Au coeur de la guérilla naxalite en Inde

Entre 2008 et 2010 l’anthropologue Alpa Shah s’est rendue dans la région du Jharkhand, dans l’Est de l’Inde, auprès de populations tribales – les adivasis, littéralement « premier.es habitant.es » – qui comptent parmi les populations les plus négligées du pays. Cette région est un des bastions de la guérilla maoïste qui débuta à la fin des années 1960 dans le village de Naxalbari (Bengale Occidental), d’où le mouvement tira son nom, le naxalisme. 

Depuis le début des années 2000 et le boom des matières premières, le Jharkhand, comme d’autres régions de l’Est de l’Inde à fort couvert forestier et au sous-sol riche de ressources minières, fait l’objet des convoitises extractivistes de grandes multinationales auxquelles les autorités ont concédé des contrats d’exploitation. Leurs opérations à grande ampleur accélèrent la destruction des forêts, au mépris des droits des populations tribales sur la terre. 

L’extrait qui suit est tiré de la récente traduction française (par les éditions de la Dernière Lettre) du récit de l’anthropologue des sept nuits de marche qu’elle entreprit en 2010 avec un escadron de la guérilla, parcourant 250 kilomètres dans les forêts pour rallier le village où elle s’était installée. Dans ce chapitre 11, intitulé « Idéaux égalitaires, humanité et intimité », elle évoque les raisons de la persistance, en dépit de la violente répression menée par l’État indien, de la guérilla au sein des populations tribales, mêlant idéaux égalitaires, centralité de la camaraderie, luttes environnementales.

[…] Comme bon nombre d’insurrections armées, les naxalites aspirent à suivre le précepte de Mao, rendu célèbre par Che Guevara : la guérilla doit se mouvoir parmi le peuple comme un poisson dans la mer. Mais, étant donné la longue tradition adivasi consistant à maintenir les étrangers à bonne distance de leur région, comment les naxalites se sont-ils liés avec eux ? Comment les adivasis en sont-ils venus à considérer la guérilla comme un second foyer ?

Un jour, au début de mon séjour à Lalgaon, Mangra m’a raconté l’arrivée des combattants [le père de Kohli, un des jeunes adivasis de l’escadron]. C’était un soir d’octobre, j’étais allée jusqu’à sa maison à la lisière de la forêt, à cinq minutes de celle de Somwari.

Sa cour était très animée. On construisait une nouvelle chambre sur un des flancs de l’habitation principale. À peine achevés, les murs de terre d’un brun doré luisaient dans le soleil du soir. Une pile de tuiles impeccables était posée devant l’extension. Les parents de Kohli les avaient moulées à la main avec soin après avoir fait cuire l’argile pendant trois jours dans un four creusé dans la terre. Huit hommes installaient le toit, une structure de tiges de bambou finement entremêlées sur laquelle les tuiles en terre s’imbriquaient parfaitement. Ces tuiles artisanales sont de loin supérieures à celles, produites en usine, qui sont désormais à la mode dans les villes de la région. Comme les murs de terre, ces tuiles en terre cuite maintiennent la maison fraîche en été et chaude en hiver. Et quand il pleut, les gouttes les font tinter mélodieusement jusque dans la maison.

Somwari et son mari étaient là depuis les premières heures du matin pour aider à construire l’extension. Chacun offrait gratuitement son travail, sachant que les parents de Kohli feraient de même en retour. Cette forme d’échange entre foyers, une pratique courante chez les adivasis, s’appelle madait* (« aide »). Les adivasis s’entraident pour construire leurs maisons, semer leurs champs, faire les récoltes des uns et des autres sans être payés – en sachant seulement que leur générosité leur sera rendue quand ils en auront besoin. À la fin de la journée, le foyer où s’est déroulé le chantier organise toujours une fête pour signifier sa gratitude.

Arrivée quand la construction s’achevait, je suis allée aider Somwari à natter des feuilles de sal pour confectionner des assiettes et des gobelets pour la fête, en arrachant pour faire du fil les veines des feuilles inutilisées. À Lalgaon, on utilise les matériaux de la nature environnante et les produits sont biodégradables. Les déchets de la société de consommation ne sont pas arrivés jusqu’à ces communautés de la forêt. Il est rare de voir des sacs en polyéthylène ou des bouteilles en plastique sur les haat, ainsi que des ustensiles ou des meubles en plastique dans leurs maisons. Leurs membres prennent le plus grand soin de leurs foyers et de leur environnement, portent leurs emplettes dans des feuilles, des paniers en tissu ou des poches nouées dans les plis de leur sari ou de leur longhi [pièce de tissu nouée à la taille et portée par les hommes]. Paniers en vannerie, filets de pêche, plats et marmites, arcs et flèches, tout est fabriqué à la maison ou par des artisans locaux avec des matériaux environnants. Et, quel que soit le niveau de pauvreté de ses habitants, il est rare qu’un intérieur ne soit pas impeccablement propre.

Ce soir-là, la mère de Kohli avait préparé un repas simple à base de bouillon d’épinards et de riz pour nourrir l’équipe de chantier. Mais ce que tout le monde attendait à la fin de cette bonne journée de travail était la bière de riz (hadia) qu’elle avait brassée les huit jours précédents et le vin de mahua [arbre dont les fleurs sont cueillies par les adivasis pour faire de l’alcool] bien frais distillé la veille au soir. Une fois les dernières tuiles de terre posées sur le toit, l’atmosphère devint joviale. Les rires se mêlaient au claquement métallique de la pompe à main tandis que l’eau jaillissait et que chacun se frottait pour enlever la terre. Cette joyeuse compagnie s’installa dans la cour pour boire et se distraire. La mère de Kohli servait du porc frit épicé avec la bière et le vin. Quelqu’un se mit à jouer du mandar*, un tambour local ; hommes et femmes se prirent par la main pour danser en cercle.

Pendant que les chants et les danses tourbillonnaient dans la nuit, Mangra se mit à parler des naxalites. « Au début, m’expliqua-t-il, toutes les familles adivasis oraons que tu vois ici se méfiaient autant des rebelles que des gardes forestiers et de la police, et s’efforçaient de les éviter. »

Les naxalites portaient bien un uniforme légèrement différent de celui des fonctionnaires de l’État, mais leurs dirigeants étaient de haute caste comme eux, des hommes grands à la peau claire. Et comme les autres étrangers, les naxalites semblaient s’intéresser précisément à la partie de la population en qui les adivasis n’ont pas confiance : les marchands sahus des castes intermédiaires à qui ils achètent leur essence, leur huile et leurs épices au marché du village. Certains d’entre eux ont une double casquette de sous-­traitants chargés de superviser le commerce de produits forestiers de la région, et c’est pour leur compte que les adivasis parcourent les forêts à la recherche de feuilles de kendu pour fabriquer des bidis* (cigarettes fines), des feuilles de mohallan pour confectionner des assiettes, des graines de sal pour faire de l’huile et du savon, des truffes et autres produits recherchés qui se vendent cher. Ces marchands paient le travail des adivasis une bouchée de pain, entassent les précieuses denrées dans leurs jeeps Tata et quittent la jungle en trombe en laissant derrière eux un nuage de fumée.

Mais avec le temps, poursuivit Mangra, les naxalites avaient gagné leur confiance. Comment ? Il alluma sa lampe de poche et m’invita à le suivre.

Nous traversâmes les rizières jusqu’au centre du village. À quelques pas de son stand de thé, Mangra m’indiqua une ruine. Au milieu des constructions en terre, la pile de gravats de ciment détonnait. Je l’avais déjà remarquée. C’était la maison de repos des bûcherons. Les naxalites l’avaient fait exploser avant d’incendier les sept camions garés à l’extérieur qu’utilisaient les entreprises pour charger le bois. Les rangers de la forêt avaient déjà été menacés par les naxalites, mais après cette action, ils n’étaient jamais revenus. C’est à partir de ce moment qu’ils ont commencé à appeler les naxalites « notre Jungle Sarkar » [gouvernement de la jungle].

Mangra raconta que les attaques suivantes avaient visé des criminels qui rôdaient depuis longtemps dans la jungle. Un bandit de grand chemin, qui arrêtait des camions et des jeeps publiques pour dévaliser les occupants avant de disparaître dans la forêt, avait été attrapé à 40 kilomètres de là puis ramené à Lalgaon pour y être exécuté. On lui logea trois balles dans la tête avant de laisser son corps devant le gué de la rivière, pour l’exemple.

Ensuite, dit encore Mangra, le Jungle Sarkar les débarrassa des entreprises désignées par l’État pour récolter les feuilles de kendu des environs. L’exploitation de ces feuilles est l’une des activités les plus lucratives de la région. Elle était dominée jusque-là par quelques familles brahmanes venues des plaines agricoles qui contrôlaient le commerce de feuilles légal mais aussi clandestin. Le Jungle Sarkar remplaça ces escrocs par des hommes du village et augmenta la rémunération de la cueillette de feuilles.

Au début, dans mon esprit, la ressemblance entre les naxalites et les mafiosi siciliens s’en trouva renforcée. Un groupe qui s’implante quelque part par la force, fait tomber quelques gros poissons pour les remplacer par des hommes du clan. Le naxalisme me faisait l’effet d’un « racket de protection », un racket qui faisait participer la population locale dans des conditions certes plus équitables, mais peut-être avec un degré de violence supérieur au système antérieur.

Mais Mangra m’expliqua que le Jungle Sarkar avait aussi créé des écoles et des cliniques mobiles gratuites : « Ils ont construit et financé quatre écoles, et si tu les voyais, tu penserais qu’elles sont gérées par un groupe privé comme une ONG. » Ils éduquent aussi les jeunes qui rejoignent l’armée de guérilla, dit-il. Les cliniques mobiles passent dans les villages au moins trois fois par an. Les rebelles font venir des médecins d’autres régions et fournissent des médicaments gratuitement.

À Lalgaon, j’ai vu fonctionner une de ces cliniques. Des centaines de personnes des villages alentour y étaient venues. Dans une zone dépourvue de médecins ou de centres de santé en état de fonctionnement, où les familles pouvaient se retrouver lourdement endettées auprès de médecins clandestins ou de guérisseurs, je commençais à comprendre pourquoi, aux yeux de gens comme Mangra, les naxalites avaient bien plus cherché à se rendre utiles que l’État lui-même.

Mangra avait encore des choses à me raconter sur l’intégration des naxalites. Le plus important,  avança-t-il, ce sont parfois les détails anodins, impondérables, presque imperceptibles. Que voulait-il dire ?

***

Mangra commença son récit par sa première rencontre avec Parasji. Le jour où le dirigeant de la guérilla surgit dans leur cour, il était en train de dîner. D’habitude, quand on entendait qu’un étranger rôdait dans les alentours, Mangra se cachait, laissant son épouse à la maison dire qu’il était dans la forêt. Mais ce soir-là, Parasji les avait surpris. Il était venu de nuit – la plupart des étrangers s’assuraient de quitter la jungle au crépuscule. Pas le temps de s’échapper. Mangra dut prendre les choses en mains.

Il envoya Kohli emprunter une chaise à des voisins, mais Parasji insista pour s’asseoir par terre sur un vieux sac de jute, comme tout le monde dans les villages. Il semblait fatigué, remarqua Mangra sur le coup, comme quelqu’un qui revient de la chasse dans les bois. Il s’adressa respectueusement à la mère de Mangra en l’appelant « chachi*» (« tante ») et demanda s’il restait un peu de nourriture. La demande les prenait totalement de cours. Il n’y avait absolument plus rien à manger dans la maison. Elle n’avait préparé qu’une maigre bouillie de maïs, un ghatha, qu’ils n’auraient jamais servie à des invités.

Devinant l’embarras de la femme, il précisa qu’un peu de ghatha lui suffirait. Il la dissuada par avance d’aller demander du lait dans le village pour accompagner sa nourriture. Quand Kohli revint avec une chaise en plastique d’un rose délavé, à leur stupéfaction, Parasji la refusa avec douceur en les priant de ne jamais se donner cette peine, ni pour lui, ni pour d’autres naxalites.

L’hiver était froid et Parasji dormit chez eux, dans la pièce principale. Comme il était fiévreux, ils lui donnèrent toutes les couvertures disponibles. À l’aube, Mangra fit venir le guérisseur, seul médecin des alentours, qui examina rapidement le rebelle, lui donna des médicaments contre la malaria et recommanda du repos. Quelques heures plus tard, un escadron naxalite vint le chercher.

Il revint après quelques jours pour les remercier de leurs soins et rembourser les honoraires du guérisseur. Leur amitié avait commencé comme ça. Après Parasji, la famille rencontra Gyanji, Ashokji, Ganeshji, Madhusudanji et d’autres naxalites. Mais Parasji avait toujours gardé une place spéciale dans la famille.

Progressivement, ils se mirent à voir ces hommes comme leurs semblables et apprirent à les distinguer – certains naxalites étaient « doux », d’autres, « durs » ; certains perdaient facilement patience, d’autres apaisaient les situations ; certains étaient désordonnés, d’autres, perfectionnistes ; certains, pleins d’énergie, d’autres, paresseux. Ils allaient consulter Gyanji pour toutes sortes de décisions – à quelle école inscrire leur enfant, à quelle famille marier leur fille. Ils se moquaient des discours soporifiques de Sureshji en disant : « Tout a un prix, sauf les discours de Sureshji, qui sont gratuits. » Cependant, qu’il s’agisse de Parasji, de Sureshji, de Gyanji ou d’autres leaders naxalites, le suffixe « -ji » indiquant le respect était toujours attaché à leurs noms, même, curieusement, par la police locale. Les différences furent de plus en plus marquées entre la façon dont les villageois traitaient les rebelles naxalites et leur attitude face aux autres étrangers de haute caste.

Les débats font rage parmi les experts en sécurité et en conflits armés pour savoir si l’implication des personnes dans les mouvements insurrectionnels comme le naxalisme relève de la contrainte, de l’« intérêt personnel » ou du « sentiment d’injustice ». Faute de reportages et d’enquêtes de terrain, l’analyse de la situation des populations mayas ixils au Guatemala, considérées comme prises « entre deux armées[1] », a été déclinée en Inde sous le nom de « théorie du sandwich » : les civils seraient là pris en sandwich entre la violence de l’État et celle des maoïstes[2]. Mais, progressivement, des récits de première main venus de ces régions ont donné plus d’épaisseur subjective aux raisons de l’implication des civils dans la guérilla.

De même que les controverses autour de la guerre du Vietnam se sont concentrées sur la figure économiste du paysan calculant rationnellement sa participation à la révolution pour améliorer sa position future[3] et que des chercheurs ont plus récemment mis l’accent sur le rôle de la « cupidité » dans leur analyse économétrique des conflits civils mondiaux[4], certains analystes indiens ont « démontré » les bénéfices utilitaristes d’une alliance avec les rebelles. Les naxalites seraient des maraudeurs dont la prédation financière et le pillage aveugle auraient attiré des jeunes à la dérive et des tribaux accablés par la pauvreté. La plus explicite de ces théories a cartographié la progression des maoïstes dans les zones minières afin de démontrer que les mines servent de caisses enregistreuses à une confédération informelle de milices, dont les chefs locaux sont exclusivement motivés par l’appât du gain. Nulle coïncidence dans le fait que les rebelles sont implantés dans les bassins miniers indiens, puisque leur prolifération s’expliquerait par la perspective d’extorquer ces richesses[5].

Rejetant l’« hypothèse de l’ appât du gain », d’autres ont mis l’accent sur le « sentiment d’injustice » et l’importance de l’« économie morale » pour redonner de la capacité d’agir aux personnes participant à l’insurrection[6]. Ces analyses se sont pour leur part concentrées sur l’étendue de la pauvreté, les faibles taux d’alphabétisation, la rareté des emplois, l’oppression sociale et les violations de droits humains comme facteurs d’implication dans la rébellion : les personnes au bord de la survie rejoindraient la guérilla parce que les insurgés réparent des injustices[7]. Une version extrême de cette lecture fait de la mobilisation révolutionnaire une politique identitaire et a, ces dernières années, mis en lumière la spoliation des terres adivasis par des concessions minières, en décrivant les naxalites comme un mouvement adivasi[8]. La révolte spontanée des derniers peuples premiers de l’Inde serait le résultat de cette dépossession, les adivasis n’ayant d’autre choix que de prendre les armes pour défendre leurs terres et lutter contre leur propre annihilation. Le « mouvement communiste » passe alors à l’arrière-plan au profit du « mouvement indigène ».

Indéniablement, les efforts des naxalites pour créer des écoles et des cliniques, leurs tentatives de mobiliser la population autour de ses droits à la terre ou à la forêt ont contribué à leur popularité. Mais, au fil de mon séjour à Lalgaon, j’ai compris que, indépendamment des succès et des échecs de leurs initiatives, les naxalites doivent plus profondément leur rapprochement avec les adivasis au fait de les avoir traités en égaux, avec respect et dignité.

Le ralliement de ces derniers s’explique avant tout par l’égalitarisme des naxalites qui leur a permis de se comporter avec humanité et de prêter attention à un ensemble d’interactions sociales subtiles et souvent négligées. Les naxalites sont sensibles à la manière de parler aux personnes, au ton de voix à employer, aux marques de respect avec lesquelles on s’adresse aux gens. Ils sont vigilants quant à la façon dont on entre dans une maison, s’il faut se déchausser, s’il faut s’asseoir par terre plutôt que sur une chaise, qui les amènerait à surplomber le reste des occupants du foyer. Ils accordent de l’importance au fait de partager la nourriture, de boire ou même de manger dans le même gobelet ou la même assiette. Ils plaisantent et taquinent les villageois avec une aisance familière. Ce sont toutes ces choses, ces « détails » comme l’avait dit Mangra, qui ont permis aux naxalites de gagner les cœurs et les esprits des habitants de la région.

Cette capacité des naxalites à nouer des relations affectives denses, issue de leurs idéaux égalitaires, est la raison pour laquelle des jeunes comme Kohli se sont sentis à l’aise pour rejoindre la guérilla et ont eu confiance dans des leaders comme Parasji ou Gyanji. Une fois dans l’armée, les nouvelles recrues s’imprègnent des combats politiques maoïstes comme la défense des salaires, les droits à la terre et à la forêt ou la mise en cause de l’État. Certains se sont intéressés à la préservation de leurs langues locales et se sont mis à les transcrire sous l’impulsion des naxalites, comme dans les territoires indigènes gonds du Chhattisgarh [autre région de l’Est de l’Inde]. Des adivasis se sont même pris de passion pour l’histoire et l’idéologie communistes, les débats sur la nécessité d’une guerre révolutionnaire contre l’État indien et la perspective d’un élan mondial vers une société communiste. Mais, pour inciter les adivasis à rejoindre leurs armées, l’humanité des rebelles s’est peut-être révélée plus décisive que les injustices matérielles qu’ils promettaient de réparer.

Ces valeurs qui les amènent à traiter les autres en égaux expliquent aussi pourquoi les armées naxalites sont considérées comme des refuges pour les exclus de la société. Ainsi, Sureshji, un cadre d’une zone naxalite, est le fils d’une mère dalit [littéralement brisé, opprimé, terme choisi par les populations considérées comme intouchables pour se désigner] et d’un homme de haute caste qu’il n’a jamais connu. Dans les villages de sa plaine natale, il était non seulement ostracisé en tant que dalit et enfant illégitime, mais il était en plus atteint de la lèpre, maladie extrêmement stigmatisée en Inde. Bien qu’il soit titulaire d’une licence d’histoire et ait travaillé pour une ONG, il ne s’était jamais senti respecté avant de rejoindre les naxalites.

Jitesh est un exclu d’un autre genre : d’origine oraon [population tribale], il est devenu à 12 ans domestique pour un haut fonctionnaire indien. C’est un instituteur qui lui a trouvé cette place consistant à cuisiner pour le fonctionnaire en échange de son instruction. Il a passé six ans à son service à Delhi et à Rohtas, dans le Bihar. Entre-temps, à Lalgaon, dans son village d’origine, son frère a été accusé d’avoir tué son voisin et le nom de Jitesh apparaissait dans le dossier en tant que complice. Son frère a rejoint un escadron naxalite pour échapper à l’arrestation et à l’emprisonnement. Jitesh, à son retour de Rohtas, s’est réfugié dans le village natal de sa mère. Il est tombé amoureux d’une fille d’une autre tribu qui est très vite tombée enceinte sans qu’ils soient mariés. Contraint de faire vivre sa compagne et sa fille, il n’a eu d’autre choix que d’emmener sa famille à Lalgaon où il possède une maison et des terres. Mais comme l’accusation de meurtre le poursuivait partout où il allait, il a fini par rejoindre à son tour un escadron naxalite. Ses parents étaient accablés : qu’un de leurs enfants rejoigne la guérilla passe encore, mais pas deux. Et si leurs deux fils mouraient ? Jitesh s’est rangé à leur avis et est parti travailler comme ouvrier dans le Gujarat, mais les naxalites lui avaient donc servi de refuge au moment où le risque d’être emprisonné pour meurtre l’empêchait de se réinstaller au village.

Tandis que les adivasis se rapprochaient des naxalites et épousaient des hommes et des femmes de la guérilla, les rebelles s’intégraient aux réseaux de parenté de la région. Pour les leaders des hautes castes comme Gyanji, le mouvement est synonyme de rupture avec le passé et la famille, mais pour les jeunes adivasis qui forment sa base, les naxalites représentent une continuité plus qu’une rupture avec la vie d’avant : c’est un second foyer. Alors que le gouvernement indien se plaît à diffuser l’image de rebelles recrutant des tribaux par la terreur et la coercition, ces jeunes entrent et sortent des armées de la guérilla un peu comme s’ils venaient rendre visite à des oncles ou des tantes.

On envisage souvent l’idéologie et les conceptions politiques comme des idées abstraites ou associées à des personnalités haut placées, alors qu’elles sont inscrites dans nos vies quotidiennes – dans nos comportements vis-à-vis des autres, dans les relations que nous nouons. C’est l’idéologie des naxalites – la priorité donnée aux valeurs égalitaires – qui est à l’origine de leurs efforts quotidiens pour dépasser les profondes hiérarchies de caste et de classe caractéristiques de la société indienne, et qui a permis de créer ces affinités avec les communautés adivasis parmi lesquelles ils se sont retrouvés. En imaginant un monde plus égalitaire et en s’efforçant de lui donner corps, ces révolutionnaires ont créé des liens d’intimité et des réseaux familiaux entre les villages et la guérilla qui permettent aujourd’hui aux adivasis de rejoindre et de quitter les brigades comme un second foyer. C’est le développement de ces relations de parenté entre les armées et les villages qui a permis aux révolutionnaires d’évoluer parmi le peuple comme des poissons dans la mer[9].

***

Au fil des années, les jeunes adivasis ont été de plus en plus nombreux à venir vivre parmi les naxalites qui ont pris une place toujours plus importante dans leur quotidien. Mangra le disait : « Ils sont devenus notre Jungle Sarkar. »

Après avoir chassé les administrateurs de la forêt, la police, les bandits et les entreprises, après avoir créé leurs propres écoles et cliniques mobiles, les naxalites ont pris des mesures de redistribution. Ils ont ensemencé les étangs locaux avec des alevins à l’usage des communautés. Les gens sont venus y pêcher avec des moustiquaires et des cabas confectionnés dans les villages et ont mangé les poissons ensemble.

Les naxalites n’ont organisé aucune expropriation – ils considéraient que sur les collines tout le monde avait à peine de quoi subsister – et se sont contentés de redistribuer 16 hectares, que l’État s’était arrogés pour créer une coopérative agricole. Comme nombre d’autres projets étatiques, celle-ci n’avait jamais fonctionné. Les naxalites la divisèrent en deux lots. Le premier fut équitablement partagé entre les 50 adivasis kharwars des alentours qui ne disposaient que de petites parcelles. Le second servit à cultiver du riz pour les troupes de la guérilla. Ils réquisitionnèrent également des bâtiments administratifs désaffectés – comme ceux ayant appartenu aux fonctionnaires des forêts – pour que des familles pauvres dont les maisons s’étaient écroulées puissent s’y installer.

Plus encore, ils redistribuèrent les droits de cueillette des fleurs de mahua en forêt. Car, si certaines personnes possédaient des mahua sur leurs terres, les arbres de la forêt appartiennent officiellement au département forestier de l’État qui, en théorie, autorise les habitants de la zone à pratiquer la cueillette. En avril, les villageois dorment sous les arbres en attendant à l’aube le bruissement de la chute des petites fleurs jaunes pulpeuses. Celles-ci sont ramassées, séchées et distillées pour produire du vin de mahua. Pendant les périodes creuses, nombre de familles vivent de la vente des fleurs séchées ou du vin. Ce dernier se vendait alors 12 roupies [0,18 euro en 2010] la bouteille. Ma sœur de cœur Somwari en produisait cinq par semaine, ce qui lui permettait d’acheter des épices, du savon, de l’huile de kérosène, des allumettes et d’autres produits de base pour la semaine. Ces arbres sont précieux non seulement à cause du vin, mais aussi parce qu’on en presse les graines pour produire de l’huile. Mais la population du village où je résidais avait augmenté et le nombre de mahua était resté le même. Il n’y avait donc pas suffisamment d’arbres pour satisfaire les besoins de tous. Les naxalites réalisèrent un inventaire de tous les mahua de la forêt puis, après de nombreuses assemblées où étaient présents tous les habitants, répartirent les arbres pour garantir à chaque foyer un accès équitable.

Hormis ces formes de redistribution, les litiges au sein des villages, en particulier entre les adivasis et les castes supérieures, furent bientôt arbitrés dans des « tribunaux populaires » créés par les naxalites. Les villageois s’étaient de toute façon détournés des tribunaux de l’État connus pour mettre des années à traiter les affaires, laissant les familles endettées pour finalement juger en faveur de ceux qui ont payé les plus gros pots-de-vin. Les tribunaux naxalites acquirent la réputation de rendre la justice rapidement et gratuitement. À Lalgaon, j’ai assisté à des audiences qui ont permis d’arbitrer entre deux frères se disputant le droit de cueillir les fleurs de huit mahua de la forêt, de juger si une fugue d’amoureux de deux castes différentes devait être sanctionnée et même d’attribuer une parcelle à une personne pour qu’elle y construise sa maison.

« Les naxalites organisent d’autres activités, raconta Mangra. À la saison des pluies, il y a les tournois de football où se rencontrent les équipes de tous les villages alentour. » J’y ai assisté en 2009. Trente-deux équipes représentant chacune un village y participaient. Pendant une semaine, le terrain derrière notre maison se transforma en festival. On avait fabriqué des buts avec des tiges de bambou, fait venir un générateur et un micro de la ville voisine et des stands s’étaient montés tout autour du terrain pour vendre du thé, des œufs au plat, des pois chiches et du tabac. Les jeunes hommes m’avaient désignée pour faire la remise des prix et je me revois remettre à l’équipe gagnante une chèvre de 10 kilos et un trophée d’argent à 7 000 roupies [107 euros en 2010]. L’équipe arrivée deuxième reçut une chèvre de 7 kilos et un trophée de bronze à 7 000 roupies, et la troisième, une chèvre de 5 kilos et un trophée de cuivre à 5 000 roupies [77 euros]. Les cinq meilleurs joueurs repartirent avec une lampe à gaz. Au total, le tournoi avait coûté 150 000 roupies [2 310 euros]. Il se termina par un bal sur le terrain de foot.

L’hiver, les naxalites organisent un festival commémorant les héros des révoltes anticoloniales adivasis, attirant des milliers de personnes à Lalgaon. Pour la première édition, en 2003, il y eut pendant dix jours près de 20 000 personnes. On avait installé des générateurs et fait venir des invités de Ranchi et même de New Delhi – journalistes, militants des droits humains, politiciens. Des troupes de danseurs, des groupes de musique et de théâtre se déplacèrent de loin pour célébrer l’esprit révolutionnaire. Un célèbre sculpteur vint de Rohtas pour édifier un mémorial de 6 mètres de haut à l’effigie de rebelles tribaux. Les villageois reprochèrent au Jungle Sarkar d’avoir fait appel à un artiste des plaines qui avait sculpté les jambes des rebelles comme s’ils étaient des gens des plaines. Ils se plaignirent qu’elles soient si grosses qu’ils semblaient atteints d’éléphantiasis et affirmèrent qu’un artiste adivasi les aurait représentés de manière plus réaliste. Cependant, malgré cette brouille mineure, l’esprit festif de l’événement resta dans les mémoires. Il a lieu chaque année, à plus petite échelle, et le mémorial a laissé une trace durable dans le paysage de Lalgaon.

Les révolutionnaires consacraient l’essentiel de leur énergie à organiser des manifestations et des meetings. Des marches de jour, des descentes aux flambeaux, des blocages de route – les villageois ont participé à tout ça, dit Mangra. Derrière des banderoles dénonçant les privatisations, le libéralisme ou la mondialisation, ils ont manifesté contre l’inflation, se sont mobilisés pour les emplois prévus par le National Rural Employment Guarantee Act[10] et ont tenu des piquets pour dénoncer la corruption du système de distribution de nourriture aux pauvres. Ils ont brûlé des effigies du Premier ministre Manmohan Singh, du directeur adjoint du Commissariat au plan Montek Singh Ahluwalia[11], à l’origine de nombreuses réformes du commerce et de libéralisation de l’économie indienne, et du ministre de l’Intérieur Palaniappan Chidambaram. Mangra s’esclaffait en repensant aux bedaines caricaturales des effigies confectionnées par les villageois de façon à refléter l’appétit insatiable des politiciens pour les ressources destinées aux pauvres.

Ces mobilisations locales furent suivies de plusieurs meetings visant à faire remonter leurs revendications jusqu’à la capitale du district, Ranchi, puis jusqu’à New Delhi, dans le cadre d’une action plus large organisée par les naxalites afin de dénoncer le déplacement des adivasis au nom du développement national – pour édifier des barrages, des usines sidérurgiques et des centrales électriques.

« Avant l’arrivée des naxalites, se souvint Mangra, beaucoup d’entre nous ne savaient même pas ce qu’était un ministre. Nous ne savions pas que le National Rural Employment Guarantee Act servait à nous garantir du travail, que nous avions droit à des cartes Below Poverty Line* [littéralement “sous le seuil de pauvreté”] donnant accès à des rations subventionnées. La plupart d’entre nous n’étions jamais allés à Ranchi, et encore moins à New Delhi. Les naxalites nous ont appris ce que l’État nous doit – ce qu’un État est censé être. »

***

Mais, raconta encore Mangra, à mesure que les naxalites étaient devenus plus présents dans leurs vies, les problèmes s’étaient multipliés. Certains se sentaient mis à l’écart de l’organisation des festivals et des tournois. Certains reprochaient aux autres de ne pas venir aux meetings. Les parents ne voyaient pas toujours d’un bon œil la métamorphose de leurs enfants après un séjour dans la guérilla et craignaient de les perdre définitivement. Les décisions du tribunal populaire pouvaient créer de la rancœur. Les procès et les exécutions de mouchards, tués d’une balle dans la tête, créaient un climat de peur. À tout ceci s’ajouta la violence que les forces de sécurité de l’État déployèrent sur les collines.

La première fois, la police monta avec 500 hommes qui établirent leurs quartiers dans l’école et le centre de santé désaffecté. Ils n’eurent aucun scrupule à brutaliser les villageois et à les utiliser comme boucliers humains pour pénétrer dans les forêts et traquer les naxalites.

Pendant mon séjour à Lalgaon, les rebelles firent exploser le centre de santé pour tenter d’empêcher son occupation par les forces de sécurité. S’ensuivit une fusillade entre les deux camps dont les villageois payèrent le prix le lendemain matin. Des femmes racontèrent que les policiers avaient défoncé leurs portes puis les avaient tirées dehors par les cheveux en les accusant d’héberger des « terroristes ». L’une d’elles eut si peur qu’elle s’évanouit. Une autre mourut d’une crise cardiaque pendant qu’on tabassait son mari et son fils sous ses yeux.

Dans un village proche, en avril 2009, à l’époque des élections législatives destinées à renouveler la chambre basse du Parlement, des membres de la Central Reserve Police Force exécutèrent arbitrairement cinq habitants accusés d’être des maoïstes. Les révolutionnaires avaient tué à l’explosif deux soldats d’une unité chargée d’organiser le bureau électoral. Les forces de sécurité s’étaient vengées. Les gens de Lalgaon affrétèrent plusieurs camions pour aller manifester contre le meurtre de leurs voisins.

Aujourd’hui, tout le monde a peur quand les forces de sécurité surgissent sur les crêtes, terrifié à l’idée d’être pris dans une fusillade avec les maoïstes. Les villageois disent que les rebelles peuvent s’échapper dans les bois, mais que celles et ceux qui restent en arrière sont directement confrontés à la violence policière. Les habitants qui en ont les moyens partent se réfugier chez des parents, dans d’autres villages, quand la police arrive. D’autres réfléchissent à rejoindre les escadrons de la guérilla. Et d’autres encore veulent quitter la région.

Notes

[1]. David Stoll, Between Two Armies in the Ixil Towns of Guatemala, Columbia University Press, New York, 1993.

[2]. Un concept que critique également l’universitaire et activiste Radha D’Souza : « Sandwich theory and Operation Green Hunt », Sanhati, 15 décembre 2009 (sanhati.com).

[3]. Samuel L. Popkin, The Rational Peasant: The Political Economy of Rural Society in Vietnam, University of California Press, Berkeley, 1979.

[4]. Paul Collier et Anke Hoeffler, « Greed and grievance in civil war », Oxford Economic Papers vol. 56, no 4, 2004, p. 563-595. Collier et Hoeffler ont par la suite amendé leur théorie de la « cupidité » pour rendre compte, avec Dominic Rohner, de facteurs plus larges comme la « faisabilité » : « Beyond greed and grievance: feasibility and civil war », Oxford Economic Papers vol. 61, no 1, 2009, p. 1-27. Pour une approche générale, voir David Keen, « Incentives and disincentives for violence », dans Mats Berdal et David M. Malone (dir.), Greed and Grievance: Economic Agendas in Civil Wars, éd. Lynne Rienner, Boulder, 2000, p. 19-42.

[5]. Voir par exemple Scott Carney et Jason Miklian, « Fire in the hole », Foreign Policy, 6 août 2010.

[6]. James C. Scott, The Moral Economy of the Peasant: Rebellion and Subsistence in Southeast Asia, Yale University Press, Londres, 1976 ; E.P. Thompson, « The moral economy of the English crowd in the eighteenth century », Past & Present no 50, 1971, p. 76-136.

[7]. La « théorie des injustices » est particulièrement approfondie dans un rapport gouvernemental de 2008 déjà évoqué en première partie : « Development challenges in extremist affected areas: Report of an expert group to planning commission ».

[8]. Arundhati Roy est peut-être la principale représentante de cette position selon laquelle, le mouvement étant composé d’adivasis à 99,9 %, il y a lieu de se demander s’il est maoïste ou adivasi. Voir Broken Republic, ouvr. cité.

[9]. Voir Alpa Shah, « The intimacy of insurgency: beyond coercion, greed or grievance in Maoist India », Economy and Society vol. 42, no 3, 2013, p. 480-506.

[10]. En 2005, l’Inde adopte cette loi garantissant un minimum de cent jours de travail (non qualifié, rémunéré au salaire minimum) par an à tous les ménages ruraux volontaires.

[11]. L’économiste, qui a travaillé à la Banque mondiale, au Fonds monétaire international et a occupé différents postes au sein des gouvernements menés par le parti du Congrès, social-démocrate, est directeur adjoint du Commissariat au plan de 2004 à 2014.