Faire de l’Ukraine un deuxième Afghanistan serait un désastre

Certaines voix influentes aux États-Unis appellent à une politique visant à transformer l’Ukraine en un bourbier « à l’afghane » pour la Russie. C’est une idée désastreuse qui prolongerait les souffrances des Ukrainien-nes et qui ne tient pas compte des leçons tirées d’innombrables mésaventures en matière d’interventions étrangères.

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Cette source inépuisable d’idées funestes qu’est l’élite de Washington en propose une autre : transformer l’Ukraine en un bourbier de type irakien ou afghan pour la Russie. Cette idée flotte dans les cercles des responsables de la sécurité nationale depuis un certain temps. Mais avec l’invasion de l’Ukraine par Moscou, elle est devenue explicite.

Hillary Clinton a évoqué le bourbier soviétique dans l’Afghanistan des années 1980, où « de nombreux pays ont fourni des armes et des conseils, et même des conseillers, à ceux qui ont été recrutés pour combattre la Russie », ajoutant que c’était « le modèle vers lequel on se tourne actuellement ». Tant les experts que l’administration Biden et ses alliés disent maintenant la même chose. Biden a exploré et planifié cette idée depuis la fin de l’année dernière, et, selon les informations disponibles, les responsables américains et européens en discutent maintenant. L’allusion quelque peu énigmatique de M. Biden, dans son discours sur l’état de l’Union selon laquelle Vladimir Poutine devra « payer un prix élevé et continu sur le long terme » laisse entrevoir de tels plans.

En d’autres termes, il semble plus que probable que cette situation – Washington et d’autres gouvernements de l’OTAN soutenant une insurrection ukrainienne à long terme qui fera à la Russie ce que vingt ans de présence en Afghanistan ont fait aux États-Unis – se profile comme l’issue la plus probable de tous ces plans ceci. C’est aussi une idée incroyablement funeste.

Réfléchissons à ce que cela signifie pour le bien-être des Ukrainien-nes eux-mêmes. Créer une zone de guerre permanente ne favorise ni la longévité ni la survie des populations. Près de vingt mille civils afghans ont été tués au cours des douze dernières années de l’occupation, tandis que, selon un décompte, un peu moins de 108 000 civils irakiens ont été tués entre l’année qui a suivi l’invasion et le retrait des États-Unis en 2011. Même après le retrait américain (qui n’a finalement pas été définitif), près de quatre-vingt-dix mille civils ont été tués dans les années qui ont suivi, du fait des conditions créées par l’intervention des États-Unis.

Ces chiffres ne tiennent même pas compte des impacts sanitaires et autres qui découleront de la destruction continue des infrastructures et de la perturbation perpétuelle de la vie et de l’activité économique en Ukraine, ni de ce qui pourrait se produire lorsqu’on sature d’armes l’un des plus grands marchés de trafic d’armes d’Europe.

En outre, une guerre de durée indéfinie signifierait une répression accrue des Ukrainiens ordinaires des deux côtés. Compte tenu des divisions culturelles, ethniques et politiques du pays, la mini-guerre civile qui a embrasé ses régions orientales au cours des dernières années s’étendrait probablement à l’ensemble du pays, les groupes rivaux se disputant le pouvoir. Paradoxalement, ce sont les personnes les plus désireuses de condamner le peuple ukrainien à des années, voire des décennies, de cet enfer qui vous diront le plus bruyamment à quel point leur cœur saigne pour eux.

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Il existe également des risques importants pour les États-Unis et l’Occident. Pendant son interview sur la chaîne MSNBC, Hillary Clinton a souri avant de mentionner « qu’il y avait d’autres conséquences involontaires » du soutien de Washington aux moudjahidines antisoviétiques des années 1980 qu’elle considère comme un modèle pour cette guerre. Il s’agit d’une manière désinvolte et surprenante d’évoquer les attentats du 11 septembre, point culminant du soutien apporté par les États-Unis aux extrémistes en Afghanistan des décennies plus tôt, et quelque chose que Clinton semblait trouver moins drôle il y a sept ans.

Néanmoins, cela met en évidence un danger majeur. Depuis que l’est de l’Ukraine a sombré dans la guerre il y a huit ans, suite à la révolution de 2014, l’Ukraine est devenue une Mecque pour les extrémistes d’extrême droite du monde entier, y compris aux États-Unis, qui s’inspirent de leurs homologues ukrainiens et voyagent même pour établir des contacts et apprendre d’eux.

Déjà, avec cette guerre, les néonazis du monde entier et d’autres suprémacistes blancs font partie des milliers de combattants étrangers qui affluent dans le pays, qu’ils considèrent comme un entraînement à la violence qu’ils prévoient de perpétrer chez eux – y compris dans ce qu’ils pensent être le « grand conflit » à venir, une deuxième guerre civile américaine. Ce phénomène n’a pas été abordé dans la couverture médiatique des événements, alors même que la lutte contre les suprémacistes blancs locaux a été une priorité pour la présidence de Joe Biden et de l’opposition libérale à Trump, et que l’hypothèse d’une prise de pouvoir armée de l’extrême droite a obsédé l’année dernière une grande partie de l’establishment politique américain.

Un bourbier de style afghan qui s’éternise signifie plus d’opportunités d’entraînement au combat pour ces extrémistes, qui le mettront à profit quand ils rentreront chez eux et dont la violence sera ensuite commodément utilisée pour justifier l’expansion de l’État sécuritaire. Cela signifie également que traînera aux portes de l’Europe une constellation de milices d’extrême-droite, ayant eu accès aux armes occidentales qui ont inondé le pays et à l’entraînement que l’OTAN a fourni à ces extrémistes intégrés au sein des forces armées ukrainiennes.

Et puis, il y a les armes nucléaires. Aussi terribles qu’aient été les guerres en Irak et en Afghanistan, elles étaient loin de comporter le même risque nucléaire qu’une guerre prolongée en Ukraine, étant donné l’implication – directe et indirecte – de gouvernements qui contrôlent les deux plus grands stocks nucléaires du monde. N’oublions pas non plus que la France et le Royaume-Uni, membres de l’OTAN, qui seront vraisemblablement impliqués dans le soutien à l’insurrection, détiennent chacun plus de deux cents ogives nucléaires.

Le risque existe que les combats se propagent au-delà des frontières de l’Ukraine et dans les pays voisins membres de l’OTAN, ce qui entraînerait l’ensemble de l’Europe occidentale dans un conflit avec la Russie. Ces dernières années, les États-Unis ont débattu de l’idée de stationner des armes nucléaires dans la Pologne voisine, où pourrait se trouver le gouvernement ukrainien en exil dirigé par l’actuel président Zelensky.

L’invasion russe ne dure que depuis deux à trois semaines, et nous avons déjà connu des épisodes alarmants à connotation nucléaire, depuis que Poutine a placé ses armes nucléaires en état d’alerte en partie en réponse aux sanctions occidentales, jusqu’aux bombardements et à l’incendie du complexe qui abrite la plus grande centrale nucléaire d’Europe. Plus les combats se prolongent, plus les risques de catastrophes potentielles similaires augmentent, des catastrophes que nous ne pourrons peut-être pas éviter de justesse à chaque fois.

Enfin, cela signifierait prolonger la profonde perturbation économique que l’invasion de Poutine n’a fait qu’aggraver. Nous sommes encore en train de découvrir ce qui se passe exactement lorsque vous essayez de paralyser et d’imposer un embargo à une économie qui représente 3 % du PIB mondial, qui est le troisième plus grand producteur de pétrole au monde, le quatrième plus grand exportateur de blé et qui fournit 40 % du gaz de l’UE. Les prix de l’énergie sont déjà en train de grimper en flèche, entraînant dans leur sillage les prix de tous les autres produits, et la situation devrait encore s’aggraver.

Même si les gouvernements occidentaux trouvent une source d’énergie de remplacement, et même s’ils lèvent les sanctions après avoir entraîné Moscou dans une guerre ukrainienne sans fin, la transformation de l’ancienne république soviétique en une zone de guerre permanente aura provoqué ses propres effets, étant donné que l’Ukraine est le cinquième exportateur mondial de blé. Il se pourrait bien que, dans le monde entier, on voit alors monter la colère populaire, l’instabilité politique et même la faim. Et si les technocrates des banques centrales continuent d’utiliser cette situation pour maintenir des conditions financières strictes, cela signifiera une punition pour les travailleurs/ses partout, et peut-être même le retour de la stagflation.

Ne parlons même pas du changement climatique, qui est sans conteste la menace la plus grave pour la sécurité mondiale et qui continuera d’être ignorée si le monde se divise simplement en blocs concurrents au lieu de collaborer pour éviter la catastrophe.

En bref, en plus d’être profondément cynique et sans cœur, transformer l’Ukraine en Irak ou en Afghanistan signifierait la poursuite de la mort et de la souffrance des civils, un risque terrible de retour de flamme de la part de l’extrême droite, une augmentation permanente des tensions nucléaires et une prolongation sans fin, voire une aggravation, de ces conditions économiques difficiles. Cela ne serait bon pour personne : ni pour les pauvres du monde, ni pour les Russes ordinaires, ni pour l’Europe, ni pour les Américain-nes ordinaires, et certainement pas pour les Ukrainien-nes.

Il n’existe aucune solution militaire à cette guerre qui ne rende pas les choses beaucoup, beaucoup plus difficiles. Cela peut ne pas sembler enthousiasmant, mais la solution à ce problème est la même que celle qui a été rejetée avant l’invasion, que de nombreuses voix de premier plan en matière de politique étrangère ont préconisée, et qui semble s’améliorer chaque jour où cette horrible guerre se poursuit : un règlement négocié mutuellement acceptable qui garantisse l’intégrité territoriale de l’Ukraine (et donne à Moscou un moyen de revenir sur ce qui, à ce stade, ressemble à une erreur de calcul désastreuse) tout en répondant aux préoccupations de sécurité de longue date de la Russie. Idéalement, ce règlement serait suivi d’un investissement agressif dans la transition vers l’abandon des combustibles fossiles, ce qui réduirait la capacité de tous les autocrates pétroliers et gaziers à tyranniser leurs petits voisins et à bafouer le droit international.

On nous dit de « regarder le soutien américain aux moudjahidines afghans dans les années 1980 » pour comprendre pourquoi transformer l’Ukraine en deuxième Afghanistan est une bonne idée. Mais cet exemple devrait tout nous apprendre sur le danger des conséquences involontaires et sur notre incapacité à contrôler les résultats d’un aventurisme irréfléchi. Les gouvernements occidentaux se sont déjà fourvoyés dans trop de désastres auto-infligés. Pourquoi ne pas essayer, juste pour cette fois, d’apprendre de nos erreurs ?

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Cet article a été initialement publié dans Jacobin (Etats-Unis) le 8 mars 2022. Traduction par Stathis Kouvélakis

Illustration : Gage Skidmore from Peoria, AZ, United States of America / Wikimedia Commons.