L’Allemagne, le nazisme et la politique de la mémoire

L’approche allemande de l’époque nazie est souvent présentée comme un modèle de la manière dont un pays affronte son passé. Mais il y a également beaucoup à apprendre des limites de cette expérience, notamment concernant la nécessité d’une mémoire publique fondée sur un internationalisme sans réserve et l’horizon d’une libération de tous les peuples. 

Dans cet article, Mario Kessler revient sur le livre de Susan Neiman : Learning from the Germans. Confronting Race and the Memory of Evil (Apprendre des Allemands. La race et la mémoire du mal), New York, Picador, 2020, X+422 pp. Première publication: New York, Farrar, Strauss and Giroux, 2019. 

Peu après la guerre israélo-arabe de 1967, le militant afro-américain des droits civiques Julius Lester a écrit que le souvenir des six millions de Juifs assassinés ne devait pas occulter la vision des crimes de guerre américains au Viêt Nam et de l’oppression des Noirs aux États-Unis. La société américaine, disait-il, était malade – et incapable de faire face à cet héritage raciste.

Trente-six ans plus tard, j’étais professeur invité à l’Université du Massachusetts, à Amherst, et j’ai rappelé à Lester, qui y enseignait, son essai. Entre-temps, il s’était converti au judaïsme, avait reçu une formation de rabbin et d’érudit religieux, et était devenu professeur. Il m’a dit qu’il n’avait pas à retirer ce qu’il avait écrit, mais qu’il avait fini par comprendre l’universalité de l’Holocauste : aucun autre crime, pas même l’esclavage, n’est comparable.

Le racisme sous toutes ses formes est un mal fondamental de l’humanité. Mais la haine des Juifs et la mise en esclavage de peuples africains entiers sur le continent américain sont plus anciennes que le racisme « moderne » fonctionnant avec des termes pseudo-biologiques. Ce dernier invoquait une santé publique prétendument menacée pour expulser les personnes « inférieures » qualifiées de nuisibles. Dans l’Allemagne nazie, ils ont été exterminés – et le traitement de ce pire héritage de l’histoire allemande allait également définir les décennies qui ont suivi la fin peu glorieuse d’Hitler. La « législation raciale » aux États-Unis était antérieure à l’empire nazi et a persisté longtemps après 1945. « Je comprends cela », a déclaré un soldat américain noir au camp de concentration libéré de Buchenwald, « parce que j’ai vu des gens lynchés juste parce qu’ils étaient noirs »[1].

Alors, comment l’Allemagne, après son unification problématique, et les États-Unis aujourd’hui, font-ils face à cet héritage – un héritage que les deux sociétés partagent de différentes manières, mais qui les sépare également ? Ces questions sont au cœur du livre de Susan Neiman, Learning from the Germans. C’est une leçon d’illumination appliquée.

 

L’universalisme défendu

Née en 1955, cette auteure juive a grandi à Atlanta, en Géorgie. Elle quitte l’école à quatorze ans et rejoint une communauté en Californie. Mais sa soif de connaissance la pousse à retourner en classe, tout en restant impliquée dans les mouvements anti-guerre. Elle est admise au New York City College et étudie ensuite la philosophie à Harvard et, en partie, à la Freie Universität de Berlin-Ouest.

En 1986, elle a obtenu son doctorat à Harvard sous la direction de John Rawls, avec qui elle est restée en contact, sur le plan académique et personnel, jusqu’à la mort de celui-ci. Elle devient ensuite professeure assistante et professeure associée à Yale, puis professeure à Tel Aviv. En 2000 elle rejoint le Forum Einstein à Potsdam, en Allemagne, un lieu de rencontre intellectuelle qu’elle dirige depuis lors.

Les ancêtres de Susan Neiman ont immigré aux États-Unis assez tôt pour être largement épargnés par les machines de mort nazies et leur souvenir obsédant. Mais elle a grandi en Géorgie, un État où les Noirs étaient considérés comme des citoyens de troisième classe et – comme elle en a fait l’expérience dans sa propre enfance – où les Juifs n’étaient que des citoyens de deuxième classe. L’auteure décrit de manière frappante comment elle a d’abord essayé de rejeter ces expériences comme étant sans importance, avant d’arriver à les accepter.

Ce livre est une combinaison de rapport social et d’analyse sociologique, reflétée à travers les yeux d’une philosophe à la pensée historique. L’étoile directrice de Susan Neiman est Immanuel Kant. Avec le philosophe des Lumières, elle est à la recherche de penseurs indépendants qui utilisent leur intellect pour dépasser les limites imposées à la pensée.

Un autre penseur mentionné par Neiman, l’historien Isaac Deutscher, était également préoccupé par la transgression des frontières. Deutscher se considérait comme un « Juif non-juif » (il a inventé ce terme) qui restait lié à l’héritage du judaïsme qui conduisit les Juifs hors du ghetto vers l’émancipation. Cette émancipation doit dépasser les frontières du judaïsme, mais c’est précisément la résistance des Juifs à l’oppression et à l’exclusion qui peut leur permettre de contribuer à la libération de tous les peuples. La condition préalable à cela, selon Neiman, est un internationalisme sans réserve. Elle appelle cette attitude « universalisme », et c’est par ce biais qu’elle jette un pont entre Deutscher et les Lumières kantiennes, dont elle défend résolument l’héritage.

Un tel contexte informe lui-même la pensée et le processus de travail de l’auteure.

« Ce livre montre, écrit-elle, comment le peuple allemand s’est efforcé, lentement et de façon discontinue, de reconnaître les maux commis par sa nation. De nombreux ouvrages ont été écrits pour nous inciter à tirer des leçons de l’Holocauste, dont certaines sont douteuses. Ce qui m’intéresse, c’est ce que nous pouvons apprendre de l’Allemagne après la catastrophe. Cette histoire devrait donner de l’espoir, en particulier aux Américains qui luttent actuellement pour accepter notre propre histoire divisée »[2].

Susan Neiman se demande qui a le droit de faire des comparaisons. Les nazis ont été les premiers à comparer leurs propres politiques raciales avec celles des États-Unis et, bien avant de prendre le pouvoir, ils se sont tournés vers l’eugénisme américain pour étayer leur « théorie des races ». L’auteure cite Tzvetan Todorov, pour qui

« les Allemands doivent parler de la singularité de l’Holocauste, les Juifs doivent parler de son universalité. … Un Allemand qui parle de la singularité de l’Holocauste en assume la responsabilité ; un Allemand qui parle de son universalité la nie » (p. 28).

Ce dernier ne cherche qu’à se disculper : si tout le monde était en quelque sorte coupable d’un meurtre de masse, comment les Allemands auraient-ils pu l’éviter ?

Mais après un douloureux processus de réflexion, cette attitude a cédé la place à Vergangenheitsaufarbeitung (traitement du passé), un mot qui n’était pas seulement un défi phonétique pour l’auteure. En Allemagne, l’intérêt pour tous les aspects du passé nazi – notamment la responsabilité des Allemands ordinaires – s’est accru, comme en témoigne le grand nombre de sites commémoratifs. Aux États-Unis aussi, il existe de nombreux sites commémorant l’Holocauste, mais, malgré les progrès réalisés ces deux dernières années, très peu de sites commémorant l’esclavage (on peut en dire autant de la Grande-Bretagne). Un mémorial à Washington pour le génocide des autochtones américains, peut-être à côté du musée de l’Holocauste, est à peine concevable.

L’Holocauste, en tant que mal absolu, a permis à l’Amérique de détourner l’attention de ses propres méfaits. Ainsi, de nombreux Américains n’ont pas compris (du moins jusqu’à récemment) la guerre civile américaine ainsi que la société de l’époque Jim Crow. La culture politique des États-Unis bénéficierait grandement d’une confrontation appropriée avec le passé, tout comme la société allemande l’a fait pour sa part.

Theodor W. Adorno a écrit que la réévaluation du passé influence le conscient, mais surtout l’inconscient. Susan Neiman cite à cet effet le penseur de l’École de Francfort :

« C’est ainsi que nous sommes construits : attaquez-nous de l’extérieur, nous serons prompts à défendre notre terrain » (p. 48).

Elle explique clairement pourquoi les nazis – des meurtriers de masse comme Adolf Eichmann et des prédécesseurs et successeurs idéologiques comme Martin Heidegger et Carl Schmitt – pouvaient dormir plus paisiblement que leurs victimes survivantes, et pourquoi même les quelques personnalités qui ont essayé de se souvenir de tout cela ont connu d’abord le rejet et plus tard seulement une reconnaissance condescendante.

Dans les années 1950 et 1960, l’ancien résistant Wolfgang Abendroth a été le seul professeur d’université en Allemagne de l’Ouest à lancer des recherches sur la résistance ouvrière antifasciste. Sinon, il n’était pas question d’antifascisme en Allemagne de l’Ouest, le mot même était frappé d’anathème. Au contraire, les stratégies de disculpation dominaient : Les sujets les plus fréquents sont le bombardement des villes allemandes par les Alliés et l’expulsion des Allemands des anciens territoires de l’Est.

 

Les Allemagnes d’après-guerre

Susan Neiman tente de comprendre pourquoi cela était probablement inévitable après la fin de la guerre, dans les années du « miracle économique » pendant lesquelles les Allemands ont plongé dans une activité trépidante – une tentative pour oublier, et faire oublier. Elle rend hommage aux efforts déployés par le chancelier social-démocrate Willy Brandt et la génération des années 1960 pour déchirer ce voile d’oubli intentionnel et poser des questions approfondies à leurs propres parents. Elle rend hommage à la politique de la mémoire du gouvernement de coalition social-démocrate/vert (1998-2005), impensable sous le précédent chancelier conservateur Helmut Kohl.

L’auteure présente notamment Jan Philipp Reemtsma, le directeur de l’Institut de recherche sociale de Hambourg, comme un personnage clé dans la confrontation avec le passé, surtout en tant qu’initiateur de l’exposition sur les crimes de la Wehrmacht en 1995. Cette exposition constituait un renversement frappant des tentatives de réhabilitation de l’armée allemande du temps de la guerre :

« Les héros de la Wehrmacht étaient devenus les victimes et les perdants des bombes et des camps de prisonniers de guerre; une transition assez différente ; maintenant, ils devaient s’habituer à être des auteurs de crimes » (p. 70).

À partir de 1995, les attentats contre l’exposition ont fait éclater toutes les contradictions du débat sur l’histoire avec encore plus de force que lors du célèbre Historikerstreit (querelle des historiens) neuf ans plus tôt.[3]

En ce qui concerne la République démocratique allemande (RDA), l’auteure présente une thèse claire et simple :

« L’Allemagne de l’Est a mieux réussi à se débarrasser du passé nazi que l’Allemagne de l’Ouest. Comme toute tentative de porter des jugements normatifs sur l’histoire, celle-ci peut être, et sera, compliquée. Pourtant, le jugement sera une surprise pour la plupart des lecteurs anglo-américains. Pour la plupart des Allemands, cette affirmation est l’équivalent philosophique de jeter un gant dans un duel à l’ancienne. » (p. 80)

L’auteure ne prend jamais l’antifascisme d’État entièrement au pied de la lettre et montre comment il s’est lentement ritualisé et instrumentalisé. Néanmoins, il est important de se rappeler que la RDA était en avance sur l’Allemagne de l’Ouest à bien des égards. Neiman cite Hans Otto Bräutigam, ancien représentant permanent de l’Ouest en RDA, selon lequel « l’une des plus grandes forces de l’Allemagne de l’Est » (p. 97) était sa condamnation précoce du fascisme.[4]

Les Allemands de l’Est interrogés par l’auteure – le pasteur protestant et militant des droits civiques Friedrich Schorlemmer, le biologiste moléculaire Jens Reich, le directeur du Centrum Judaicum de Berlin-Est, Hermann Simon, la chanteuse folklorique yiddish Jalda Rebling et l’écrivain Ingo Schulze – ont également souligné que l’antifascisme en RDA n’était pas une simple rhétorique creuse. Dès le début, il y a eu des films, des livres et des pièces de théâtre à ce sujet, et chaque écolier a visité le camp de concentration de Buchenwald. Learning from the Germans est aussi un appel aux Allemands de l’Est pour qu’ils ne se laissent pas déposséder de cette meilleure partie de leur héritage – et une demande aux Allemands de l’Ouest pour qu’ils honorent cet héritage dans le cadre d’une culture de la mémoire démocratique.

Mais pourquoi les Juifs de RDA, qui ont subi la persécution, l’exil et les camps, parlent-ils si peu de leur judéité ? Peut-être, entre autres raisons, parce que la solidarité avec leurs camarades non-juifs du mouvement ouvrier était leur lien le plus fort ? Mais il est également vrai qu’en RDA, l’engagement antifasciste a aidé de nombreuses personnes à se disculper. Selon une enquête du journal Der Spiegel, 4 % de la population est-allemande présentait des attitudes antisémites extrêmes en 1990, après 45 ans d’éducation antifasciste, soit quatre fois moins qu’en Allemagne de l’Ouest. Entre-temps, ces chiffres ont atteint et dépassé ceux de l’Allemagne de l’Ouest (p. 116).

En 1945, la plupart des Allemands de l’Est étaient aussi peu enclins que les Allemands de l’Ouest à franchir le pas vers l’antifascisme – et c’est précisément pourquoi il fallait décider pour eux. Mais, pendant la Guerre froide, l’Ouest avait besoin de l’expertise de ceux qui avaient travaillé contre l’Union soviétique sous Hitler. Ainsi, l’anticommunisme, seulement provisoirement nettoyé de ses éléments antijuifs, a été testé pour être réutilisé et s’est avéré approprié, comme Susan Neiman le démontre clairement.

Les versements financiers à Israël, qui sont « appelés compensations plutôt que réparations, un mot qui rappelle trop souvent le détestable traité de Versailles », sont donc considérés comme un alibi pour l’intégration de la République fédérale dans la communauté occidentale anticommuniste (p. 99). Mais comme nous le dit l’un des passages les plus obsédants de Neiman, l’équation politique du fascisme et du communisme a servi un « objectif encore plus sombre » :

« Peu de soldats de la Wehrmacht ont été poussés à prendre les armes pour abattre des civils juifs, mais peu ont désobéi aux ordres de le faire une fois placés derrière les lignes de front. […] Mais aucune dictature ne va loin en se contentant de commander ses troupes ; elle doit les inspirer. L’éthique héroïque cultivée par les nazis aurait pas été desservie en exhortant les recrues à abattre des vieillards à longue barbe ou à passer les bébés à la baïonnette ; ces actes ont eu lieu, mais ils n’ont pas été annoncés. L’appel à défendre l’Europe contre la menace communiste était fort, clair et bien plus efficace. » (p. 102)

Cela permettait d’apaiser les sentiments de culpabilité persistants de nombreux Allemands de l’Ouest et de justifier l’anticommunisme :

« Plus les bolcheviks paraissent mauvais maintenant, plus les nazis paraissent bons rétrospectivement. » (p. 103)

Mais la répression du passé avait également eu lieu en RDA – un silence sur les crimes du stalinisme, y compris son antisémitisme. La RDA aurait-elle pu survivre, demande Susan Neiman, si elle avait été capable d’assumer ces crimes de la même manière que ceux des nazis, si elle n’avait pas également utilisé l’antifascisme pour dissimuler l’injustice et l’oppression ? Mais, comme le précise l’auteure, la RDA n’a pas été condamnée parce qu’elle a abusé de l’antifascisme, mais parce qu’elle a voulu combiner l’antifascisme avec le socialisme et a cherché à mettre un terme aux responsables de la guerre et des massacres.

 

Des leçons allemandes ?

Susan Neiman explique que l’impulsion pour écrire son livre est venue lorsque le président Obama a prononcé le 26 juin 2015 le discours commémoratif pour neuf Afro-Américains assassinés à Charleston, en South Carolina, et a appelé à une réévaluation fondamentale du racisme aux États-Unis et de son histoire. Elle s’est rendue au Mississippi en 2016 et, après l’élection de Donald Trump, elle a passé une partie de son année sabbatique 2017 à l’Université du Mississippi.

Là-bas, Neiman a retracé le mouvement des droits civiques et s’est demandé à quel point le racisme institutionnel et structurel était encore présent en Amérique – le plus ouvertement dans le Sud. Elle voit le début du mouvement des droits civiques en 1955, lorsque les meurtriers blancs d’Emmett Till, un Afro-Américain de 14 ans, ont été acquittés. La même année, le boycott des bus à Montgomery, en Alabama, a été le premier signe de rébellion massive contre le racisme d’État. La poursuite tardive des meurtriers de Till et le traitement du crime seront difficilement oubliés par quiconque lira l’exposé de Susan Neiman sur les chrétiens afro-américains priant pour la pitié des meurtriers de Till :

« La capacité à rendre la haine par l’amour raye la raison de la carte, du moins pour un temps. Je ne peux pas plus le comprendre que je ne peux comprendre comment, sachant que les églises noires de l’histoire à travers l’Amérique continuent d’ouvrir leurs portes et leurs cœurs aux étrangers blancs, encore et encore. Quel amour et quel courage. Quel courage et quel amour. » (p. 247)

Aux États-Unis, plus encore qu’en Allemagne, Susan Neiman s’appuie sur des entretiens avec des hommes et des femmes d’origines et de professions les plus diverses. Avec respect et sympathie, elle dresse le portrait de personnes qui n’avaient même pas le droit de rêver d’un parcours éducatif comme le sien. Elle décrit les conditions de vie au Mississippi, l’État le plus pauvre des États-Unis, où les Noirs (et les Blancs aussi !), privés d’éducation, ont peu de chances de sortir du cercle vicieux de la pauvreté, du désavantage éducatif et professionnel, de soins de santé à peine dignes de ce nom et de la mort précoce.

Mais elle reconnaît aussi les grands efforts entrepris pour y remédier, au moins à petite échelle. Elle découvre inlassablement les initiatives de femmes et d’hommes en matière d’entraide et de solidarité mutuelle, même là où il semble que rien ne peut être fait. Ces passages du livre sont particulièrement touchants par leur humanité. Nulle part Neiman ne tombe dans le pathos, nulle part elle ne donne l’impression de faire la morale. Son langage, comme le note l’historien Jan Plamper dans une critique réfléchie, trouve « le ton juste, c’est-à-dire qu’il ne pointe pas du doigt ».

Aucun Sudiste ne justifie aujourd’hui l’esclavage, et l’antisémitisme ouvert n’est plus acceptable socialement en Allemagne. Les célébrations ritualisées en l’honneur des armées confédérées rappellent toutefois à l’auteur une glorification chrétienne de la souffrance, tout comme le fondamentalisme religieux en général est devenu un « substitut de la Cause perdue (Lost Cause) » (p. 188). En revanche, les « monuments les plus convaincants, … les mots des esclaves eux-mêmes, recueillis à partir des témoignages de la Works Progress Administration[5] et gravés sur des tablettes de granit placées en longues rangées, sont trop peu présents dans la conscience des gens » (p. 190). L’ignorance des contextes sociaux, y compris dans la confrontation avec le propre passé des gens, a rendu Donald Trump possible, souligne l’auteur à plusieurs reprises.

Il est utile de rappeler que la carrière politique de Trump a commencé dans le cadre du mouvement Birther, qui a répandu le mensonge selon lequel Barack Obama n’était pas né aux États-Unis et que sa présidence était donc illégitime. Mais ce n’est là que le revers sale de l’affirmation tout aussi immonde selon laquelle les Noirs, lorsqu’ils parlent d’égalité, ne pensent qu’à posséder les femmes blanches. Pour Neiman, le fantasme des hommes noirs violant des femmes blanches est « une sorte de projection » ; elle est alimentée par la culpabilité refoulée des Blancs, qui savent « que leurs ancêtres prenaient les femmes noires à leur guise », et croient maintenant « que les hommes noirs feront de même. » (p. 176)

L’éloge des armées de la Confédération à partir du début du vingtième siècle – dissimulant la cause pour laquelle elles se sont battues – n’était-il pas bien placé pour réconcilier les membres blancs des armées ennemies ? Est-ce une coïncidence si le film raciste de D.W. Griffith Birth of a Nation (Naissance d’une nation) a triomphé en 1915, l’année même où le Ku Klux Klan célébrait sa renaissance lors d’une cérémonie nocturne à Atlanta, l’année même où le juif Leo Frank était lynché dans ce même État de Géorgie ? Les ombres de cette époque sont-elles vraiment devenues des ombres du passé ?

Neiman se souvient de trois militants des droits civiques, James Earl Chaney, Andrew Goodman et Michael Schwerner, dont le meurtre en 1964 constitue l’intrigue du film d’Alan Parker Mississippi Burning (Le Mississippi brûle) de 1988. Elle se souvient aussi d’Edgar Ray Killen, qui a organisé leur mort et a ensuite vécu en homme libre pendant quarante et un ans. Elle écoute même les racistes qui ont tenté de lui expliquer que les Noirs sont intrinsèquement criminels, et que c’est contre cela qu’il faut se protéger. Enfin, comme en Allemagne de l’Ouest dans les années 1950, l’anticommunisme sert de narcotique, ici conjointement avec le racisme militant. Les universités sont toutes des « foyers de communisme », a-t-on dit plus d’une fois à l’auteure.

Alors, est-ce que ceux qui ont le pouvoir écrivent l’histoire ? Ils le font, si les moyens de production et d’information sont entre leurs mains – mais ils ont également dû faire des concessions, dans les universités et ailleurs. « Nous avons eu un brillant mouvement pour les droits civiques, mais nous n’avons pas gagné la guerre des récits », a déclaré Bryan Stevenson, un avocat afro-américain qui a fondé en 2018 le National Memorial for Peace and Justice, un mémorial commémorant les victimes de lynchage racial à Montgomery, en Alabama (p. 278).

 

Optimisme provocateur

Ce livre est un jalon dans la littérature sur la culture de la mémoire. Pour la première fois, l’auteure a réuni les cultures mémorielles distinctes des Américains et des Allemands, des Allemands de l’Est et de l’Ouest, des Juifs et des non-Juifs, des Américains noirs et blancs. Elle montre clairement que les réévaluations respectives du passé peuvent être pensées ensemble, qu’elles sont multidimensionnelles ici comme là-bas et qu’il faut plusieurs générations pour que l’histoire se rattrape.

Mais le livre offre plus que cela : Neiman brosse à coups de pinceau puissants un tableau impressionnant de l’époque, saisissant les problèmes des deux sociétés. Elle abolit les frontières entre la philosophie et la politique, l’historiographie et la littérature, écrivant brillamment pour un large public sans jamais renoncer à l’érudition. Learning from the Germans s’adresse à un lectorat de gauche modérée [« liberal » au sens étatsunien] et évite judicieusement toute terminologie qui pourrait le rebuter. Mais quiconque lit ce livre avec un esprit politique remarquera qu’il n’est pas seulement porté par la solidarité avec les perdants de l’histoire, mais aussi par un esprit socialiste et un optimisme presque provocateur.

Pourquoi ce livre est-il également d’une grande importance pour les lecteurs francophones ? La France et la Belgique sont porteuses d’un héritage colonial dont le coût est de plus en plus revendiqué par les peuples anciennement opprimés par la colonisation. La mémoire des crimes coloniaux en France et en Belgique, comme d’ailleurs en Allemagne, est contradictoire et encore marquée par la demi-mesure et le refoulement. L’incitation à la réflexion et à l’action de Susan Neiman va donc encore plus loin que le thème déjà vaste de son livre.

Nous pouvons conclure en laissant Susan Neiman s’exprimer une fois de plus. En tant que juive, elle a appris en Israël que

« je ne peux pas me sentir plus liée à un marchand d’armes qui partage mon origine ethnique qu’à un ami chilien, sud-africain ou kazakh qui partage mes valeurs fondamentales. Mes liens sont avec des sujets humains, pas avec des généalogies. C’est en fonction de cela que je choisis mes amis, et mes amours. » (p. 384)

*

Texte initialement publié dans une version légèrement abrégée dans Jacobin, le 8 janvier 2022. Traduction de Doina Lungu, en collaboration avec l’auteur, revue par Stathis Kouvélakis.

Mario Kessler est Senior Fellow au Leibniz Zentrum für Zeithistorische Forschung (Leibniz Centre de recherche sur l’histoire du temps présent) à Potsdam, en Allemagne. Il a enseigné pendant de nombreuses années dans des universités américaines, surtout à la Yeshiva University de New York.

Illustration : procès de Nuremberg / Wikimedia Commons.

 

Notes

[1] Cité dans: Jonathan Kaufman, The Broken Alliance: The Turbulent Times between Blacks and Jews in America, New York, 1989, p. 50.

[2] Ibid., p. 25. Toutes les citations proviennent de l’édition de poche chez Picador.

[3] L’Historikerstreit (querelle des historiens) est une controverse qui a opposé, au milieu et à la fin des années 1980, en Allemagne de l’Ouest, des universitaires et autres intellectuels conservateurs, libéraux et sociaux-démocrates. Il portait sur la manière d’intégrer l’Allemagne nazie et l’Holocauste dans l’historiographie allemande et, plus généralement, dans la vision que le peuple allemand a de lui-même. La position adoptée par les intellectuels conservateurs, menés par Ernst Nolte, était que l’Holocauste n’était pas unique et que, par conséquent, les Allemands ne devaient pas porter un poids particulier de culpabilité pour la « solution finale » de la « question juive ». Le débat a attiré l’attention des médias. Si la position de Nolte et de ses partisans a été fermement rejetée par la grande majorité des historiens de cette époque, elle a été de mieux en mieux comprise ces dernières années par les universitaires, notamment en Allemagne et en Autriche.

[4] Les missions permanentes de la République fédérale d’Allemagne (RFA) et de la République démocratique allemande (RDA) ont servi d’ambassades de facto l’une pour l’autre de 1973 à 1990.

[5] La Works Progress Administration, fondée en 1935, était une agence du New Deal, employant des millions de demandeurs d’emploi (pour la plupart des hommes sans éducation formelle) pour réaliser des projets de travaux publics.