Grèves et conflictualité au travail en France (3) – Les syndicats sont-ils vraiment devenus inutiles ?

Les entreprises sont-elles devenues des déserts syndicaux et les syndicalistes ne sont-ils plus capables de mobiliser les salarié·es ? La mise en avant récurrente du faible taux de syndicalisation en France – 8% de salarié·es syndiqués dont 5% dans le privé – semble accréditer ce type de constat. Pour autant, les salariés ignorent-ils totalement les organisations syndicales ? Cet article a été publié en décembre 2015 sur le site Terrains de lutte

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Entre 2013 et 2018, le site Terrains de luttes a proposé un espace d’échange afin de prendre le temps de l’examen concret et du recul historique, pour donner à voir à la fois la situation des classes populaires et comprendre les stratégies des classes dominantes. Il avait vocation à fournir des armes intellectuelles critiques dans une perspective anticapitaliste, rationnelle et empirique.

Ce site visait aussi à construire des ponts et des échanges entre chercheurs engagés, militants et travailleurs afin d’alimenter et de solidariser les différents fronts des luttes. Pour ce faire, le site publiait régulièrement (d’abord sur une base quotidienne puis hebdomadaire) des entretiens réalisés par des chercheurs, des militants ou des journalistes ; des récits et des analyses d’évènements (grèves, manifestations, etc.) et d’activités (action des lobbyistes, répression patronale, etc.), des reportages vidéos ou des chroniques.

Dans un paysage militant où beaucoup de sites animés par des intellectuels engagés privilégient les discussions théoriques, l’objectif de ce site était d’incarner, pour mieux les dénoncer et  les combattre, les transformations et les effets du capitalisme à travers des visages et des figures, des adresses et des lieux, des institutions et des organisations, des pratiques et des évènements. 

Terrains de luttes a disparu, mais ses animateur.trices ont accepté de confier à Contretemps leurs archives, que nous publierons régulièrement.

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Des syndicats inutiles pour faire grève et mobiliser les salarié·es ?

Peu probable car 55% d’entre eux travaillent dans une entreprise où se trouve un délégué syndical (44% dans les entreprises privées) et pour 40% le syndicat est directement présent sur leur lieu de travail (chiffres 2005)[1]. Si la faible syndicalisation a à voir avec la difficulté réelle rencontrée par les syndicats français pour faire la démonstration de leur utilité aux salariés, elle renvoie également à d’autres causes : la faible protection des salariés syndiqués, le fait que les victoires syndicales ne soient pas réservées aux seuls syndiqués, contrairement à d’autres pays, ou encore la quasi inexistence de services rendus aux adhérents. Dans les pays scandinaves par exemples, les syndicats facilitent l’accès de leurs membres à l’assurance chômage et leur délivrent tout un ensemble de bien matériels (assurance, comptes bancaires, voyages…) à des tarifs préférentiels. Le syndicalisme français, lui, repose d’abord sur une logique d’engagement militant.

La faiblesse de la présence militante des syndicats dans les entreprises constitue évidemment un frein objectif à la capacité des syndicats à déclencher des luttes plus fréquentes et de plus grande ampleur. Mais les empêche-t-elle pour autant de jouer un rôle moteur dans l’émergence des conflits sociaux et des grèves ? On lit souvent en effet, dans la presse ou dans les études des clubs RH, que les entreprises font face à une conflictualité rampante que les syndicats peinent à transformer en action collective. Trop englués dans des tâches de négociation et de représentation, trop déconnectés des salariés, les militants syndicaux ne seraient plus en mesure de relayer les aspirations des salariés. De ce fait, les conflits sociaux résulteraient désormais le plus souvent de mouvements spontanés de salariés, initiés en dehors des cadres syndicaux. Qu’en est-il à partir des données dont nous disposons ?

 

Pas de syndicats, pas de conflits collectifs

L’intensité des conflits du travail, et notamment des grèves, est très différente selon les secteurs d’activité. Si les médias, mais aussi les militants, ont beaucoup valorisé les grèves qui ont éclaté dans les commerces ou dans les services, force est de constater que les conflits y restent en retrait par rapport à d’autres secteurs traditionnels de l’action syndicale, en premier lieu l’industrie. Ainsi, l’industrie reste le secteur le plus conflictuel avec 39% des établissements de plus 20 salariés et plus concernés en 2011, contre 31% dans les services et 23% dans le commerce (voir épisode 5).

Ces différences sectorielles tiennent, en grande partie, à deux grands facteurs structurels. D’une part à la taille relativement plus importante des établissements industriels, la fréquence des conflits collectifs allant de pair avec la taille des établissements (épisode 1). D’autre part à une meilleure implantation syndicale dans l’industrie. La présence syndicale constitue en effet toujours un déterminant très puissant dans l’existence et la forme prise par les conflits du travail[2]. Rares dans les établissements où n’existent pas de représentants du personnel comme dans les établissements où les représentants élus sont seuls, les grèves sont en revanche beaucoup plus fréquentes lorsque l’entreprise, et plus encore lorsque l’établissement est doté de délégués syndicaux en plus de représentants du personnel élus. Autrement dit, le savoir-faire militant et organisationnel des syndicats demeure une variable clé dans le passage à l’action collective des salariés.

Source : Enquêtes REPONSE 2011. Volet RD – DARES. Champ : ensemble des établissements. Lecture : 35% des établissements qui ont un délégué syndical ont connu un conflit avec grève, c’est seulement le cas de 6% des établissements qui n’ont pas de représentant du personnel.

Par contraste, la difficulté pour les syndicats de s’implanter dans les petits établissements explique pour beaucoup la rareté des conflits collectifs qui y sont recensés. Pour cause, dans ces établissements, les relations professionnelles sont très peu organisées par la loi. De fait, en matière de relations sociales, la législation, et principalement les lois Auroux, a été pensée pour les grands établissements et des collectifs de travail structurés. En conséquence, elle a laissé dans l’ombre la question de la représentation des salariés des établissements de petite taille. Les salariés de PME de moins de 50 salariés se trouvent en particulier partiellement privés de droits dans ce domaine, puisque seule la mise en place de délégués du personnel est rendue obligatoire par la loi, et encore dans les établissements de plus de 10 salariés uniquement. Au-delà des limites intrinsèques à la loi, on sait par ailleurs que la mise en application des obligations légales en matière de représentation du personnel reste inégale. Elle l’est tout particulièrement dans les plus petits établissements. Ainsi, en 2011, 35% des établissements de 20 à 49 salariés du secteur marchand n’ont pas d’institution représentative du personnel et 63% des établissements de 11 à 19 salariés, contre seulement 6% des établissements de 50 salariés et plus[3]. De ce fait, la relation salarié-employeur s’organise d’abord sur un mode individualisé et personnalisé. Cela n’implique évidemment pas que ces petits établissements ne connaissent pas de tensions. Mais elles se traduisent essentiellement par des conflits individuels, pouvant notamment prendre la forme de démissions.

Source : REPONSE 2011 base RD, DARES. Lecture : 34% des établissements de 11 à 19 salariés ont un délégué du personnel contre 88% des établissements de 50 salariés et plus.

 

Des syndicats plus grévistes que d’autres ?

L’étiquette syndicale explique-t-elle des différences de forme d’action ? La confrontation par la grève est de fait très attachée à l’image de la CGT ou de Solidaires, alors qu’elle l’est moins concernant la CFDT. Les données statistiques confortent de prime abord cette image. Dans les établissements où le secrétaire du CE ou de la liste majoritaire aux élections des DP est à la CGT, la fréquence des grèves est en effet plus élevée.

Source : Enquête REPONSE 2011, volet RD. Champ : établissements de plus de 11 salariés. Lecture : 50% des établissements où la CGT est le syndicat majoritaire aux élections DP ont connu un conflit avec grève contre 37% des établissements où la CFDT est majoritaire.

Toutefois, il faut interpréter ce lien avec prudence. Les lieux d’implantation des organisations syndicales ne sont pas homogènes. Pour cette raison, les variations mesurées dans la fréquence des conflits en fonction du syndicat majoritaire ne sont pas nécessairement liées à des divergences d’ordre politique entre organisations syndicales concurrentes. Ces écarts de pratique peuvent tout aussi bien s’expliquer par les contraintes différentes avec lesquelles les représentants syndicaux doivent composer en fonction des établissements et des secteurs dans lesquels ils sont engagés. De ce point de vue, la plus grande fréquence des grèves dans les établissements où la CGT est majoritaire peut aussi se comprendre par le fait que cette centrale est d’abord bien implantée dans l’industrie et les entreprises publiques (SNCF, RATP) où les conditions demeurent (même si cela change) plus favorables à l’action collective des salariés. Dans le secteur du commerce, en revanche, la propension des militants CGT à se saisir de la grève reste encore bien souvent problématique[4].

Comme le montrent ainsi plusieurs enquêtes de terrain, les pratiques des militants syndicaux varient à l’intérieur même de chacune des organisations syndicales. Certes, les organisations syndicales forment différemment leurs militants à l’usage de la grève. Cela ne produit pas pour autant d’effets mécaniques et homogènes sur les pratiques de leurs militants. Non seulement ces militants s’adaptent aux contraintes propres à leur contexte d’engagement, mais ils entretiennent aussi des rapports différents et parfois très distants avec leur organisation de rattachement. Plus largement, ces enquêtes de terrain mettent en évidence que l’immense majorité des militants syndicaux sont loin de partager la « gréviculture » dont on les accuse souvent. Même les militants aguerris, acquis aux principes de la lutte des classes, s’imposent des limites dans l’usage de la grève, qu’ils soient empêchés par la précarité salariale de leurs collègues, mis sous pression par les risques de délocalisation de leur entreprise, ou contraints tout simplement de trouver des terrains de compromis avec leur direction.

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Publié le 10 décembre 2015

Illustration : Photothèque Rouge/ JMB / 9 avril 201, grève nationale des salariés des magasins Carrefour pour des augmentations de salaires. Ici à Saint-Denis les salariés tiennent un piquet devant l’entrée du magasin.

Notes

[1] Loup Wolff, « Le paradoxe du syndicalisme français », DARES, Premières Synthèses, avril 2008.

[2] Sophie Béroud et alii., La lutte continue ? Les conflits du travail dans la France contemporaine, Editions du Croquant, 2008 ; Baptiste Giraud, « Des conflits du travail à la sociologie des mobilisations : les apports d’un décloisonnement empirique et théorique », Politix, n° 68, 2009.

[3] Maria-Teresa Pignoni et Emilie Raynaud, « Les relations professionnelles au début des années 2010 », DARES, Analyses, avril 2013.

[4] Baptiste Giraud, « Un apprentissage sous tension : la formation des adhérents syndicaux du commerce à l’usage de la grève en France », Critique Internationale, n° 64, 2014, p. 47-62.