« La gauche sera une gauche de rupture ou ne sera pas ». Entretien avec Stefano Palombarini

Stefano Palombarini est économiste et enseignant-chercheur à l’université de Paris VIII. Il est membre du Parlement de l’Union populaire, qui a regroupé, sous la présidence d’Aurélie Trouvé, des intellectuels, des syndicalistes, des militants de mouvements sociaux et des responsables de la France insoumise dans le cadre de la campagne de Jean-Luc Mélenchon. Il est également l’auteur, avec Bruno Amable, d’un ouvrage remarqué, L’illusion du bloc bourgeois (Raisons d’agir, 1ère édition 2017, 2e édition 2018), qui analyse le néolibéralisme dans l’imbrication de ses dimensions économique, politique et sociologique.

La force de la démonstration réside dans la proposition d’une interprétation d’ensemble de la séquence longue qui s’ouvre avec le tournant mitterrandien de la « rigueur » de 1982-1983 et se poursuit avec l’évolution de la gauche vers le social-libéralisme, puis vers la constitution d’un « bloc bourgeois », expression organique d’une réforme néolibérale qui a profondément refaçonné la société française. À la fois diagnostic de la faillite de la gauche de gouvernement et anticipation du macronisme, l’ouvrage trace en creux la voie d’une alternative, qui passe par la remise en cause du cadre de l’intégration européenne et la rupture avec les politiques d’accompagnement du néolibéralisme.

Dans cet entretien, Stefano Palombarini examine les hypothèses formulées dans cet ouvrage à la lumière des résultats de l’élection présidentielle, de la poussée de la gauche de rupture autour de Jean-Luc Mélenchon et de la reconfiguration du paysage politique enclenchée par la constitution de la NUPES.

Stathis Kouvélakis

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Succès et faiblesses du bloc bourgeois

Contretemps – Emmanuel Macron a été finalement réélu. À ce niveau, les choses se sont passées comme prévu. Peut-on parler de victoire du « bloc bourgeois » tel que tu l’as analysé avec Bruno Amable ? Pour le dire autrement, quelles sont, à ton avis, les perspectives de la réforme néolibérale en France ?

Stefano Palombarini Ce n’est pas exactement le même bloc qu’en 2017, au sens où ce n’est pas tout à fait la même alliance sociale et ce n’est pas non plus exactement la même stratégie qui est mise en œuvre pour l’unifier. Du point de vue de la stratégie politique, la continuité entre 2017 et 2022 réside dans la centralité de la question européenne et de la réforme néolibérale. L’autre élément de continuité, c’est la structure de l’alliance sociale, essentiellement ancrée dans les classes moyennes et supérieures. Il suffit de regarder les données électorales par catégorie de revenus : la configuration est très simple, plus on monte dans l’échelle des revenus, plus le vote Macron au premier tour est important. Cela reste donc un bloc bourgeois.

Ce qui a changé c’est que Macron a en un sens anticipé la crise de la droite. Il a fait une bonne analyse, la même que nous faisions avec Bruno [Amable] dans notre livre, à savoir que l’échec de la droite en 2017 n’était pas dû aux scandales de Fillon et autres facteurs contingents de ce type. Il y avait une vraie crise structurelle du bloc de droite, dont Macron a pensé profiter pour élargir l’assise de ce qui était et reste un bloc socialement minoritaire.

Le problème du périmètre réduit de sa base se posait à Macron en 2017 et il se pose de nouveau en 2022. La stratégie que Macron a suivie pendant le quinquennat visait à profiter de la crise de la droite et à élargir son assise dans cette direction. Pour le dire synthétiquement, le « progressisme » du Macron de 2017, qui rappelait le Tony Blair des débuts, a été complètement oublié. Au niveau du discours, de l’idéologie, on a eu la réhabilitation de Pétain, la proximité affichée avec Philippe de Villiers, et beaucoup d’autres messages de ce type. Plus concrètement, on a eu une politique qui s’en est pris aux libertés publiques, aux droits individuels, et a réprimé de façon violente les mouvements sociaux.

Ce qu’il faut voir, c’est que cette politique répressive, qui a eu des effets bien concrets, était aussi pensée pour envoyer des signaux idéologiques. Du point de vue du pouvoir, maîtriser un mouvement social comme celui des Gilets jaunes était nécessaire ; mais il y a eu une spectacularisation délibérée de sa répression violente. De même, déchirer les tentes des migrants et évacuer la place de la République, ce n’était pas une obligation, mais un message à l’adresse de l’électorat de droite. Dans le même sens, on a eu la campagne contre « l’islamo-gauchisme », le maintien de ministres comme Blanquer et Vidal à l’Éducation nationale et à la recherche ou de Darmanin à l’Intérieur.

L’effet de ce tournant sur la composition du bloc social macronien a été une nette percée dans l’électorat de droite. En 2017, la moitié de l’électorat Fillon était constituée par des retraités, qui représentent 43 % de l’électorat Macron en 2022. La structure du bloc bourgeois s’est donc renouvelée. Il faut aussi noter que le bloc bourgeois qui avait permis la victoire de Macron il y a cinq ans était composé pour la moitié d’anciens électeurs PS. On aurait pu penser qu’un président qui suit délibérément une stratégie de droite aurait subi des pertes de ce côté-là. Il a effectivement perdu quelques voix, mais, en fin de compte, pas beaucoup.

 

Contretemps – Cet électorat issu de la gauche qu’il a réussi à garder vient surtout des couches aisées qui votaient auparavant pour le Parti socialiste. D’un autre côté, Macron, même s’il recule un peu, garde une base dans les catégories populaires, les ouvriers et les employés. Cette fraction de classe est certes réduite, mais elle n’est pas négligeable, elle est même supérieure, par exemple, à celle de la droite traditionnelle en 2017. Et c’est ce petit extra qui lui permet en fin de compte de l’emporter dans les urnes. Comment expliquer donc le fait que de 16% à 18 % des votants ouvriers ou employés continuent de soutenir Macron ?

Stefano Palombarini – C’est difficile à expliquer. En 2017, à peu près douze points du score total de Macron venaient du PS. Il en a perdu deux ou trois, il a donc gardé l’essentiel. Dans cet électorat-là, il y a également une composante populaire, même si la plus grande partie vient de catégories bourgeoises. Une hypothèse consisterait à dire que c’est un électorat qui vit dans une sorte de monde virtuel dans lequel Macron apparaît effectivement comme un continuateur de l’histoire socialiste, comme le représentant du progrès face à la droite.

Une autre façon à mon sens mieux fondée d’interpréter ce phénomène, c’est de le lire comme l’annonce d’une éventuelle évolution à l’italienne de la situation française. Dans un tel scénario, la gauche s’effondrerait pour de bon, la crise du bloc de droite continuerait, et on aurait un système bipolaire, avec, d’un côté, le bloc bourgeois, et, de l’autre, une alternative construite autour de la droite extrême.

On pourrait donc dire que, d’une certaine façon, ces gens qui voient toujours en Macron quelqu’un qui va défendre les libertés, le progrès etc. sont complètement aveugles ou, à l’inverse, qu’ils anticipent un mouvement qui pourrait se produire dans les prochaines années. Par ailleurs, il y a eu des facteurs spécifiques à cette campagne, liés à la pandémie et à la guerre en Ukraine. Le regroupement autour du pouvoir quand on se sent menacé par des crises de ce type est un réflexe très classique.

 

Un nouveau tournant pour l’extrême-droite ?

Contretemps – Venons-en à l’extrême droite. Dans le livre co-écrit avec Bruno Amable, vous analysez le détachement du néolibéralisme entrepris par l’extrême-droite au cours des années 1990, qui s’accentue quand Marine Le Pen prend la direction du parti. Pourtant, la Marine Le Pen de 2022 n’est pas la Marine Le Pen de 2017. Il n’est plus question de sortir de l’euro. Elle a assumé vouloir rembourser l’intégralité de la dette française. La suppression de la loi El Khomri ne figure plus dans le programme de 2022. Elle est revenue sur la retraite à 60 ans, et ses mesures sur le pouvoir d’achat ne sont pas autre chose que des baisses de cotisations sociales ainsi que de certains impôts, qui d’ailleurs ne concernent pas les catégories populaires. Comment analyses-tu ce nouveau tournant ? Et quelles en ont été les conséquences sur la campagne et le résultat de la candidate du Rassemblement National ?

Stefano Palombarini – En effet, la comparaison des programmes suggère un tournant. En réalité, le ralliement du Front National à la perspective néolibérale a été entamé pendant le quinquennat de Nicolas Sarkozy. En 2017, la sortie de l’euro n’était déjà plus d’actualité. La stratégie de Le Pen est la symétrique de celle de Macron. Tous deux partent du constat de l’effondrement de la droite traditionnelle. Dès lors, Le Pen met en œuvre la normalisation de l’extrême-droite, avec l’abandon des thèmes qui signalent une rupture par rapport à l’ordre existant. Cette normalisation vise à lui permettre d’accéder à une partie de l’électorat de droite.

Ce mouvement correspond aussi, comme je le disais à l’instant, à l’idée d’un système néolibéral abouti, dans lequel il n’y aurait plus d’opposition par rapport aux formes institutionnelles dominantes. On aurait alors un système à l’américaine, dans lequel la « gauche » désigne ceux qui sont pour davantage d’ouverture aux échanges de biens, à la circulation des personnes, et aussi sur le plan culturel, et la « droite » ceux qui se reconnaissent davantage dans les thèmes identitaires avec, éventuellement, une composante protectionniste. L’alternance entre la « gauche » et la « droite » est censée se faire sur ces bases, mais sans remise en cause fondamentale de l’architecture institutionnelle néolibérale.

C’est cela la perspective de Le Pen, et on le voit aussi dans cette campagne législative. Macron a tout fait au cours du premier quinquennat pour désigner l’extrême droite comme son adversaire légitime, Le Pen fait de même aujourd’hui en indiquant qu’il est normal qu’ayant gagné la présidentielle, Macron dispose d’une majorité au parlement qui lui permette de gouverner. Les deux stratégies se valident réciproquement et poussent dans la même direction, celle d’un système néolibéral abouti, et du clivage « gauche »/« droite » qui correspond à cette configuration.

Il y a des éléments dans le vote du premier tour de la présidentielle qui confortent une telle vision, notamment l’effondrement du bloc de droite qui a dominé la vie politique française depuis la fin de la deuxième guerre. Ce bloc était une alliance qui combinait une composante bourgeoise et une composante populaire. Il a laissé la place à deux blocs quasiment complémentaires, d’un côté un bloc bourgeois qui intègre également une composante populaire minoritaire, et, de l’autre, un bloc d’extrême-droite, du moins celui qui s’agrège autour de Marine Le Pen, qui a une composante populaire beaucoup plus forte.

 

Contretemps – Le fait que Marine Le Pen assume maintenant l’abandon de son opposition au néolibéralisme et parie sur un succès de Macron aux législatives ne peut-il pas être lu aussi comme une réaction à la poussée de la gauche autour de Mélenchon et à la constitution de la NUPES ? Ne faut-il pas y voir un signe envoyé au bloc bourgeois pour dire : « on ne remet pas en cause vos politiques publiques et, pour nous aussi, l’ennemi, c’est une gauche qui se renforce et qui se regroupe sur une ligne de rupture incarnée par Mélenchon ». N’est-ce pas une sorte de clin d’œil adressé à Macron dont le sens est « écoute, on a le même ennemi, mais c’est à toi de jouer maintenant pour le battre » ?

Stefano Palombarini –Dans un entretien à la revue Positions en mars 2021, j’avais dit que s’il reste un barrage républicain en France, c’est contre Mélenchon, contre la gauche radicale. On voit bien que l’ennemi numéro un de Macron, ce n’est pas Le Pen mais la gauche, et que l’ennemi numéro un de Le Pen, ce n’est pas Macron, mais la gauche. Le système médiatique travaille dans le même sens : n’importe quel événement, même le plus insignifiant, sera exploité à fond contre la gauche. Cette attitude s’explique par le fait qu’il y a un conflit entre d’un côté la gauche de rupture, de l’autre Le Pen, Macron et tous les soutiens du néolibéralisme, qui ne se situe pas simplement sur les choix fondamentaux en matière de politique publique, mais sur la structuration du conflit politique à venir. Comme dans toute situation de crise politique, le conflit ne se fait pas simplement entre propositions différentes à l’intérieur d’un terrain de jeu consolidé, mais sur la définition même de ce terrain.

Il y a bien un intérêt objectif commun entre Le Pen et Macron, c’est d’aller vers un système structuré autour d’un « pôle de progrès » et d’un « pôle identitaire », les deux se mouvant dans un cadre institutionnel partagé. Ce qui fait obstacle à cette dynamique, c’est la présence d’une gauche de rupture autour de la France insoumise. Même s’il n’a pas réussi à se qualifier au second tour de la présidentielle, les résultats de Mélenchon en 2012, 2017 et 2022 montrent une montée en puissance de la gauche de rupture. C’est donc une contre-tendance par rapport à la transition néolibérale, et un vrai problème politique pour ceux qui voudraient la voir aboutir.

Si on se place dans la perspective de Macron et Le Pen, il faut d’abord l’emporter de concert dans le conflit sur la structure du conflit politique avant de pouvoir vraiment se combattre. Et leur adversaire commun dans cette lutte sur la structure du conflit, c’est la gauche.

 

L’émergence d’une gauche de rupture

Contretemps – Tu ne penses pas que la constitution de la NUPES perturbe déjà de façon très sérieuse ce scénario ? Le fait nouveau est que maintenant il apparaît clairement que l’ennemi commun de Macron et de Le Pen, c’est la gauche. Et c’est une force ascendante, regroupée autour de son acteur principal, Mélenchon et la France insoumise, qui défie le cadre néolibéral en tant que tel, jusqu’à revendiquer une majorité aux prochaines législatives. Indépendamment donc de la réussite de ce « pari du troisième tour » de la NUPES, ne se trouve-t-on pas au seuil d’une reconfiguration du conflit politique et peut-être du retour vers quelque chose de plus proche du conflit classique droite-gauche ?

Stefano Palombarini – Je pense que c’est ouvert. J’ai constaté, comme toi et d’autres, les trois pôles qui se sont dégagés au premier tour de la présidentielle. Mon analyse consiste à dire qu’à terme, dans quelques années, de ces trois pôles d’un poids équivalent, il n’en restera que deux. Il y a donc deux perspectives ouvertes. La première c’est celle que j’ai esquissée auparavant, et qui passe par l’échec de la gauche de rupture. L’autre passe, à l’inverse, par son affirmation. Si le bloc de la gauche de rupture se consolide, alors, mécaniquement, les positions de Le Pen et de Macron vont se rapprocher encore davantage. On aura alors un bloc néolibéral, avec, à l’intérieur de celui-ci, des nuances identitaires et d’autres qui le sont moins. Mais, enfin, quand on voit un Blanquer ou un Darmanin, on se demande ce qui les empêcherait de devenir des ministres de Le Pen.

Si la gauche de rupture s’affirme, on reviendra à un clivage droite-gauche, mais au sens d’une droite néolibérale face à une gauche antilibérale, qui propose autre chose que le néolibéralisme. En ce sens, en proposant de constituer une alliance de gauche, Mélenchon et la France insoumise ont très bien joué. Pourquoi ? Parce que si le premier schéma venait à l’emporter, les socialistes et les écolos deviendraient des satellites du bloc « progressiste » bourgeois. Et comme la situation est ouverte, si vous mettez ces forces dans une alliance avec la gauche de rupture, vous les éloignez de la planète Macron.

En même temps, ce qu’on ne sait pas c’est si, du point de vue de ces partis, il s’agit d’une alliance avec une vraie ambition stratégique et programmatique, ou juste d’un accord tactique pour sauver les meubles après une lourde défaite. Si c’est simplement pour élire quelques députés, on va le voir très vite. Est-ce que ces députés socialistes, écologistes et même communistes s’engageront dans une action parlementaire commune, dans la perspective d’une alliance stratégique ? Est-ce que le programme de la NUPES est une vraie base pour gouverner ou même pour conduire une opposition commune à Macron ? Ou bien, une fois élu, chacun repartira de son côté ?

 

Contretemps – Tu as laissé entendre que le terme « gauche antilibérale » ne te satisfaisait pas, qu’il s’agissait d’une gauche qui propose autre chose que le néolibéralisme. Mais en quoi consiste cet « autre chose » ?  Pour le dire autrement, que propose la force dominante actuellement à gauche, celle incarnée par Mélenchon et la France insoumise ? De quel type d’objet politique s’agit-il ?

Stefano Palombarini – J’ai dit que la France insoumise, l’Union populaire, ne peuvent être qualifiées simplement de « gauche antilibérale ». Elles ont un programme structuré comme on a rarement vu dans l’histoire politique française, et même au-delà, et sur lequel un travail énorme a été accompli. Je pense qu’une réaction efficace à la trajectoire néolibérale passe par ce travail, car il ne s’agit pas juste de la freiner ou de l’affaiblir mais de rendre envisageable et possible un autre chemin.

Le programme de la France insoumise et de l’Union populaire part de ce qui est quasiment de l’ordre du constat. Que ce soit du point de vue de la production, des conditions de travail et de vie des salariés, des équilibres écologiques et de l’avenir de la planète, la machine néolibérale qui est l’œuvre depuis bientôt un demi-siècle nous conduit à une situation insoutenable. Prenons l’exemple du cycle de l’eau qui est cité souvent par Mélenchon. Certains ont trouvé bizarre qu’il en parle, le sujet semble éloigné des préoccupations immédiates des français. Mais la réalité, c’est que dès cet été la moitié de la France connaîtra la sécheresse. On pourrait multiplier les exemples de ce type, qui montrent qu’objectivement on ne peut pas imaginer un demi-siècle supplémentaire de trajectoire néolibérale sans une série de crises majeures.

On part donc de ce constat pour en développer une conscience partagée. Aujourd’hui, il y a un sentiment diffus d’insatisfaction et de danger, mais pas encore de conscience politique qu’un cycle arrive à son terme. C’est quelque chose qui doit se construire et ce processus repose sur la compréhension de l’origine de problèmes très concrets. L’idée consiste donc à dire que, oui, on va droit dans le mur mais il y a une trajectoire qui nous permettra de l’éviter et on ne s’en sortira pas par des mesures d’accompagnement.

C’est pourquoi j’appelle cette gauche une gauche de rupture. Il y a 30 ou 40 ans, on pouvait penser que c’était peut-être possible de résoudre la question environnementale en roulant moins vite en voiture, en baissant un peu le chauffage, peut-être même qu’envoyer moins d’emails comme le propose la nouvelle ministre de la transition énergétique avait un sens. Ce sont des mesures d’accompagnement, qui ont un impact réel mais qui ne peuvent changer la trajectoire. Désormais, on sait que les effets du changement climatique sont irréversibles sans une mutation radicale dans l’organisation d’ensemble des rapports productifs, dans les modes de consommation et dans le rapport à la nature. A mes yeux, le mérite de Mélenchon et de la France insoumise c’est d’avoir œuvré à la construction d’une alternative crédible à la trajectoire néolibérale. Alternative non seulement au sens des intérêts sociaux qu’elle défend, mais aussi, selon l’expression de Mélenchon, de l’intérêt général humain. Il s’agit de transmettre cette idée qu’il y a une trajectoire qui nous amène tous dans le mur, et qu’il y a donc un intérêt collectif à bifurquer.

 

Contretemps – Sans doute, mais il y a aussi des intérêts puissants qui s’opposent à cette bifurcation, ce qui pose la question de l’horizon de cette rupture. S’agit-il d’une rupture qui nous conduirait à quelque chose de qualitativement différent du capitalisme ? Dans ce cas, peut-on concevoir le programme de L’avenir en commun comme ce que, dans une certaine tradition, on appelle un programme de transition ?

Stefano Palombarini – Tel qu’il est aujourd’hui, et je parle de ce qui existe, pas de mes souhaits, ce programme n’est pas un programme de sortie du capitalisme. C’est un programme qui peut éventuellement ouvrir sur une sortie du capitalisme, mais pas forcément. Il s’agit d’un ensemble de mesures radicales, de rupture, qu’il faut prendre dans l’urgence ; en même temps, intégrer dans un programme de gouvernement un certain nombre d’impératifs oblige à repenser les rapports productifs et l’organisation sociale d’ensemble. Le programme est là pour dire, si demain on est amenés à gouverner, voilà ce qu’on ferait. Mais ce qu’on fera demain pousse vers une réflexion collective qui pourrait ouvrir à une sortie du capitalisme. La meilleure étiquette qu’on peut donc mettre à ce programme c’est, en effet, un programme de transition. Vers quoi ? Cela dépend de ceux qui s’y engagent.

 

Faire face à l’Union européenne

Contretemps – Parlons un peu plus précisément à présent des intérêts sociaux, de classe, qui s’opposent à cet « intérêt général humain », et qui sont, eux aussi, humains au sens où les classes dominantes sont également constituées d’êtres humains, pas de robots ou de machines. Il y a une forme institutionnelle qui les cristallise et qui les regroupe au niveau de notre continent, c’est l’Union européenne. L’un des points forts de l’analyse que tu as menée avec Bruno Amable, c’est d’avoir montré que l’intégration européenne n’est pas simplement un projet qui a permis de coordonner et de verrouiller par en haut les politiques néolibérales. Elle a également permis de les légitimer et de créer les conditions de leur mise en œuvre. A l’échelle du continent, la réforme néolibérale s’est ainsi présentée en tant que projet européiste, un projet moderne, de dépassement du vieux monde des Etats-nations et de reconfiguration radicale du système politique. Devenue un pilier de ce projet, la trajectoire de la social-démocratie a conduit à la désintégration du bloc social de la gauche et, en France, à la dérive d’une partie de celui-ci vers le « bloc bourgeois ».

Cette analyse permet de comprendre pourquoi la rupture avec ce projet européen était l’une des conditions pour reconstruire quelque chose à gauche. A la fin de votre livre, vous esquissez le profil de ce qui émergeait à l’époque autour de Jean-Luc Mélenchon en disant qu’il occupait une position clairement hostile au projet européen. A comparer les programmes, on a pourtant l’impression qu’entre 2017 et 2022, certains des éléments de rupture ont été atténués, voire évacués. C’est en particulier le cas du plan B, qui pouvait aller jusqu’à la sortie de l’euro à travers la réquisition de la Banque de France, donc de la sortie du cadre même de l’intégration européenne, même si l’idée que les traités sont un blocage pour l’application du programme et le principe de désobéissance demeurent. Comment est-ce que tu analyses l’évolution de Mélenchon et de la France insoumise par rapport à l’Union européenne ?

Stefano Palombarini – Ta question comporte plusieurs aspects. Commençons par la position de Mélenchon. Si on compare la campagne présidentielle 2022 à celle de 2017, la question européenne est présentée différemment. Il n’est en effet plus question de plan A et de plan B. Mais si on examine concrètement ce que disait Mélenchon pendant la dernière campagne présidentielle, cela revient, en gros, à ceci : « j’irai en Europe pour dire, nous, on a un programme, on va l’appliquer. Si vous n’êtes pas d’accord, on l’appliquera quand même ». Et il s’arrêtait là. Mais si les autres ne sont pas d’accord, on fait quoi ? La réponse de Mélenchon était : « vous verrez, ils ne peuvent pas s’opposer, on est la France, ils ne peuvent pas nous virer de l’Union européenne ». Mais ce qui était clair à mes oreilles, c’est que si en face ils disaient « soit vous respectez les traités, soit vous partez », eh bien, on part.  Cela restait à l’arrière-plan en 2022, en 2017 c’était plus explicite, mais je ne vois pas comment il pourrait en être autrement quand on connait le positionnement politique de Mélenchon.

Deuxième aspect : l’Union européenne de 2022 reste une construction profondément néolibérale, mais le poids des contraintes qui pèsent sur les politiques nationales n’est pas le même qu’en 2017. Pendant ces cinq dernières années, il y a eu un débat très généralisé sur le non-respect des traités, y compris, d’une certaine façon, du côté de la Banque centrale européenne (BCE). Celle-ci finance désormais les dettes publiques par le rachat des titres sur le marché secondaire, ce qui est une forme de rupture par rapport à sa mission telle qu’elle est définie dans les traités. Cette moindre contrainte explique aussi pourquoi le sujet est moins clivant maintenant que cinq ans auparavant.

Troisième aspect, le contexte de la NUPES. Là il y a une vraie différence, car il s’agit d’une alliance entre des partis qui ont des positions opposées sur cette question. La France insoumise, dans toute sa trajectoire, est un parti qui a une grande cohérence. Elle est en opposition à la logique de la construction européenne, elle n’a pas dévié de cela. Le PS et EELV sont plutôt de l’autre côté, celui de l’européisme, même s’ils sont assez divisés en interne ; mais globalement ils ne veulent pas entendre parler de rupture avec l’UE.

De façon quelque peu paradoxale, ce qui a permis la constitution de la NUPES, c’est la victoire de Macron ; car sous sa présidence, une série de questions, comme la sortie de l’euro, ne peuvent pas être posées. La Constitution attribue au Président le pouvoir de négocier et ratifier les traités internationaux, ce qui implique que des lignes de fracture qui traversent la NUPES sont dépassées par le fait que Macron est à l’Elysée.

 

Contretemps – Je vais me faire sur ce point l’avocat du diable. Tout d’abord, le programme de 2017 de la France insoumise envisageait une sortie de l’euro de facto et non pas de droit, à travers une sortie formelle des traités qui aurait nécessité la signature du président de la République. Cela passait par une réquisition de la Banque de France, donc la prise de contrôle de l’outil monétaire, si la BCE réagissait comme elle l’avait fait avec la Grèce, c’est-à-dire en coupant l’offre de liquidités.

Bien sûr, on peut dire que la France n’est pas la Grèce, que les politiques budgétaires de ces dernières années se sont relâchées, notamment à cause de la crise de la COVID. Il y a également un tournant de la politique de la BCE avec une politique de rachat indirect de la dette publique, ce qui n’était pas le cas entre 2010 et 2015. On n’est plus dans l’horizon austéritaire strict de cette période, du moins pas dans l’immédiat. Néanmoins, les traités font obstacle à l’application de mesures tout à fait fondamentales du programme, comme, par exemple, la constitution de pôles publics ou de monopoles publics dans des secteurs stratégiques, car ceux-ci contreviennent au principe de concurrence libre et non faussée.

Quelle va être alors la réaction des instances européennes ? La politique des amendes, par exemple, est un moyen de contrainte extrêmement lâche et en réalité peu susceptible d’être effectivement appliqué. Par contre, la BCE, elle, dispose de vrais moyens d’action. Elle opère sur le marché interbancaire, et peut étrangler, si elle le décide, n’importe quel système bancaire en Europe en déclarant que les collatéraux des banques de ce pays ne seront plus acceptés. A fortiori si, comme le prévoit le programme de la NUPES, les banques généralistes sont nationalisées, même si le PS et les Verts ne sont pas d’accord avec une telle mesure.

Est-ce que tu penses que la BCE, le véritable bélier du projet néolibéral européen, va rester les bras croisés face à un gouvernement de gauche en France qui met en application un programme de véritable rupture avec le néolibéralisme ? Et, dans cette éventualité, quels sont les moyens que tu envisages pour se défendre face à une telle attaque ?

Stefano Palombarini – La BCE peut simplement faire monter quand elle veut les taux d’intérêt, donc effectivement, elle dispose de moyens d’action puissants. Est-ce qu’elle le ferait ? Je n’en suis pas sûr mais c’est possible. On entre en quelque sorte en territoire inconnu, car le paysage européen serait profondément modifié par une éventuelle victoire de la gauche en France. Mon point de vue est que le contenu néolibéral de la construction européenne est le résultat des stratégies des gouvernements nationaux. Je ne pense pas que les institutions européennes sont génétiquement et irrémédiablement néolibérales. Elles le sont parce que les gouvernements des grands pays européens, et notamment de la France et de l’Allemagne, le sont. Et cela vaut aussi pour la BCE.

 

Contretemps – Qui est quand même indépendante de tout contrôle politique.

Stefano Palombarini – La BCE est indépendante, bien sûr. Le statut qui lui a été accordé existait depuis toujours en Allemagne, puis en Italie, en France etc.

 

Contretemps – En effet, c’est le modèle de l’ordolibéralisme qui a été exporté à l’échelle européenne, et qui devient ainsi une donnée structurelle. Une fois en place, ces institutions disposent d’une autonomie relative, comme on dit, avec son efficace propre.

Stefano Palombarini – J’ai tendance à penser que cette autonomie est très relative. La Commission européenne et la BCE sont capables d’intégrer et de réagir très vite à une modification des équilibres politiques. Évidemment, cela dépend avant tout de l’ordre de la modification de ces équilibres. La France pèse dans un tel processus. C’est quelque chose qu’on dit dans nos analyses avec Bruno [Amable]. Il n’y a pas une logique néolibérale qui s’impose à la France à partir d’une instance extérieure, quasi-autonome. Ce qui nous arrive de l’Europe, c’est en partie ce que les dirigeants français ont impulsé.

 

Contretemps – D’accord, mais il n’y a pas de logique néolibérale abstraite qui plane au-dessus du monde réel. Il y a des logiques de classe, des intérêts sociaux conflictuels. La classe dominante française ne peut pas rester sans réagir si une politique de rupture avec le néolibéralisme est mise en œuvre. On assistera à une fuite des capitaux, à une grève des investissements, à des réactions patronales, à des réactions du système financier. Les institutions européennes sont au service de ces intérêts-là, pas d’une logique abstraite. Est-ce que tu es en train de me dire qu’on peut remettre en cause les intérêts sociaux des classes dominantes sans provoquer de réaction à l’intérieur et à l’extérieur du pays, là où se trouvent les points d’appui de ses intérêts sociaux ?

Stefano Palombarini – Non, pas du tout, évidemment qu’il y aurait une réaction. Mais si un gouvernement de gauche s’imposait en France, cela modifierait aussi en profondeur les équilibres européens. Je pense que c’est une erreur d’avoir en tête un schéma comme celui, par exemple, de la Grèce, avec un pays qui essaie de dévier de la trajectoire qu’on lui impose et qui fait face à un bloc monolithique qui s’acharne sur une stratégie néolibérale. Ce bloc en face répond à des équilibres politiques. Donc bien sûr, je suis d’accord avec toi, il y aurait une réaction. Mais pour la penser, il faut réfléchir à l’articulation entre le changement de la ligne d’un gouvernement en France et la modification des équilibres politiques en Europe que ce changement impliquerait. Cela ne veut pas dire que j’exclus une réaction très forte des classes économiquement dominantes. Simplement, quand je parle de terrain inconnu, c’est parce que les pays qui pèsent réellement sur la dynamique européenne suivent depuis des décennies une trajectoire libérale. Si la France, qui fait partie de ces pays, s’en éloignait, on connaîtrait une situation inédite. La stratégie des institutions européennes, de la BCE par exemple, intégrerait forcément cette nouveauté. Peut-être que le résultat serait tout de même d’aller au combat, mais ce n’est pas une certitude.

 

Contretemps – Puisqu’on ne peut donc pas exclure une réaction, que fait-on si elle se produit ?

Stefano Palombarini – Il y a un éventail de réponses. Cela va du renoncement total jusqu’à la rupture en cas de réponse comme celle qui a été donnée à Tsipras. Comme je l’ai indiqué, avec Macron président le scénario d’une rupture en Europe impliquerait aussi une crise politique majeure en France. Mais entre le renoncement et la sortie, il y a des possibilités intermédiaires qui n’existaient pas pour la Grèce et qui reposent sur la capacité de la France à négocier des compromis à l’échelle européenne. La France a en tout cas les moyens de ne pas choisir entre un renoncement à la Tsipras et l’option « je casse tout et je m’en vais ».

Dans cet éventail, où est ce qu’on se situerait ? Je n’en ai pas la moindre idée. Tout compromis implique évidemment une part de renoncement, qui dépend du rapport de force que le gouvernement français arriverait à construire, éventuellement en s’appuyant sur d’autres forces européennes. Là aussi, je suis peut-être moins pessimiste que toi. Une victoire de la NUPES aurait pour effet de réveiller une gauche européenne qui, il faut l’admettre, est en bien mauvais état. Un autre facteur qui peut déterminer le degré de renoncement renvoie à ce que je disais tout à l’heure. Est-ce que la NUPES est vraiment une union autour d’un axe programmatique et stratégique, y compris sur la question de la désobéissance aux traités, qui figure noir sur blanc dans le programme ? Cette position implique qu’on est quand même prêts à aller à des conflits.

 

Contretemps – Ne penses-tu pas que cela dépend aussi du degré de pression populaire ?

Stefano Palombarini – Oui, certainement. Mais en partie seulement, parce que même avec une grande pression populaire, on peut trahir, on l’a vu avec la Grèce. Cela ne concerne pas seulement les questions européennes. Tu as eu raison de rappeler que lorsqu’on parle d’intérêt général humain, expression que je comprends au sens où il s’agit d’éviter de foncer tous ensemble dans le mur, cela n’efface pas des conflits d’intérêts très profonds, très puissants, y compris en France. Le patronat français peut tout autant étrangler la population française que la BCE. Il en a la capacité et les moyens. Il y aura donc un temps de conflit, probablement en Europe, certainement en France.

Il n’y pas de garantie absolue contre les renoncements et les trahisons. Les moyens pour les rendre moins probables, c’est d’avoir un mouvement populaire puissant. Je ne parle pas d’un mouvement de soutien au gouvernement mais d’un mouvement qui se donne une réelle autonomie et la capacité d’une distance critique, qui soit en mesure de réagir vigoureusement quand les choses ne vont pas dans le bon sens. Il ne faut pas être aveugle sur ce point. Historiquement, quand la gauche gagne il y a une partie de délégation, le mouvement social perd d’ampleur car on imagine que les gouvernants s’occuperont de répondre aux intérêts populaires. Mais la hauteur du défi d’une bifurcation de la trajectoire néolibérale demande simultanément un gouvernement de gauche et un mouvement social fort et autonome.

 

Le défi de la structuration

 Contretemps – Quel que soit le résultat des législatives, il est clair qu’une nouvelle période débute pour la gauche dans ce pays et en particulier pour la « gauche de gauche » pour reprendre le terme de Bourdieu. Dès lors, comment se pose à tes yeux la question de la structuration de cette gauche, une structuration qui en ferait une force ancrée dans la société, capable d’agir dans la durée et de construire un projet, une hégémonie sur le temps long ?

Stefano Palombarini – Ce qui est acquis, c’est que la gauche sera une gauche de rupture ou ne sera pas. Désormais, il n’y a plus d’accompagnement possible, on est dans le dur, je l’ai déjà dit pour le changement climatique, mais cela vaut pour l’ensemble des réformes néolibérales. C’était quoi, la gauche d’accompagnement ? C’était une force politique qui voulait mener ces réformes, mais en essayant d’en atténuer les conséquences sociales négatives. L’un des aspects de cette stratégie, c’était le timing des changements institutionnels : ceux destinés à engendrer directement le plus de souffrances ont été laissés en dernier. Après tout, on pourrait dire que ne pas avoir fait la loi travail dans les années 1980, c’est un résultat. Bien sûr, la libéralisation financière ou les traités de libre-échange, qui sont venus en premier, faisaient partie d’une stratégie qui impliquait tôt ou tard de s’attaquer aussi à la relation salariale et à la protection sociale.

Mais, je le dis sans ironie, c’est aussi grâce au PS que des travailleurs qui ont commencé leur activité il y a quarante ans ont pu échapper au moins en partie pendant leur carrière aux conséquences néfastes de la flexibilisation des rapports de travail. L’existence d’une gauche d’accompagnement avait donc un sens. Maintenant, on en est en fin de trajectoire : pour compléter la transition vers le modèle néolibéral, c’est précisément la relation salariale et la protection sociale qu’il faut réformer, et donc l’espace politique pour une gauche d’accompagnement n’existe plus.

Le fait que la bourgeoisie de gauche, qui était le pilier social de la gauche d’accompagnement, soit partie chez Macron en 2017 est une conséquence de la disparition de cet espace politique. Durant le quinquennat, cette fraction de classe a été soumise à un véritable test de résistance. Tout ce qui pouvait la faire réagir a été mis en œuvre : la répression des mouvements sociaux, la réduction des libertés publiques, la verticalité du pouvoir, le mépris pour le parlement, les décisions prises par un conseil de défense de façon totalement antidémocratique… Je ne parle pas des mesures sociales et économiques mais des thèmes auxquels cette « gauche bourgeoise » est censée être attachée. Malgré tout cela, elle est restée à 80 % fidèle à Macron. Ce qui démontre une conscience de classe assez aigue : la bourgeoisie anciennement « de gauche », qui voulait la réforme néolibérale mais dans un compromis avec une fraction des classes populaires, sait que cette perspective a disparu du paysage des possibles. La gauche d’accompagnement a épuisé son rôle historique, et toutes les tentatives de Hollande, Hidalgo ou Carole Delga de la faire revivre ne donneront rien.

Dès lors, comment la gauche de rupture peut-elle offrir une perspective viable et s’imposer durablement ? Ici se pose la question de la forme-parti. Même si on peut être très critique vis-à-vis de l’organisation interne de la France insoumise, il faut voir que c’était une construction très étrange, je vais expliquer dans un instant pourquoi j’en parle au passé. Il y avait, d’un côté, une forme très fermée de centralisation du pouvoir, dans un groupe autour de Mélenchon pour le dire clairement, et, d’un autre côté, un degré d’ouverture qui accompagne cette centralisation de la décision et que je n’ai jamais vu ailleurs en politique.

Cette ouverture on la voit par exemple dans les candidatures aux législatives, qui ne sont pas du tout l’exclusive des cadres du mouvement. On la voit aussi dans l’élaboration de L’avenir en commun. Dans un parti classique, pour contribuer au programme, il faut s’investir dans les sections locales, monter dans les instances, avoir des délégués au congrès, présenter des motions, etc. Le programme de la France insoumise, puis de l’Union populaire, est le produit d’une véritable construction collective, il n’est pas descendu du sommet même si des arbitrages ont été faits, c’est vrai, par exemple sur la question européenne.

 

Contretemps – Sans doute, mais il n’y aucun espace de discussion qui permet à de simples militants de participer activement à la discussion.

Stefano Palombarini – Je peux parler de l’expérience concrète que j’ai eue pendant la campagne présidentielle, comme membre du parlement de l’Union populaire (PUP). Ce parlement n’a rien d’une construction démocratique classique. J’y ai été intégré par cooptation, comme tous les autres. La moitié du PUP est composée par des gens qui ne sont pas engagés à LFI, c’est aussi mon cas. On y retrouve des syndicalistes, des enseignants, des inspecteurs du travail, des responsables associatifs etc., alors qu’un mécanisme électif aurait inéluctablement conduit à une assemblée de militants. Il y a donc certainement un degré de centralisme très fort, non démocratique si tu veux, mais qui permet aussi un degré d’ouverture plus important que dans des formations plus traditionnelles.

Pour en rester à mon expérience, avec quelques membres du PUP, on a pu monter en toute liberté un groupe d’une quinzaine d’économistes, dont les contributions ont été largement diffusées par LFI et ont pesé dans la campagne. Je ne défends pas ce mode de structuration, je dis simplement que par rapport à un parti qui a un comité central, une organisation pyramidale, une série de passages se font plus rapidement et, dans un sens, plus librement.

 

Contretemps – D’accord, mais là tu parles d’un niveau d’expertise très élevé, qui a par ailleurs existé, bien que sous d’autres formes, dans les partis classiques. Mon expérience de simple membre du Groupe d’action de la France insoumise de mon quartier est que, tout comme des dizaines d’autres membres de ce groupe, nous n’avons pas la moindre prise sur cette élaboration. Nous ne l’avons jamais eue et il n’y a aucun signe tangible jusqu’à présent que nous l’aurons. Est-ce un problème à tes yeux ? Comment est-ce que tu évalues cette réalité ?

Stefano Palombarini – J’insiste sur le fait que par rapport à un parti classique, il y a deux aspects, qui sont contradictoires d’un certain point de vue, mais qui sont liés. Il y a un noyau dur, sans structuration démocratique autour, et, comme effet même de cette centralisation, une possibilité d’ouverture. Après tout, tu as peut-être raison, je parle d’un point de vue techno, je suis enseignant universitaire et je ne veux pas comparer mon expérience à celle du « simple membre d’un groupe d’action » dont tu parles.

Mais mon cas personnel a peut-être un intérêt plus général. J’ai rencontré Mélenchon une seule fois dans ma vie, il y a plus d’un an, je n’ai jamais échangé avec lui de mail, de coups de fil, ni même un texto. Lors de notre rencontre nous avons bavardé surtout de l’Amérique latine, un peu de l’Italie, pas beaucoup de la France. Ce qu’il a fait, c’est qu’il avait lu notre bouquin [L’illusion du bloc bourgeois], et à la fin de notre rencontre il a dit à son équipe : « on achète 25 copies et tout le monde le lit ».

Cette vitesse est impossible dans une organisation classique. Ce type de pouvoir, on peut évidemment l’exercer dans des directions différentes, c’est l’avantage et le danger. Mais quand on voit, par exemple, comment Mélenchon et l’ensemble de son mouvement ont avancé, en une décennie, dans la compréhension de la thématique de l’écologie, on comprend que c’est le même mécanisme qui est à l’œuvre. Cette dimension écologique a été intégrée en profondeur dans le programme à une vitesse qu’un parti traditionnel n’aurait jamais pu suivre.

 

Contretemps – Est-ce qu’un tel fonctionnement est tenable dans la durée ?

Stefano Palombarini – Non, du moins si on raisonne sur l’hypothèse d’une montée en puissance de la gauche de rupture. Je vais m’expliquer. Dans un contexte de crise profonde, dans lequel les structures politiques sont très mobiles parce qu’il y a des blocs sociaux qui s’écroulent et d’autres qui se forment, la vitesse dont j’ai parlé est un facteur qui est pour quelque chose dans le fait qu’on a en France une gauche de rupture qui fait 22 % et qui n’existe pas ailleurs. D’un autre côté, je pense que la forme particulière d’organisation de LFI est inadaptée à un mouvement qui se donne pour objectif une présence institutionnelle importante, que ce soit au niveau national ou local.

Ce type de structure, avec ses défauts et ses avantages, est une sorte de vaisseau pirate. Il peut faire rapidement une analyse de la situation et aussi rapidement choisir la bonne trajectoire. Comparons par exemple avec le PCF :  celui-ci a l’avantage d’être beaucoup plus démocratique, il fait des congrès, il y a des votes, etc. Mais il a le désavantage d’une inertie énorme, et on en voit le résultat. Ceci dit, si les législatives se passent comme on l’espère, ce type de logique centralisée aura du mal à traduire la richesse et la diversité d’un mouvement qui s’institutionnalise et qui permettra peut-être l’élection d’une centaine de députés.

Comment doit-il donc s’organiser ? Je pense qu’il faut, d’une part, accroitre le degré de démocratie dans la prise de décision. Je reviens à l’insatisfaction de ton engagement militant : pour quelqu’un qui s’investit ou qui veut s’investir dans un mouvement, la prise en compte de ses opinions est évidemment fondamentale. D’un autre côté, il faut sauvegarder cette capacité à réagir vite parce que le contexte de crise que nous connaissons va perdurer dans les années qui viennent, probablement même s’intensifier.

Quid de la vieille structure des partis à laquelle je suis moi-même très attaché ? Il y a des aspects du parti qu’il faut absolument récupérer, par exemple la présence sur le territoire. Il faut des sections locales, c’est quelque chose qui manque à la gauche. Quand on regarde les résultats du premier tour de la présidentielle, on voit que Mélenchon est beaucoup plus fort en zone urbaine que dans les territoires ruraux et dans les petites villes. On peut faire de la politique à travers les réseaux sociaux, internet et les chaînes youtube, mais si on se limite à cela, on rate tout une partie de la population qui n’est pas branchée sur ces médias.

Il faut donc davantage de démocratie et de présence dans les territoires mais il faut aussi inventer quelque chose qui permette d’avoir une rapidité d’adaptation de la stratégie à l’analyse de la conjoncture. La situation va évoluer très rapidement, sur tous les fronts. On se trouvera face à une série de crises, pas seulement des crises politiques au sens strict. Les choses vont bouger sur l’Europe, sur la crise climatique, sur l’économie, sur la pandémie… S’il faut attendre le prochain congrès, prévu dans trois ans, présenter une motion puis espérer gagner pour faire une synthèse avec les motions perdantes, ça ne marchera pas. Je le dis tout en ayant conscience qu’il faut accroitre le degré de démocratie. Je n’ai pas la bonne formule, mais il faudra sans doute innover et faire preuve d’inventivité.

 

Entretien réalisé à Paris le 19 mai 2022 par Stathis Kouvélakis.