La guerre en Ukraine, la sécurité internationale et la gauche

Nous traduisons ci-dessous la réponse de Taras Bilous à l’éditorial de Susan Watkins paru dans la New Left Review. Cet article prend à bras le corps les arguments d’une partie de la gauche occidentale concernant les explications à donner à la guerre en cours en Ukraine, présentant l’agression de la Russie comme « une réaction défensive » face à l’expansion de l’OTAN. Taras Bilous développe en outre une réflexion sur ce que pourrait être une stratégie de gauche en matière de sécurité internationale.

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« L’invasion russe de l’Ukraine n’a aucune justification, mais l’OTAN… » Il est difficile de décrire les émotions que moi et d’autres socialistes ukrainiens ressentons face à ce « mais » dans les déclarations et articles de nombreux militants de la gauche occidentale. Malheureusement, il est souvent suivi de tentatives de présenter l’invasion russe comme une réaction défensive à « l’expansion agressive de l’OTAN »  et donc de rejeter une grande partie de la responsabilité de l’invasion sur l’Occident.

L’éditorial de Susan Watkins dans la New Left Review en est un exemple. Dans cet éditorial, l’auteure qualifie l’invasion russe d’un pays qui n’est pas actuellement, et ne deviendra probablement jamais, membre de l’OTAN, de « guerre de la Russie contre l’OTAN », niant de fait la subjectivité de l’Ukraine. En outre, Watkins affirme que Biden « aurait sans doute pu empêcher une invasion s’il avait été disposé à négocier un accord sérieux sur les frontières militaires ».

Cette position a suscité des critiques de la part d’auteur.e.s de gauche en Europe de l’Est, en particulier Jan Smolenski et Jan Dutkiewicz. Ils ont souligné que les États d’Europe de l’Est ont rejoint l’OTAN volontairement, avec le soutien de la majorité de leur population, et qu’ils l’ont fait en tenant compte de leurs propres préoccupations, généralement ignorées par les critiques de l’élargissement de l’OTAN.

Puisque ces questions constituent souvent une pierre d’achoppement dans les discussions de la gauche sur la guerre en Ukraine, examinons-les plus en détail – d’autant plus que, selon moi, elles sont également importantes pour façonner la stratégie de la gauche sur les questions de sécurité internationale.

 

Finlandisation

Cette guerre aurait-elle pu être évitée en acceptant que l’Ukraine n’adhère pas à l’OTAN ? Toute réponse sérieuse à cette question doit tenir compte du fait qu’à l’approche de la guerre, le Kremlin a exigé bien plus que cela. En particulier, le projet de traité entre la Russie et les États-Unis, publié par le ministère russe des Affaires étrangères le 17 décembre, comprenait une clause stipulant que les États-Unis ne développeraient pas de coopération militaire bilatérale avec les États qui faisaient autrefois partie de l’Union soviétique et qui ne sont pas membres de l’OTAN (article 4) – Ukraine, Géorgie et Moldavie.

Certains lecteurs peuvent supposer que cette clause est apparue dans les projets de traités afin qu’il y ait plus tard quelque chose à concéder lors des négociations, mais il y a de bonnes raisons d’en douter. Peu avant la parution des projets de traités, Dmitri Trenin, directeur du Carnegie Moscow Center, et Alexander Baunov, membre du même centre, ont écrit que pour les élites de Moscou, une coopération militaire étroite entre l’Ukraine et les États-Unis était devenue aussi inacceptable que l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN.

Par conséquent, bien que les médias réduisent souvent les exigences de la Russie à la neutralité de l’Ukraine, elles sont en fait plus sérieuses. Les États neutres européens, notamment la Suisse, l’Autriche, la Suède et la Finlande, ne sont pas empêchés par leur statut de développer une coopération avec les États-Unis dans le domaine de l’armement. Tous ces État participent également au programme de partenariat pour la paix de l’OTAN. La coopération militaire entre l’Ukraine et les États-Unis a également débuté lorsque l’Ukraine a déclaré sa non-appartenance à un bloc. L’Ukraine et les États-Unis ont signé un traité de coopération militaire en 1993. L’Ukraine et les États-Unis organisent l’exercice militaire international Sea Breeze depuis 1997, et la Russie y a participé en 1998.

Après 2014, la coopération militaire avec les États-Unis et l’OTAN a été un facteur important de la modernisation de l’armée ukrainienne. Sans elle, la résistance ukrainienne à l’invasion russe aurait été nettement moins efficace. Si cette coopération avait cessé à la demande de la Russie, l’Ukraine aurait été moins sûre, et le gouvernement ukrainien aurait donc pu être contraint de se plier à d’autres exigences russes. À cet égard, le terme « finlandisation », utilisé par de nombreux auteurs, décrit mieux l’essence des exigences russes. Pendant la guerre froide, la Finlande non seulement n’a pas adhéré à l’OTAN, mais a également tenu compte de nombreux « souhaits » des dirigeants soviétiques ; elle a notamment rejeté le plan Marshall et extradé tous les fugitifs de l’URSS. (En outre, le traité finno-soviétique de 1948 prévoyait une coopération militaire entre la Finlande et l’URSS en cas d’attaque de l’URSS par la Finlande).

La Finlande a poursuivi cette politique après sa défaite dans la guerre, au cours de laquelle elle était alliée à l’Allemagne nazie. Conscients que les dirigeants soviétiques pouvaient transformer la Finlande en un autre satellite s’ils le souhaitaient, accepter certaines restrictions en échange du maintien de leur système politique et de leur souveraineté était une solution rationnelle pour les Finlandais. En même temps, l’Ukraine n’était pas dans une situation identique avant la guerre actuelle, et la plupart des Ukrainiens n’ont pas accepté les exigences russes.

Ici, la différence entre la « finlandisation » originale et la situation à la veille de l’invasion russe de l’Ukraine est évidente. La politique finlandaise de neutralité et de prise en compte des intérêts soviétiques était basée sur des accords entre la Finlande et l’URSS, tandis qu’en Ukraine, le Kremlin voulait négocier avec les États-Unis et l’OTAN. À l’époque, le Kremlin avait apparemment perdu l’espoir qu’il serait possible de forcer les autorités ukrainiennes à se plier aux exigences russes, ou que des forces pro-russes prennent le pouvoir en Ukraine. Le Kremlin a donc décidé, contre la volonté du peuple ukrainien, de négocier l’avenir de l’Ukraine avec ceux qu’il considérait comme les « maîtres » de ce pouvoir.

Il convient de noter que le Kremlin a peut-être eu besoin des projets de traités non pas comme une dernière tentative de négociation, mais pour légitimer son invasion. Nous ne savons pas exactement quand Poutine a pris la décision d’envahir, et nous ne pourrons le dire avec certitude que lorsque les archives du Kremlin seront ouvertes. Mais nous pouvons évaluer les informations dont nous disposons. L’essence des propositions russes était pratiquement une division de l’Europe en sphères d’influence entre la Russie et les États-Unis. Je ne sais pas si Susan Watkins le comprend, mais c’est ce qu’elle a effectivement soutenu dans la New Left Review : « En appelant à un règlement stable des frontières militaires, le Kremlin a de bons arguments. »

 

La crise des missiles cubains

Imaginez : une révolution nationaliste a lieu dans un pays proche d’un État impérialiste qui considère ce territoire comme sa sphère d’influence. L’État impérialiste tente d’empêcher la perte définitive d’influence sur la politique du premier pays en utilisant la force brute et en s’alliant avec les opposants à la révolution. Un gouvernement postrévolutionnaire considère une alliance avec une superpuissance rivale comme une garantie de sécurité. La menace d’une guerre nucléaire devient palpable. Cette histoire ne concerne pas seulement l’Ukraine, mais aussi un autre pays auquel de nombreux auteurs, dont le susmentionné Dmitri Trenin, ont comparé l’Ukraine : Cuba.

Bien sûr, il existe de nombreuses différences entre ces deux cas. La nature de classe et la nature idéologique des révolutions et des superpuissances étaient très différentes. Mais en ce qui concerne la sécurité internationale, ces différences ne sont pas décisives. La crise des missiles de Cuba est en effet une bonne analogie pour l’agression russe contre l’Ukraine, examinons-la d’un peu plus près.

La crise des missiles de Cuba est née du déploiement de missiles nucléaires soviétiques à Cuba et s’est terminée par leur démantèlement en échange de garanties américaines de non-agression contre Cuba et du retrait des missiles américains de Turquie. La coopération militaire entre Cuba et l’URSS a-t-elle cessé après cela ? Non. Les troupes soviétiques (que le gouvernement cubain considérait comme une garantie de sa sécurité) ont-elles été retirées de Cuba ? Non.

En Ukraine, en revanche, il n’y a pas de missiles américains dotés d’ogives nucléaires. Même la participation à l’OTAN n’implique pas nécessairement le déploiement de missiles – à cet égard, l’exemple de la Norvège, qui était le seul pays de l’OTAN à partager une frontière avec l’URSS pendant la guerre froide et qui se méfiait donc de placer des missiles sur son territoire, est assez parlant.

En outre, les États-Unis, tout en rejetant l’opposition de la Russie à l’élargissement de l’OTAN, ont parallèlement proposé de nouveaux accords de contrôle des armements. Selon Alexei Arbatov, membre de l’Académie des sciences russe et grand spécialiste russe des questions de sécurité et de désarmement, jusqu’à récemment, ces propositions étaient également avancées par la Russie et présentaient un intérêt sérieux en termes d’apaisement des tensions et de renforcement de la sécurité européenne. Cependant, cette fois, les dirigeants russes les ont rejetées comme étant « secondaires ».

Le président américain John f. Kennedy a donné des garanties de non-agression contre Cuba et a accepté de retirer les missiles américains de Turquie. Il a ainsi montré que sa principale préoccupation dans cette affaire était la sécurité. Le président russe Vladimir Poutine, quant à lui, a rejeté l’offre américaine et est entré en guerre. Ce faisant, il a montré que sa préoccupation première n’était pas la sécurité, mais son désir de voir l’Ukraine revenir sous contrôle russe, ou du moins la conquête de nouveaux territoires ukrainiens. En effet, la prudence dont les États occidentaux ont fait preuve à l’égard de la Russie, même après le début de l’invasion à grande échelle, montre la vacuité des préoccupations russes en matière de sécurité. La Russie dispose de la meilleure garantie de sécurité : les armes nucléaires. Le Kremlin lui-même ne se lasse pas de nous le rappeler.

En ce qui concerne l’Ukraine, que se serait-il passé si les États-Unis avaient fait de grandes concessions à la Russie ? Quelles auraient-elles pu être? Au cours de la période précédant l’invasion, de nombreuses déclarations ont été faites selon lesquelles l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN n’était pas à l’ordre du jour. L’ancien secrétaire général de l’OTAN, Jaap de Hoop Scheffer, était le plus virulent :

« Tout le monde, y compris Poutine, sait que l’Ukraine ne deviendra pas membre de l’OTAN dans un avenir prévisible et imprévisible. C’est déjà un pays tampon. C’est une affirmation que vous n’entendrez jamais sortir de la bouche du secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg ; sa position ne le lui permet pas. Mais je peux le dire maintenant ».

Le Kremlin a néanmoins exigé une garantie. Le vice-ministre des Affaires étrangères, Sergueï Ryabkov, a d’abord répondu à l’idée d’un moratoire temporaire sur l’expansion de l’OTAN en déclarant qu’elle était inacceptable pour la Russie, et Poutine lui-même s’est montré critique à son égard quelques jours avant l’invasion.

Très probablement, le Kremlin n’aurait été satisfait qu’en cas de satisfaction totale de ses exigences. Mais qu’est-ce que cela signifierait pour l’Ukraine ? À la veille de l’invasion, les choses n’allaient pas bien pour Volodymyr Zelensky, devenu une superstar de la politique. Sa cote de popularité était en baisse, tandis que celle de son principal rival, l’ancien président Petro Porochenko, était en hausse. L’appui des États-Unis aux demandes de la Russie aurait considérablement exacerbé la situation. Et si le gouvernement ukrainien, ayant perdu le soutien des États-Unis, avait satisfait à l’une ou l’autre des exigences du Kremlin, il est certain que cela aurait conduit à une crise politique et à une escalade de la violence. Il est tout à fait possible que cela aurait créé des conditions plus favorables à l’invasion des troupes russes en tant que « gardiens de la paix ». Dans ce cas, les réalités ukrainiennes auraient été bien pires qu’elles ne le sont aujourd’hui.

Je ne prétends pas que, dans les derniers mois précédant l’invasion, l’Occident et/ou l’Ukraine n’auraient pas pu empêcher la guerre. Mais un examen sérieux de cette possibilité nécessite une analyse plus approfondie et un accès aux archives du Kremlin. Je pense que ce sera une question intéressante pour les futurs historiens. En attendant, ces militants de la gauche occidentale, si prompts à critiquer les États-Unis pour ce que la Russie a fait, devraient s’abstenir de prétendre que Washington aurait dû simplement se plier aux exigences russes. Après tout, la décision d’empêcher la guerre aurait très bien pu être le fait d’un seul homme – Vladimir Poutine. Tout ce qu’il avait à faire était de ne pas donner l’ordre de lancer l’invasion.

 

L’expansion de l’OTAN

Heureusement, sur la question de l’expansion de l’OTAN, les historiens ont déjà apporté une réponse convaincante. L’une des meilleures analyses publiées à ce jour est le livre de Mary Elise Sarotte, Not One Inch : America, Russia, and the Making of Post-Cold War Stalemate. Sarotte montre bien que la politique de la porte ouverte de l’OTAN a effectivement sapé la coopération américano-russe sur le contrôle des armements et la formation d’un système de sécurité international plus large. L’expansion de l’OTAN a donné des atouts aux revanchards et aux faucons russes et a enterré les perspectives politiques des libéraux qui prônaient une coopération plus étroite avec l’Occident, comme le ministre des Affaires étrangères Andrei Kozyrev.

En ce sens, la croissance de l’OTAN a effectivement créé des conditions favorables au déclenchement de la guerre. Mais comment et pourquoi cela s’est produit est également important. Tony Wood, dans un article de la même New Left Review, écrit que « l’émergence d’un nationalisme russe de plus en plus affirmé et militarisé est inextricable de ce processus [l’expansion de l’OTAN], parce qu’il a été en grande partie propulsé et renforcé par lui ». Mais ce que Wood omet de se demander, c’est pourquoi l’expansion de l’OTAN a provoqué une telle réaction. À mon avis, la réponse peut facilement être trouvée dans le livre de Sarotte, auquel Wood fait par ailleurs référence à plusieurs reprises.

S’agit-il d’une réaction au fait que les préoccupations légitimes de la Russie en matière de sécurité ont été négligées, comme l’ont affirmé de nombreux auteurs ? Je ne le pense pas. Sérieusement, comment l’adhésion de la République tchèque et de la Hongrie à l’OTAN pourrait-elle créer une situation menaçante pour la Russie ? Il suffit de regarder une carte pour donner la réponse évidente : pas du tout. Alors pourquoi leur adhésion à l’OTAN a-t-elle été perçue négativement par le Kremlin ? Parce qu’ils appartenaient récemment à la zone d’influence soviétique. Et aussi parce que leur adhésion s’inscrivait dans le cadre de la formation d’un nouvel ordre international dans lequel la Russie n’avait plus le statut de superpuissance égale aux États-Unis.

C’est la douleur d’un empire perdu qui a provoqué des sentiments revanchards. Dans le livre de Sarotte, on le voit à plusieurs reprises, par exemple lorsque Eltsine a demandé un statut spécial pour la Russie dans le cadre du programme de Partenariat pour la paix (PPP), au motif que la Russie était un « grand pays avec une grande armée et des armes nucléaires » (p. 190). Et les Européens de l’Est, après tout, pouvaient voir de leurs propres yeux ces émotions des Russes. Par conséquent, au lieu de parler de l’émergence du nationalisme russe, comme le fait Tony Wood, il est à mon avis plus approprié de parler de la transformation du chauvinisme grand-russe en réaction à la croissance de l’OTAN. Lorsqu’il est devenu évident que le pays n’occuperait pas une position aussi privilégiée dans le nouvel ordre international que le souhaitaient ses élites, celles-ci ont manifesté un désir croissant de réévaluer leur participation à cet ordre.

Le livre de Sarotte montre également que, jusqu’à un certain point, les États-Unis ont essayé de tenir compte des sentiments russes afin de ne pas entraver la formation d’un ordre international plus sûr. Cela s’est notamment manifesté dans le programme du PPP, qui visait à faire en sorte que les adhésions à l’OTAN ne se fassent pas trop rapidement, mais qu’elles évoluent vers quelque chose de plus. Et, comme l’a dit le président Bill Clinton, « l’Ukraine est le pivot de toute l’idée [du PPP] » (p. 188). Dans les années 1990, il était évident pour tout le monde que l’Ukraine ne pouvait pas adhérer à l’OTAN. L’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN était une ligne rouge pour Moscou, principalement en raison du même chauvinisme grand-russe et du rôle particulier que joue l’Ukraine dans la mythologie nationale russe.

Selon M. Sarotte, c’est par l’intermédiaire de l’Ukraine que les gouvernements d’Europe de l’Est, qui souhaitaient que leurs pays rejoignent l’OTAN, ont accepté de participer au PPP en guise de compromis. Mais les événements survenus en Russie, tels que le coup d’État antiparlementaire d’Eltsine en 1993 et la guerre en Tchétchénie, ont poussé de plus en plus les États d’Europe orientale à faire pression sur les États-Unis pour qu’ils les autorisent à rejoindre l’OTAN. Ils ont réussi à obtenir que l’article 5 leur soit étendu pour se protéger d’une éventuelle agression armée de la Russie. Mais le résultat a été une nouvelle ligne de démarcation en Europe qui a séparé l’Ukraine de ses voisins occidentaux. Les pays qui étaient moins menacés par l’agression russe ont été mieux protégés, tandis que l’Ukraine, pour qui la menace était plus grande, s’est retrouvée dans une « zone grise ». C’est pourquoi, en décembre 1994, après la publication du communiqué sur la politique de la porte ouverte de l’OTAN, Kiev est devenu nerveux et Moscou furieux (p. 201).

Une autre conséquence négative de l’élargissement de l’OTAN a été que le processus de transformation de la CSCE/OSCE, une conférence pour le dialogue Est-Ouest créée dans les années 1970[1] en une organisation internationale, n’a jamais été réellement achevé. La décision américaine de faire de l’OTAN le socle de la sécurité en ­Europe a rendu le renforcement de l’OSCE sans intérêt. Si la politique d’ouverture de l’OTAN avait débuté au moins quelques années plus tard, elle aurait permis de faire de l’OSCE une organisation plus efficace.

Après le début de l’invasion russe à grande échelle de l’Ukraine, l’OSCE est devenue une organisation totalement insignifiante et très probablement morte. Mais cela ne doit pas nous empêcher de voir des alternatives au développement du système de sécurité international. La mission spéciale de surveillance de l’OSCE a joué un rôle important dans la résolution de la guerre au Donbas. Mais son influence aurait pu être bien plus grande si son mandat avait été élargi. L’Ukraine l’a constamment exigé, mais grâce à la prise de décision par consensus au sein de l’OSCE, la Russie a constamment bloqué cette décision. Ainsi, le Kremlin a saboté la mise en œuvre du point 4 du protocole de Minsk, qui prévoyait la surveillance par la mission de l’OSCE de toute la section de la frontière ukraino-russe dans la zone de combat (et pas seulement aux deux points de contrôle frontaliers que la Russie a autorisés jusqu’à l’automne 2021).

 

L’OTAN et l’OTSC

Avant de passer aux résultats, examinons un peu plus les attitudes à l’égard des alliances militaires. Il peut être utile de comparer l’OTAN à son homologue russe, l’OTSC (Organisation du traité de sécurité collective, créée en 1992).

Premièrement, il est possible d’affirmer que l’OTAN est un phénomène contradictoire qui, d’une part, sert de couverture à l’impérialisme américain et, d’autre part, est un instrument de protection pour de nombreux petits pays. De même, l’OTSC est une couverture pour l’impérialisme russe et a récemment été utilisée pour réprimer un soulèvement populaire au Kazakhstan, mais sert de protection à une Arménie relativement démocratique. Reconnaître ce fait ne fait pas de vous un partisan de l’impérialisme américain ou russe.

Deuxièmement, Susan Watkins écrit que l’OTAN s’est avérée « dispensable » pour envahir l’Irak, mais elle ne dit pas que c’était le cas en raison de la résistance française et allemande. Il est également révélateur que le Kazakhstan ait refusé d’envoyer ses troupes en Ukraine, bien que l’invasion ait commencé un mois et demi après que le Kremlin ait contribué à réprimer le soulèvement au Kazakhstan. Mais tout comme cela n’a pas été un obstacle insurmontable pour les États-Unis – ils ont créé une force multinationale, contournant l’OTAN – de même pour la Russie, le refus du Kazakhstan ne l’a pas empêchée de lancer l’invasion de l’Ukraine. Il ne faut pas oublier que le problème clé dans les deux cas est l’impérialisme (américain ou russe), et non l’OTAN et l’OTSC.

Troisièmement, nous devrions cesser d’identifier toutes les actions militaires des pays membres d’alliances militaires avec les actions de ces alliances militaires. Ce n’est pas l’OTAN en tant qu’organisation qui mène actuellement une opération militaire dans le nord de la Syrie, c’est la Turquie. Et le problème ici est l’hostilité de la Turquie envers les Kurdes, pas l’OTAN. De même, si la Turquie attaque la Grèce, ce n’est pas l’OTAN qui attaque l’un de ses membres. De même, ce n’est pas l’OTSC qui est actuellement en guerre contre l’Ukraine, mais la Russie avec l’aide du Belarus. Heureusement, le Kazakhstan et l’Arménie ne sont pas impliqués dans cette guerre.

En outre, il ne faut pas identifier l’OTAN et « l’Occident » comme le fait Susan Watkins en déclarant que « l’OTAN a gagné la guerre froide sans tirer un seul coup de feu ». Mais ce n’est pas l’OTAN qui a gagné la guerre froide, c’est l’Occident qui a tiré de nombreux coups de feu. L’OTAN n’est que l’un des outils. Il n’est pas surprenant qu’un groupe d’États, dont certains avaient une politique néocoloniale agressive, ait également eu parmi leurs nombreux instruments une alliance défensive, dont les fonctions n’ont changé qu’après que ce groupe d’États ait gagné la guerre froide.

Quatrièmement, les États-Unis et la Russie peuvent se passer de l’OTAN et de l’OTSC pour leurs politiques impérialistes, mais il n’existe pas encore d’alternative de défense pour les États d’Europe orientale et l’Arménie. Et si vous ne pouvez pas offrir une alternative aux populations des pays qui cherchent une protection dans de telles structures, il vaut mieux ne pas les inciter à renoncer à cette protection.

 

Esquisse d’une stratégie de gauche pour la sécurité internationale

Les décisions prises dans les années 1990-2000 sont déjà entrées dans l’histoire, et le passé ne peut être ramené. Se concentrer sur ces erreurs aujourd’hui revient à critiquer le traité de Versailles en 1939, alors qu’il avait déjà perdu toute pertinence. Ce qu’il faut maintenant, ce sont des solutions concrètes qui peuvent accélérer la défaite de la Russie et faire du monde d’aujourd’hui un endroit plus sûr. D’un autre côté, comme dans le cas du traité de Versailles, les anciennes erreurs peuvent fournir des leçons pour façonner la politique d’après-guerre.

L’expansion de l’OTAN a-t-elle eu un impact sur le déclenchement de cette guerre ? Oui. Mais il y a des façons très différentes de parler de cela. Lorsque les militants de gauche et les « réalistes » disent que l’expansion de l’OTAN a « provoqué » la Russie, ils affirment ainsi que, dans une certaine mesure, l’invasion russe était au moins partiellement justifiée, même s’ils le nient. Watkins fait de même en affirmant que l’invasion russe « n’était pas non provoquée ». C’est la même chose que de dire que la révolution cubaine et la coopération du gouvernement de Fidel Castro avec l’URSS ont provoqué les États-Unis. Bien sûr, ce n’est pas un problème pour les « réalistes » de le dire, mais qui, à gauche, justifierait ainsi la politique agressive des États-Unis envers Cuba ?

Le fait que la révolution cubaine était plus progressiste que le Maïdan ukrainien n’est pas une excuse pour un tel double standard. Si un État impérialiste, quel qu’il soit, voyait une révolution dans sa sphère d’influence comme une menace pour lui-même et un « mauvais exemple » pour les autres pays de sa sphère, les socialistes ne devraient pas utiliser le fait que cette révolution était soutenue par une superpuissance rivale pour condamner la révolution. Il convient également de noter que cela s’applique non seulement au Maïdan de 2013-2014, mais aussi à la révolution orange de 2004 en Ukraine. C’est après ce dernier événement, quelques années avant le sommet de l’OTAN à Bucarest, dont la déclaration proclamait que la Géorgie et l’Ukraine « deviendront membres de l’OTAN », qu’il y a eu un glissement de terrain notable dans la politique russe, indiquant que l’élite russe considérait les événements en Ukraine comme une menace pour elle-même.

La comparaison avec Cuba nous indique également que nous devons traiter différemment des préoccupations différentes. Le déploiement de missiles nucléaires près des frontières d’un pays et l’entrée d’un pays voisin dans un bloc militaire ou la coopération militaire avec un État rival sont d’un ordre différent. Nous devons soutenir et appeler à des restrictions mutuelles sur le déploiement des armes nucléaires (et au désarmement nucléaire mondial en général). Mais parfois, la seule véritable alternative à la coopération militaire d’un État impérialiste contre un autre est l’assujettissement total par une puissance impériale agressive. Les habitant.e.s privilégiés des pays occidentaux, qui n’ont pas à craindre que leur pays soit conquis par la Russie, n’ont aucun droit moral de critiquer ceux qui cherchent à se protéger en coopérant avec ces États occidentaux. Et si l’on critique une coopération militaire, la critique ne doit pas se transformer en un soutien à la division de l’Europe ou du monde en sphères d’influence.

Cela signifie-t-il que la gauche aurait dû soutenir l’expansion de l’OTAN ? Non. Jan Smolenski et Jan Dutkiewicz ont fait valoir qu’une critique intellectuellement honnête de l’expansion de l’OTAN conduirait à une critique des politiciens et des électeurs d’Europe de l’Est qui ont embrassé les idéaux de la démocratie et de l’autodétermination nationale. Mais ce n’est pas le cas. Les démocraties d’Europe de l’Est avaient le droit souverain de faire le choix qu’elles considéraient être le meilleur pour leur sécurité. Cependant l’entrée d’un pays dans une organisation internationale dépend de la décision des deux parties. Et les États-Unis devaient faire un choix qui permettrait de mieux assurer la sécurité non seulement des États qui rejoignaient l’OTAN, mais aussi de ceux qui ne la rejoignaient pas. L’ajout de pays à l’OTAN peut avoir renforcé leur sécurité, tout en nuisant à celle de l’Ukraine. De ce point de vue, la transition rapide vers la politique de la porte ouverte de l’OTAN était une erreur.

Comme Mary Sarotte et l’historien ukrainien Serhii Plokhy l’ont souligné dans un article conjoint, dans les années 1990, les États-Unis avaient une chance bien meilleure et bien moins coûteuse de résoudre la question de la sécurité de l’Ukraine qu’ils ne l’ont fait. Premièrement, ils auraient pu donner la priorité au développement du programme de partenariat pour la paix plutôt qu’à l’expansion rapide de l’OTAN. Deuxièmement, ils auraient pu donner à l’Ukraine des garanties de sécurité effectives dans le mémorandum de Budapest de 1994. L’Ukraine l’avait exigé à l’époque, mais sous la pression générale des États-Unis et de la Russie, le gouvernement ukrainien a ensuite été contraint d’accepter un morceau de papier sans valeur. Ne pas donner de telles garanties en échange d’armes nucléaires était une terrible erreur qui, à long terme, a porté un coup encore plus grand au désarmement nucléaire que l’expansion de l’OTAN.

Cependant, tout cela concerne plutôt le passé. Quelles conclusions peut-on tirer de l’approche de la gauche en matière de sécurité internationale pour l’avenir ? Pour la gauche ouest-européenne des dernières décennies, s’il y avait une alternative à l’OTAN, c’était l’idée d’un système de sécurité internationale commun qui engloberait « l’Ouest » et « l’Est » après la fin de la guerre froide. Mais si cette idée avait du sens dans les années 1990, elle semblait déjà irréaliste après 2008 et encore plus après 2014. Pour une raison que j’ignore, cependant, ces militants de gauche ont obstinément ignoré le fait que la Russie, qui au début des années 1990 préconisait un rôle accru pour l’OSCE, est ensuite devenue le principal opposant à la réforme et au renforcement de l’OSCE. Une autre partie de la gauche européenne, notamment l’alliance de gauche polonaise Lewica, propose un système de sécurité européen comme alternative à l’OTAN – une armée commune, un bouclier antimissile, une politique énergétique, etc. Un tel système aiderait les membres de l’UE mais pas ceux qui sont en dehors de l’UE. Au contraire, ce projet comporte des menaces de « forteresse Europe » (on pourrait dire la même chose de l’idée précédente). Par conséquent, la priorité doit être donnée à un système de sécurité mondial.

Dans la récente Déclaration d’Athènes, Jeremy Corbin, Yanis Varoufakis et Ece Temelkuran ont proclamé qu’« une paix durable ne peut être atteinte qu’en remplaçant tous les blocs militaires par un cadre de sécurité international inclusif ». Il est difficile de ne pas être d’accord, mais ils n’ont pas proposé de moyens de créer un tel cadre. En même temps, il existe déjà un système qui correspond à leur description, bien qu’il remplisse ses fonctions de manière inefficace : il s’agit des Nations unies. Je sais que beaucoup sont sceptiques quant à l’idée des Nations unies. Mais jusqu’à présent, je n’ai vu aucun de ses détracteurs proposer une meilleure alternative. Et au lieu de chercher des excuses à l’inaction, nous devrions chercher des moyens possibles de faire avancer les changements. Qu’est-ce qui est le plus utopique – réformer l’ONU ou créer de toutes pièces un système similaire qui unirait les pays du Sud et du Nord, mais qui serait plus efficace ?

Malheureusement, même après la déclaration de Zelensky lors de la réunion du Conseil de sécurité sur la nécessité d’une réforme de l’ONU, la seule réponse que j’ai vue dans les médias de gauche est une explication des raisons pour lesquelles cela est impossible. L’article de Jon Schwarz est révélateur de ce qu’il ne mentionne jamais la résolution « S’unir pour la paix » comme alternative à l’unanimité du Conseil de sécurité. Cette résolution montre que la réforme n’est pas si impossible que cela. Si le Conseil ne peut vraiment pas être réformé, son rôle doit être marginalisé. En fait, pendant que j’écrivais cet article, un pas a été fait dans cette direction : L’Assemblée générale, à l’initiative du Liechtenstein, a adopté une résolution qui prévoit une session d’urgence de l’Assemblée générale lorsqu’un membre du Conseil de sécurité utilise son droit de veto.

Nous avons devant nous la perspective d’une escalade de la confrontation entre les États-Unis et la Chine. Et dans ce conflit, la gauche internationale ne doit pas répéter les erreurs que beaucoup d’entre eux ont commises contre la Russie. La Chine n’a peut-être rien contre le partage des sphères d’influence avec les États-Unis, mais ce n’est pas quelque chose que la gauche devrait soutenir. Au lieu de se focaliser sur les intérêts de la Chine, comme de nombreux militants de gauche l’ont faits sur les intérêts de la Russie, nous devrions réfléchir à la manière de protéger les petits États de la domination de tous les États impérialistes. En particulier, la gauche internationale devrait réfléchir à la manière de protéger Taïwan en empêchant la guerre, et non à la manière de forcer Taïwan à se soumettre à la RPC. (Le fait que Taïwan ne soit pas membre de l’ONU est un problème à résoudre, pas une raison de ne pas défendre Taïwan).

Certains auteurs de gauche ont fait remarquer que la population des États qui se sont abstenus lors du vote de l’Assemblée générale des Nations unies sur l’agression russe contre l’Ukraine représente à elle seule près de la moitié de la population mondiale. Mais suggérer que cela représente la position de la moitié de l’humanité revient à ignorer l’impérialisme chinois et le gouvernement d’extrême-droite indien. À mon avis, l’observation de Barbara Crossette selon laquelle les petits États, en particulier les voisins de l’Inde, ont majoritairement soutenu l’Ukraine est plus importante. De toute évidence, ils se sentaient menacés par les grandes puissances voisines.

Nous n’avons pas du tout besoin d’idéaliser l’ONU. Jusqu’à présent, c’est vraiment un instrument inefficace. Et même sans le problème du droit de veto des membres permanents du Conseil de sécurité, la Charte des Nations unies présente d’autres problèmes graves. Comme Darrel Moellendorf l’a souligné à juste titre, le principe de l’égalité souveraine des États en vertu de la Charte des Nations unies ne signifie pas qu’il faut s’opposer aux incursions armées sur le territoire d’autres États à l’invitation du gouvernement officiel de cet État pour réprimer la révolution, mais qu’il faut s’opposer au soutien des États aux mouvements révolutionnaires dans d’autres États. Ceci est en contradiction avec les idées de l’internationalisme socialiste. Et à cet égard, les militant.e.s de gauche qui ont justifié l’invasion russe de la Syrie en se référant à la légitimité de cette invasion ont en fait trahi les principes socialistes.

Mais malgré tous ses défauts, l’ONU est pour l’instant la seule véritable alternative aux alliances militaires pour protéger les pays plus faibles de l’asservissement par des voisins plus forts et l’instrument le plus prometteur pour démocratiser l’ordre international et accroître l’influence des petits États et des États plus pauvres.

Comme je l’ai écrit dans un autre article, c’est peut-être parce que la Russie envahit l’Ukraine que, pour la première fois depuis que l’ONU existe, il y a une réelle chance de réforme. Au cours des décennies passées, c’était presque impossible, et dans quelques années, la confrontation entre la Chine et les États-Unis pourrait devenir si aiguë que ce sera à nouveau impossible. Par conséquent, nous devons agir maintenant. Et la plus grande responsabilité incombe à la gauche qui réside dans les pays qui sont membres permanents du Conseil de sécurité.

P.S. Remarque méthodologique. Dans son article, Susan Watkins accuse la presse de « contorsions casuistiques ». En utilisant ce mot dans ce sens, elle suit la tradition établie par les Lettres provinciales de Blaise Pascal, qui critiquaient sévèrement la casuistique jésuite. Mais en fait, la casuistique catholique en tant que méthode de raisonnement pratique n’était pas un phénomène si négatif. D’ailleurs, Verso Books a publié cette année un ouvrage de Carlo Ginzburg sur Pascal, Machiavel et la casuistique. Dans un sens plus large, la casuistique est inhérente à de nombreuses traditions culturelles. Et au cours des dernières décennies, la casuistique a connu une réhabilitation et un renouveau dans la philosophie morale. Aussi, pour éviter toute accusation de casuistique, j’écrirai d’emblée que mon approche dans cet article était casuistique, dans le bon sens du terme.

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Taras Bilous est historien, militant du groupe Sotsialnyi Rukh (Mouvement social) et rédacteur du magazine ukrainien de gauche Commons. Il a grandi dans la région du Donbas, en Ukraine.

L’article de Taras Bilous a été publié sur le site de la revue états-unienne New Politics, et traduit par Stéfanie Prezioso pour Contretemps.

Illustration : Karkhiv, 1er mars 2022.

 

Note

[1] Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE) qui est devenue l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) en janvier 1995.