Vers un communisme queer

Dans  sa préface à l’édition française de son livre Communisme queer. Pour une subversion de l’hétérosexualité publié chez Syllepse en 2022 (traduction Stefania Caristia et Romain Descottes), Federico Zappino rappelle le positionnement qu’il adopte tout au long de cet essai si neuf où l’hétérosexualité est conçue, pensée et analysée comme un mode de production: une perspective radicalement anti-essentialiste et anti-identitaire. Nous en publions un extrait. Il est question ici d’oppression, d’inégalité et de violence, mais surtout des manières de les subvertir vraiment pour les combattre radicalement.

Trois ans se sont écoulés depuis la rédaction de Comunismo queer et l’envoi de mon manuscrit à l’éditeur italien Meltemi. À cette époque-là, je ne pouvais imaginer que ce livre trouverait un public aussi vaste en Italie, ni qu’il serait accueilli comme une intervention audacieuse et comme une insolite déclinaison matérialiste de la théorie queer. Il était d’autant plus difficile d’imaginer qu’il serait traduit dans d’autres langues ! Je ne suis pas un universitaire, je n’occupe aucune position sociale prestigieuse. Ne pas disposer de pouvoir académique signifie, en Italie tout du moins, ne pas accéder à des financements publics pour ses publications et a fortiori pour leurs traductions vers d’autres langues, ce qui permet d’avoir un écho international. Je remercie dès lors Stefania Caristia, Romain Descottes et les éditions Syllepse pour avoir voulu traduire mon livre en français : je suis heureux et plein d’espoir de savoir que Comunismo queer a franchi les frontières par ses propres moyens, aussi faibles et précaires soient-ils.

Lorsque ce livre parut en Italie, le même jour que ma traduction italienne de The Straight Mind and Other Essays, de Monique Wittig, les porte-parole, savants et non-savants de l’ordre hétérosexuel tentèrent de l’entraver de plusieurs façons : en l’ignorant, comme le firent des quotidiens qui se qualifient pourtant de « communistes » ; en le ridiculisant, comme le fit la presse centriste et libérale ; ou encore en lui consacrant leurs unes, comme le fit la presse de droite et d’extrême droite, avec comme seul et unique but de mieux m’exposer, sur les réseaux sociaux, aux offenses et aux menaces de tous ceux qui grossissent les rangs des populismes souverainistes et néofondamentalistes (ce ne fut vraiment pas agréable, mais cela ne m’étonna pas d’apprendre que la publication de Comunismo queer suscitait parmi ces personnes des réactions allant de l’incitation à l’internement psychiatrique à celle dans un campde concentration). Toujours est-il que, indépendamment des appartenances « politiques », ils étaient tous parfaitement d’accord pour estimerque, quel que soit le sujet de cet ouvrage – que dans certains cas ils avaient très bien saisi[1] –, celui-ci ne méritait que le silence, la dérision ou la haine.

De toute évidence, cela devait horrifier auprès des amis et des ennemis, de droite à gauche et quelle qu’en soit la raison, qu’un sujet minoritaire ne se comporte pas comme un perroquet apprivoisé et reprenne la bonne habitude d’une critique de l’hétérosexualité en termes de système social et, plus précisément, de mode de production qu’il faut subvertir afin de rendre plus souhaitable la redéfinition d’un projet communiste d’égalité et de justice sociale.

Dans mon ouvrage, la revendication des droits civiques et l’invocation d’une culture de la parité et du respect, qui constituent les seuls arguments dont un gay peut parler en Italie (avec en supplément un anticapitalisme flou, s’il souhaite s’adresser à la gauche), laissaient la place à une relecture des théorisations de Monique Wittig et de Mario Mieli ; la revendication d’une plus grande inclusion au sein du système social hétérosexuel se voyait dramatiquement déçue par l’aspiration à le subvertir, ainsi que par la conceptualisation de l’hétérosexualité en termes de « mode de production », permettant de relire le concept de classe, le rapport entre la structure et la superstructure et entre les oppressions culturelles et économiques, et l’idée d’anticapitalisme elle-même. À bien y regarder, à quoi pouvais-je m’attendre sinon au silence, la dérision et la haine hétérosexuelle ?

Parallèlement, la compréhension, le partage et la diffusion de cet ouvrage auprès des minorisées de genre et de sexe, et tout particulièrement parmi celles qui sont exclues des circuits mainstream et institutionnels (tout d’abord universitaires) et qui n’accordent que peu de confiance aux politiques identitaires, ni ne se sentent politiquement représentées par les formations idéologiques existantes – en ce sens, donc, queer – est la plus belle des récompenses pour le travail qu’a demandé sa rédaction. D’ailleurs, si la théorie proposée par cet ouvrage peut représenter une classe, ce n’est que la classe dont la fonction historique est la subversion du mode de production hétérosexuel.

Il me semble que ceux et celles qui font partie de cette classe ne privilégient pas, comme critère pour s’exclure réciproquement – et pour exclure les possibilités mêmes d’une lutte commune – l’appartenance à une classe de sexe, le partage d’un patrimoine chromosomique similaire ou la reconnaissance dans une même identité de genre ou orientation sexuelle. Bien au contraire, ces personnes s’efforcent d’atténuer le conflit et la colère qui surgissent régulièrement de la diversité des formes sociales qu’assume leur oppression, dans la conviction que celle-ci découle d’une même matrice structurelle, et que dans l’absence d’une lutte politique visant à subvertir cette matrice, elles ne parviendront jamais à corriger définitivement la production différentielle de l’oppression, de l’inégalité et de la violence qui les concernent.

Je crois que c’est la perspective radicalement anti-essentialiste et anti-identitaire qui a également favorisé des formes significatives de compréhension et de partage au sein de certains secteurs de l’activisme antispéciste ou de celui plus génériquement anticapitaliste, comme le montrent les nombreux comptes rendus de mon ouvrage provenant de ces secteurs militants. La subversion du mode de production hétérosexuel – qui ne signifie pas simplement s’opposer à l’homo-lesbo-transphobie et à la misogynie – est un propos politique auquel peut prendre part quiconque en partage les présupposés et s’engage en ce sens.

Le désir qui m’animait lors de la rédaction de cet ouvrage n’entendait d’ailleurs pas s’épuiser dans la dénonciation de l’oppression de tel ou tel autre groupe social, ni dans l’affirmation d’une liberté en dehors de l’oppression – quoique ces deux choses soient pour moi très importantes. Je voulais proposer une théorie et une pratique qui, à partir d’un positionnement minoritaire et opprimé, affirment une autre idée de société, s’inspirant à son tour d’une autre idée de réalité venant, justement, de la subversion du mode de production hétérosexuel. Peut-on envisager, me demandais-je, de refonder un mode de relations sociales qui ne constitue pas le produit de l’hétérosexualité ? Peut-on penser le monde en dehors du réalisme hétérosexuel ?

Ces questions demandaient de partir de la considération de l’hétérosexualité comme une rationalité sous-tendant la production matérielle des « hommes » et des « femmes » en tant que tels, de même que la relationalité inégale, violente et, en tout cas, obligatoire qui donne lieu à cette production et qui ne cesse d’en découler. En deuxième lieu, il s’agissait de constater que, dans la mesure où elle voit constamment des « hommes » et des « femmes » établir des relations, la relationalité sociale dans son ensemble dépend de ce mode de production, et que c’est dans ce dernier qu’il fallait reconnaître la production des formes plus vastes – et pas toujours codifiables – d’oppression, d’inégalité et de violence sociale ; enfin, il était question de comprendre comment subvertir définitivement ce mode de production, car en l’absence de cette subversion nous ne parviendrons jamais à subvertir – d’une façon qui ne préserve pas son présupposé structurel – la production inégale de l’oppression, de l’inégalité et de la violence qui sont actuellement vécues par la majorité des personnes dans le monde.

Trois ans constituent un temps insuffisant pour évaluer l’impact culturel et politique d’un ouvrage comme Communisme queer. Cette préface à l’édition française peut cependant constituer une occasion pour réaffirmer ou préciser certaines questions qui sont restées ouvertes. Tout d’abord, cet ouvrage ne présuppose pas que l’oppression, l’inégalité et la violence vécues par les femmes, les personnes gay, lesbiennes, trans, bisexuel.les et par toutes les autres minorisées de genre et de sexe soient entièrement égales. Elles ne le sont pas ni l’ont été historiquement – et c’est peut-être là la raison pour laquelle les principales expériences de lutte commune entre féministes, lesbiennes et personnes homosexuelles et trans n’ont jamais eu les effets escomptés (l’expérience française du FHAR – Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire, le démontre). Communisme queer veut cependant résister aux tentatives récurrentes de transformer «l’histoire» en une nouvelle «nature» inéluctable et vise à affirmer que, bien que ces formes d’oppression historique aient été et ne cessent d’être différemment vécues – en plus d’être différemment liées à la matrice de l’oppression – il n’est pas inscrit dans la nature des choses que la diversité des formes sociales prises par l’oppression ne puisse poser des jalons communs pour repenser une pluralité de stratégies vouées à la contraster et à l’abattre. […]

En définissant l’hétérosexualité comme un «mode de production», j’œuvre évidemment à une resémantisation du vocabulaire marxien. Lorsqu’il parle de mode de production, Marx se réfère au critère qui préside à l’ensemble des relations sociales productives et à l’organisation des moyens de production – «production» qui, pour Marx, coïncide avec la transformation de la matière en un bien, et qui consiste dans un processus circulaire pouvant se reproduire tout simplement soi-même ou bien tendre à la création d’une plus-value. Le mode de production est donc le critère entièrement social – qui pour Marx s’oppose à l’essence – par lequel la matière est transformée en un bien, en acquérant de la valeur. Si un mode confère une forme à cette production, donc, c’est que dans ce processus de transformation de la matière œuvre indéniablement un critère déterminé, qui découle du mode par lequel sont organisées les relations sociales, et qui est vouée à les reproduire.

Bien évidemment, Marx n’envisageait pas les corps parmi les matières susceptibles d’être transformées en biens, tout du moins pas en ces termes. Mais comment les corps, dans leur matérialité indiscutable, deviennent-ils des signifiants culturels ? C’est ici que, pour moi, intervient l’hétérosexualité. Dans le «mode de production hétérosexuel», la matière qui subit un processus de transformation et de valorisation n’est pas seulement la matière corporelle : cela advient dès le jour de notre naissance, voire avant notre naissance, dans la mesure où le mode de production hétérosexuel n’est pas décidé à chaque nouvelle naissance, mais est là avant que chaque nouveau corps ne voie le jour. L’hétérosexualité est le mode, ou la rationalité, qui préside à la transformation des corps en genres ainsi qu’à la production en biens de la matière que nous sommes. Et tout comme la production chez Marx, la production hétérosexuelle œuvre sur deux fronts : d’une part, elle sert de façon indépendante à se reproduire, et donc à conserver l’ordre hétérosexuel des genres ; de l’autre, elle sert à la création de la plus-value.

Mon autre thèse est que dans ce mode de production soit inscrite la production de l’inégalité sociale. La production des hommes et des femmes en tant que tels se fait dans des modalités qui ne peuvent se distinguer de l’inégalité et de la hiérarchie. Et dans les sociétés au sein desquelles nous vivons, les sociétés contemporaines, du capitalisme tardif, nous sommes tous soit des hommes, soit des femmes. Si cela pourrait paraître un simple détail, comme beaucoup tendent à l’affirmer, nous savons cependant que le diable se cache précisément dans les détails. Le produit de l’hétérosexualité est une relation sociale obligatoire et hiérarchique. Cela advient parce que le mode de production hétérosexuel, pour pouvoir œuvrer et se reproduire, se fonde sur la transfiguration de différences anatomiques bien déterminées en principes de classification et de hiérarchisation sociale. Je crois qu’un exemple très concret de cette classification et de cette hiérarchisation sociale nous a été donné par l’avènement de la pandémie, dont la gestion politique a rendu d’autant plus cruelle l’exposition à l’inégalité, à la violence, à la possibilité, différenciée par groupes sociaux, de mourir de façon précoce, que ce soit par privation, négligence ou abandon. […]

À la base de la théorie du mode de production hétérosexuelle se trouve la conviction que, si une politique de genre et de sexe peut avoir un sens à une époque où la reconnaissance formelle des droits se voit accorder le pouvoir de invisibiliser les formes d’oppression et d’inégalité que l’avènement de la pandémie restaure violemment, cette politique se doit de porter le renversement de la conception dominante du rapport entre le mode de production capitaliste et la question de la production du sujet et de la relation sociale. Pour le marxisme, on le sait, toutes les oppressions ne pouvant pas être entièrement reconductibles au rapport conflictuel entre capital et travail – dont l’oppression de genre et de sexe – sont d’ordre «superstructurel» (donc culturelles, ou dans la meilleure des hypothèses, idéologiques). En aucun cas elles ne sont impliquées dans la dimension «structurelle» du mode de production.

Au contraire, dans Communisme queer je tiens à affirmer non pas l’importance équivalente des oppressions superstructurelles et des oppressions structurelles – ce qui signifierait tout simplement rendre valide une répartition problématique – mais une théorie qui situe le mode de production hétérosexuelle précisément dans la « structure » conçue au sens marxiste du terme. Mon insistance sur la question du mode de production hétérosexuelle veut avoir une fonction précise non seulement pour la théorie politique marxiste et pour les mouvements anticapitalistes, mais aussi, voire surtout, pour les minorisées de genre et de sexe.

Celles-ci risquent en effet, elles aussi, d’occulter la position structurelle du mode de production hétérosexuelle : la théorie marxiste et les mouvements anticapitalistes le font en ambitionnant un dépassement du capitalisme fondé sur une conception des classes et du rapport entre structure et superstructure qui réduit les hiérarchies et les inégalités de genre et de sexe à des questions «superstructurelles» ; les minorisées de genre et de sexe le font en revanche en se limitant à célébrer la «superstructure», le «culturel», en basant leur lutte sur une rationalité plus ou moins explicitement libérale, sur son vocabulaire politique et sur ses instruments de correction purement formelle, en contribuant plus ou moins inconsciemment à occulter la matrice de leur propre oppression.

La co-responsabilité de ce deuxième aspect revient sans aucun doute à la rationalité néolibérale, qui s’est affirmée en déqualifiant comme des «idéologies», au sens péjoratif, les théories radicales gay, lesbiennes et féministes, et en n’admettant la possibilité d’envisager les questions de genre et de sexe qu’en termes de revendication de droits, et non de transformation des processus de subjectivation, de relation et de production sociale, au sein d’une société qui doit donc continuer à reposer sur le mode de production hétérosexuel.

Cela dit, mon intention n’est pas seulement de contribuer à renforcer et préciser l’interconnexion entre la lutte anticapitaliste et la lutte pour la transformation des relations de genre et de sexe, mais d’encadrer ces deux luttes, du point de vue théorique, dans une perspective matérialiste assumant la position structurelle du mode de production hétérosexuelle. L’idée que je défends est en effet que le mode de production hétérosexuelle est ce qui offre au capitalisme les ressources humaines et symboliques – c’est-à-dire les hommes et les femmes, leurs processus de subjectivation et de relation – qui lui sont nécessaires pour s’affirmer historiquement et pour continuer à se reproduire.

Par conséquent, la subversion de ce mode de production constitue sans aucun doute l’un des prérequis pour la subversion du mode de production capitaliste lui-même. Si j’insiste sur ce point, ce n’est pas par désir d’établir une hiérarchie entre ce qui précède et ce qui suit : je le fais pour rappeler que le capitalisme ne constitue pas le point de départ ni la fin de toute oppression ou inégalité, et que son dépassement hypothétique n’éliminerait donc pas toutes les oppressions et inégalités. Ce que Marx, de façon éloquente, définissait comme «asynchronies du capitalisme», resteraient parfaitement intactes. Par conséquent, en considérant le mode de production hétérosexuel comme étant logiquement et historiquement antérieur au mode de production capitaliste, je veux dire que le premier serait destiné à survivre au deuxième, au cas où le dépassement du capitalisme ne serait pas précédé d’une subversion du mode de production hétérosexuel.

Nous nous retrouverions alors, peut-être, dans une société non plus imprégnée par les processus de subjectivation et par les rapports sociaux et de production capitalistes, mais parfaitement soutenue par les processus de subjectivation et par les rapports sociaux et de production hétérosexuel : l’assignation du genre, le binarisme de genre et de sexe, les inégalités et les violences de genre et de sexe, les formes d’exploitation et d’exclusion sociale liées au sexe et à la sexualité, et qui ne sont même pas perçues comme telles, la division entre travail « productif » et travail « reproductif », ou encore la persistance d’inégalités de pouvoir structurant les possibilités ou les impossibilités de relation entre les corps – toutes ces pratiques sociales n’ont pas besoin du capitalisme pour rester telles quelles, contrairement au capitalisme, qui nécessite en revanche de formes de classification et de hiérarchisation sociale pour s’affirmer et se reproduire.

Le fait que la transformation de ces deux modes de productions distincts ne puisse se réaliser en suivant les mêmes modalités ou selon les mêmes temporalités, n’empêche pas que, si nous voulons lutter de façon efficace contre le capitalisme – dont dépendent l’oppression, l’inégalité et la violence actuellement vécue par la majorité des personnes au monde –, nous devons nous charger des différents modes de production qui participent à le déterminer.

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Traduit par Stefania Caristia et Romain Descottes.

Illustration: Falcon®, 2015

Note

[1] Dans un article paru à la Une d’un quotidien de droite, on pouvait lire des phrases telles que : « Le fait est que l’attitude gay friendly du capitalisme contemporain ne suffit pas à notre philosophe. Celui-ci est persuadé que l’hétérosexualité produit l’inégalité culturelle, politique et économique entre les hommes et les femmes. D’après lui, la gauche de l’avenir devrait avoir comme objectif théorique et pratique la lutte contre l’hétérosexualité, tandis que les activités LGBT, quant à elles, devraient déplacer leur attention d’une lutte indéterminée contre l’homotransphobie vers la subversion de la domination hétérosexuelle ».