Grèves et conflictualité au travail en France (4) – La négociation d’entreprise a-t-elle tué la grève ?  

On oppose souvent grèves et négociations. D’un côté, il est souvent suggéré que le maintien de conflits serait le symptôme de dysfonctionnements persistants de la « démocratie sociale » française, fragilisée par la persistance d’une culture syndicale conflictuelle – et donc archaïque – et le développement insuffisant de la pratique de la négociation en entreprise. De l’autre, la multiplication des dispositifs de concertation et de négociation collective, aux différents échelons des relations professionnelles (entreprises, branches professionnelles, territoires, interprofessionnel…), est appréhendée comme une cause majeure du déclin des luttes syndicales et de la « crise » du syndicalisme.

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Ce texte a été publié initialement par la revue Terrains de luttes. Entre 2013 et 2018, ce site a proposé un espace d’échange afin de prendre le temps de l’examen concret et du recul historique, pour donner à voir à la fois la situation des classes populaires et comprendre les stratégies des classes dominantes. Il avait vocation à fournir des armes intellectuelles critiques dans une perspective anticapitaliste, rationnelle et empirique. Ce site visait aussi à construire des ponts et des échanges entre chercheurs engagés, militants et travailleurs afin d’alimenter et de solidariser les différents fronts des luttes.

Pour ce faire, le site publiait régulièrement (d’abord sur une base quotidienne puis hebdomadaire) des entretiens réalisés par des chercheurs, des militants ou des journalistes ; des récits et des analyses d’évènements (grèves, manifestations, etc.) et d’activités (action des lobbyistes, répression patronale, etc.), des reportages vidéos ou des chroniques. Dans un paysage militant où beaucoup de sites animés par des intellectuels engagés privilégient les discussions théoriques, l’objectif de ce site était d’incarner, pour mieux les dénoncer et  les combattre, les transformations et les effets du capitalisme à travers des visages et des figures, des adresses et des lieux, des institutions et des organisations, des pratiques et des évènements. 

 Terrains de luttes a disparu mais a confié ses archives à Contretemps et nous permet ainsi de les publier aujourd’hui.

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La négociation d’entreprise a-t-elle tué la grève ?  

Plusieurs raisons sont mobilisées pour établir un lien entre l’essor des négociations collectives et l’affaiblissement des luttes. La première pointe l’éloignement des syndicalistes vis-à-vis des salariés qu’impliquerait leur engagement dans le travail de négociation avec les directions. Parce que l’activité de négociation est une activité chronophage, elle aurait pour effet de déplacer le centre de gravité de l’action syndicale : autrefois située au cœur des bureaux et des ateliers au contact direct des salariés, l’action des représentants syndicaux se limiterait à présent essentiellement à des relations closes de face-à-face avec les directions. Ensuite, certains soulignent que les organisations syndicales ont tiré de leur intégration institutionnelle de nouvelles ressources (financières, matérielles, humaines) qui les dispenseraient d’avoir à engager un travail de syndicalisation autrefois indispensable pour récolter les cotisations nécessaires au financement de l’organisation[1]. Enfin, l’intégration des syndicalistes dans d’innombrables dispositifs institutionnels de concertation et de négociation aurait eu pour effet de les convertir à une « culture de la négociation » plus consensuelle[2].

 

Négociations et conflits : une combinaison plus qu’une opposition

Contrairement à l’image caricaturale qui en est souvent renvoyée, il ne fait aucun doute que les syndicalistes français ne sont pas « naturellement » réfractaires au principe et à la pratique de la négociation. Même si la manière de concevoir les « bonnes manières » de négocier divergent d’un syndicat à l’autre[3], l’immense majorité des militants syndicaux font de la recherche de compromis sociaux, au moyen de la négociation, la finalité légitime de leur action. Assurément, l’intense développement de la pratique de la négociation collective en entreprise, initié par les lois Auroux il y a trente ans, a effectivement contribué à bouleverser les pratiques des représentants syndicaux, en les amenant à faire du travail de représentation et de négociation une part essentielle de leur activité militante. Pour autant, le temps et l’énergie qu’ils y consacrent n’impliquent aucunement qu’ils aient renoncé à faire appel à la mobilisation des salariés, et à la grève en particulier. Les résultats de l’enquête REPONSE de 2004-2005 indiquent de façon claire et continue que, dans les pratiques des militants, le recours aux modes d’action protestataire et l’investissement dans la négociation ne s’opposent pas : au contraire, elles se combinent. C’est en effet dans les établissements où les réunions de négociation sont les plus fréquentes et où les thèmes de négociation discutés sont les plus variés, que les grèves et les autres formes de conflit collectif sont les plus fréquents. Dans les établissements où les négociations collectives ne sont pas (ou rarement) organisées, les grèves sont tout aussi rares[4].

Ce constat se vérifie pour la période 2008-2010 : quelque-soit leur taille, les établissements où se sont déroulées des négociations salariales ont davantage de probabilité d’avoir connu des conflits avec grèves ou des conflits sans grève (cf. graphique ci-dessous et tableau en annexe). En somme, l’absence de négociations collectives n’implique pas une plus grande propension des salariés à se mettre en grève. C’est plutôt l’inverse qui semble fonctionner.

Enquête REPONSE 2010-2011 – Volet RD. Lecture: 39% des établissements de plus de 100 salariés où se sont déroulées une négociation salariale ont connu grève contre 36% des établissements où il n’y a pas eu de négociation salariale.

Que l’intensité des grèves aille de pair avec l’intensité des négociations collectives n’a en réalité rien de très surprenant. Cela lien tient en effet à ce que le développement des négociations est tout aussi inégal que celui des grèves, et varie en fonction de deux paramètres communs : la taille des établissements et le degré de syndicalisation. De fait, seuls 10% des établissements de plus de 10 salariés concluent chaque année un accord de négociation[5]. Les négociations sont en particulier aussi rares que les grèves dans les plus petits établissements (entre 10 et 20 salariés). Les formes prises par les relations hiérarchiques dans les petits établissements contribuent à l’individualisation des comportements à la fois de négociation et de contestation. Les discussions salariales se réduisent à des échanges individuels et informels et les conflits prennent la forme de démissions ou de licenciements, rarement celle d’une action collective protestataire.

Dans les plus grands établissements, la fréquence des grèves et des négociations collectives reste elle-même limitée quand les représentants du personnel ne sont pas syndiqués et/ou peu investis dans leur rôle. La présence de représentants du personnel syndiqués et activement engagés dans leur mandat crée en revanche des conditions tout à la fois plus favorables au déclenchement de grève (cf. épisode 3) et à l’organisation de négociations collectives, du fait de leur meilleure connaissance des obligations légales à négocier qui s’imposent à leur direction et de leur plus grande détermination à les faire appliquer.

Que les pratiques de la négociation et de la grève se recouvrent plus souvent qu’ailleurs n’a cependant rien de systématique. Grèves et négociations ne s’enchaînent pas nécessairement de manière mécanique. Ces statistiques indiquent plutôt que ces deux modes d’action fonctionnent comme un continuum dans les pratiques syndicales et s’articulent selon deux logiques complémentaires – et non exclusives – dans l’organisation des relations professionnelles de ces établissements. Soit l’organisation de négociations collectives par la direction peut inciter les représentants syndicaux à mobiliser les salariés pour peser plus efficacement sur le déroulement de ces négociations. Soit, la capacité de mobilisation des syndicalistes contraint les directions à ouvrir des négociations pour résoudre une situation de conflit ou pour éviter – par anticipation – le déclenchement d’un conflit. La plus grande fréquence des grèves dans les établissements qui organisent davantage des négociations collectives n’a donc rien d’une anomalie. Elle est tout simplement symptomatique du jeu des rapports de force qu’implique le développement de la négociation collective en France et de son caractère conflictuel. Le caractère conflictuel des négociations se comprend d’autant mieux dans un contexte de modération des politiques salariales et de réinvestissement de la négociation par les directions comme d’un outil de négociation à la baisse des acquis des salariés dans les domaines des conditions et du temps de travail.

 

L’institutionnalisation de la négociation d’entreprise, un facteur de morcellement des luttes

Si les négociations salariales sont parmi celles autour desquelles s’organise le plus souvent la mobilisation des salariés, toutes les négociations ne sont pas autant mobilisatrices. De fait, la plupart des négociations initiées par le législateur ces dernières années (pénibilité, égalité professionnelle, gestion emploi des séniors) suscitent bien peu de conflits collectifs dans les entreprises. A la fois parce que ce sont des sujets techniques, mais aussi parce que les syndicalistes – qui ne manquent pas de sollicitations institutionnelles – ne les perçoivent pas nécessairement comme des enjeux prioritaires autour desquels mobiliser les salariés. La difficulté des syndicalistes à réinscrire dans des rapports de force collectifs ces multiples négociations est d’ailleurs l’une des raisons qui expliquent qu’elles produisent si peu d’avancées pour les salariés[6], et qu’elles se limitent le plus souvent à des discussions institutionnelles formelles sans réel effet dans les décisions des directions.

Nombreux sont d’ailleurs les syndicalistes à se sentir pris au piège d’un nombre croissant de négociations collectives qui s’apparentent davantage à une stratégie managériale visant à les « occuper » qu’à un levier de progrès social[7]. De ce point de vue, la stratégie politique et patronale consistant à privilégier l’entreprise comme lieu de production et de négociation des règles (au détriment de l’instrument de la loi incarnée dans le code du travail) peut les exposer à de nouvelles contraintes dans leur travail de mobilisation des salariés. Non seulement la décentralisation du système de négociation collective incite de facto les syndicalistes à consacrer une part croissante de leur énergie militante à la prise en charge du travail de représentation institutionnelle pour lequel ils sont sollicités dans leur entreprise. Mais elle contribue ce faisant aussi à recentrer l’action des syndicalistes sur leur établissement, et à rendre plus difficile le travail de coordination et de mise en convergence de leurs luttes.

En outre, la promotion de la négociation collective d’entreprise va de pair avec une disqualification des formes d’action syndicales plus conflictuelles, ce dont témoigne la mise en cause par le gouvernement lui-même de syndicalistes accusés d’avoir franchi les limites de ce qu’autorise le « dialogue social » (Goodyear, Air France, les Conti, etc.). Cette mise en épingle de l’opposition entre grèves et négociation, dont raffolent les médias et les politiques, ne fait pourtant guère sens dans l’état du droit social actuel. En effet, les directions patronales sont en réalité très peu contraintes dans leur obligation d’échanger avec les représentants syndicaux. Si elles doivent engager des négociations sur les conditions d’emploi, de travail et de rémunération elles ne sont toutefois aucunement contraintes à aboutir un accord avec les organisations syndicales majoritaires. Quant au droit à l’information dont disposent les élus du personnel en comité d’entreprise, il reste lui-même limité puisqu’il ne leur donne aucun moyen d’empêcher la mise en œuvre des décisions des directions. De ce fait, le recours à la mobilisation collective demeure logiquement le principal moyen à la disposition des syndicalistes pour tenter de créer les conditions d’un rapport de force nécessaire à la prise en compte de leurs revendications.

La mise en opposition d’un syndicalisme « responsable » converti aux vertus supposées de la négociation et un syndicalisme accusé d’être adepte d’une culture « archaïque » du conflit ne correspond donc pas à la réalité des pratiques syndicales, et occulte totalement les grandes limites de la négociation collective, telle qu’elle se pratique aujourd’hui dans les entreprises françaises. Elle n’est qu’une manière de stigmatiser le travail syndical de mobilisation, les luttes sociales, et de vouloir cantonner le rôle des syndicalistes à celui de « partenaire » de façade des patrons.

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Publié le 10 février 2016

 

Notes

[1] Dominique Andolfatto, Dominique Labbé, Toujours moins ! Déclin du syndicalisme à la française, Gallimard, 2009.

[2] Pierre-Eric Tixier, « Les mutations de la négociation collective. Le cas de la France », Négociations, 2007, n°8, p. 103-119

[3] Maïlys Gantois, « Former à la négociation collective. Observations croisées de stages à la CFDT, à la CGT et à FO », in N. Ethuin e K. Yon, La fabrique du sens syndical, Editions du Croquant, 2014, p. 291-315

[4] S. Béroud et alii, La lutte continue ? Les conflits du travail dans la France contemporaine, op. cit., p. 95-105.

[5] Thomas Bréda, « La réforme du code du travail », La vie des idées.

[6] Ludovic Bugand, Geneviève Trouiller, « Quelle prise en compte de la pénibilité par les partenaires sociaux dans le cadre des négociations collectives d’entreprise portant sur la prévention ? », Revue de l’IRES, n° 79, 2013, p. 35-64

[7] Baptiste Giraud, Rémy Ponge, « Des négociations entravées », Nouvelle Revue du Travail, 2016,