Grippe aviaire : l’industrialisation des élevages, générateur d’épidémies

Largement occultée, l’actuelle épidémie de grippe aviaire est l’une des plus grave de l’élevage en France. Salariée de la confédération paysanne, Roxanne Mitralias revient sur la situation pour en tirer quelques enseignements.

 

Contretemps – Peux-tu faire un point sur l’état de l’épidémie ?

Roxanne Mitralias – Depuis 2015, on vit des épidémies de grippe aviaire en France. C’est la 4e depuis et c’est la plus grave; ça ne concerne pour l’instant pas l’être humain donc on en parle peu. On recense actuellement plus de 1350 foyers, dont 500 dans le Sud-Ouest et le reste, et pour la première fois, dans l’Ouest, majoritairement dans les Pays de la Loire. Historiquement, le Sud-ouest est une région d’élevage de volailles plutôt en plein air, alors que dans l’Ouest, c’est presque exclusivement de l’élevage en claustration. Dans les deux régions la production avicole a très fortement augmenté depuis les années 2000.

La grippe aviaire arrive habituellement avec la faune sauve. En général, l’environnement des élevages est contaminé et le virus est introduit par tout flux entrant : matériels, personnes, animaux, les tournées d’abattages ou d’équarrissage, mais aussi par les ventilations dynamiques (typiques des grands bâtiments intensifs). Les tempêtes ont accentué ce phénomène en transportant les aérosols contaminés sur plusieurs kilomètres. Plus un élevage est intégré dans des filières longues, plus il compte d’animaux et en particulier quand il se situe en zone dense, plus il a de chances d’être contaminé et d’en contaminer d’autres.  Dans les régions denses, tout s’est embrasé et la circulation du virus est devenue incontrôlable. En deux mois, on compte plus de 1000 foyers, c’est un record !

 

Qu’est-ce qui se joue dans cette épidémie ?

Roxanne Mitralias – Avec le Covid, on a commencé à effleurer la question de la sécurité alimentaire ; on constate, une fois de plus que ce système ne peut pas gérer ce genre de crise. Les filières  volailles sont au bord de l’effondrement : les régions concernées  concentrent une grande partie de la production française. Cette année sont touchées la génétique, l’accouvage, la reproduction, c’est-à-dire les petits, sans lesquelles il n’y a plus de filière. Pas de retour à la normale avant 2023 voir 2024 pour certaines espèces. Cela concerne aussi la production d’œufs : 40% des poulettes (jeunes poules de 6 mois qui sont livrées dans les élevages pour pondre) produites en France proviennent de Vendée. Le marché de la volaille de chair a baissé de 30%, on compte déjà 8% de moins d’œufs.

Le système avicole intensif est désormais incapable d’assurer l’approvisionnement, ce pour quoi il reçoit des subventions de l’Etat à la pelle.

La catastrophe est si énorme, qu’il n’y a pas assez d’équipes pour gérer les cadavres, pour aller tuer les animaux qui sont malades mais qui ne meurent pas ou ceux qui survivent. Cela va à l’encontre de tout : bien-être animal, conditions de travail des éleveurs.euses, de l’environnement, de la santé. On est arrivé au point où les services de l’Etat demandent de fermer les ventilations pour que les volailles meurent par asphyxie et les éleveurs.euses doivent les finir à la pelle, ce qui a un impact psychosocial très élevé pour les travailleurs et les travailleuses. Ils autorisent l’enfouissement dans les fermes alors qu’il existe un risque de pollution pour les nappes phréatiques. Tout ceci est fait sans équipement de protection, les paysan.nes risquent l’intoxication. On est donc face à un système qui génère des problèmes qu’il est incapable de résoudre : diffusion du virus incontrôlable du fait de l’organisation industrielle de la production ; incapacité de gérer des telles volumes d’animaux à abattre ou déjà morts.

 

En quoi l’organisation industrielle de la production produit-elle ces épidémies ?

Roxanne Mitralias – Même si le ministre de l’agriculture ne veut pas l’entendre, plusieurs scientifiques remettent en cause l’idée selon laquelle la faune sauvage serait la cause des épidémies. C’est l’industrialisation de la production qui génère ces épidémies, comme le précise Serge Morand[1]. On a inversé les proportions entre animaux sauvages et d’élevage. Parmi les animaux d’élevage naissent et circulent des nouveaux virus : ils contaminent ainsi la faune sauvage. En Europe, trois pays sont touchés de la sorte : la France, la Hongrie, et l’Italie. En Italie, ce sont des élevages du nord de l’Italie qui ont été touchés : 18 millions d’animaux ont été abattus pour une moyenne de 47000 par exploitation. Ce n’est pas parce qu’on a une forte circulation dans la faune sauvage qu’on a beaucoup de cas en élevage : en Europe ces trois pays touchés sont des gros producteurs de volailles. Par ailleurs, ces conditions de densité délirantes génèrent un risque pour la santé humaine et animale, puisqu’en Vendée circule actuellement un virus désormais particulièrement virulent sur les volailles. Un risque de transmission auprès des travailleurs.euses du secteur existe, sans qu’il y ait contamination interhumaine actuellement. Si cette version n‘est pas trop virulente pour l’être humain, dans des conditions de circulation aussi fortes peuvent émerger de nouvelles sortes de grippe pouvant être plus dangereuses.

Habituellement, on pensait que la contamination de l’élevage se faisait par un migrateur (oie, cygne) qui se posait sur un parcours de volailles ; en réalité, ça ne fonctionne pas comme ça : on sait maintenant que les contacts directs entre oiseaux sauvages et oiseaux domestiques sont rares et que les contaminations passent par l’environnement. Les conditions spécifiques liées aux filières industrielles font que les élevages sont hyper connectés : les animaux circulent, des équipes composées de travailleurs bien souvent sous-payés et étrangers passent d’élevage en élevage interviennent par exemple pour ramasser les animaux, ; c’est le cas également des vaccinateurs, ou encore des techniciens qui viennent faire la pesée. Tout cela, ce sont des éléments de fragilité qui font que les épidémies de grippe aviaire deviennent incontrôlables.

 

Et en même temps, le gouvernement lance la politique qui consiste à interdire l’élevage en plein air ?

Roxanne Mitralias – Cette politique est basée sur une idéologie qui dit que le problème c’est la faune sauvage, qu’un oiseau se pose sur un parcours et contamine l’élevage (plein-air). Dans les faits, si ce risque n’est pas nul, il est très peu présent et il est nécessaire d’agir sur les dangers principaux. L’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) précise que le risque d’introduction du virus sur un élevage plein air ou claustré est le même. Cette année 99% des élevages foyers sont claustrés puisqu’il est quasi-interdit de sortir ses animaux. Quoi qu’il en soit, on peut faire peu de choses pour contrer la menace d’introduction primaire du virus. En revanche, on peut agir sur le risque de diffusion, par les flux, les transports d’animaux vivants, la multiplication des intervenants, les densités. C’est là-dessus qu’il faudrait opérer ; et l’an dernier, il y a eu une contre-offensive des filières économiques : le gouvernement Macron qui les suit complètement a imposé la claustration à tout le monde, considérant que ça résoudra le problème. Pour les zones à risque la claustration est obligatoire depuis septembre et pour toute la France depuis novembre. Il est peu probable qu’elle soit levée rapidement. Nous risquons cette année de faire la jonction avec l’automne. Comme on pouvait le craindre la claustration est la nouvelle norme. Imposer l’enfermement est tout à fait compatible avec le business. Prendre cette mesure permet pour le gouvernement de faire semblant d’agir alors que ça ne sert à rien.  Mais la réalité est têtue, cette année alors que tout est enfermé, on vit la pire crise jamais vécue et il se pourrait que la claustration, du fait de la concentration virale et de l’expulsion dans l’air par la ventilation, génère des épidémies virales encore plus graves, même si cela reste à prouver. Nous avons aussi constaté que cette mesure a augmenté la production dans les zones intensives, équipés en bâtiments. Exactement l’inverse de ce qu’il fallait faire. Ces mesures signent la fin de l’élevage plein air en France et n’ont aucune utilité d’un point de vue sanitaire.

 

Quelles sont les perspectives pour sortir de cette crise ?

Roxanne Mitralias – On sait qu’avec le changement climatique et l’intensification de la production avicole, les crises sanitaires de ce type vont intervenir tous les ans, il n’y a pas de raison que ça s’arrête. En réalité, il a une urgence à baisser, radicalement, en densité d’élevages et d’animaux dans la filière volaille. Il faudrait aussi diminuer voire supprimer certains flux, mais c’est remettre totalement en cause le modèle de production industrielle de la volaille. Ce sont des mesures qui ont un haut niveau de radicalité ; cela dit, la filière foie-gras, par exemple, commence à y penser parce que ça devient ingérable. En réalité, on est sur des filières qui ne parviennent plus à produire une grande partie de l’année. C’est un désastre, ils ne parviennent pas à remplir leur rôle, c’est-à-dire produire du poulet ou des œufs. Finalement, depuis l’accélération des crises, ces filières ne survivent que grâce à l’argent public. Rien qu’en indemnisations cette année on dépasse un milliard et demi : ça n’a aucun sens. Il est urgent qu’on passe à autre chose, l’agriculture paysanne, probablement, mais ce ne se fera pas tout de suite, en tout cas pas avec ce gouvernement.

 

Quelles actions avez-vous mis en place à la confédération paysanne ?

Roxanne Mitralias – Au niveau juridique, on a déposé un recours au Conseil d’Etat pour protéger les élevages fermiers et éviter la disparition du plein air. Malheureusement on a perdu. Nous avons également proposé des vraies mesures de lutte qui permettent aux filières, aux paysans, de continuer à travailler, à vivre. Nous n’avons jamais été entendu par les pouvoirs en place, et depuis le gouvernement Macron nous avons été écartés des discussions. Par ailleurs, on a sollicité des parlementaires, on essaye de faire parler du sujet. Évidemment, on essaie de défendre des paysan.ne.s, localement et concrètement. Par exemple, ceux qui ont refusé de claustrer leurs volailles encourent des peines et l’Etat veut diminuer leurs indemnisations, considérant qu’ils sont responsables de la grippe aviaire. Nous devons le redire : ils sont obligés d’enfermer leurs volailles, alors que cette mesure met en péril leurs élevages, la santé et le bien-être des animaux et qu’elle est parfaitement inutile. Sur le terrain, depuis 2015 c’est un sujet majeur pour les éleveur.ses. Beaucoup d’actions ont été organisées. On s’est mobilisé devant les préfectures, les DDPP, les services déconcentrés du ministère de l’agriculture. Après, nous n’avons aucune prise sur ce ministère ; ce qui me choque, c’est qu’ils nient le consensus scientifique et la réalité de ce qu’il se passe ; ils nous reprochent de parler aux médias, ils ne veulent pas que ça se sache. Ils s’auto-congratulent dans leur déni. Et en même temps, les paysan-ne-s se demandent s’ielles vont pouvoir continuer… Il me semble que, dans un monde normal, une telle débâcle devrait faire tomber un ministre. Mais on n’est pas dans un monde normal.

 

Propos recueillis par Fanny Gallot

Notes

[1] Serge Morand, L’homme, la faune sauvage et la peste, Fayard, 2020.