Hongrie : retour sur l’offensive d’Orbán contre la liberté académique

En avril 2017, une loi adoptée par les autorités hongroises, et promptement surnommée « Lex CEU », a rendu impossible le fonctionnement de l’Université d’Europe centrale (CEU). La CEU était alors une université de langue anglaise, accréditée à la fois en Hongrie et aux États-Unis, basée à Budapest depuis 1991. Après de longues tentatives de négociations de la part de la direction de l’université, la décision a finalement été prise en janvier 2018 de déplacer l’institution au-delà de la frontière autrichienne, à Vienne, où elle a commencé des activités d’enseignement à l’automne 2019. Dès l’année universitaire suivante, la quasi-totalité des activités d’enseignement et de recherche de la CEU avaient été déplacées, ne laissant en Hongrie que quelques unités dont les travailleur·euse·s opèrent à distance, et un « Democracy Institute », présenté comme un héritage moral et politique de la CEU en Hongrie et accueillant les chercheur·euse·s que l’université n’a pas emmené·e·s avec elle à Vienne.

L’évacuation de la CEU a fait l’objet d’une grande attention en tant que seule université à avoir été expulsée d’un pays européen depuis des décennies. L’histoire de la confrontation entre l’institution et les autorités hongroises a été essentiellement racontée comme une violation de la liberté académique et de la liberté d’expression. En effet, les attaques contre l’université ont eu lieu dans le contexte plus large d’un changement autoritaire dans le pays, ciblant à la fois une série de groupes sociaux considérés comme déviants et indésirables (les migrants tout particulièrement, mais aussi les Roms, les LGBTQI+, les sans-abri et les chômeurs, entre autres) et la production de savoirs critiques, avec l’abolition des études de genre en tant que discipline certifiée et le harcèlement de divers universitaires travaillant sur des questions liées à la migration, la race, le sexe et la sexualité. En ce sens, l’expatriation de la CEU a été considérée comme l’apogée de la politique répressive du parti ultraconservateur au pouvoir, le Fidesz, et de son homme fort et Premier ministre hongrois, Viktor Orbán.

Bien que tout ceci soit vrai, ce récit tend à isoler le déménagement de la CEU vers l’Autriche du contexte plus large des réformes de l’enseignement (supérieur mais pas uniquement) et de la recherche qui ont été adoptées en Hongrie au cours des dernières décennies et qui sont sous-tendues par une transformation plus large des relations sociales dans le pays. Ce récit pose effectivement deux problèmes principaux. Premièrement, l’accent mis sur la CEU a tendance à invisibiliser les luttes menées dans d’autres institutions, en particulier dans l’enseignement supérieur public hongrois. Ainsi, alors que le président et recteur de la CEU, l’ancien politicien canadien Michael Ignatieff, a fait l’objet d’une grande publicité afin d’exposer la situation de son institution et d’appeler à la solidarité internationale, le démantèlement de l’Académie hongroise des sciences et les pressions exercées sur ses membres engagés dans la recherche et l’enseignement critiques ont été beaucoup moins évoqués. Deuxièmement, le discours sur la liberté académique a largement ignoré la transformation structurelle des régimes d’enseignement supérieur, et en particulier les conditions changeantes du travail académique et de la production de connaissances au sein même de la CEU. Cet article soutient que l’histoire de la CEU et la politique de l’éducation qu’elle implique ne peuvent être comprises en dehors d’une analyse critique de la restructuration néolibérale de l’éducation.[1]

Après avoir présenté une brève chronologie de l’adoption de la « Lex CEU » et de la série d’événements qui ont finalement conduit au départ de l’université de Hongrie, nous suggérons que le fait de replacer les attaques contre la CEU dans une évaluation plus large de la politique de l’enseignement supérieur en Hongrie permet de complexifier et de déstabiliser les discours dominants sur la liberté académique qui ont été déployés pour soutenir l’université. Nous examinons ainsi la manière dont ces discours ont dissimulé à la fois les hiérarchies structurelles de l’enseignement supérieur hongrois et les évolutions importantes au sein du CEU, notamment un processus continu de commercialisation et de néolibéralisation.

 

Démocratie illibérale, politique technocratique et contrôle de l’enseignement supérieur

Le 10 avril 2017, le président de la République de Hongrie a signé une série d’amendements à la loi nationale hongroise sur l’enseignement supérieur qui ont rendu impossible le fonctionnement de la CEU dans le pays. L’adoption de la loi s’est accompagnée d’attaques contre l’université dans les médias pro-gouvernementaux, qui la désignent régulièrement comme « l’Université Soros » en référence à son fondateur et principal bienfaiteur George Soros. Le département d’études de genre de la CEU et sa toute nouvelle unité « Open Learning Initiative » (OLIve), qui proposait des programmes d’études aux étudiant·e·s réfugié·e·s (et dans laquelle les deux autrices travaillaient à l’époque) ont été les cibles récurrentes de ces attaques.[2]

La rhétorique des autorités autour de la CEU et de Soros était sous-tendue par une série de discours se renforçant mutuellement. Plus particulièrement, elle s’appuyait sur des propos islamophobes et anti-migrants, lesquels avaient gagné du terrain dans le pays depuis 2015 et avaient établi de nouvelles figures d’« ennemis extérieurs », venant s’articuler aux « ennemis intérieurs » historiques désignés par des tropes antisémites et anti-Roms.[3] Le positionnement du parti au pouvoir, le Fidesz, sur l’antisémitisme mérite d’ailleurs d’être souligné, puisque le parti au pouvoir réussit à, dans un même temps, invoquer des images antisémite (notamment dans sa campagne anti-immigration de 2017),[4] tout en prétendant se distancer de l’antisémitisme afin d’écarter et de discréditer le principal parti d’opposition, le Jobbik, qui est quant à lui ouvertement antisémite.[5] La conjonction d’un programme politique nationaliste, raciste et xénophobe, et de politiques sociales et économiques capitalistes agressives a conduit les analyses à établir des parallèles entre le gouvernement Orbán et le dirigeant hongrois de l’entre-deux-guerres, proche allié d’Hitler, Miklós Horthy.[6]

Dans ce contexte, les attaques contre la CEU ont été immédiatement relayées par les médias internationaux. Son président et recteur, Michael Ignatieff, est devenu le visage visible d’une campagne plus large condamnant la Hongrie pour sa violation de la liberté académique et son manquement à la liberté d’expression. Présentée par le New York Times et le Washington Post comme une tentative de sauver le dernier bastion du « libéralisme multiculturel et tolérant de l’Europe », la lutte de la CEU contre les autorités hongroises a suscité un large soutien sous la rubrique #aCEUvalvagyok (#IstandwithCEU) et a été transformée en un symbole de résistance à l’autoritarisme. Les maires de diverses villes d’Europe de l’Est ont lancé des invitations ouvertes à l’institution pour qu’elle s’installe dans leur municipalité, tandis qu’en Hongrie, une vague de soutien a vu le jour, rassemblant des dizaines de milliers de personnes lors de manifestations de solidarité à Budapest.

Tout au long de la controverse qui a suivi, la position officielle du gouvernement hongrois, telle qu’exprimée à plusieurs reprises par Orbán, était que les raisons de cibler la CEU étaient purement administratives et légales. Selon lui, l’institution commettait tout simplement des infractions réglementaires auxquelles elle devait remédier si elle voulait rester en activité. Pourtant, même après que l’université a ajusté ses structures institutionnelles afin de se conformer aux nouvelles exigences (en ouvrant notamment un campus dans l’État américain de New York), le gouvernement a refusé de signer un accord lui permettant de continuer à enseigner ses programmes accrédités par les États-Unis en Hongrie. Cette procédure rappelle la manière dont les autorités hongroises font passer des mesures racistes, capitalistes et hétéropatriarcales dans différents secteurs, sous le couvert dépolitisant de réformes administratives et technocratiques.[7]Ceci vient compléter l’exercice autoritaire du pouvoir exécutif dans plusieurs autres domaines de la vie sociale et politique.[8] La déclaration de janvier 2017 par le vice-président du Fidesz, Szilárd Németh, qui a affirmé que toutes les organisations touchant des dons de la Fondation de George Soros devaient être « balayées hors de Hongrie », montre bien que l’action contre la CEU s’inscrivait dans un projet politique.[9]

Le fait que l’adoption de la « Lex CEU » ait été accompagnée dans les médias hongrois d’attaques concentrées sur les initiatives de l’université dénonçant les inégalités de genre et défendant les groupes LGBTQI+ et réfugiés n’est pas une coïncidence. Ceci reflète le projet de démocratie illibérale cher à Orbán, qu’il décrit comme un moyen de rendre l’État plus compétitif et efficace, notamment en effaçant les activités considérées comme obstructives des associations, des groupes de la société civile et des universitaires critiques.[10]

Avec une majorité des deux tiers au Parlement depuis sa victoire aux élections générales de 2010, le Fidesz s’est efforcé de concrétiser cette vision par des réformes radicales dans plusieurs secteurs.[11] La Constitution hongroise commence désormais par une déclaration qui souligne le « rôle du christianisme dans la préservation de la nation »,[12] à laquelle s’ajoutent des « lois cardinales » (qui ne peuvent être modifiées qu’à une majorité des deux tiers) qui définissent notamment le mariage comme l’union « d’un homme et d’une femme ».[13] En octobre 2018, un décret gouvernemental signé par Orbán a supprimé les études de genre de la liste des diplômes de master approuvés dans le pays, mettant effectivement fin à tous les programmes connexes.[14]

En ce sens, les attaques gouvernementales contre la CEU doivent être comprises dans le contexte plus large d’une pratique de plus en plus autoritaire du pouvoir d’État, dans lequel les organisations impliquées dans la défense des droits ou l’éducation critique ont été décrites comme des traîtres à l’État et à la nation. En effet, alors qu’une grande attention a été accordée à la situation de la CEU, avec des discours qui reproduisait une distinction binaire entre un Est arriéré et illibéral (la Hongrie) et un Ouest progressiste et moderne (l’université américaine), les attaques menées contre d’autres institutions d’enseignement supérieur et de recherche dans le pays ont attiré beaucoup moins de soutien. Cette (in)visibilité différenciée est d’autant plus problématique que là où la CEU a finalement pu faire le choix de déménager et de poursuivre ses activités dans un autre pays, pour fuir la violence d’État, cette option reste un privilège inaccessible aux institutions publiques hongroises.

Un an après l’adoption de la « Lex CEU », en juin 2018, le gouvernement hongrois a adopté des modifications de son système de financement de la recherche : celles-ci ont établi un nouveau ministère de l’innovation et de la technologie, dirigé par un proche allié d’Orbán, lequel est désormais en charge des décisions relatives au financement de la recherche publique. En particulier, la nouvelle loi a signifié que le financement allant à l’Académie hongroise des sciences, la plus ancienne institution de recherche publique du pays, serait totalement supervisé par le nouveau ministère. Ici aussi, le discours officiel était que le seul but de la loi était l’efficacité dans l’allocation et la gestion des fonds de recherche. Pourtant, quelques jours après la proposition de loi, un article publié dans le média pro-gouvernemental Figyelő et intitulé « Immigration, droits des homosexuels et théorie du genre : voilà les sujets qui occupent les chercheurs de l’Académie », identifiait une série de chercheurs et de chercheuses du Centre des sciences sociales de l’Académie, en les décrivant comme politiquement suspects, et suggérait que le gouvernement allait désormais exercer une plus grande surveillance de leurs travaux. En août 2018, un plan de restructuration de l’Académie, présenté par le nouveau ministère, a introduit une centralisation accrue et un contrôle gouvernemental plus important sur l’institution, principalement en supprimant le financement de base et en le remplaçant exclusivement par un financement par le biais d’appels d’offres liés à des domaines thématiques sélectionnés par le gouvernement.[15]

Les attaques de l’État contre l’enseignement supérieur et la recherche publics par le biais du contrôle du financement se sont poursuivies depuis. Après avoir testé le modèle sur l’Université Corvinus de Budapest, pratiquement toutes les grandes universités publiques ont été restructurées par la création de fondations privées dont les conseils d’administration, généralement dirigés par des loyalistes du Fidesz, contrôlent les fonds et les budgets des institutions. Les tentatives d’imposer ce nouveau modèle à l’Université du théâtre et du cinéma (SzFE) ont conduit à une série de confrontations violentes entre la communauté universitaire et les autorités au début de l’année universitaire 2020-21. Cette restructuration de la SzFE constitue une tentative de la part du Fidesz de prendre le contrôle d’un domaine stratégique pour son projet national ultraconservateur – celui de la production culturelle. Dans le même ordre d’idées, le gouvernement a prévu de placer sous la tutelle de l’Église l’un des principaux établissements de formation des enseignants de Hongrie, l’Université des sciences appliquées Eszterházy Károly à Eger.[16]

Ces attaques font en fait partie d’un assaut de longue date du Fidesz contre l’enseignement supérieur public : dès 2011, une loi introduisant des réformes draconiennes et menaçant la liberté académique et l’autonomie des établissements avait déclenché une forte vague de protestations de la part des communautés universitaires à travers le pays.[17] Pourtant, ces attaques contre la recherche et l’enseignement supérieur, notamment via la restructuration du financement public, ont été totalement absentes du discours international sur la liberté académique qui s’est développé autour de la Hongrie et qui s’est centré presque exclusivement sur la situation de la CEU.

 

Les limites de la liberté académique (néo-)libérale

Afin de démêler les couches complexes d’inégalités, de hiérarchies et de luttes qui ont été rendues invisibles par le discours dominant, il est nécessaire de penser au-delà d’une notion (néo)libérale de la liberté académique, déconnectée de la question des conditions matérielles nécessaires à un enseignement, un apprentissage et une production de connaissances véritablement libres.[18]

En proposant une notion plus ambitieuse de la notion de liberté académique, nous sommes en mesure de dénoncer les processus d’enfermement et de recolonisation de l’université par des dynamiques capitalistes.[19] Dans le cas de la Hongrie, cela nous pousse également à mettre en avant trois échelles d’inégalités que les discours dominants sur la liberté académique dissimulent. Premièrement, comme expliqué plus haut, le fait que la Hongrie occupe une place particulière dans les hiérarchies globales, structurées autour d’une opposition Est/Ouest, ce qui a eu un impact sur la réaction internationale aux attaques contre la CEU, perçue comme une université principalement américaine, par rapport à celles contre les institutions publiques locales. Deuxièmement, ces discours camouflent les inégalités sociales et économiques qui prévalent au sein de la société hongroise et dans l’enseignement (supérieur) public. Troisièmement, ils ne prennent pas en comptent les hiérarchies internes et les différentes conditions matérielles qui existent au sein de la CEU elle-même.[20]

En ce qui concerne les deuxième et troisième dimensions, la conception (néo)libérale de la liberté académique ne permet pas de saisir les inégalités entre différentes conditions de production de connaissances, d’enseignement et d’apprentissage, à la fois entre la CEU et le système d’enseignement (supérieur) public hongrois et au sein de la CEU. En tant qu’institution privée accréditée par les États-Unis, la CEU s’est progressivement intégrée au cours des dernières décennies dans la dynamique mondiale de marchandisation et de privatisation de l’enseignement supérieur, menant également à la précarisation du travail universitaire.[21] Plus encore, l’ouverture même de la CEU (et d’autres universités privées en Hongrie, et plus largement en Europe centrale et orientale) a été rendu possible précisément par les transformations structurelles du contexte de l’enseignement supérieur dans la région à partir des années 1990.[22]

Les caractéristiques de la CEU et son positionnement complexe au sein du rapport Est/Ouest ont par ailleurs perpétué une image selon laquelle l’ensemble de son corps professoral, de son personnel et de ses étudiants bénéficiait de manière égale du prestige et des avantages matériels et symboliques de l’institution. Mais cette perception d’une communauté privilégiée et homogène a contribué à invisibiliser une série de hiérarchies et d’inégalités au sein de l’institution, ce qui aussi sapé les possibilités d’une plus grande solidarité avec les travailleur·euse·s de l’enseignement supérieur dans le secteur public. En particulier, les processus de précarisation et de fragmentation de la main-d’œuvre universitaire ont créé de nouvelles hiérarchies au sein de l’université, à la fois au sein du corps enseignant mais aussi entre personnels académique et administratif, et entre employé·e·s « internes » et celleux employées par des contrats de sous-traitance. Aux positionnements liés à ses différents statuts s’ajoutent des différences de classe, de race et de genre, entre autres. Ainsi, les problèmes spectaculaires rencontrés par les travailleur·euse·s et les étudiant·e·s non européens pour obtenir un visa et un permis de séjour afin de suivre la CEU lors de son déménagement de la Hongrie pour l’Autriche n’ont absolument pas été pris en compte par la direction de l’institution.[23]

Au-delà des effets sur la communauté de travailleur·euse·s de la CEU, le fait que ces inégalités ne soit pas reconnues a indirectement renforcé le discours gouvernemental contre la CEU, en laissant imaginer qu’il s’agissait d’un bloc homogène de personnes bénéficiant de privilèges. Ceci les a éloignés symboliquement de la société hongroise ainsi que de la communauté universitaire au sein des institutions publiques. In fine, ceci a ainsi occulté leurs intérêts communs et a rendu caduque la possibilité d’une lutte conjointe pour l’accès à une éducation gratuite, à un travail et à un salaire décents et stables, et à une liberté académique partagée. Ce processus de distanciation a été en outre renforcé par l’absence relative de solidarité active de la CEU envers les établissements d’enseignement supérieur publics hongrois dans le contexte des attaques répétées du gouvernement mentionnées ci-dessus. Alors que la construction de la solidarité s’est considérablement améliorée dans la période post-2017, lorsque les attaques gouvernementales se sont intensifiées et se sont étendues à davantage d’universités ainsi qu’à l’Académie hongroise des sciences, les hiérarchies structurelles ancrées de longue date ont eu un impact négatif sur la formation de ponts solides entre ces communautés universitaires.

 

La crise et la restructuration néolibérale de la CEU

Pendant ce temps, au sein de la CEU, l’insistance de la direction sur le fait qu’elle était la seule autorité appropriée pour représenter l’institution et répondre aux attaques gouvernementales a donné lieu à une posture défensive. Plusieurs questions cruciales, exacerbée par la crise déclenchée par la Lex CEU, ont été reléguées à un futur hypothétique.[24]Ainsi, la conjonction d’une université s’inscrivant dans la tendance mondiale qui promeut des identités académiques néolibérales, basées sur l’individualisation et la compétition,[25] et des attaques persistantes d’un gouvernement autoritaire a mené à un ensemble de processus spécifiques qu’il convient de clarifier.

Tout d’abord, toutes les tentatives de s’organiser pour répondre à une série de préoccupations de manière collective ont été mises à rude épreuve. Les travailleur·euse·s académiques des universités néolibérales se trouvent souvent dans une situation de double contrainte. D’une part, leur travail est de plus en plus soumis à la précarisation et à la dévalorisation (caractérisées notamment par la détérioration des conditions de travail matérielles), accentuées par une mise en concurrence dans des environnements hautement compétitifs, qui sont par ailleurs de plus en plus dépendants de l’exploitation d’une main-d’œuvre universitaire aliénée, fournissant même parfois un travail gratuit.[26] D’autre part, le prestige et le privilège attribués au secteur de l’ESR et l’idée qu’un emploi stable adviendra à qui saura traverser avec stoïcisme et persévérance une longue période de précarité, maintiennent de nombreux·euses jeunes chercheur·euse·s dans un sentiment d’impuissance perpétuelle.[27]

Dans cet environnement qui ne voit la communauté universitaire que comme l’addition d’une série d’individus également positionnés et devant loyauté à leur institution, les tentatives d’organisation et de revendication collectives font face à un double défi. En plus de lutter contre les conditions de précarité et d’aliénation qui perpétuent pour certain·es un sentiment chronique d’anxiété et d’inquiétude quant à leur survie matérielle et leur capacité à sécuriser un emploi durable,[28] elles doivent aussi se défendre contre le paradigme libéral individualiste qui les représente comme autant d’efforts pour promouvoir leurs intérêts particuliers et comme allant à l’encontre de l’intérêt général. L’effacement des positions collectives existant au sein de l’université en faveur de la seule voix du Président/Recteur, comme nous l’avons noté précédemment, a renforcé ces dynamiques internes et a renforcé les tendances néolibérales déjà mentionnées.

Un exemple frappant de l’intersection entre l’approche néolibérale et les attaques autoritaires du gouvernement peut être trouvée dans la suspension en 2018 des programmes OLIve, destinés aux étudiant·es exilé·es, et d’un projet de recherche sur les pratiques de solidarité en contexte migratoire.[29] Ces suspensions ont eu lieu dans le contexte de l’adoption hâtive au cours de l’année 2018 de mesures autoritaires (appelées par les autorités le paquet « Stop Soros ») prenant pour cibles les associations actives dans le domaine de la migration. Ces mesures décrivaient toute forme de soutien et d’assistance (juridique, humanitaire, logistique, linguistique, etc.) aux migrant·e·s comme relevant de la « propagande migratoire » et introduisait différentes sanctions pour pénaliser de telles activités, allant jusqu’à la prison. Un des nouveaux instruments de répression consistait à lever un impôt auprès des organisations accusées de telles activités. C’est au nom de ce danger que la CEU a alors décidé de suspendre d’elle-même les programmes OLIve et le projet de recherches sur les solidarités. La légalité et la constitutionnalité de paquet législatif « Stop Soros » ont fait l’objet de nombreuses controverses : les mesures ont finalement été déclarées en violation de la législation européenne par la Cour européenne de justice en 2021.[30] Mais la simple menace d’un impôt sur ses revenus a finalement suffi à faire reculer la CEU sur ce que le Directeur présentait pourtant comme le point d’orgue de toute son action : la liberté d’enseigner et de mener des rechercher. La question de qui peut exercer son droit à la liberté académique prend donc un sens différent lorsqu’elle est posée du point de vue de celles et ceux dont les programmes d’enseignement et de recherche ont été suspendus au cours de cette période.

Par la suite, le déménagement de la CEU à Vienne, sur fond d’attaques gouvernementales, a légitimé et accéléré un processus de restructuration interne. Les racines de ces transformations structurelles (précarisation des enseignant·es, diminution du nombre de bourses, augmentation des frais de scolarité…) étaient plantées avant la crise de 2017, mais celle-ci a agi comme un catalyseur pour les mener à terme. Elle a également permis d’étouffer l’articulation d’une critique interne collective par le corps enseignant, le personnel et les étudiant·es de l’université. Une manifestation concrète de l’impact de ces dynamiques est la réduction très importante des aides financières et des bourses accordées aux étudiant·es, qui ne peuvent plus subvenir à leur besoin en matière notamment de logement et frais quotidien à la suite du déménagement vers Vienne. D’un système où pratiquement tou·tes les étudiant·es recevaient une bourse à l’ouverture de l’université au début des années 1990, la CEU est aujourd’hui passé à un système où la plupart doit désormais payer des frais de scolarité, qui sont de plus en plus élevés. Cette évolution est décrite par la direction comme une décision stratégique pour « adapter le modèle de financement » de la CEU : elle s’inscrit en réalité dans le projet global de néolibéralisation de l’université.  En découle un changement radical de la population étudiante historique de la CEU, qui avait toujours jusqu’à présent accueilli de nombreux étudiant·es issu·es de milieux défavorisés en Europe centrale et orientale (et au-delà). L’effet de ces transformations sera ressenti en premier lieu par les étudiant·es désavantagé·es face aux études, ce qui mènera également à une profonde altération de l’identité et de l’éthique de l’université.[31]

 

Contextualisation critique

Dans ce texte, nous avons tenté de proposer une lecture critique d’une situation où un gouvernement a mené des attaques directes contre un établissement d’enseignement supérieur et de recherche en Europe. Tout en reconnaissant l’impact catastrophique du tournant autoritaire de la politique hongroise, nous avons aussi voulu apporter des précisions et des nuances supplémentaires à la mise en récit dominante concernant l’expulsion de la CEU de la Hongrie. En particulier, nous avons montré que les représentations (notamment médiatiques) ont tendance à isoler la situation de la CEU et à atténuer les connections avec des processus de transformation de l’ESR plus larges, au niveau local et mondial.

L’exceptionnalisation du cas de la CEU rend difficile une analyse relationnelle qui fait le lien avec ce qu’ont vécu et continuent de vivre d’autres institutions académiques en Hongrie et au-delà. Nous pensons qu’en mettant davantage l’accent sur les dynamiques sociales et politiques dans lesquelles s’inscrivent les attaques contre la CEU, nous pouvons mieux comprendre non seulement les événements en eux-mêmes, mais aussi comment ils s’inscrivent dans une tendance plus large à une gestion autoritaire de l’enseignement supérieur et de la recherche en Hongrie, en Europe et dans le monde.

À cette fin, nous avons tenté de faire la lumière sur un ensemble de processus sociaux et politiques, à savoir, la manière dont les événements se sont inscrits dans des hiérarchies Est/Ouest, leur relation avec un projet autoritaire de réforme de l’enseignement supérieur public hongrois dans son ensemble, et leur impact sur les conditions de travail et d’études à la CEU. Cette lecture critique des politiques dans le domaine de l’enseignement supérieur en Hongrie, depuis notre position à la marge d’une université néolibérale, est aussi un appel à ancrer nos analyses dans les expériences de celles et ceux que les discours dominants sur la liberté académique tendent à ignorer. Elle s’inscrit donc dans le cadre d’efforts plus larges visant à repenser le rôle des universités et des universitaires : nous pensons que cet exercice de réflexion est une première étape, nécessaire pour renforcer la résistance au sentiment aigu d’aliénation et d’anxiété qui prévaut dans le monde universitaire à l’époque néolibérale et autoritaire.[32]

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Cet article a été publié initialement en anglais par la revue Radical Philosophy, traduit en français par Contretemps. 

Céline Cantat travaille à l’École des affaires internationales de Paris. Ses recherches portent sur les migrations, l’action humanitaire et la solidarité.

Pınar E. Dönmez travaille à l’Université De Montfort, où ses recherches en économie politique critique portent sur la (dé)politisation de la gouvernance et des processus sociaux.

 

Notes

[1] Eszter Neumann & György Mészáros, ‘From public education to national public upbringing: the neoconservative turn of Hungarian education after 2010’, in Austerity and the Remaking of European Education, eds. A. Traianou and K. Jones (London: Bloomsbury Academic, 2019), 117–14. Voir aussi Pinar E. Dönmez & Anil Duman, ‘Marketisation of Academia and Authoritarian Governments: The Cases of Hungary and Turkey in Critical Perspective’, Critical Sociology (2020).

[2] Elissa Helms and Andrea Krizsan, ‘Hungarian Government’s Attack on Central European University and its Implications for Gender Studies in Central and Eastern Europe’, Femina Politica 2 (2017), 169–173.

[3] Prem Kumar Rajaram, ‘Europe’s “Hungarian Solution”’, Radical Philosophy 197 (2016), 2–7. Zsuzsanna Vidra, ‘Dominant Counter-Narratives to Islamophobia – Hungary’, Working Paper 12, Centre for Ethnicity and Racism Studies, 2018, https://cik.leeds.ac.uk/wp-content/uploads/sites/36/2018/04/2018.04.09-WS2-Hungary-ZV-Final.pdf. Ivan Kalmar, ‘Islamophobia and anti-antisemitism: the case of Hungary and the “Soros plot”’, Patterns of Prejudice, 54:1–2 (2020), 182–198

[4] Krisztina Than, ‘Hungary’s anti-Soros posters recall “Europe’s darkest hours”: Soros’ spokesman’ Reuters, 11 juillet 2017, https://www.reuters.com/article/us-hungary-soros-idUSKBN19W0XU.

[5] Vidra, ‘Dominant Counter-Narratives’, 6. Kalmar, ‘Islamophobia and Anti-antisemitism

[6] Tamás Krausz, ‘A neo-Horthyist restoration’, Radical Philosophy 197 (2016), 8–12.

[7] Sur les violences “discrètes” infligées aux demandeur·euse·s d’asile, voir Céline Cantat,  » Governing Migrants and Refugees in Hungary : Politics of Spectacle, Negligence and Solidarity in a Securitising State’, in Politics of (Dis)Integration, eds. S. Hinger et R. Schweitzer (Cham : Springer, 2020).

[8] Sur la transformation de la politique monétaire dans ce sens, voir Pinar E. Dönmez et Eva J. Zemandl, ‘Crisis of Capitalism and (De-)Politicisation of Monetary Policymaking : Reflections from Hungary and Turkey’, New Political Economy, 24:1 (2019), 125-143. ^

[9] Reuters, ‘Ruling Fidesz party wants Soros-funded NGOs “swept out” of Hungary’, 11 January 2017, https://www.reuters.com/article/us-hungary-fidesz-soros-idUSKBN14V0P2.

[10] EUobserver, ‘Orbán Wants To Build “Illiberal State”’, 28 juillet 2014, https://euobserver.com/political/125128

[11] Sur la politique sociale, voir Dorottya Szikra,  » Democracy and Welfare in Hard Times : La politique sociale du gouvernement Orbán en Hongrie entre 2010 et 2014 « , Journal of European Social Policy, 24:5 (2014), 486-500. Sur la criminalisation du sans-abrisme, voir Katalin Ámon, ‘Revanchism and Anti-revanchism in Hungary : The Dynamics of (De)Politicisation and the Criminalisation of Homelessness’, in Comparing Strategies of (De)Politicisation in Europe, eds. J. Buller, P. E. Dönmez, A. Standring et M. Wood (Cham : Palgrave Macmillan, 2019), 209-236.

[12] Krausz, ‘A neo-Horthyist restoration’

[13] Pour une analyse juridique d’un point de vue constitutionnel, voir Mauro Mazza,  » The Hungarian Fundamental Law, the new cardinal laws and European concerns « , Acta Juridica Hungarica 54:2 (2013), 140-155. Pour les développements les plus récents sur ce front, voir Reuters,  » Hungary government proposes constitutional amendment mandating Christian gender roles « , 10 novembre 2020, https://www.reuters.com/article/us-hungary-lgbt-constitution-idUSKBN27Q34Z.

[14] Clare Hemmings, ‘Unnatural feelings: The affective life of “anti-gender” mobilisations’, Radical Philosophy 2.09 (Winter 2020)

[15] Zoltán Gábor Szűcs, ‘The Battle of the Academy: The war on academic freedom in Hungary enters its next phase’, 12 March 2019, https://www.boell.de/en/2019/03/12/battle-academy-war-academic-freedom-hungary-enters-its-next-phase

[16] Ábrahám Vass, ‘Outsourcing of Higher Education Continues Despite Uncertainties’, 9 April 2021, https://hungarytoday.hu/hungary-universities-higher-education-outsourcing/.

[17] Gergely Kováts, ‘Trust and the governance of higher education: the introduction of chancellor system in Hungarian higher education’, in European Higher Education Area: The Impact of Past and Future Policies, eds. A. Curaj, L. Deca and R. Pricopie (Cham: Springer, 2018), 651–669. Alexandra Zontea, ‘The Hungarian student network: a counterculture in the making’, in The Hungarian Patient: Social Opposition to an Illiberal Democracy, eds. P. Krasztev and J. Van Til (Budapest and New York: Central European University Press, 2015), 263–289.

[18] Henry A. Giroux, ‘Public Pedagogy and the Politics of Resistance: Notes on a critical theory of educational struggle’, Educational Philosophy and Theory, 35:1 (2003), 5–16. George Caffentzis, ‘Academic freedom and the crisis of neoliberalism: some cautions’, Review of African Political Economy 32:106 (2005), 599–608. Kathleen Lynch and Mariya Ivancheva, ‘Academic freedom and the commercialisation of universities: a critical ethical analysis’, Ethics in Science and Environmental Politics 15:1 (2015), 71–85. Leyla Safta-Zecheria, ‘The Authoritarian Turn Against Academics in Turkey: Can scholars still show solidarity to vulnerabilized groups?’, in Opening Up the University: Teaching and Learning with Refugees, eds. C. Cantat, I.M. Cook and P. K. Rajaram (Oxford: Berghahn Books, 2021).

[19] Silvia Federici, ‘Education and the enclosure of knowledge in the global university’, ACME: An International Journal for Critical Geographies 8:3 (2009), 454–46

[20] Attila Melegh, On the East-West Slope: Globalization, Nationalism, Racism and Discourses on Eastern Europe (Budapest et New York : Central European University Press, 2016). Agnes Gagyi  » “Lex CEU” and the state of the open society: looking beyond the story of democratic revolutions’, Cultures of History Forum, 2017, http://www.cultures-of-history.uni-jena.de/focus/lex-ceu/hungarys-lex-ceu-and-the-state-of-the-open-society-looking-beyond-the-story-of-democratic-revolutions/

[21] Dans le même ordre d’idées, la « Lex CEU » a finalement été annulée en octobre 2020 par la Cour de justice de l’Union européenne (grande chambre) au motif qu’elle violait les engagements pris par la Hongrie dans le cadre de l’OMC et qu’elle enfreignait certaines dispositions de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne relatives aux libertés académiques. Voir Commission contre Hongrie (C-66/18)

[22] Sarah S. Amsler and Chris Bolsmann, ‘University ranking as social exclusion’, British Journal of Sociology of Education 33:2 (2012), 283–301. Hugo Radice, ‘How We Got Here: UK Higher Education under Neoliberalism’, ACME: An International Journal for Critical Geographies 12:3 (2013), 407–418

[23] Sukaina Ehdeed, ‘The Impact of Visa Denial in Academia’, 27 août 2019, https://blogs.lse.ac.uk/mec/2019/08/27/the-impact-of-visa-denial-in-academia/; Bathsheba Okwenje, ‘Visa applications: emotional tax and privileged passports’, 10 juillet 2019, https://blogs.lse.ac.uk/africaatlse/2019/07/10/visa-applications-emotional-tax-privileged-passports/

[24] Dans un premier temps, les directives institutionnelles officielles demandaient à la communauté universitaire de ne pas réagir, et de s’abstenir d’organiser toute manifestation ou communiqué en réponse à « Lex CEU ». Ces directives ont finalement été abandonnées en raison de la mobilisation continue en faveur de la CEU, notamment avec plusieurs grandes manifestations au printemps 2017, mais la prétention de la direction à avoir le monopole de la représentation légitime de la CEU et son contrôle des actions autonomes sont restés une caractéristique forte tout au long de notre séjour à l’université.

[25] Jana Bacevic, ‘Universities, neoliberalisation, and the (im)possibility of critique’, The Practice of Social Theory, 1 septembre 2017, https://medium.com/@TheorySchool.

[26] Aline Courtois and Theresa O’Keefe, ‘Precarity in the ivory cage: Neoliberalism and casualisation of work in the Irish higher education sector’, Journal for Critical Education Policy Studies 13:1 (2015), 43–66. Richard Hall, The Alienated Academic: The Struggle for Autonomy inside the University (Cham: Palgrave Macmillan, 2018

[27] Ross Clare, ‘How Working-Class Academics Are Set Up to Fail’, 13 October 2020, https://tribunemag.co.uk/2020/10/how-working-class-academics-are-set-up-to-fail. Ian M. Cook, ‘Fuck prestige’, in Opening Up the University: Teaching and Learning with Refugees, eds. C. Cantat, I. M. Cook and P. K. Rajaram (Oxford: Berghahn Books, 2021)

[28] Richard Hall and Kate Bowles, ‘Re-engineering Higher Education: The Subsumption of Academic Labour and the Exploitation of Anxiety’, Workplace 28 (2016), 30–47

[29] Florin Zubașcu, ‘Horizon 2020 grant suspended as Hungarian government levy on “migration propaganda” comes into effect’, Science Business, 30 August 2018, https://sciencebusiness.net/news/horizon-2020-grant-suspended-hungarian-government-levy-migration-propaganda-comes-effect

[30] Balázs Majtényi, Ákos Kopper and Pál Susánszky, ‘Constitutional othering, ambiguity and subjective risks of mobilization in Hungary: examples from the migration crisis’, Democratization 26:2 (2019), 173–189. Pour un compte-rendu de la situation dans le contexte britannique, voir Matt Jenkins, ‘On the effects and implications of UK Border Agency involvement in higher education’, The Geographical Journal 180:3 (2014), 265–270. Par ailleurs, à notre connaissance, aucune organisation de la société civile n’a finalement été tenue de payer cet impôt au titre de cette législation en raison de leur engagement dans la « propagande migratoire ».

[31] Radical Student Collective, ‘Manifesto of the CEU Radical Student Collective’, 14 mars 2019, https://lefteast.org/manifesto-of-the-ceu-radical-student-collective/.

[32] Richard Hall, ‘On Authoritarian Neoliberalism and Poetic Epistemology’, Social Epistemology 33:4 (2019), 298–308. Mariya Ivancheva and Kathryn Keating, ‘Revisiting precarity, with care: Productive and reproductive labour in the era of flexible capitalism’, Ephemera 20:4 (2020), 251–282