Capitalisme allemand et industrie automobile : vers un impérialisme écologique ?

Pour les tenants du capitalisme vert, l’électromobilité est l’avenir et le gouvernement allemand travaille dans cette direction à transformer l’industrie automobile. Si les écologistes fustigent à raison l’empreinte carbone des véhicules électriques, ils oublient que la mobilité électrique n’est pas seulement un leurre en matière de protection de l’environnement, mais aussi une arme pour l’impérialisme allemand dans sa compétition avec les États rivaux. 

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Le gouvernement allemand a décidé que l’Allemagne devait atteindre la neutralité carbone. Lors des récentes élections fédérales, tous les partis politiques allemands – à l’exception du parti d’extrême droite AfD – se sont prononcés en faveur de cet objectif. Le secteur automobile, le fleuron de l’industrie allemande, est en première ligne de cette transformation. Les constructeurs automobiles et leurs fournisseurs n’ont pas appelé à la protection de l’environnement et ne sont pas satisfaits de ce changement de cap. Après tout, leur modèle économique repose sur la construction de véhicules à moteur combustible, gourmands en ressources et en énergies fossiles. Il est donc peu étonnant que ce soient d’abord des start-ups comme Streetscooter qui ont misé sur l’e-mobilité en Allemagne et qui ont ainsi occupé économiquement la niche des « solutions en mobilité durable ».

 

Dévalorisation du capital pour la croissance

L’État pousse à la réduction de l’empreinte carbone de la production mais aussi des produits de l’industrie automobile. L’État veut susciter l’intérêt des entreprises de cette branche pour les technologies vertes et il veut qu’elles mettent en œuvre cette transformation dans leur propre intérêt économique. Ainsi, la politique invite l’industrie automobile à la reconversion sur une technologie qui n’est pour l’instant pas compétitive dans les calculs capitalistes. Pour cela, les technologies conventionnelles sont qualifiées de modèles dépassés et traitées comme telles. Le programme de protection du climat 2030 du gouvernement fédéral allemand indique que « le cœur du programme est la nouvelle tarification du CO2 pour les transports et le chauffage à partir de 2021. Les coûts des certificats seront alors à la charge des entreprises émettrices : si elles vendent du mazout, du gaz liquide, du gaz naturel, du charbon, de l’essence ou du diesel, elles auront besoin d’un certificat en tant que droit de pollution pour chaque tonne de CO2 émise lors de leur consommation ».

De la production de pistons chez des fournisseurs comme Mahle, jusqu’à la fabrication des arbres de transmissions dans les usines de Daimler en Roumanie, en passant par le moteur diesel même : l’ensemble de la chaîne de valeur de la voiture allemande repose jusqu’à présent sur l’utilisation à faible coût d’infrastructures publiques et privées pour l’approvisionnement de carburant fossile bon marché. Cela explique pourquoi les conséquences du nouvel agenda politique sont dramatiques : les masses de capitaux investis dans l’industrie automobile risquent de perdre leur compétitivité internationale – et cela à cause d’une décision politique. C’est du moins le constat peu surprenant exprimé dans les communiqués de presse de l’industrie.

Mais les anciennes activités polluantes de l’industrie automobile ne sont pas censées être simplement interdites, mais doivent financer le passage à des technologies « propres ». Pour que le capital lui-même comprenne la nécessité de cette transition, il faut que le moteur électrique soit rentable.

 

Subventionner jusqu’aux profits

L’État entre à nouveau en jeu : premièrement avec beaucoup de subventions, car le développement – ou même l’invention – de produits et de technologies pour qu’ils deviennent « commercialisables » nécessite beaucoup d’investissements dans la recherche et le développement – en ce moment surtout dans la production et l’utilisation de l’hydrogène. Les connaissances ainsi acquises par les grands consortiums comprenant des institutions de recherche comme le Fraunhofer-Institut, des universités et des industriels doivent être mises à disposition des entreprises allemandes. Lorsque le développement est achevé, l’investissement est subventionné afin que les nouvelles techniques soient également appliquées.

Dans l’industrie automobile, cela concerne actuellement surtout la production de batteries et de moteurs. Daimler et Bosch se sont retirés de ce domaine en 2014 et 2018 car ils considéraient que cette production ne serait pas rentable, compte tenu de l’avance technologique des producteurs asiatiques. Aujourd’hui, l’État allemand appelle de ses vœux la mise en place d’une chaîne de valeur made in Europe et, tout en augmentant les montants des subventions, il amène les industriels à revoir leurs calculs. Ainsi, Daimler et Bosch sont revenus sur leurs décisions et ont annoncé cette année qu’ils allaient réinvestir dans la production de cellules de batteries.

Deuxièmement, l’État prend des mesures sur le plan législatif : avec la mise en place (i) de seuils d’émission de CO2 et de sanctions en cas de non-respect de ces seuils, (ii) d’une taxe carbone, (iii) d’un taux d’émissions maximal, (iv) d’un mécanisme européen d’ajustement carbone aux frontières et (v) de lois qui encadrent entre autres les subventions pour les énergies renouvelables ou la mobilité électrique. Et ceci dans un double objectif : rendre la production basée sur l’émission de carbone plus chère afin de rendre la production peu émettrice plus attractive, et subventionner les nouvelles technologies.

Troisièmement, l’État travaille à la conversion des stations-service, jusqu’ici basées sur les combustibles fossiles, en bornes de recharge et rend ainsi possible l’usage de la voiture électrique comme alternative au moteur à explosion. Là encore, l’État prend des mesures pour donner à naissance à un modèle économique et l’accompagner alors qu’il n’était jusqu’ici pas rentable.

Dans le programme de protection du climat 2030, on peut donc observer comment l’État cherche à susciter l’intérêt capitaliste qu’il attend du capital : « La montée en puissance de la mobilité électrique modifie les exigences imposées aux réseaux de distribution, notamment lors des pics de consommation dus à la charge simultanée. C’est pourquoi le gouvernement allemand créera des conditions-cadres favorables pour que les gestionnaires de réseaux de distribution investissent dans le développement, l’intelligence et la contrôlabilité des réseaux, de sorte qu’il réponde à la demande croissante de véhicules électriques. »

Quatrièmement, l’État subventionne directement les voitures électriques par une prime à la conversion aux consommateurs, offrant ainsi une garantie de vente au capital lui permettant de réaliser des profits sûrs s’il mise sur ces nouvelles technologies. En outre, l’État met en œuvre la conversion des transports publics et des flottes de véhicules officiels.

 

La raison derrière la nouvelle mobilité électrique

L’Allemagne est dépendante d’autres nations pour ses besoins énergétiques. Pour alimenter les moteurs à explosion, le pétrole est la ressource essentielle. Celle-ci – que l’Allemagne considère d’ores et déjà être son moyen économique – se trouve pourtant dans les mauvais pays. C’est pourquoi l’Allemagne a misé très tôt sur l’énergie nucléaire en tant qu’alternative au marché mondial de l’énergie et des combustibles fossiles conçu par les Américains. L’énergie nucléaire, dont l’Allemagne maîtrise le procédé industriel, a été considérée comme un outil pour préserver sa souveraineté nationale.

Après l’accident de Fukushima, celle-ci a été remplacée par le projet « électricité verte ». La politique de transformation énergétique de l’État allemand comporte donc un intérêt industriel : l’énergie représente un moyen indispensable pour toute activité productive. En poussant ses entreprises vers la production et la consommation d’énergies vertes, l’État allemand vise à l’indépendance énergétique de son économie vis-à-vis des fournisseurs d’énergie étrangers. Mais les raisons de la politique énergétique allemande vont au-delà de l’intérêt industriel. L’ancien ministre des affaires étrangères, Heiko Maas, a déclaré en 2019 :

« la transition énergétique n’est pas seulement la conversion d’énergie fossile en énergie renouvelable … En utilisant les énergies renouvelables, des États peuvent se mettre en position d’accroître leur propre sécurité énergétique. Cela signifie que l’instrument géopolitique de l’énergie, tel que nous l’avons connu au fil des décennies, perd de sa puissance. Les pays pionniers de la transition énergétique peuvent poursuivre leurs intérêts stratégiques et de politique étrangère en toute indépendance. »

Cela met en lumière l’ambition allemande de sortir du giron des États-Unis et de devenir enfin une puissance mondiale souveraine qui n’agit pas seulement avec succès sur le marché mondial dominé par les Américains, mais qui est en mesure d’en dicter elle-même les règles. Dans ce sens, la promotion d’un avenir et d’une industrie automobile neutre en carbone n’est rien d’autre qu’un projet de l’impérialisme allemand qui veut poursuivre ses intérêts de manière globale et indépendante.

 

Concurrence et coopération avec la Chine

Alors que le capitalisme allemand tente de s’émanciper du marché de l’énergie américain et de mettre en œuvre la mobilité électrique, la Chine – désormais une des puissances économiques incontournable à l’échelle internationale – se fait remarquer à deux égards.

D’un côté en tant que partenaire : le marché automobile chinois est pour les producteurs allemands depuis une dizaine d’années un des plus rentables au monde et la ligne de conduite adoptée jusqu’à présent par le PC chinois en faveur de l’e-mobilité garantit des chiffres de vente sûrs aux constructeurs allemands. De plus, la Chine s’oppose à la domination des Etats-Unis et mise sur les technologies vertes pour assurer son indépendance.

De l’autre côté cela fait de l’empire du Milieu un concurrent, car dans ce meilleur des mondes, la production neutre en carbone n’existe qu’en tant que projet d’États rivaux. Les entreprises automobiles allemandes, autorisées à entrer en masse dans le pays, ont pu approvisionner le gigantesque marché intérieur à la condition de s’associer dans des joint-ventures à des entreprises chinoises qui ont depuis longtemps forgé une industrie automobile locale compétitive.

La Chine a donc eu le culot de renverser les rôles et d’utiliser les capitaux allemands entrants sur le marché intérieur chinois à ses propres fins. La société chinoise Aiways Automobiles Co. Ltd., basée à Shanghai et fondée il y a seulement quatre ans, exporte désormais des voitures électriques en Allemagne. Ses fondateurs, Fu Qiang et Gu Feng ont été managers au sein du groupe chinois FAW dans lequel Volkswagen détient une participation. Des employés de l’entreprise auraient été débauchés entre autres de BMW, Daimler et Audi.

 

Protection du climat

L’objectif de la politique allemande d’émanciper le secteur de l’énergie de la domination des États-Unis, est vendu par les responsables politiques comme un programme pour le sauvetage du monde. Angela Merkel affirme en 2020 lors du Climate Adaption Summit :

« L’Allemagne compte parmi les plus grands donateurs internationaux pour le financement du climat et respecte ses engagements en la matière : quatre milliards d’euros ont déjà été mis à disposition en 2019, ce qui signifie que l’engagement a doublé depuis 2014. »

Lorsqu’il s’agit de revendications de puissance mondiale, l’argent ne manque pas.

Les débats au sein de la gauche sur les conséquences écologiques de la mobilité électrique ont pris l’habitude de ne même pas distinguer son effet favorable au climat des objectifs impérialistes de la politique. Par conséquent, les amis de l’écologie se rendent ridicules lorsqu’ils se réfèrent au programme politico-économique de la nation allemande et qu’ils revendiquent ce que la politique gouvernementale elle-même affiche : le sauvetage de l’humanité et de la planète. « Plus de protection du climat » et « de meilleures mesures », plus de financements pour la recherche et le développement ainsi que des lois plus strictes contre les voitures « sales » – ainsi sont les revendications de la plupart des activistes écologiques.

Inversement, tout progrès réalisé par l’Allemagne dans la concurrence avec ses rivaux américains et chinois est ainsi reconnu avec un « c’est au moins ça ». Le gouvernement apprécie cette manière affirmative de la critique pour deux raisons : d’abord, conformément à sa propre mise en scène, il est ainsi interpellé en tant qu’autorité compétente pour la protection de la vie sur la planète et confirmé dans son pouvoir. Ensuite, les programmes concrèts de modernisation visant à accroître la compétitivité du capital allemand sont accompagnés d’un appel permanent d’en faire d’avantage – et cela justement de la part de la gauche.

D’autres critiques ont fait remarquer que le bilan écologique des voitures électriques serait en principe douteux. Même le gouvernement ne prétend d’ailleurs pas que le transport privé avec des millions ou même des milliards de ces voitures serait favorable à l’environnement. Pour leur part, les critiques écologistes pointent du doigt l’extraction de terres et métaux rares, le maintien du trafic des véhicules particulières et l’élimination des batteries déréglées des voitures électriques hors d’usage. Elles croient tellement à la prétention de sauver la planète qu’elles commencent à douter que ce « capitalisme vert » sauvera réellement l’environnement comme annoncé.

Ces activistes présentent également leur contribution constructive sous le mot-clé du « tournant social et écologique » – très populaire au sein du parti de gauche « Die LINKE » – sur la façon dont le profit, les emplois et la protection de l’environnement pourraient être compatibles – en principe, si seulement la politique suivait leurs recommandations et stratégies.

Une chose est sûre : ces partisans des alternatives pratiques ne sont pas des adversaires de ce programme pour l’État allemand et son économie. Au moins « nous » faisons quelques progrès dans la prévention de la catastrophe climatique. Et, d’une certaine manière, c’est vrai : il s’agit justement de la protection climatique sous le régime de l’économie capitaliste – une arme dans la compétition entre les nations et les capitaux.

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Illustration : Patrick Forget/sagaphoto.com