L’école, terrain de la bataille culturelle pour l’extrême droite

Au pas ou en marché ? Quel sera l’avenir de l’école au lendemain du 2e tour de la présidentielle ? Après cinq années d’une extrême violence contre le service public d’éducation, la jeunesse, les familles et les personnels de l’éducation savent qu’ils n’ont pas rien à attendre de positif de ce 2nd tour Macron/Le Pen. Dans ce contexte, l’extrême droite s’affirme comme la fraction la plus réactionnaire du personnel politique, autrement dit la plus déterminée à s’opposer à toute éducation émancipatrice, démocratique et égalitaire.

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Port obligatoire de l’uniforme, retour de l’estrade, sélection précoce (dès la 5e…), rétrécissement de l’enseignement aux seuls « fondamentaux », roman national, salut au drapeau et restauration de l’autorité du maître… voilà à quoi se réduit aujourd’hui le débat et il est parfois difficile de dire lequel des deux candidats porte telle ou telle réforme en matière d’éducation.

Une rhétorique qui habille « à moindre coût » des politiques de restrictions budgétaires et qui surtout détourne les regards d’autres enjeux : la lutte contre les inégalités sociales, le défi d’une pédagogie critique permettant de comprendre le monde et de le changer, l’émergence d’une école réellement démocratique, dans ses finalités comme dans son fonctionnement quotidien.

Pour autant, nous ne sommes pas de celles et ceux qui tracent un signe égal entre les deux candidats. Syndicalistes, pédagogues, militant·es antifascistes, féministes, défenseur·euses des sans-papier·es et des migrant·es, nous connaissons trop bien les conséquences immédiates et terribles qu’aurait l’accession de l’extrême droite au pouvoir, avec, à sa botte, la police, l’armée, la justice, la hiérarchie de l’Éducation nationale, etc. La formule utilisée lors de la campagne de 2017 par un cadre du FN pour définir le projet éducatif du parti est toujours d’actualité : « Redresser les corps, redresser les esprits pour redresser la nation. »

Pour expliquer comment l’école est devenue un des terrains de la bataille culturelle visant à asseoir l’hégémonie des thèses réactionnaires, il convient de rappeler l’obsession historique de l’extrême droite pour la question scolaire ; mais il importe également d’analyser la façon dont ce discours s’est « banalisé » – sans s’affadir – pour dépasser le seul cadre des officines au sein desquelles il a été forgé. En témoigne cette déclaration de Marine Le Pen, en décembre 2017, « l’engouement suscité autour de M. Blanquer, que l’on peut même qualifier de “phénomène Blanquer”, constitue une victoire idéologique notable pour le Front national et une défaite cuisante des sociologues et des pédagogistes qui avaient pourtant méthodiquement pris possession de l’institution scolaire. »

 

Mais pourquoi éduquer le peuple ?

L’instruction du peuple a longtemps été la prérogative de l’Église qui entendait : « normaliser le comportement social par l’intériorisation d’une morale pratique aux règles simples : respecter ses parents, obéir aux maîtres, avoir des mœurs pures, fuir le mal. » (Concile de Trente, 1563).

Pour la Révolution française, il s’agit moins de transformer cet enseignement religieux et ses méthodes que de le contrôler et de mettre ses pratiques pédagogiques au service du nouvel ordre social et politique. Dès 1790, l’instruction relève du ministère de l’Intérieur avant d’être rattachée à celui des Affaires Ecclésiastiques (en 1824).

L’instruction des dominé·es1 est avant tout un enjeu d’ordre pour la classe dirigeante. Dans une lettre aux directeurs d’écoles normales, François Guizot, ministre de l’instruction publique, précise que « le grand problème des sociétés modernes c’est le gouvernement des esprits car l’ignorance rend le peuple turbulent et féroce ; l’instruction primaire universelle sera pour lui une des garanties de l’ordre et de la stabilité sociale » à condition de « veiller à ne pas trop étendre l’enseignement ; [de] développer l’esprit d’ordre. ». Le futur bourreau des communards, Adolphe Thiers, encourage l’apprentissage exclusif des « fondamentaux », idée qui rencontre encore aujourd’hui un grand succès : « Lire, écrire, compter, voilà ce qu’il faut apprendre, quant au reste, cela est superflu. Il faut bien se garder surtout d’aborder à l’école les doctrines sociales, qui doivent être imposées aux masses. »

Quant à Jules Ferry, il entend « clore l’ère des révolutions » et son école s’oppose tout autant à la mainmise de l’Église sur l’instruction qu’à l’éducation intégrale et émancipatrice portée par le mouvement ouvrier et qui s’était esquissé lors de la Commune de Paris, prônant un enseignement gratuit, laïc, public et… intégral !

 

École du peuple ou école pour le peuple ?

Ce détour par l’histoire de l’institution scolaire n’est pas inutile pour comprendre deux aspects fondamentaux du discours des extrêmes droites :

– ce n’est pas le savoir en lui-même qui est émancipateur mais les conditions dans lesquels on se l’approprie, c’est-à-dire que la question pédagogique est aussi un enjeu social et politique… Ainsi, Paulo Freire opposait-il sa « pédagogie des opprimés » à la conception « bancaire » de l’enseignement où l’élève est un simple spectateur-consommateur de savoirs qui lui sont déversés à la manière d’un « dépôt » sur un compte en banque…

– l’autre élément clé, c’est que la réaction ne vise pas tant à détruire l’école qu’à combattre celles et ceux, pédagogues, sociologues, syndicalistes, historien·nes critiques, etc. – ces « empêcheurs et empêcheuses de régresser en paix » – qui militent, en paroles et en actes, pour une autre école. C’est l’une des mesures du programme éducatif du RN : « Renforcement de l’exigence de neutralité absolue des membres du corps enseignant en matière politique, idéologique et religieuse vis-à-vis des élèves qui leur sont confiés. Accroissement du pouvoir de contrôle des corps d’inspection en la matière, et obligation de signalement des cas problématiques sous peine de sanctions à l’encontre des encadrants. »

 

Haine de l’égalité, de la démocratie et de la pédagogie

C’est pourquoi, depuis 150 ans, on retrouve les mêmes obsessions dans les nombreux combats menés par les extrêmes droites.

La haine de l’égalité entre les sexes, avec Édouard Drumont, l’auteur de la France juive et directeur de La Libre parole, fustigeant la co-éducation des sexes pratiquée par Paul Robin (pédagogue et militant de la 1re Internationale) à l’orphelinat de Cempuis et dont il obtient la révocation en 1894 pour « menée subversives ». Même violence, même hargne dans les rangs de la Manif pour tous contre les études de genre ou chez Farida Belghoul lançant ses Journées de retrait de l’école et obtenant du ministre d’alors (Benoît Hamon) le retrait des « ABCD de l’égalité » (contre les stéréotypes de genre).

C’est ensuite la « rééducation nationale » prônée par la Ligue des « instituteurs patriotes », au début du xxe siècle, s’opposant aux premiers syndicats d’enseignant·es en les accusant de prêcher la lutte des classes et l’internationalisme plutôt que l’amour de la patrie… Une idée qui réapparaît aujourd’hui avec le roman national pour qui la mission idéologique et nationaliste de l’institution primerait sur l’enseignement d’une histoire critique et scientifique.

L’égalité sociale, surtout, figure en première ligne des détestations de la droite extrême. Contre l’école unique (mettant fin au cloisonnement entre les deux ordres d’enseignement – primaire et secondaire – de l’école de Ferry) et contre le Collège unique, c’est la même haine, la même violence. Pour l’Action française, « l’ennemi de l’enseignement, c’est la démocratie », mais, depuis la fin des années soixante-dix, la démocratisation de l’école – même avec toutes les réserves qu’on peut lui apporter – est toujours considérée comme la cause de l’effondrement du niveau et de la décadence scolaire.

Le Régime de Vichy, dirigé par un Maréchal Pétain obsédé par l’école, met en œuvre ce programme : suppression des écoles normales (« ces séminaires malfaisants de la démocratie »), interdiction des syndicats, parité de subvention entre le public et le privé, exhibition, sur les murs de toutes les classes, du crucifix et du portrait du Maréchal.

À la Libération, l’extrême droite courbe la tête et les forces progressistes imaginent une autre école, démocratique et sociale avec le Plan Langevin-Wallon, jamais réellement mis en œuvre.

Mais c’est depuis des officines d’intellectuels lassés de la politique de « la barre de fer » que l’extrême droite va se lancer dans une nouvelle stratégie, celle de la reconquête de l’hégémonie culturelle. En 1968 est fondé le Grèce (la Nouvelle droite), dont le journal s’intitule « Nouvelle école ». Ce groupe crée également, en 1976, le « Gene » (Groupe d’étude pour la nouvelle éducation). Il entend imposer son vocabulaire, la notion d’« égalitarisme », par exemple, dont l’institution scolaire serait le vecteur. Le Club de l’Horloge, à l’occasion d’un colloque et de la publication d’un ouvrage, met « l’école en accusation ». La décadence de l’école, avec son égalitarisme, son démocratisme serait le prélude à l’effondrement de la civilisation. Une parole qu’il faut marteler dans les médias, auprès des familles, mais aussi dans le corps enseignants.

Première tentative en 1987 avec le Cercle national des enseignants rebaptisé Mouvement pour l’éducation nationale quand Mégret caresse le rêve de créer des syndicats FN.

En 2013, Florian Philippot lance le Collectif Racine des « enseignants patriotes », modèle pour les futurs collectifs visant à implanter le FN au sein de la société civile. En 2016, Marine Le Pen inaugure ses « conventions présidentielles » en choisissant le thème de l’école. Et à Béziers, le programme éducatif du maire Robert Ménard tient en une question « Passer l’école de mai 68 au karcher, on commence quand ? » Une obsession intacte, donc, mais qui n’explique pas tout…

 

La bataille des idées

On évoque souvent une « dédiabolisation » du « nouveau » FN, oubliant que, dès sa création en 1972, il a été pensé comme une entreprise de « respectabilisation » de l’extrême droite. Mais pour rendre cette stratégie efficace, il doit rendre ses idées « banales » et espérer qu’elles se diffusent au-delà de ses propres rangs. L’éducation offre une illustration de la manière dont le FN tire aujourd’hui parti des renoncements d’une certaine gauche. Comme le note Jacques Rancière « C’est, de fait autour de la question de l’éducation que le sens de quelques mots – république, démocratie, égalité, société – a basculé. »  (La Haine de la démocratie).

 

1984… Année charnière

Or, à l’autre bout du spectre politique, l’école est aussi un terrain d’expérimentation et constitue, avec le ralliement à l’économie de marché et l’adhésion à l’idéologie sécuritaire, l’un des piliers de l’abandon de tout projet de transformation sociale par la gauche de gouvernement.

Au lendemain du retrait du projet d’unification de l’enseignement sous la pression des manifs pour l’école privée, Jean-Pierre Chevènement est nommé ministre de l’éducation nationale dans le gouvernement Fabius. Il s’agit d’incarner un « modernisme » libéral. Le nouveau locataire de la rue de Grenelle a préparé son arrivée, consultant par exemple Jean-Claude Milner, auteur d’un pamphlet De l’école et inventeur du fumeux concept de « pédagogisme ». Pour le ministre, le projet est clair : « remplacer le socialisme par la République » : c’est La Marseillaise obligatoire, le retour de l’éducation civique abandonnée après 68, sans oublier l’instauration des stages en entreprise ! La lutte contre les inégalités cède la place à l’exaltation des valeurs normatives : la loi, l’autorité, la hiérarchie et la liberté économique… c’est, selon Bruno Théret, « la consécration républicaine du néo-libéralisme ». Tout un programme résumé dans le titre du livre que Jean-Pierre Chevènement publie en 1985 : Apprendre pour entreprendre. Au terme de son passage au ministère, il déclare qu’« il faut faire pour l’économie, l’emploi […] ce qu’il a fait dans l’éducation .»

 

La déferlante « antipédagogiste »

La nostalgie scolaire revient dès lors en force (plus d’une centaine d’ouvrages publiés depuis 1980). Le modèle, c’est l’école d’antan dont on célèbre l’autorité, le goût de l’effort et – dans un total contresens historique – la méritocratie… Il faut aussi écarter toute parole critique : celle de sociologues et leur « culture de l’excuse », les historien·nes de l’éducation, les pédagogues (« pédagogos », « pédabobos », etc.).

Inlassablement martelé, ce discours est devenu aujourd’hui hégémonique, c’est-à-dire qu’il apparaît comme une évidence qui n’a pas (plus) à être discutée.

Une partie des auteurs de ces pamphlets « antipédagogistes » sont issus de la gauche. Pour certains, ils ont aujourd’hui acté leur ralliement à la droite conservatrice dure (Jean-Paul Brighelli, l’auteur de La Fabrique du crétin a été conseiller éducation du parti de Dupont-Aignan, Debout la France et déclare se reconnaître à « 80 % dans les idées du FN sur l’école »).

Tous ces « antipédagogistes » ne sont cependant des ralliés au FN, loin de là. Mais il convient, sans amalgame, de s’interroger sur la continuité idéologique d’un projet éducatif autoritaire et le projet social qui le sous-tend. Peut-on éduquer à la liberté, à l’égalité, à la démocratie ou encore à la coopération et au collectif par la soumission, la sélection, l’autorité et la compétition permanente ?

 

L’école une cible consentante ?

Si l’école est aujourd’hui la cible des droites extrêmes (pas une intervention médiatique de Zemmour sans référence à l’école de l’idéologie anti-raciste et LGBT) et un espace d’expérimentation pour les ultra-libéraux (les écoles hors contrat Espérance banlieues, par exemple), l’institution n’est hélas pas à l’abri de la révolution conservatrice. Sommée d’inculquer les « valeurs de la République » devenues « indiscutables » et de transmettre l’amour de la patrie, elle se soumet, sur fond de restrictions budgétaires, à l’adaptation à un libéralisme de plus en plus autoritaire, dans ses finalités comme dans ses méthodes. Elle n’hésite pas non plus à réprimer pédagogues et syndicalistes, comme nos six collègues de l’école Pasteur de Saint-Denis.

La lutte contre l’extrême droite et les réac-publicains est donc aussi un combat pédagogique. La vague conservatrice qui nous submerge actuellement ne semble guère trop rencontrer de résistance. L’école est un champ de luttes qu’il faut réinvestir en pointant le danger qu’il y a à laisser le monopole de la contestation de l’institution aux seules forces rétrogrades. Entre ces sirènes réactionnaires et la gestion technocratique du système éducatif, le mouvement social doit retrouver le chemin qui mène vers une école de l’égalité et de l’émancipation.

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Illustration : Gauthier Bouchet / Wikimedia Commons.

références

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1 L’usage de la féminisation ne signifie pas ici qu’il y a égalité de traitement entre les filles et les garçons… loin de là !