Colombie : le candidat de gauche à la présidence face aux menaces de la droite

L’ancien combattant de la guérilla Gustavo Petro pourrait bientôt devenir le premier président de gauche de Colombie. Sa candidature a été accueillie non seulement par des calomnies, mais aussi par des menaces crédibles d’assassinat de la part de la droite.

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La normalité semble être revenue en Colombie. Les rues sont animées, les restaurants et les clubs de salsa sont ouverts, on voit rarement des masques. La pandémie semble faire désormais partie du passé, devenant un sujet parmi d’autres. Mais les effets économiques du COVID-19 perdurent. Les difficultés rencontrées par la population, contrainte de se confiner sans moyens de subsistance, ont eu un impact profond sur la façon dont les Colombien.nes vivent et perçoivent leur qualité de vie.

Le manque d’opportunités pour les jeunes, l’augmentation des inégalités et la corruption endémique caractérisent cette nation d’Amérique latine, dirigée depuis l’indépendance par des gouvernements conservateurs. Mais la pandémie a provoqué une prise de conscience générale du manque d’attention du gouvernement envers les pauvres. En réponse à la proposition de Bogota de mettre en place une taxe régressive sur les services publics qui aurait aggravé encore davantage les conditions de vie de la population, plus de cinq millions de Colombien.nes se sont uni.e.s et sont descendu.e.s dans la rue en mai 2021 lors de manifestations sans précédent qui ont été réprimées avec une féroce brutalité policière

 

L’après-coup

Les protestations se sont apaisées, mais les difficultés économiques restent courantes. En 2021, 39,3 % des Colombien.nes vivaient dans la pauvreté ; une réduction par rapport aux 42,5 % de 2020, mais toujours en hausse par rapport au chiffre de 35,7 % enregistré avant la pandémie. L’inflation avoisine les 9 %, les prix des denrées alimentaires étant fortement impactés par l’invasion russe en Ukraine.

« Avant la pandémie, la vie était plus facile. L’argent liquide que vous aviez durait plus longtemps. Maintenant, les prix des denrées alimentaires augmentent de manière incontrôlée mais nos salaires ne suivent pas. Les produits de première nécessité deviennent des produits de luxe inabordables »,

selon Andrea Bermudez, une vendeuse de la ville de Buga, dans le sud du pays.

En conséquence, la plupart des Colombien.nes sont déterminé.es à faire pression pour un changement lors des prochaines élections. Mais l’unité des manifestations de l’année dernière s’est effritée.

D’après les sondages, 38 % des Colombiens sont favorables au candidat de gauche à la présidence et ancien membre de la guérilla, Gustavo Petro. Mais la peur de devenir le Venezuela, le scepticisme généralisé à l’égard du socialisme et même la crainte que la Colombie ne retourne à l’époque des combats intenses de la guérilla constituent des pierres d’achoppement dans la quête de changement du pays.

Pourtant, les primaires colombiennes de mars ont montré un étonnant virage à gauche, puisque l’actuel sénateur Petro l’a emporté avec 4,49 millions de voix, contre 2,16 millions pour son principal rival, l’ancien maire de Medellín Federico Gutiérrez.

Dans une victoire remarquable pour les femmes largement sous-représentées dans la vie politique colombienne, la féministe afro-colombienne et militante des droits de l’homme Francia Márquez s’est hissée en deuxième position dans la primaire de gauche de Petro. Elle est maintenant sa colistière et sera vice-présidente si Petro l’emporte.

Le duo a mobilisé des millions de Colombien.nes, en particulier la jeunesse désemparée.

« Mon espoir est que nous serons en mesure de changer notre pays, de le rendre plus inclusif et économiquement stable. Nous devons investir dans notre peuple et améliorer l’éducation pour que les changements soient portés à l’avenir par les nouvelles générations »,

nous a déclaré Daniela Bermudez, une jeune femme de Cali.

Diego Fernando Campo Valencia, fondateur de l’ONG Fundación Proyectando Vidas, a expliqué que la jeunesse colombienne n’était souvent pas politisée dans le passé. Mais « aujourd’hui », a-t-il dit,

« ils sont ce sur quoi ce pays compte. De nombreuses émotions refoulées à propos des injustices ont éclaté pendant la pandémie. Bien que l’ensemble des possédants travaille contre Petro, il continue à donner de l’espoir aux gens chaque jour. Il démontre que le changement est possible pour notre pays ».

L’élection de cette année est la troisième candidature de Petro à la présidence. En 2018, il a perdu le second tour face au candidat de droite Iván Duque, avec douze points d’écart. Ancien guérillero du M-19, Petro a ensuite pris part aux pourparlers de paix qui ont ouvert la voie au désarmement du M-19 et à la création d’un parti politique de gauche en 1990. Il a consacré la dernière partie de sa carrière à la politique électorale et a siégé au Congrès colombien pendant près de deux décennies avant de devenir maire de la capitale, Bogota, en 2011, après une première candidature ratée à la présidence en 2010.

 

Divisions politiques

Mais alors que pour beaucoup Petro représente le changement, d’autres s’unissent derrière le candidat plus modéré Federico « Fico » Gutiérrez, affirmant que Petro, qui a montré une volonté de travailler lui-même avec les conservateurs, construira un État socialiste autoritaire en Colombie. Soutenus par l’ancien président de droite Álvaro Uribe, Fico et son équipe ont alimenté de manière fort efficace les craintes du « scénario Venezuela ».

Jorge Rodríguez et Luiz Ramírez, deux employés de la poste, sont d’accord pour dire que le changement est désespérément nécessaire en Colombie.

« Mais nous devons changer le pays pour devenir une meilleure version de lui-même ; nous ne voulons pas être comme le Venezuela. Petro est trop à gauche… il ne peut pas unir. Fico représente vraiment le peuple »,

ont déclaré les deux hommes à Jacobin.

Clara Inés, une infirmière au chômage, est d’accord :

« Le socialisme me fait peur. Il suffit de regarder le Venezuela. Notre gouvernement est certes décevant, mais tout vaut mieux que d’être comme le Venezuela. »

Petro réfute les craintes qu’il crée un second Venezuela, arguant que la Colombie ressemble déjà au Venezuela. « Le système économique est le même », a-t-il déclaré à la station colombienne Tropicana FM, en comparant la forte dépendance des deux pays à l’égard des revenus pétroliers et la hausse des prix des denrées alimentaires. Lors d’une récente étape de sa campagne à Cúcuta, près de la frontière vénézuélienne, il est même allé jusqu’à comparer Duque au président vénézuélien, Nicolás Maduro.

Les investisseurs étrangers, cependant, désapprouvent l’engagement de Petro à trouver de nouveaux modèles de développement économique qui ne reposent pas sur les industries extractives comme le pétrole, arguant que cela « dévasterait » l’économie de la nation riche en pétrole.

Profitant des controverses suscitées contre Petro, Fico se positionne comme la seule personne capable d’unir les Colombien.nes de droite et de gauche. Cependant, la majeure partie de sa campagne est basée sur le discrédit de son rival. « Fico se dit favorable au changement mais n’a rien de nouveau à dire, il est la continuation de l‘Uribisme » selon Andrea. Diego Fernando, ancien membre actif du parti colombien Nuevo Liberalismo, ajoute que « la plupart des Colombiens comprennent que Fico est l’ancien pouvoir en place déguisé. »

Pour contrer les craintes du monde des affaires, Petro insiste sur le fait que les expropriations ne sont pas à l’ordre du jour et qu’il envisage plutôt une redistribution prudente des richesses de la Colombie. Néanmoins, la vision de Petro pour la Colombie implique un profond remaniement du vaste pouvoir détenu par l’élite du pays. Cela a fait de Petro le principal ennemi des élites de droite qui ont dirigé la Colombie pendant des décennies.

 

Politique extraparlementaire

Bien que Duque et son parti Centro Democrático, au pouvoir, n’aient pas présenté leur candidature, ils ciblent en coulisses Petro et son parti Pacto Histórico par des campagnes de désinformation dans les médias grand public et les réseaux sociaux. Plus important encore, ils permettent aux groupes paramilitaires qui leur sont étroitement liés de lancer des menaces en toute impunité.

Les assassinats politiques ont une longue histoire en Colombie. Petro et Márquez ont fait face à de multiples menaces de la part de groupes paramilitaires d’extrême droite et prennent des risques importants pour leur vie en défiant les élites.

Plus récemment, Gustavo Petro a annulé son voyage de campagne dans la région du café en Colombie, son équipe de sécurité ayant reçu des informations de première main selon lesquelles la bande criminelle mafieuse de La Cordillera prévoyait d’attenter à sa vie.

Gustavo Petro s’est empressé d’affirmer que le « cercle d’Uribe » était derrière cette menace. La police nationale colombienne, qui soutient fermement la droite, a nié avoir la moindre information sur une telle menace. Tandis que le président Duque a affirmé qu’il prenait la menace au sérieux, Uribe s’est publiquement emporté contre Petro, demandant une enquête sur ses tentatives de salir le parti au pouvoir.

« Petro est le seul candidat dont les meetings remplissent les places ; sa campagne est basée sur le contact avec des personnes réelles. Mais malheureusement, lorsqu’il est sur le terrain, il est dans une position très vulnérable, ce qui rend ces menaces contre sa vie très puissantes »,

explique Diego Fernando. « La mort de Petro serait dévastatrice pour la Colombie. Elle déstabiliserait le pays et déclencherait une guerre civile. »

Malgré les menaces contre sa vie, Petro a repris sa campagne quelques jours plus tard, après avoir renforcé sa sécurité de manière notable, s’obligeant à porter un gilet blindé sous sa chemise.

Cet important renforcement de la sécurité du candidat est un symbole de la fragilité de la démocratie de la Colombie. Les élites de droite sont la cause de l’instabilité actuelle de la Colombie. Soutenue par les États-Unis depuis des décennies dans sa guerre contre la drogue, la Colombie a reçu des milliards de dollars d’aide militaire. La révélation des liens entre les groupes paramilitaires d’extrême-droite et les dirigeants colombiens en 2004 n’a guère modifié les relations américano-colombiennes. Elle n’a pas empêché l’argent étatsunien d’affluer ni le maintien du soutien diplomatique.

Un gouvernement dirigé par Petro signifierait une rupture et un profond changement des rapports avec les États-Unis. Les États-Unis risquent en effet de perdre leur plus proche allié dans la région, peut-être en raison de décennies de soutien étatsunien aux forces paramilitaires, à l’oppression politique et à l’exploitation économique.

À supposer que l’élite de droite surmonte l’effondrement actuel de sa popularité, cela pourrait bien sonner la fin de la quête de changement radical en Colombie et prolonger le règne de la droite sur le pays. Le 29 mai, les Colombien.nes prendront eux-mêmes cette décision.

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Nadja Sieniawski est une journaliste indépendante qui a vécu et travaillé en Colombie, en Allemagne et au Royaume-Uni.

Cet article a été initialement publié par Jacobin. Traduction par Christian Dubucq pour Contretemps.

Illustration : https://commons.wikimedia.org