Le travail féministe. Un extrait du livre d’Alice Romerio

Alice Romerio, Le travail féministe. Le militantisme au Planning familial à l’épreuve de sa professionnalisation, Presses universitaires de Rennes, collection « Archives du féminisme », 2022.

La sociologue Alice Romerio a mené un double travail historique et sociologique sur le Mouvement français pour le planning familial, organisation incontournable des mobilisations féministes et des activités d’éducation à la sexualité et à la santé sexuelle. Elle s’est penchée sur l’histoire du mouvement et sa progressive — mais non linéaire — institutionnalisation, sur la place croissante et débattue du salariat en son sein, et sur les modalités locales de la professionnalisation du travail féministe, analysées à travers l’ethnographie de trois « plannings ».

NDLR : Dans cet extrait seules ont été conservées les notes de bas de page qui renvoient aux archives mobilisées.

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Le troisième Planning familial :  l’institutionnalisation si je veux, quand je veux ?

Les années 1980 sont analysées comme une période intense d’institutionnalisation de la cause des femmes, processus entendu au sens large comme le développement des relations entre les féministes et l’État. Si les politiques visant l’amélioration du statut des femmes se sont développées dès les années 1960, comme l’atteste par exemple la création du Comité du travail féminin en 1965, le féminisme d’État prend de l’ampleur avec l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981. L’élection de Mitterrand à la présidence de la République et la nomination d’Yvette Roudy à la tête d’un ministère des Droits de la femme affectent le répertoire d’action du Planning familial et son rapport aux pouvoirs publics puisque ses ressources augmentent singulièrement et que les relations avec le cabinet de la ministre sont privilégiées. Cette transformation du rapport à l’État s’opère alors que le Planning familial peine à mobiliser de nouvelles militantes après la légalisation de l’avortement. L’institutionnalisation du Planning familial et la désaffection militante ravivent et reconfigurent les tensions autour du salariat et du bénévolat au Planning familial.

Le Planning familial aux prises avec le féminisme d’État

Après avoir connu une phase d’autonomie à l’égard du champ politique dans la première partie des années 1970, le Planning familial comme de nombreuses organisations politiques engagées dans les nouveaux mouvements sociaux s’en rapproche à la fin de la décennie avec la montée de la gauche au pouvoir à l’échelle locale puis nationale. Le Planning familial prend position dans la campagne pour l’élection présidentielle et appelle à voter pour François Mitterrand en 1981, considérant l’arrivée de la gauche au pouvoir comme une opportunité pour faire avancer les droits des femmes. Militante au Mouvement démocratique féminin (MDF) et engagée dans les campagnes électorales de Mitterrand depuis 1965, Yvette Roudy nommée ministre des Droits de la femme dispose d’un budget dix fois supérieur à celui du secrétariat d’État de la Condition féminine sous Valéry Giscard d’Estaing.

La nomination d’une militante féministe, qui a développé depuis de nombreuses années des liens forts non seulement avec des militantes du MDF et du Parti socialiste, mais également avec des féministes du MLF, de l’association Choisir et du Planning familial, à la tête d’un ministère des Droits de la femme, disposant de moyens d’action sérieux, ouvre une « parenthèse enchantée » pour les organisations féministes. Yvette Roudy recrute d’ailleurs ses collaboratrices parmi les militantes féministes et en particulier parmi les membres du Planning familial. Simone Iff devient ainsi sa « conseillère en matière de santé ». Les liens entre le Planning familial et le ministère des Droits de la femme sont des plus étroits. Alors que la ministre déclare : « J’ai voulu en appelant Simone Iff, en lui confiant un poste important, avec un bureau et des moyens, renforcer le Planning. D’ailleurs c’est comme si j’avais le Planning chez moi ! » ; Simone Iff affirme : « Le ministère des Droits de la femme est devenu comme une annexe du Planning. » Cette dernière, qui refusait l’institutionnalisation du Planning familial pour assurer l’indépendance de l’association, devient alors, dans cette nouvelle configuration, l’une des actrices majeures du rapprochement entre le Mouvement, et les pouvoirs publics, et plus particulièrement avec le pôle institutionnel de l’espace de la cause des femmes.

Non seulement Yvette Roudy réunit autour d’elle des féministes aguerries, mais les témoignages de reconnaissance aux associations et les signes de la porosité existante entre les mouvements féministes et le ministère ne s’arrêtent pas là : l’essentiel des projets initiés par son ministère est directement porté par les associations. En effet, en 1981, un tiers du budget propre au ministère est reversé aux associations et plus de la moitié en 1983.

Yvette Roudy entend développer le réseau des centres d’information sur les droits de la femme (CIDF) afin de consolider l’ancrage territorial de sa politique. Dans les projets du gouvernement depuis 1970, les centres d’information féminins sont effectivement créés en 1972, d’abord à Paris puis en région. On en compte une dizaine en 1974 et 136 en 1983. La ministre fait également éditer en 1982 le Guide des droits des femmes et lance en partenariat avec le Planning familial une grande campagne d’information sur la contraception sur différents supports : spots à la télévision, affiches dans le métro, tracts indiquant les contacts du Planning familial… Une deuxième action entreprise par Yvette Roudy consiste à enrichir les connaissances sur les inégalités entre les femmes et les hommes afin d’élaborer des politiques publiques adaptées. Elle lance ainsi une enquête sur la situation des Françaises, pilotée notamment par des universitaires (Madeleine Guilbert, Andrée Michel, Madeleine Rebérioux), des représentant·e·s de l’État, l’écrivaine Benoîte Groult et le Mouvement français pour le Planning familial. Yvette Roudy favorise parallèlement le développement de recherches universitaires sur les femmes et le féminisme. L’action du ministère se concentre également sur l’égalité professionnelle – bien que son « institutionnalisation molle », selon les termes de Soline Blanchard, en limite les effets  – et sur la lutte contre les violences faites aux femmes.

Depuis la fin des années 1960, le Planning familial apparaît comme un acteur indispensable dans la mise en œuvre des politiques publiques de planification des naissances et d’éducation sexuelle, mais il devient avec la nomination d’Yvette Roudy à la tête du ministère des Droits de la femme, un partenaire privilégié de l’État dans la promotion de l’égalité des sexes. Ses propositions sont encouragées et étudiées avec attention[i].

L’accession de la gauche au pouvoir en 1981 a ainsi des effets immédiats sur les ressources du Planning familial. Si le montant total des subventions accordées au Planning familial était en constante augmentation depuis le vote de la loi Veil en 1975, il connaît un bond spectaculaire en 1982, puisqu’il passe de 973 000 francs en 1981 à 3 013 746 francs en 1982, soit une augmentation de 210 %. Durant le premier septennat de François Mitterrand, les subventions obtenues par le Planning familial se maintiennent à un niveau exceptionnellement élevé.

Figure 2. – Le soutien financier du ministère des Droits de la femme 1982-1986. Source : Graphique réalisé à partir des bilans financiers de l’association disponibles  aux archives de la Confédération nationale.

Les subventions obtenues par le Planning familial proviennent essentiellement du ministère des Affaires sociales au titre de la gestion des centres de planification et des établissements d’information et du ministère des Droits de la femme. Par exemple, en 1983, ce dernier accorde 1 335 000 francs pour financer des postes d’utilité publique et 864 000 francs pour la réalisation de stages de sensibilisation auprès de différents acteurs des champs du travail social, de la santé et de l’enseignement. La part du financement du ministère des Droits de la femme représente alors 69 % du montant total des subventions obtenues cette année-là par le Planning familial, instaurant ainsi une relation de dépendance de l’association envers le ministère. Le rapport financier pour l’année 1982 souligne le développement des activités du Planning familial et détaille l’utilisation de ses financements en provenance du ministère d’Yvette Roudy :

« Ces activités ont pu croître de façon très importante grâce aussi à des financements sur projets. Une convention signée avec le ministère des Droits de la femme, a permis de mettre sur pied des stages de sensibilisation aux questions de sexualité, destinés aux travailleurs sociaux, paramédicaux, médecins, enseignants et syndicalistes. Le nombre d’inscriptions a dépassé largement nos possibilités de réponses et un renouvellement de la convention a été demandé au MDF [ministère des Droits de la femme].

–  une subvention pour l’enquête contraception faite par les militants du Mouvement, point d’appui du colloque “La contraception vue du côté des femmes” de décembre 1982 ;

–  des postes d’utilité publique ont permis d’assurer la coordination de ces activités, de développer la documentation dont la fréquentation s’accroît, de produire des documents, et de relancer ou soutenir les activités de 12 associations départementales » (rapport financier 1982)[ii].

À la suite du congrès de 1973, le Planning familial s’inscrit dans une démarche d’éducation populaire et maintient une position de méfiance concernant non seulement la professionnalisation du conseil conjugal et familial qui aboutirait à la création d’un groupe professionnel d’experts en matière d’accompagnement aux relations affectives et sexuelles, mais également concernant l’individualisation de la relation que supposent ces entretiens. L’association préfère les accueils collectifs et les animations de groupe qui permettraient d’éviter les rapports de domination jugés indépassables dans la relation thérapeute/patiente des entretiens de conseil conjugal et familial. Les stages de sensibilisation auprès de professionnel·le·s permettent de mettre en œuvre ce choix politique :

« Ces stages ont été un moyen de mettre en action notre politique mais ne constituent ni la seule concrétisation du projet politique relais MFPF, ni la formule la plus apte à servir nos objectifs.

La convention MDF, qui de par sa conception a voulu faire contrepoids au conseil conjugal, a permis d’étendre cette pratique à des AD qui ne s’étaient pas encore lancées dans les stages relais. Elle a favorisé la participation d’un grand nombre de travailleurs souvent écartés de ce type de réflexion : secrétaires de centres de planification, infirmières scolaires, personnel administratif, etc. » (compte rendu du conseil d’administration des 19 et 20 novembre 1983)[iii].

Les postes d’utilité publique accordés au Planning familial permettent le renforcement ou la création de projets à l’échelle locale et favorisent ainsi la consolidation territoriale de l’association.

« Un tour de table pour connaître l’utilisation des postes :

Lot-et-Garonne : a permis d’ouvrir une maison des femmes, un autre financement est étudié mais aurait besoin de la reconduction pour encore un an ;

Pyrénées-Orientales : ce poste a permis le redémarrage d’une AD en sommeil, demande reconduction pour un an ;

Maine-et-Loire : création d’un centre de documentation qui commence tout juste à fonctionner, demande reconduction ;

Ille-et-Vilaine : le travail démarre tout juste ;

Alpes-de-Hautes-Provence + Haut-Var : un poste ½ pour faire une enquête sur la contraception en milieu rural. Le travail devrait se terminer avec ces 6 mois de poste ;

Postes confédéraux : ces postes ont permis le développement de la documentation et de préparer les nouvelles publications (Le MFPF “côté pilule côté mouvement”, découpage de l’Historique, brochure colloque, bulletin information, éducation sexuelle) » (compte rendu du conseil d’administration des 20 et 21 novembre 1982)[iv].

Si le Planning familial bénéficie de ressources exceptionnelles grâce à la nomination d’Yvette Roudy à la tête du ministère des Droits de la femme, pour autant la ministre ne dispose que d’un pouvoir fragile, et ce dès les premières années du septennat. La loi du 31 décembre 1982 sur le remboursement de l’IVG témoigne par exemple de l’isolement du ministère au sein du gouvernement. Yvette Roudy perd encore de son envergure l’année suivante avec « le tournant de la rigueur » : non seulement elle n’est plus systématiquement invitée à participer aux Conseils des ministres, mais le budget dont dispose son ministère est réduit. Si la création du ministère des Droits de la femme marque un pas important dans l’institutionnalisation de la cause des femmes, celle-ci n’en demeure pas moins précaire et conjoncturelle.

Le « tournant de la rigueur » en 1983 se fait également ressentir au Planning familial : le montant total des subventions baisse, les projets déposés par le Planning familial ne bénéficient plus de la même attention[v].

L’alternance politique de 1986 marque le début d’une période de backlash qui touche les institutions en charge des droits des femmes et les associations bénéficiant du soutien d’Yvette Roudy. Avec la suppression du ministère des Droits de la femme cette même année, le Planning familial accuse le coup ; il n’est plus question de compter sur les adhésions pour espérer maintenir le développement de l’association. Cette dernière a en effet renforcé son ancrage territorial ainsi que ses réseaux et a fortement diversifié ses activités. Inquiète du désengagement de l’État, elle cherche de nouveaux financements pour assurer le fonctionnement quotidien des associations départementales et de la Confédération nationale.

« Ce rapport financier 1987 reflète les difficultés rencontrées depuis 1986 par la vie associative, surtout dans le secteur de l’éducation populaire.

Le changement politique a entraîné un désengagement massif de l’État ; le choix est clair, les subventions publiques financent des services mais ne permettent souvent pas l’existence d’un lieu, d’un mouvement où se feraient l’apprentissage et l’expérimentation d’un pouvoir démocratique. Malheureusement, nos ressources propres ne peuvent plus se réduire d’une année à l’autre. Notre “timidité” quand il s’agit de demander la rétribution de nos interventions à l’extérieur, nos scrupules quant à la rentabilisation de notre documentation ou de nos locaux, notre naïveté face à des démarchages de type commercial sont étonnants alors qu’il s’agit de la survie du mouvement. C’est vrai que nous sommes beaucoup plus à l’aise pour discuter de droit, droits des femmes ou droit syndical. […] Nos choix politiques ne nous permettent pas de compter sur les différents gouvernements pouvant se succéder. La recherche de financement spécifique pour des actions ponctuelles et publiques est nécessaire : subventions d’État, ou régionales, aide de nos partenaires privilégiés » (rapport financier 1987)[vi].

Dans ce rapport, le Planning familial alerte sur sa situation financière et plaide pour la mise en œuvre d’une logique de rentabilité des actions qui permettrait de préserver la dimension militante de l’association. Loin de s’opposer à la posture contestataire du Mouvement, le démarchage et la recherche de rentabilité constituent des conditions nécessaires au maintien de son indépendance. Pour maintenir son autonomie et limiter les effets du contexte politique national, il cherche ainsi à diversifier ses sources de financements, à l’instar des ONG confrontées aux mêmes interrogations sur leur autonomie à l’égard des bailleurs de fonds publics.

On saisit ici l’évolution paradoxale du mouvement vers la recherche de subventions publiques pérennes, un cheminement éminemment dépendant du contexte politique national. Depuis le congrès de 1973 et l’élection de Simone Iff, la radicalité du Mouvement s’exprimait dans la revendication d’une distance avec les institutions et le refus d’inscrire les activités du Planning familial dans une démarche marchande. Avec la nomination d’Yvette Roudy au ministère des Droits de la femme, l’association entretient de nouveaux rapports avec les pouvoirs publics. Les subventions de fonctionnement, les financements publics sur projets et l’attribution de postes d’utilité publique offrent au Planning familial l’opportunité d’expérimenter une nouvelle posture, celle d’association militante partenaire d’institutions en faveur des droits des femmes. En nouant des liens privilégiés avec le pôle institutionnel de l’espace de la cause des femmes, le Planning familial opère un retour en grâce auprès de l’État. Les nouveaux modes de financement sur projet lui permettent d’être à l’initiative de propositions en cohérence avec ses objectifs politiques. Mais ces modes de financement et les institutions du féminisme d’État sont précaires et le Planning familial, pour continuer de se développer localement et maintenir sa place d’organisation féministe majeure, se résout à rechercher des financements auprès des collectivités territoriales, d’autant plus depuis les lois de décentralisation et la modification des relations entre administrations publiques et monde associatif.

Notes

[i] Compte rendu du conseil d’administration des 25 et 26 septembre 1982. Archives de la Confédération nationale du Mouvement français pour le Planning familial. Carton A0309.

[ii] Compte rendu du conseil d’administration des 25 et 26 septembre 1982. Archives de la Confédération nationale du Mouvement français pour le Planning familial. Carton A0309.

[iii] Compte rendu du conseil d’administration des 25 et 26 septembre 1982. Archives de la Confédération nationale du Mouvement français pour le Planning familial. Carton A0309.

[iv] Compte rendu du conseil d’administration des 20 et 21 novembre 1982. Archives de la Confédération nationale du Mouvement français pour le Planning familial. Carton A0309.

[v] Compte rendu du conseil d’administration des 20 et 21 novembre 1982. Archives de la Confédération nationale du Mouvement français pour le Planning familial. Carton A0309.

[vi] Rapport financier 1987. Archives de la Confédération nationale du Mouvement français pour le Planning familial. Carton D0107.