinaison des termes grecs anthropos [humain] et cene [nouveau]) fait référence à l’échelle planétaire des influences anthropiques sur la composition et les fonctions du système terrestre et des formes de vie qui l’habitent. La proposition initiale de Paul Crutzen et Eugene Stoermer (2000) reposait sur des considérations essentiellement écologiques telles que l’extinction accélérée d’un grand nombre d’espèces, la réduction progressive de la disponibilité des combustibles fossiles et l’augmentation des émissions de gaz à effet de serre, notamment le dioxyde de carbone et le méthane.
Bien que récente en tant que force géologique, il est désormais bien établi que l’activité humaine est une cause directe de ces phénomènes et a donc profondément influencé les changements environnementaux à l’échelle mondiale (Steffen 2021). L’ampleur et la durée de l’impact humain – on estime, par exemple, que les puits et les forages seront clairement visibles pour d’hypothétiques géologues dans un million d’années – semblent donc indiquer que l’époque actuelle ne doit pas être incluse dans l’Holocène (une époque géologique qui a commencé il y a environ 12 000 ans), mais qu’elle doit plutôt être formalisée de manière ad hoc afin de souligner sa spécificité. D’où la proposition de l’Anthropocène – très discutée par la communauté scientifique mais pas encore ratifiée.
Il faut dire que l’idée d’une nouvelle époque n’est pas sans fondement : dans la classification géologique des échelles temporelles, les transformations globales de l’état de la Terre – dues à des causes disparates allant de l’impact des météorites au déplacement des continents en passant par des éruptions volcaniques d’une ampleur exceptionnelle – sont en effet déterminantes. Or, comme il ne fait aucun doute que l’activité humaine est aujourd’hui la cause première des changements environnementaux, il s’ensuit qu’une nouvelle ère a commencé.
Il convient toutefois de noter que l’existence ou la non-existence de l’Anthropocène n’est pas une question purement scientifique, mais implique au contraire une série de considérations éthiques et politiques. Crutzen lui-même est convaincu que « l’humanité » doit accepter l’énorme responsabilité découlant de son pouvoir technologique et agir en tant que gardienne de la Terre (Crutzen et Schwägerl 2011), en désignant peut-être la géo-ingénierie comme la solution au problème du réchauffement climatique (Crutzen 2006).
Il semble donc évident que l’Anthropocène n’est pas seulement le nom d’une nouvelle époque géologique, mais aussi celui d’un régime de gouvernance de l’environnement mondial sans précédent. Relisant avec une grande originalité la proposition de Mark Fisher (2018), Stefania Barca (2020) met en évidence le rôle fondamental joué par l’Anthropocène dans l’économie du réalisme éco-capitaliste qui a informé la relation entre crise écologique et pratique politique pendant les quarante années du néolibéralisme.
Pour ma part, j’ai tenté dans mes travaux précédents d’interpréter le symptôme de l’Anthropocène comme un paradigme de la gouvernance climatique (Leonardi 2017). Par « gouvernance climatique », j’entends le processus politique mondial qui, depuis la naissance en 1994 de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques, s’est progressivement développé à travers le « système des COP » (Conférences des Parties). En fait, un fil conducteur relie le protocole de Kyoto (signé en 1997 [COP 3], ratifié en 2005) à l’accord de Paris (signé en 2015 [COP 21]) : c’est l’idée que, bien que le réchauffement climatique ait été une défaillance du marché – historiquement incapable de prendre en compte les externalités négatives (dans ce cas les émissions de dioxyde de carbone) –, on ne peut y remédier que par une nouvelle vague de marchandisation.
Cette marchandisation peut prendre deux formes : « mettre un prix à la nature » (transformation de la base matérielle de la reproduction biosphérique en capital naturel) ou création de nouvelles marchandises à échanger sur des marchés exclusivement dédiés (par exemple les permis/crédits d’émission dans le circuit du marché du carbone). J’ai proposé d’appeler cette idée carbon trading dogma (le dogme de l’échange-carbone), pour souligner son extrême solidité – une persistance extraordinaire qui a conduit l’élite mondiale du climat à concevoir l’excès de CO2 comme une marchandise à valoriser plutôt que comme une nuisance à éliminer.
Il convient de s’attarder sur cet aspect afin de prendre toute la mesure de l’origine néolibérale de ce style de gouvernance climatique : lorsque la crise écologique est devenue un enjeu éminemment politique (à la fin des années 1960 et au début des années 1970, sous l’impulsion de forts conflits sociaux), le principe selon lequel le capitalisme pouvait se développer grâce aux problèmes environnementaux, et non en dépit de ceux-ci, était tout simplement impensable. Pour preuve, nous pouvons rappeler le moment originel du débat sur le changement climatique (vers le milieu des années 1970, tant en URSS qu’aux USA) : on ne parle absolument pas de mitigation, alors que l’intérêt des scientifiques et des politiques est tout entier tourné vers l’adaptation (Felli 2016). Il n’est pas difficile d’en comprendre la raison : la guerre froide battant son plein, il était certainement plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin de blocs hégémoniques s’affrontant sur le terrain – tout sauf « technique » ou « neutre » – du productivisme.
Un changement significatif s’est produit à la fin des années 1980, lorsque la rhétorique du développement durable a commencé à se répandre. Ce concept reposait sur l’idée que, grâce à une politique prudente, il serait possible de tenir ensemble trois objectifs a priori contradictoires : l’expansion économique, la santé de la planète et le droit à l’abondance pour les générations futures. Mais la rupture radicale, qui transforme les dommages écologiques d’une nécessité gênante – une sorte de « prix à payer pour le développement » – en une opportunité commerciale attrayante, est ce qu’on appelle la croissance verte, c’est-à-dire l’internalisation des contraintes environnementales comme stratégie d’accumulation sans précédent. Dans ce contexte, la nature cesse de fonctionner comme une limitation du processus de valorisation et en devient plutôt une force motrice.
Il s’agit d’une mutation politico-épistémique majeure qui pourrait être expliquée sur la base des transformations historiques du travail. En ce qui concerne le travail, la réflexion de McKenzie Wark dans Molecular Red (2015) est importante dans la mesure où il propose d’assumer l’Anthropocène non pas comme une rhétorique à rejeter mais comme un terrain de lutte sur lequel construire une nouvelle « perspective du travail sur les tâches historiques de notre temps ». Un symptôme social à reconnaître afin de réorienter son potentiel. C’est pourquoi, plutôt que de « remettre en question l’Anthropocène […], il vaut mieux le prendre pour ce qu’il est : une astuce ; une ruse qui permet d’introduire le point de vue du travail – au le sens le plus large du terme – dans la géologie ».
Une bonne façon de penser la spécificité du travail dans le présent de l’Anthropocène est de se demander comment nous voyons la nouvelle ère géologique, c’est-à-dire par quel régime de visibilité est-elle régie : sur quoi repose l’ensemble des règles qui régissent la représentation du réchauffement global ? Il nous semble raisonnable d’émettre l’hypothèse que c’est le General Intellect, devenu une véritable abstraction réelle, donc principe organisateur de la production contemporaine, qui fixe les conditions de possibilité de la visibilité politique du changement climatique. En d’autres termes, le régime de visibilité qui nous permet de réaliser que nous habitons l’Anthropocène est fondé sur le capitalisme cognitif, c’est-à-dire sur l’exploitation généralisée du travail-savoir. Ça, c’est le symptôme. Et il est particulièrement dangereux car, malgré ses potentialités, il ne réduit en rien les impacts environnementaux : comme l’affirme Carlo Vercellone,
« loin de s’émanciper de la logique productiviste du capitalisme industriel, le capitalisme cognitif la subsume, la reproduit et l’étend, provoquant une rupture dramatique des équilibres nécessaires à la reproduction de l’écosystème ».
Ce n’est d’ailleurs pas une coïncidence si, bien que le changement climatique soit connu depuis le XIXe siècle, il n’est devenu un problème public, une question politiquement visible que depuis les années 1980, c’est-à-dire lorsque la rationalité néolibérale a permis d’envisager une stratégie de développement pour le capital dans le cadre d’une « crise de la reproduction » créée par le capital lui-même. Depuis lors – lorsque les élites mondiales peuvent prétendre que le réchauffement climatique est un échec du marché (puisqu’il est incapable d’internaliser les coûts environnementaux) qui ne peut toutefois être résolu que par une nouvelle vague de marchandisation (du carbone et de la nature) – l’Anthropocène peut enfin devenir l’horizon d’une accumulation prétendument « durable ».
Donc ce changement politico-épistémologique – résumé dans les formules jumelles de capitalisme cognitif et de croissance verte – est très important mais pas surprenant compte tenu du rôle fondamental joué par les dispositifs numériques dans la production de données et de simulations du réchauffement climatique. Comme l’a montré l’historien Paul Edwards, personne ne vit une expérience planétaire ou atmosphérique sans le soutien de la science du climat. Pour établir un lien entre un événement météorologique – aussi extrême soit-il – et le réchauffement climatique, il est absolument nécessaire de mobiliser à grande échelle l’intelligence générale sous ses différentes formes (c’est-à-dire toutes les usines de la connaissance : universités, think tanks, contre-arguments des mouvements sociaux, etc.). Évidemment, une telle dépendance à l’égard de la connaissance ne réduit en rien la matérialité concrète du changement climatique, tant en ce qui concerne l’identification de ses causes multiples que l’impact destructeur de ses effets hétérogènes. Il n’en reste pas moins que, comme l’explique Matteo Pasquinelli,
« la perception politique de l’Anthropocène n’est possible que grâce à un réseau mondial (apparemment neutre) de capteurs, de centres de données, de superordinateurs et d’institutions scientifiques ».
En termes de politique environnementale, la conséquence de cette mutation – d’une nature comme obstacle pour la valeur à une nature comme stratégie d’accumulation – a été l’abandon de l’approche basée sur les sanctions et le contrôle – qui a inspiré les premières interventions publiques au cours des années 1970, et qui consiste à punir les acteurs qui excèdent les seuils maximaux – en faveur de l’approche préventive (Pellizzoni 2021a) visant l’intégration directe des objectifs écologiques dans la production industrielle par le biais d’un système d’aides économiques et d’allégements fiscaux. Dans le domaine du climat, cette approche donnera naissance au carbon trading dogma qui, comme nous l’avons mentionné précédemment, a été la clé de voute conceptuelle de la gouvernance climatique au niveau mondial – du moins jusqu’à la COP 24 de 2018. Il est intéressant de noter que, dans ce contexte, le marché fonctionne comme un lieu de véridiction – selon la formule proposée par Michel Foucault dans ses cours sur la biopolitique. En ce qui concerne le réchauffement climatique, le régime de vérité du marché produit une équation dogmatique – aussi incontestable que fragile sur le plan empirique – qui peut être résumée de la manière suivante :
stabilité climatique = réduction des émissions de CO2 = commerce du carbone [marchés climatiques] = croissance économique durable
La force de ce dogme est démontrée non seulement par l’insistance avec laquelle les politiques climatiques sont greffées sur les marchés du carbone en dépit de leurs performances écologiquement non pertinentes – voire nuisibles – mais aussi par la difficulté croissante qu’ont les acteurs du marché à justifier la rhétorique de la croissance verte ou du développement durable. La structure circulaire de ce dogme rend toute alternative impensable. Comme toute croyances religieuses, la confirmation de la véracité des propositions est déjà contenue dans l’hypothèse initiale : puisque les marchés définissent le champ des politiques efficaces, le changement climatique ne peut être maîtrisé que dans la mesure où des profits peuvent être réalisés grâce à cette maîtrise. L’équation « stabilité du climat = création de plus-value » est une vérité évidente.
Or, ce qui est devenu de plus en plus évident depuis la COP 21 à Paris, c’est que le carbon trading dogma ne tient pas ses promesses ; en effet, un court-circuit est apparu entre la finalité écologique (supposée) et les moyens économiques (réels) des marchés d’émissions (Yoomi et al 2020). Et bien qu’aucune amélioration environnementale n’ait été obtenue grâce à la gouvernance climatique, une quantité importante de valeur a été créée et généralement transférée aux entreprises dites « à forte intensité fossile » (par exemple, l’industrie pétrolière) par le biais d’un mécanisme de rente climatique sans précédent – rente devenue profit, évidemment.
Jusqu’en décembre 2018, ce court-circuit permettait de mesurer l’extrême force sociale du dogme : bien que son inutilité ait été prouvée d’innombrables fois sur le plan pratico-empirique, le postulat d’une compatibilité harmonieuse entre stabilité climatique et croissance économique continuait de guider les actions des législateurs comme des acteurs du marché. Cependant, lors de la COP 24 en Pologne, cette forme particulière d’enchantement néolibéral s’est effondrée.
Le moment symbolique qui certifie la crise de l’Anthropocène comme dispositif gouvernemental climatique se trouve dans le refus exprimé par les États-Unis, la Russie, l’Arabie Saoudite et le Koweït de reconnaître les rapports du GIEC comme base commune des négociations. Pour que le marché puisse gérer le réchauffement climatique, il faut non seulement qu’il soit reconnu par la collectivité, mais aussi que chaque partie perçoive son existence de la même manière. Ce rôle de « colle scientifique » historiquement joué par le GIEC était tout simplement fondamental : sa remise en cause a déjà eu de puissantes répercussions, et il est douteux que l’élection de Joe Biden suffise à rétablir le status quo ante.
Il existe toutefois une autre cause à l’effondrement de la gouvernance climatique par l’Anthropocène – une cause exogène, pour ainsi dire. Je fais référence aux désillusionés du système COP, c’est-à-dire à ceux qui avaient cru aux promesses de la croissance verte et qui, après vingt ans ou plus de mise en œuvre, se sont vus « forcés » de constater son échec. L’emblème de cette reconfiguration politique est Greta Thunberg, qui est devenue célèbre en 2018 à Katowice, avec son triple message : délégitimer les élites ; inverser le rapport entre économie et écologie ; et encourager l’action directe.
Je prends trois extraits de certains de ses discours pour mettre en évidence une approche radicale qui a souvent été occultée dans les médias au profit de l’image quelque peu rassurante de la moraliste qui toilette le pouvoir et puis revient à son quotidien :
1/ « Depuis vingt-cinq ans, d’innombrables personnes manifestent devant les conférences des Nations Unies sur le climat, demandant aux dirigeants de nos nations de mettre fin aux émissions. Apparemment, cela n’a pas fonctionné, car les émissions continuent d’augmenter. Donc, je ne demanderai rien aux politiciens » (17) ;
2/ « Non, l’augmentation des émissions n’est pas un accident. C’est un choix conscient, et il en sera ainsi jusqu’à ce que nous décidions que notre seul objectif n’est plus la croissance économique, mais une réduction radicale des émissions : fermer les robinets à pétrole le plus tôt possible et s’adapter à la réalité que les chercheurs du monde entier ne cessent de souligner » (114-115) ;
3/ « C’est vrai, nous avons besoin d’espoir, certainement. Mais plus que d’espoir, nous avons besoin d’action. Lorsque nous commencerons à agir, l’espoir sera partout. Au lieu de nous reposer sur l’espoir, nous cherchons à agir. Alors, et seulement alors, l’espoir viendra » (9).
C’est un message qui est radicalement incompatible avec l’Anthropocène en tant que gouvernance climatique. Un message que nous pouvons définir comme un appel à la justice climatique et qui, en Italie et dans le monde entier, a été relancé par Fridays for Future (FFF) et a résonné avec force tout au long de l’année « écologique » de 2019 (quatre grèves mondiales pour le climat, d’innombrables camps climatiques, la prolifération partout de cette composition fragile mais omniprésente de conflits socio-environnementaux que Naomi Klein a défini comme blockadia).
La justice climatique se caractérise par l’hypothèse qu’au cœur du réchauffement climatique en tant que question politique se trouve un élément d’inégalité, à décliner à la fois le long de l’axe planétaire Nord-Sud – « c’est en effet un paradoxe de cette crise que ceux qui ont le moins contribué à la générer sont susceptibles de payer le prix le plus élevé » (Thunberg 2021, 21) – et le long de la fracture « sociale » de la richesse et de la propriété des moyens de production – « seulement 100 grandes entreprises sont responsables de 70 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre au cours des 20 dernières années. Et les 1% les plus riches de la population sont responsables de 50% des émissions. Vous ne pouvez pas demander à tout le monde de contribuer de manière égale à la solution. C’est une question de bon sens » (Thunberg 2021, 21).
Qu’en serait-il de l’augmentation de force des mouvements pour la justice climatique si le monde n’avait pas été frappé par la pandémie de Sars-Covid-2 en 2020 ? Il s’agit là d’une question politiquement légitime, certes, mais aussi d’une question analytiquement oiseuse. Plus prometteur, je pense, est de constater que la pandémie a été un revers majeur non seulement en termes d’interruption évidente des mobilisations, mais aussi en termes d’élaboration théorique et de formation militante. En particulier, au niveau international, les mouvements – et leurs visages les plus connus, Greta Thunberg in primis – ont mis un peu trop de temps à saisir le lien profond entre le réchauffement climatique et la Covid-19 (Malm 2020).
À plusieurs reprises, ils ont été considérés comme des entités distinctes, susceptibles d’être gérées en deux temps : sortir de l’urgence sanitaire, puis revenir à l’urgence climatique. Il faut dire que certains nœuds locaux des FFF n’ont pas attendu un revirement d’en haut pour proposer une lecture alternative, basée sur l’écologie politique et beaucoup plus riche, selon laquelle les deux phénomènes sont des expressions différentes d’un même déclencheur, à savoir la crise environnementale induite par une organisation de la production fortement déséquilibrée (Wallace 2021). Mais cela ne change rien au fait que cette lenteur des réflexes a essentiellement rendu son élément essentiel inaccessible à la justice climatique : la dénonciation d’une inégalité spécifique due à l’inaction frauduleuse des élites.
L’historien de l’économie Adam Tooze (2021), quant à lui, est celui qui a saisi avec acuité la menace que représente la pandémie pour l’Anthropocène en tant que paradigme de l’action gouveramentale. C’est Tooze qui a donné la définition la plus politiquement intéressante de la Covid-19 : la première crise économique de l’Anthropocène. La thèse de Tooze est que, contrairement aux crises précédentes (de la crise de 1929 qui a servi de toile de fond au New Deal de Roosevelt à la crise de 2007-2008 qui attend toujours d’être « résolue »), l’objectif politique de l’intervention publique souhaitable ne peut plus se limiter à « remettre au travail » les personnes qui ont été englouties par le chômage. Ce qui est dramatiquement urgent est plutôt :
1/ l’identification d’une politique industrielle avec un critère de sélection socio-climatique capable de faire la distinction entre les secteurs « productifs » qu’il faut relancer – ou créer de toutes pièces – et les secteurs « destructeurs » qu’il faut abandonner progressivement – ou immédiatement ;
Et
2/ la conception d’un cadre global de politiques sociales visant à répartir équitablement les coûts (abondants à court terme) et les bénéfices (abondants à moyen et long terme) de la transition.
Il est important de souligner que le cadre décrit par Tooze se situe entièrement dans l’espace discursif de la justice climatique. Le « problème » même du Green New Deal, du retour de l’État et de la planification, doit être lu dans le cadre de ce scénario, c’est-à-dire dans une articulation sans précédent de la protection de l’environnement et de la lutte contre les inégalités (tant au niveau géopolitique que social).
Jusqu’à présent, j’ai essayé d’expliquer comment la « solidité » pratique et discursive dont a bénéficié l’Anthropocène en tant que dispositif de gouvernance climatique entre les années 1990 et la signature de l’Accord de Paris est aujourd’hui profondément remise en question. Cela ne signifie pas que ce dispositif n’a plus aucune efficacité : plus simplement, certaines dynamiques observées lors de la pré-COP de Milan et de la COP 26 de Glasgow vont précisément dans le sens d’une remise en question – ce qui n’empêche qu’il pourra être proposé à nouveau dans les périodes à venir.
Cependant, je pense que deux autres scénarios sont plus plausibles. Le premier impliquerait une réduction de l’ambition exprimée par le système de la COP : étant donné l’échec du volet « mitigation » (qui aurait impliqué une réduction des émissions de gaz à effet de serre), l’adaptation au changement climatique pourrait reprendre le devant de la scène – avec pour effet inquiétant d’aggraver les tensions internationales. La seconde verrait une expansion de la justice climatique dans deux directions : vers le haut, si les institutions montrent de l’intérêt pour des programmes de Green New Deal non « cosmétiques » ; et vers le bas, si les mobilisations climatiques parviennent à agir comme cadre politique général pour la convergence des luttes – en particulier en ce qui concerne les dynamiques syndicales qui se retrouvent de plus en plus à devoir gérer de nouvelles configurations de la relation entre écologie et travail.
En tout état de cause, l’Anthropocène est plus que jamais un terrain de conflits – et il promet de le rester encore longtemps.
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