L’impérialisme n’a jamais disparu

Face à l’invasion de l’Ukraine par la Russie, et à ses conséquences meurtrières, s’est ouvert un débat stratégique à gauche sur la politique que devrait défendre celle-ci en solidarité avec le peuple ukrainien ; débat auquel Contretemps a donné une large place ces dernières semaines. Dans cet article, Leandros Fischer défend l’idée que, ce qui manque à la gauche, c’est une critique de l’impérialisme à la hauteur de l’époque. 

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L’invasion russe de l’Ukraine constitue une césure dans l’histoire mondiale. À gauche, ce point semble faire l’objet d’un large accord. Mais les moments historiques perçus comme des « ruptures » comportent également des dangers. Les événements dramatiques rendent obsolètes presque toute la sagesse d’hier. La notion de « changement d’époque », souvent interprétée de manière mystique, ne laisse souvent que peu de place à une analyse sereine, dans la mesure où elle ne permet pas de voir ce qui n’a précisément guère changé.

 

La « guerre contre le terrorisme » et ses conséquences

Nous avons vécu quelque chose de similaire avec le 11 septembre 2001, lorsque des terroristes fondamentalistes islamistes dirigés par Oussama Ben Laden ont perpétré des attentats meurtriers contre le World Trade Center et le Pentagone. A l’époque, on disait que tout était désormais différent car le « monde libre » était menacé. Comme aujourd’hui, le mot d’ordre était de brandir le drapeau et de faire preuve d’une « solidarité illimitée ». La souffrance des habitant.e.s de Manhattan a souvent été utilisée pour faire taire les voix qui faisaient référence au lien entre les attentats et la politique impériale des Etats-Unis au Proche et au Moyen-Orient.

De telles perspectives étaient accusées d’être, au mieux, naïves, au pire, une justification morale du terrorisme islamiste. Et il n’était pas rare que de tels reproches soient formulés par une partie de la gauche à l’encontre d’une autre, à qui l’on reprochait de cultiver un « anti-américanisme » dépassé et de défendre, par sa critique de la campagne afghane qui a suivi, une opposition « irréaliste » à l’interventionnisme « humanitaire ».

Aujourd’hui, un consensus s’est pourtant établi autour des éléments suivants : Al-Qaida était un effet secondaire du soutien de longue date apporté aux forces fondamentalistes pendant l’occupation soviétique de l’Afghanistan, un « effet retour » (blowback) de la politique étrangère étatsunienne. Le fait que les néoconservateurs aient utilisé les attentats comme une occasion de s’assurer le contrôle stratégique des matières premières, en particulier en Irak, est également quasiment incontesté.

Plus discrètement, de nombreux gouvernements dans le monde ont également utilisé le discours de la « lutte contre le terrorisme » dans les années qui ont suivi pour résoudre leurs propres « problèmes » de la manière la plus brutale : Israël en Palestine, l’Inde au Cachemire, la Chine contre les Ouïghours et, surtout, la Russie de Poutine contre les aspirations à l’indépendance de la Tchétchénie. La « guerre contre le terrorisme » a été un crime contre l’humanité qui a coûté la vie à des centaines de milliers d’innocents au Proche et au Moyen-Orient, tout en créant les conditions pour des organisations encore plus réactionnaires comme l’État islamique (EI).

En bref, le mouvement anti-guerre qui s’est alors développé dans de nombreux pays d’Europe et d’Amérique du Nord avait raison ; les apologistes libéraux et de gauche de George W. Bush et Tony Blair avaient tort.

 

Les mauvaises leçons de la guerre de Poutine

Mais aujourd’hui, c’est justement la position antiguerre, qui pointe la responsabilité de la classe dirigeante de son propre pays, qui se retrouve à nouveau dans le collimateur d’une critique se présentant comme moderne et « crédible ». Ainsi, certains redécouvrent l’OTAN – ce soutien historique des dictatures fascistes dans le sud de l’Europe ainsi que des bourreaux de la population kurde en Turquie – sous les traits d’une « alliance de défense anti-impériale ». Les justifications ridicules l’invasion de l’Ukraine par Poutine, à commencer par la négation de l’existence d’une nation ukrainienne, sont souvent acceptées comme la cause de la guerre par excellence, tandis que la Russie est érigée en puissance impériale de type tsariste.

Disons-le tout de suite : L’invasion de Poutine a discrédité l’opinion répandue parmi de nombreuses personnes de gauche, selon laquelle la politique étrangère russe serait conforme aux principes du droit international. Que ces personnes aient confondu la Russie actuelle avec l’ancienne Union soviétique ou qu’ils aient eu de la sympathie pour Poutine est ici d’une importance secondaire.

Depuis l’effondrement de l’Union soviétique, ce sont en effet surtout la Russie, affaiblie, et la Chine, en plein essor, qui avaient inscrit le droit international sur les bannières de leur politique étrangère. Ce sont, d’autre part, les Etats-Unis, plus forts, et leurs alliés qui ont vidé de tout sens les notions de droit international et de souveraineté. Que ce soit en Yougoslavie en 1999, en Afghanistan en 2001, en Irak en 2003 ou en Libye en 2011, l’Occident a montré que les nobles concepts de « guerre juste » et d’ « intervention humanitaire » ne sont que des prétextes pour imposer sans le moindre scrupule ses intérêts économiques et son pouvoir. Et ces intérêts, on le sait, ont laissé dans les pays en question un amas de ruines, un fait qu’il s’agit d’oublier le plus rapidement possible dans le climat actuel d’indignation face à l’agression russe contre l’Ukraine.

Avec sa campagne, Poutine montre que la Russie abandonne désormais elle aussi définitivement les règles du jeu enfreintes à plusieurs reprises par les Etats-Unis. De la même manière que l’on parlait auparavant de « lutte contre l’islamo-fascisme », d’« armes de destruction massive irakiennes » et de prévention d’un « nouvel Auschwitz », Poutine a évoqué peu avant le début de la guerre la « dénazification », les « laboratoires ukrainiens d’armes biologiques » et un « génocide contre la population du Donbass ».

Mais ce fait révèle moins une sous-estimation naïve par la gauche de la volonté russe de recourir à la violence qu’un rapport problématique d’une grande partie de la gauche au concept de droit international. Cela s’explique par plusieurs raisons historiquement compréhensibles. Les guerres d’agression contraires au droit international étaient la caractéristique essentielle de la politique étrangère nazie. Et l’Ostpolitik de Willy Brandt, non moins déterminée par des intérêts économiques et de pouvoir, qui comprenait une entente avec Moscou, a fait office de mythe mobilisateur à l’époque de la fondation du parti Die Linke pour de nombreuses personnes qui ont tourné le dos aux Verts en raison de leur rupture avec le pacifisme pendant la guerre du Kosovo.

Néanmoins, l’invocation du droit international – qui, dans sa forme actuelle, est en fait la codification juridique de la bipolarité et du non-alignement pendant la guerre froide – a été un mauvais substitut à une analyse approfondie de l’impérialisme. Le « droit international » devait concilier les nombreuses perceptions, parfois contradictoires, de l’ordre inter-étatique mondial de l’après-1989 au sein de la gauche allemande en pleine recomposition. Certains considéraient alors le terme d’« impérialisme » comme dépassé, d’autres l’utilisaient comme un simple synonyme de poursuite militarisée d’intérêts économiques et en concluaient que la Russie et la Chine n’étaient pas impérialistes. On a trop peu parlé de l’impérialisme au sens léniniste originel, en tant que système de concurrence interétatique impliquant tous les États capitalistes, forts et faibles.

Cette confusion, nourrie par le respect des traditions et le pragmatisme de la realpolitik – l’aspiration de Die Linke à une future participation au gouvernement [aux côtés des sociaux-démocrates et des Verts] – s’est également reflétée dans le programme du parti. Ainsi, Die Linke ne revendique pas l’objectif politiquement tangible d’une sortie de la République fédérale allemande de l’OTAN, mais l’objectif tout à fait utopique de la « dissolution de l’OTAN et de la mise en place d’un système de sécurité collective incluant la Russie ».

Dans ce mélange souvent confus, l’invasion de l’Ukraine marque effectivement une rupture. Celle-ci se réfère toutefois davantage aux points aveugles analytiques de la gauche allemande qu’aux causes structurelles réelles de la guerre actuelle. Celles-ci résident, d’une part, dans la poursuite de l’élargissement à l’est de l’OTAN impérialiste, renforcée et dirigée par les Etats-Unis, et, d’autre part dans la réaction de l’impérialisme russe affaibli.

Au sein de Die Linke, le mantra selon lequel les positions du parti en matière de politique étrangère ne sont tout simplement plus « audibles » se fait entendre encore plus fort aujourd’hui qu’après la dernière débâcle électorale. Caren Lay, dans son plaidoyer pour une « mise à jour » de la politique étrangère de Die Linke, exprime cet état d’esprit. Elle cite de nombreux points pertinents, comme le fait que « la politique de gauche ne doit pas verser dans le deux poids deux mesures ». En effet, elle ne doit pas le faire – et pas seulement dans le cas de la politique russe en Ukraine ou en Syrie, mais aussi en ce qui concerne la politique israélienne d’occupation et de privation de droits de la population palestinienne, à propos de laquelle beaucoup de gens au sein de Die Linke réagissent malheureusement avec des arguments qui ressemblent fortement à ceux de qui se veulent « compréhensifs à l’égard de la Russie ».

Mais certains autres points, comme la préconisation de sanctions ciblées ou l’affirmation selon laquelle une « coopération économique et en matière de sécurité avec une Russie démocratique » ne serait « possible que dans une nouvelle ère après Poutine », révèlent une manière de penser étonnamment peu en phase avec la réalité de l’ordre mondial actuel. Même si un changement de pouvoir démocratique au Kremlin serait le bienvenu, il faut en même temps constater que l’espoir d’une chute rapide de Poutine comme clé de la paix paneuropéenne n’est pas seulement illusoire mais aussi, dans certaines circonstances, extrêmement dangereux.

Une telle analyse passe sous silence deux faits importants. Premièrement, le monde a beaucoup évolué depuis le « moment unipolaire » du début des années 1990. La Russie n’est pas complètement isolée. Les puissances émergentes comme la Chine, l’Inde ou l’Afrique du Sud ne partagent pas l’indignation morale de l’Occident face au comportement de Poutine et considèrent les événements en Ukraine comme une affaire intra-européenne. Le décalage évident entre la solidarité étatique à l’échelle européenne envers les réfugiés ukrainiens aux « cheveux blonds et aux yeux bleus » et le fait de laisser mourir des réfugiés africains et moyen-orientaux aux frontières de l’Europe illustre pour de nombreuses personnes du Sud mondial la duplicité morale de l’Occident et sa prétention universaliste, au moyen de laquelle il justifie idéologiquement sa politique dans la guerre en Ukraine.

Deuxièmement, les sanctions – qu’elles soient ciblées ou non – sont une arme inefficace qui ne renversera pas le régime de Poutine. Elles n’ont pas renversé le régime de Saddam en Irak dans les années 1990 et elles ne conduisent pas non plus aujourd’hui au renversement de la dynastie Kim en Corée du Nord. Les appareils d’État disposent d’une autonomie relative et ne se laissent pas aussi facilement entraîner par des considérations économiques que le libéralisme dans la discipline des relations internationales ou même un économisme vulgairement marxiste le prétendent. Dans son discours, Die Linke devrait chercher des issues à cette situation explosive au lieu de soutenir les sanctions comme alternative pacifique au réarmement. La comparaison des deux moyens est hautement fictive, car tous deux s’inscrivent en fin de compte dans la même spirale d’escalade politique. Et lorsque, comme d’habitude, les sanctions restent sans effet, les voix qui réclament une intervention militaire prennent le dessus.

 

Prisonnier du monde créé par Fukuyama

Il y a vingt ans, lorsque, avec leurs plans d’invasion de l’Irak, les Etats-Unis et leurs alliés ont clairement montré que leur campagne « antiterroriste » n’avait que peu de rapport avec les attentats du 11 septembre, un vaste mouvement antiguerre s’est formé dans de nombreux pays. Un tel mouvement serait encore plus urgent aujourd’hui, il suffit de penser au potentiel d’escalade nucléaire de la guerre en Ukraine. En Russie, un mouvement antiguerre agit dans des conditions particulièrement difficiles. En Occident, en revanche, il existe un mélange d’appels à la paix, auxquels se mêlent des appels à davantage d’armes et même à une zone d’exclusion aérienne – qui sont tout sauf des revendications pacifiques. Dans ce climat social, certaines personnes de gauche cherchent actuellement à se faire entendre sur le plan électoral. Comment se fait-il que l’opposition de la gauche au sens large reste si sporadique face à l’augmentation drastique du budget militaire allemand ? Une partie de la réponse se trouve peut-être dans le dernier grand soulèvement contre la guerre du 21e siècle.

Le mouvement contre la menace de la guerre en Irak, il y a deux décennies, est entrée en scène à l’aide du cadre d’interprétation forgé par la critique de la mondialisation qui s’était fortement répandue lors des années qui ont précédé. En soulignant le déficit de justice globale de l’ère néolibérale, cette critique constituait une réponse directe au tristement célèbre diagnostic de Francis Fukuyama sur la « fin de l’histoire » – une ère post-idéologique de prospérité illimitée, guidée par la main invisible du marché et soutenue par la force militaire de la seule superpuissance restante.

Mais certains courants de la critique de la mondialisation ont involontairement reproduit certaines prémisses de Fukuyama. Le livre Empire d’Antonio Negri et Michael Hardt a été emblématique à cet égard. Comme Fukuyama, Negri et Hardt expliquent la fin de la concurrence entre les États-nations. Ceux-ci étant devenus de moins en moins pertinents à l’ère de la mondialisation, le concept marxiste d’impérialisme a lui aussi perdu de sa substance. Une structure de pouvoir sans frontières, interconnectée, déterritorialisée et mue par les intérêts des multinationales, que Negri et Hardt ont qualifiée d’« empire », a remplacé les États souverains en concurrence les uns avec les autres. Des événements comme la guerre en Irak ne seraient ainsi que des « opérations de police » de l’Empire. Les conclusions politiques de Negri et Hardt étaient fondamentalement réformistes. Ainsi, en 2005, Negri a soutenu publiquement le projet de Constitution européenne [TCE] ainsi que le processus d’approfondissement de l’intégration européenne, car il y voyait un contrepoids postnational et prétendument plus démocratique à l’Empire.

Au cours des vingt années qui ont suivi, le monde a cependant évolué dans une direction totalement différente de celle prédite par Hardt et Negri. Comme on le sait, l’« opération policière » en Irak s’est retournée contre les Etats-Unis. Le résultat n’a pas été la disparition de la concurrence entre Etats, mais le renforcement de puissances régionales comme le Brésil, l’Afrique du Sud, les Etats du Golfe, l’Iran, la Turquie et d’autres. La Russie s’est redressée grâce aux prix élevés des matières premières au début du siècle et s’est réarmée ; la Chine a misé sur un ambitieux programme de modernisation de ses forces armées. Les intérêts économiques ont de nouveau fusionné avec la géopolitique.

Mais de nombreuses personnes de gauche continuent d’insister sur l’hypothèse fondamentale de l’ouvrage de Negri et Hardt et souhaitent donc toujours vivre dans le monde que Fukuyama a proclamé il y a trente ans. Les États-nations et leurs intérêts constituent une anomalie dans une telle vision du monde, car cela ne devrait pas exister au 21e siècle. Lorsque des pays comme la Chine et la Russie pratiquent une realpolitik classique, fidèle à leurs « intérêts nationaux », la réaction prévisible de cette gauche consiste à appeler au renforcement des institutions multilatérales comme l’ONU et à des sanctions de la part de la « communauté internationale ». On oublie alors que les « institutions multilatérales » de l’Occident – l’Union européenne et l’OTAN – n’incarnent pas le dépassement des intérêts nationaux, mais leur imposition par d’autres moyens.

Cet aveuglement conduit parfois à des positionnements abscons. Ainsi, le journaliste britannique de gauche Paul Mason, un éminent soutien du Parti travailliste, reconnaît dans la guerre actuelle en Ukraine une lutte entre, d’une part, les – pas si mauvaises – démocraties « post-impérialistes » occidentales d’une part et, de l’autre, le méchant « impérialisme russe ». Pour des raisons similaires, il a plaidé en 2019 (contrairement à la position de Jeremy Corbyn) pour le maintien de l’arsenal nucléaire britannique dans le programme électoral du Parti travailliste – une position assez étrange si l’on considère que la gauche devrait justement se battre maintenant pour l’abolition de toutes les armes nucléaires.

Selon cet état d’esprit, une séparation complète s’établit entre les positionnements politiques et les conclusions pratiques. En d’autres termes, le postulat de Karl Liebknecht selon lequel « l’ennemi principal se trouve dans son propre pays » est également considéré comme obsolète, tout comme le concept marxiste d’impérialisme. Cela explique aussi pourquoi de nombreuses personnes de gauche sont si sensibles, dans le débat actuel, aux accusations moralisatrices de « Westplaining » lancées par des « lettres ouvertes » de personnes partageant les mêmes idées en Ukraine.

Il s’agit ici de la tendance présumée d’une « gauche occidentale » construite de manière essentialiste à considérer tous les événements mondiaux comme le résultat exclusif de la politique d’intérêts occidentale. Or, la Russie est, effectivement, et une puissance impérialiste qui considère l’espace post-soviétique, y compris l’Ukraine, comme son arrière-cour. Même pendant les années de liens étroits avec l’Occident, sous Boris Eltsine, Moscou est intervenue dans de nombreux conflits – Transnistrie, Abkhazie, Ossétie, Haut-Karabakh, Tadjikistan – sous prétexte de « maintien de la paix », tout en remplaçant bien souvent des dirigeants inamicaux par des fidèles.

Il ne fait aucun doute que la gauche ne doit pas être aveugle à la politique de puissance russe. Mais ce fait ne peut pas non plus effacer certaines réalités. Le budget militaire combiné des pays de l’OTAN est nettement plus important que les budgets militaires combinés de tous les autres pays. Dans un monde toujours marqué par la domination militaire absolue et la domination économique relative de l’Occident, de nombreuses actions de la Russie, de la Chine ou d’autres États doivent nécessairement être considérées comme une réaction à cette domination.

D’un point de vue moral, cette constatation ne relativise en aucune manière la politique de ces États, qui est guidée par leurs intérêts, qui est également marquée par des violations des droits de l’homme et qui est souvent légitimée par des éléments idéologiques réactionnaires. Elle représente simplement une reconnaissance sobre du fait que l’ordre mondial en 2022 ne ressemble pas à un plan lisse, mais qu’il est souvent marqué par des rapports de force hautement asymétriques entre divers États capitalistes concurrents.

 

Pour une désescalade immédiate et un nouveau mouvement antiguerre

Ce constat est au cœur de la critique marxiste de l’impérialisme, telle qu’elle a été développée par des marxistes classiques comme Lénine, Rosa Luxemburg, Rudolf Hilferding, Nikolaï Boukharine et d’autres. Bien entendu, et comme c’était parfaitement prévisible, l’interaction entre le pouvoir économique et le pouvoir géopolitique a évolué de manière spectaculaire au cours des cent dernières années. Les États ne sont pas de simples larbins de « leurs » multinationales, ils agissent selon des considérations économiques, stratégiques et idéologiques.

Pourtant, beaucoup de choses n’ont guère changé. Le capitalisme demeure un système mondial qui, en raison de son développement géographiquement inégal, favorise la concurrence entre les différents États. Et, comme au début de la Première Guerre mondiale, chaque État, ou association d’États, justifie sa politique de puissance dans la guerre actuelle par une prétention à l’universalisme (celui des États de l’OTAN) ou par le particularisme lié à une spécificité et une (supposée) supériorité civilisationnelles (la Russie).

La tâche primordiale de la gauche est de tout faire pour mettre fin immédiatement à cette guerre. En Allemagne et dans d’autres pays de l’OTAN, cela signifie analyser et pointer la responsabilité de nos propres gouvernements. Car ceux-ci sont prêts à faire saigner la population civile ukrainienne au profit du « droit » rhétoriquement intangible de l’Ukraine à adhérer à l’OTAN – qui n’aura de toute façon jamais lieu.

Il est alarmant de voir à quel point on parle peu de désescalade aujourd’hui. Au lieu de réarmer, de livrer des armes ou d’imposer des sanctions, le gouvernement fédéral devrait soutenir davantage les négociations de paix entre l’Ukraine et la Russie. Une fin immédiate de la guerre profiterait en premier lieu à la population ukrainienne et ôterait en même temps – du moins en partie – toute légitimité à la fermeture des espaces démocratiques en Russie. Au lieu de cela, les pays de l’OTAN placent leurs espoirs dans une usure militaire de la Russie qui s’apparente à un dangereux jeu avec le feu.

Enfin, il est illusoire de croire que les revendications socio-économiques de Die Linke peuvent être conciliées avec une attitude qui attribue exclusivement à la Russie la responsabilité de la catastrophe actuelle tout en flirtant avec l’idée de l’OTAN comme instrument démocratisable de sécurité collective. De telles tendances occultent la responsabilité de l’OTAN et de certains de ses États membres dans les guerres de drones moralement condamnables qui ont lieu actuellement au Proche-Orient et en Afrique. Il en va de même pour le soutien occidental aux guerres d’agression, comme la campagne saoudienne au Yémen, qui a ouvert la voie à un génocide. La guerre en Ukraine menace la sécurité alimentaire de nombreux pays du Sud, et fournit déjà dans le Nord une excuse  pour attaquer le niveau de vie de la majorité des travailleu.r.se.s.

Les explosions inquiétantes de racisme antirusse ainsi que la négligence du danger toujours aigu du changement climatique montrent que rien n’arrête la spirale d’escalade géopolitique actuelle. Le socialiste irlandais James Connolly a un jour décrit la Première Guerre mondiale comme un « carnaval de la réaction ». Ce que nous vivons aujourd’hui suit une dynamique similaire. Ce dont nous avons actuellement besoin, c’est d’un mouvement antiguerre guidé par une vision politique claire de l’état actuel de l’ordre mondial et qui ne pratique pas le deux poids deux mesures. Mais un tel mouvement doit également mettre en évidence les liens directs entre le positionnement théorique et l’action pratique, ici et maintenant.

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Leandros Fischer est professeur-assistant d’études internationales à l’université d’Aalborg (Danemark).

Texte publié le 25 mars 2022 sur le site de Jacobin-Allemagne. Traduit par Stathis Kouvélakis

Illustration : réunion de l’OTAN, 2011 / Cherie Cullen, DoD / Wikimedia Commons.