Le livre Pour l’autodéfense féministe, écrit par Mathilde Blézat et paru aux Éditions de la dernière lettre, est un ouvrage qui présente concrètement les expériences de stages d’autodéfense féministe, telles que vécues par l’autrice elle-même ainsi que par 80 personnes qu’elle a rencontrées à l’occasion de ce travail, de même que des échanges avec des formatrices.
L’autrice revient relativement brièvement sur l’histoire de l’autodéfense féministe comme « mise en pratique du féminisme », avant d’aborder la diversité des participantes et les questions de mixité choisies. L’implication des formatrices permet de proposer des stages en co-construction s’adressant vraiment à toutes les femmes, cis et trans, blanches et racisées, de toutes conditions physiques, avec différents handicaps, de tous âges, etc.
L’impact concret sur de nombreuses participantes permet de conclure à un « avant et un après » par rapport à cette expérience de stage. Enfin l’autrice donne les contacts des associations en France, en Belgique et en Suisse romande. Ce livre est un outil militant efficace, inclusif, à mettre entre toutes les mains !
Contretemps – Pourquoi as-tu écrit ce livre ?
Mathilde Blézat – En 2016, j’ai fait pour la première fois un stage d’autodéfense féministe avec une association marseillaise. Cela faisait une vingtaine d’années que je militais sur différents sujets, notamment sur les questions féministes. Malgré cette expérience, ce stage m’a vraiment bouleversé, parce qu’il proposait des outils simples et clairs. J’ai ressenti davantage de confiance, la force du collectif, de la sororité. Le discours sur la légitimité du droit à se défendre et à ne plus subir a été libérateur.
Dans les stages d’autodéfense, les formatrices montrent les points faibles et les points forts d’un corps, quel qu’il soit. L’un des principaux objectifs est d’apprendre à créer un effet de surprise pour pouvoir partir. C’est à la fois pragmatique et convaincant.
Après ce stage j’ai voulu faire connaitre cette pratique, j’ai donc écrit différents articles, puis le chapitre sur les violences et l’autodéfense dans Notre corps nous-mêmes. Pour ce dernier, j’avais mis en place des groupes de parole afin d’échanger des points de vue et des méthodes. Par la suite, la maison d‘éditions de La dernière lettre m’a proposé d’écrire un livre sur l’autodéfense féministe. J’ai alors souhaité aller plus loin, à la fois sur ce mouvement et son histoire, mais surtout en confrontant mon expérience et celles d’autres personnes autour de moi, notamment d’autres femmes différentes de moi. Je me suis donc inscrite dans une approche intersectionnelle, en interviewant des personnes de différentes origines, orientations sexuelles, d’âge, handicap, etc. Ces entretiens ont confirmé que ces stages peuvent s’adapter et être utiles à toutes les femmes.
Contretemps – Peux-tu nous dire comment est née l’autodéfense féministe ?
Mathilde Blézat – L’autodéfense féministe a été développée par des militantes féministes, en premier lieu pour se défendre elles-mêmes des attaques qu’elles subissaient. Il a pu s’agir des suffragettes dans les années 1910, et de groupes féministes nord-américaines dans les années 1970. Elles ont développé des techniques où elles mélangeaient des arts martiaux, des défenses verbales, etc.
C’est donc dès l’origine une autodéfense du mouvement féministe. Toutes les femmes subissent des violences, y compris les féministes. Dans une situation d’emprise, réagir et se défendre est souvent difficile. Les féministes à l’origine de l’autodéfense féministe ne se sont donc pas placées en position d’extériorité par rapport aux violences patriarcales. Et, si les formatrices partagent des techniques et animent le stage, elles n’en restent pas moins des femmes potentiellement victimes, au même titre que toutes les participantes.
Contretemps – Quelles sont les différences entre l’autodéfense et l’autodéfense féministe ?
Mathilde Blézat – Les pratiques féministes d’autodéfense et les associations qui les proposent sont « féministes » parce qu’elles sont portées par des militantes féministes. Leur approche est basée sur une analyse structurelle des violences patriarcales. Dans de nombreux cours de self-défense pour les femmes, de discours publics, on nous présente le cliché de l’agresseur dans la rue, la nuit, alors que cela n’a aucune réalité statistique. Les statistiques sont pourtant sans appel : 91% des personnes qui nous agressent sont des hommes que nous connaissons, de membres de notre entourage, le conjoint, le copain (45% des cas), des collègues de travail, des gens de la famille, des amis… C’est pourquoi les pratiques d’autodéfense qui s’adressent aux femmes et qui continuent de véhiculer cette image du violeur, jeune, non blanc, la nuit, ne sont pas adéquates pour travailler sur la question des violences.
Par ailleurs, l’objectif de ces stages est de lutter contre les violences patriarcales. Ils s’inscrivent donc dans les luttes contre les violences fondées sur le genre. C’est un outil de prévention des agressions patriarcales, pas un sport de combat, mais aussi d’autres types d’agression, comme les agressions racistes, validistes, lesbophobes, etc. Ainsi, le stage permet de déconstruire les mécanismes des violences que l’on peut vivre, conjugales ou autres, avec des exemples et des mises en situation.
La première étape est de s’autoriser à se défendre, de se dire que l’on en est capable, ce qui passe d’abord par une autodéfense mentale et verbale. Par ailleurs, le stage est plutôt axé sur les violences en situation d’isolement, et une grande partie du travail est d’arriver à briser son isolement, à trouver des allié.e.s, à en parler. C’est donc très différent d’autres pratiques d’autodéfense, y compris militantes. La dynamique de groupe, la sororité vécue pendant le stage, permettent aussi de briser l’isolement. De la même manière, de nombreuses femmes racontent qu’après le stage, quand elles se sentent seules, elles repensent aux autres personnes qui ont participé au stage et en tirent de la force. Enfin, les autres formes d’autodéfense sont focalisées sur l’entrainement physique, ce qui n’est pas le cas de l’autodéfense féministe.
Contretemps – Y a-t-il des conditions physiques particulières pour pouvoir participer à ces stages ?
Mathilde Blézat – Fondamentalement, ces stages sont ouverts à chacune, quelle que soit notre condition physique ou mentale, car les outils sont adaptés aux « capacités » des unes et des autres. Même si certaines techniques d’autodéfense sont présentées debout, les formatrices peuvent les adapter afin de les présenter assises par exemple. Par ailleurs elles proposent aussi des stages adaptés, en langue des signes, ou pour les femmes en fauteuil roulant ou à mobilité réduite, ce qui permet de renverser le sujet de la « vulnérabilité ». Un fauteuil électrique est un outil qui permet aussi de se défendre d’une autre manière. D’ailleurs, la question du handicap a été travaillée depuis des années par des personnes concernées, notamment Lydia La Rivière-Zijdel, hollandaise paraplégique qui travaille depuis 40 ans à affiner toutes sortes de techniques d’autodéfense pour des personnes ayant différents handicaps.
Il existe une multitude d’outils de riposte physique qui sont développés dans ces stages par les formatrices. L’idée est de renforcer les capacités, de ne pas appuyer sur nos « manques », nos « faiblesses ». Les pratiques se basent sur les capacités, les forces, de chacune, comme courir vite, avoir un fauteuil puissant, une canne, être en surpoids. Il y a des femmes de 90 ans qui font des stages, des personnes de toutes conditions physiques.
Cela renforce aussi notre autonomie et nos choix, c’est-à-dire qu’il n’y a pas une seule façon de se défendre. On peut choisir différents outils suivant les situations. On peut aussi choisir de se taire et de partir, car le but n’est pas de gagner un combat.
Contretemps – Tu parles dans ton livre du sentiment de puissance ressenti par les participantes après les stages, peux-tu nous en dire plus ?
Mathilde Blézat – Les stages durent deux jours. Le premier soir, on peut être fatiguée et ressentir l’impact psychique du stage. Souvent, durant le deuxième jour, grâce aux rituels collectifs, aux exercices que l’on retravaille, par exemple sur le cri, que l’on arrive à faire plus puissamment, un sentiment de puissance se développe tant individuel que collectif. C’est un constat partagé par un grand nombre de participantes. Je l’ai identifié comme un déclic mental car, notamment si on a été éduqué ou socialisé comme une fille, quel que soit notre genre ressenti, on ne nous a pas appris à nous défendre. On nous a surtout parlé des dangers qu’on encourait, avec des injonctions négatives. Ce déclic se produit quand on intègre que l’on peut se défendre. Durant le stage, on partage des expériences et l’on se rend compte qu’on a agi, d’une manière ou d’une autre et que cela a réduit l’intensité de l’agression. Le fait de tester des techniques physiques et verbales permet de se rendre compte de la puissance que nous avons.
Contretemps – N’y a-t-il pas un danger à ressentir une forme de « toute puissance » ?
Mathilde Blézat – Je ne pense pas que cela provoque de la toute-puissance. Les stages sont axés sur la réduction des violences et la désescalade plutôt que sur le conflit physique. Dans le virilisme, l’idée c’est de gagner physiquement, de parler plus fort. Le but de ces stages est vraiment d’apprendre à se mettre en sécurité, c’est tout à fait différent.
Contretemps – Ce sentiment de puissance n’est-il pas justement un sentiment « masculin » ?
Mathilde Blézat – L’objectif n’est pas de se battre, d’être agressive. Ces pratiques visent à faire baisser la violence dans la société. C’est donc plutôt l’inverse. On peut être amenée à utiliser de la violence pour se défendre, mais c’est dans l’optique de se défendre parce qu’on n’a pas d’autre choix. Cela augmente notre sentiment de sécurité. La plupart des participantes constatent qu’elles ne se sont jamais retrouvées après le stage dans des situations où il fallait qu’elles se défendent physiquement, parce qu’elles ont appris à repérer leurs limites et à les imposer le plus vite possible, afin que l’agression ne soit pas encore plus grave. La posture, l’ancrage dans le sol, le regard droit, dire des « non » fermes, font que l’on n’a pas besoin d’utiliser le physique. On a la capacité d’arrêter les choses beaucoup plus tôt. Dans des situations familiales, de couple, cela nous permet d’avoir davantage les idées claires et donc de s’exprimer plus clairement, ce qui peut arrêter l’agression. Cela réduit le nombre de violences qui peuvent empirer.
Plusieurs participantes disent que le fait d’avoir fait des exercices physiques et d’avoir des outils pour se défendre physiquement leur donne de l’assurance pour dire non, pour regarder fermement, pour imposer leur limite, parce qu’elles ont conscientisé leur capacité à se défendre physiquement. Évidemment, cela n’empêche pas toutes les agressions, et ce n’est pas notre faute.
Contretemps – Peux-tu nous parler du rapport à la violence de nombreuses femmes que tu évoques dans ton livre ?
Mathilde Blézat – Si l’on a été socialisée comme une petite fille, on a un souvent rapport à la violence où l’on n’a pas envie d’être violente, parce que c’est très mal vu pour une femme d’être « violente ». Des choses aussi anodines que dire « balance ton porc » est considéré comme très violent par la société patriarcale. Une femme qui fait des collages sur les féminicides me disait que les gens lui renvoient que c’est trop violent. Le degré de violence accepté pour les femmes est extrêmement bas. Par ailleurs, des femmes noires ou arabes peuvent subir le cliché d’être exagérément en colère, qui est un cliché raciste qui s’impose à elles. La plupart des femmes n’ont donc pas envie de montrer leur colère, elles ont peur d’être violentes. Même des femmes qui subissent des violences physiques ne veulent pas répondre par de la violence physique parce qu’elles se sentiraient coupable de faire mal à l’agresseur. Il est injuste qu’on nous impose de faire du mal à quelqu’un pour se défendre. Les stages nous font prendre conscience que l’on n’a pas choisi cette violence, mais qu’on est parfois obligée de se défendre. Il ne faut donc pas confondre la violence (se battre) et l’autodéfense (se défendre). De nombreuses femmes ont des difficultés avec la violence physique parce qu’elles ont pu la vivre et parce qu’elles ne l’ont jamais pratiqué. De surcroît, « se bagarrer » relève d’une socialisation genrée masculine. En éprouvant des techniques d’autodéfense durant les stages, certaines participantes qui refusaient « la violence » constatent l’intérêt de connaitre quelques mouvements physiques et de pouvoir les utiliser. Dans les stages, un basculement se produit quant au rapport à la violence, comme si une forme de tabou autour de la violence des femmes était brisé. C’est aussi pour cela que certains mouvements féministes ne sont pas pro-autodéfense, car elles pensent que c’est se mettre au niveau des hommes, alors qu’il y a une différence fondamentale entre se défendre et agresser.
Contretemps – Ces stages peuvent-ils faire remonter des souvenirs traumatiques de violences subies ?
Mathilde Blézat – Cette question est effectivement évoquée en début du stage, car cette expérience peut faire ressortir des expériences douloureuses. Si l’on a envie de sortir à un moment ou ne pas faire un exercice, c’est possible, puisque rien n’est imposé. Il y a aussi la possibilité d’en parler avec la formatrice pendant les pauses. A la fin de la première journée, les formatrices conseillent de faire quelque chose qui nous fait du bien, parce que la première journée peut être éprouvante. Il y a aussi des formatrices qui essaient d’introduire plus d’outils de care dans leurs stages. Cependant, un stage d’autodéfense n’est pas un groupe de parole, il existe d’autres espaces pour cela. Certaines formatrices rajoutent des modules de parole un peu plus conséquents, surtout dans des configurations où les participantes ont vécu un certain nombre d’agressions violentes. L’une des participantes m’a dit qu’elle aurait aimé pouvoir davantage parler. Mais les stages s’inscrivent souvent dans une approche plus globale, certaines participantes auront mis en place un suivi psychologique, d’autres vont par ailleurs participer à un groupe de parole. Cela fait pour beaucoup partie d’un processus de reconstruction. Et les stages ne sont pas le seul élément de ce processus. Une formatrice me disait que les femmes qui viennent ont fait le choix de participer à un stage d’autodéfense en connaissance de cause. Certaines femmes savaient depuis 10 ans que ces stages existaient et ont un jour franchi le pas et décidé d’y participer. Chacune doit sentir lorsque c’est le moment opportun pour participer. Il s’agit d’un moment dans la vie où l’on se sent prête à affronter cela.
Contretemps – Peux-tu nous dire comment se passent les stages pour les enfants et adolescentes ?
Mathilde Blézat – Le programme pour les enfants est davantage centré sur l’autoprotection. Il s’agit du programme Cap enfants capables, moins développé dans ce livre mais présenté dans un article que j’ai écrit pour la revue Z. Cela commence à 4 ou 5 ans. Ce sont des ateliers de 2 heures en classe, surtout au Québec et en Belgique, assez peu en France. Il s’agit de 3 modules de 2 heures. Le premier module est destiné aux parents et aux personnes qui entourent les enfants. Il vise à faire de ces adultes des alliés plus fiables, à leur donner des outils pour écouter les enfants, ne pas les agresser, savoir les mettre à l’abri, signaler. Il y a un autre module pour les enseignants et les personnels scolaires, les éducateurs, construit sur le même modèle. Le module en classe, pour les enfants, propose de passer en revue trois situations et d’échanger autour de techniques d’autoprotection. La situation de harcèlement scolaire ou de racket permet de voir comment s’en sortir, de renforcer les capacités et les ressources des enfants, de leur montrer qu’il y a des alliés différents chez différents adultes. Une autre situation est celle d’un oncle qui met en place une forme d’emprise. La troisième situation est une tentative d’enlèvement, qui vise plutôt à travailler sur la peur de l’enlèvement, puisque ce n’est heureusement pas très fréquent dans la réalité.
Pour les filles à partir de 8 ans et les adolescentes, ce dont je parle dans le livre, les modules sont vraiment réfléchis de manière spécifique par tranche d’âge. Ce sont des mineures et elles n’ont pas les mêmes droits. Par ailleurs, elles ne vivent pas forcément les mêmes types de violence. Il y a beaucoup plus d’outils ludiques, d’éducation populaire. On travaille alors autour d’albums pour enfants, de BDs conçues par des formatrices, de jeux, de jeux de rôle. Le thème du consentement sera abordé à travers les goûts par exemple. Il y a davantage d’outils visuels, de dessins, tout en apprenant quelques ripostes physiques, etc. En général les stages pour enfants et adolescentes durent seulement une journée. Certaines formatrices ont développé des modules 8-10 ans, 10-12 ans, 12-14 ans, 14-16 ans afin de travailler des choses différentes, car les jeunes filles ne vivent pas la même chose suivant leur âge. Cela permet aussi aux participantes de faire d’autres stages en grandissant. Certains thèmes comme le cyberharcèlement, les premières relations amoureuses, ou encore le harcèlement entre enfants du même âge peuvent être abordés.
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Propos recueillis par Hélène Jevdjenijevic.
Illustration : https://www.flickr.com