Algérie 1962 : la promesse d’un avenir radieux

En ce jour anniversaire de l’indépendance de l’Algérie, nous publions cet extrait du livre récemment paru de Malika Rahal, Algérie 1962. Une histoire populaire (La Découverte, 2022). Récit polyphonique de l’histoire de l’Algérie à la date-césure de 1962, ce livre offre un regard panoramique original et précieux dont nous conseillons chaleureusement la lecture.

Chapitre 20 – L’advention

« Ô Premier juillet 1962/
Premier juillet, jour sacré !/
C’est la date la plus importante de notre vie/
Ce jour-là, l’Algérie indépendante naîtra/
Et l’OAS assoiffée de sang disparaîtra à jamais,/
Tous les Algériens seront libres,/
Et enfin tout le monde pourra chanter le chant patriotique,/
Et brandir notre drapeau national/
Ô Premier juillet, tout le monde te fêtera/
Les armes ne serviront plus à rien/
À bas la guerre et les crimes/
Vive l’Algérie libre et prospère. »

Nourredine Admane, élève de l’école de garçons de la Cité La Montagne, Hussein-Dey, treize ans, 1962[1].

Boghari, 18 mars 1962. Nous avons déjà rencontré Taïeb Cherif, étudiant de la médersa d’Alger revenu chercher refuge contre la violence à Boghari. C’est là qu’il apprend le cessez-le-feu par la radio et sort informer son père et son frère qui ferment immédiatement leur boutique. Les nouvelles continuent d’arriver :

« C’est à Radio Tunis que nous apprenons la liesse qui gagne les Tunisiens et les félicitations qui fusent de partout dans les rues de Tunis où le commentateur passe le micro de l’un à l’autre des passants. Les youyous et les cris de joie qui nous parviennent de la radio nous emplissent d’un immense bonheur. Toute la soirée et toute la nuit, dans les radios arabes, ce ne sont que des messages de félicitations, des cris de joie et des chants à la gloire de l’Algérie combattante et victorieuse. Jamais joie n’a été aussi totale et aussi intense que durant cette veille de 19 mars 1962. Le lendemain, lundi, je sors de chez moi pour me promener dans les rues de Boghari et commenter la grande nouvelle avec mes amis[2]. »

Face à un événement qui change radicalement le monde autour de lui, une certaine incrédulité demeure car, pour l’heure, rien ne change. Le scepticisme résiste jusqu’à ce que des hélicoptères de l’armée française jettent sur le village des tracts annonçant l’accord, comme une reconnaissance par l’ennemi lui-même de ce qui est déjà considéré comme une victoire. Dans son discours radio diffusé du 18 mars, le président du GPRA, Benyoucef Benkhedda, annonce – en arabe – le cessez-le-feu pour le lendemain, midi : « Au nom du Gouvernement provisoire de la République algérienne, je donne l’ordre à toutes les forces combattantes de l’Armée de libération nationale de suspendre les opérations militaires et l’action armée sur l’ensemble du sol algérien.» Dans son discours, le président présente ensuite les accords obtenus à Évian comme la « grande victoire » des principes fondateurs de la lutte pour l’indépendance, adresse un hommage ému aux martyrs qui sont tombés pour ce combat et détaille les étapes à venir, puisque le cessez-le-feu n’est pas encore l’indépendance.

Comme dans nombre de récits, c’est donc la radio qui porte la bonne nouvelle à Taïeb Cherif, authentifiée par sa démultiplication et son écho sur toutes les chaînes de radio. La pluie de tracts et les félicitations qui pleuvent donnent à la joie une caisse de résonance, ici à l’échelle du monde arabe. La famille Cherif communie ainsi avec les festivités bruyantes de Tunis ou Bagdad, qu’ils entendent à la radio dans un espace de la joie partagée dépassant les frontières. Pour beaucoup, le cessez-le-feu est la victoire contre la France, presque déjà l’indépendance. Lorsque les foules sortent dans les rues des grandes villes du monde arabe, c’est l’indépendance à venir qu’elles célèbrent et ces échos lointains s’entendent en Algérie. Toutefois, déployant la chronologie de 1962, la brèche entre passé et avenir apparaît non comme un point dans le temps : elle devient une durée, marquée par une succession d’événements, du cessez-le-feu aux célébrations du 1er novembre 1962, pour célébrer le huitième anniversaire du déclenchement de la Révolution et le premier 1er Novembre de l’indépendance.

L’avènement de la République algérienne

 Alger, 28 septembre 1962. Dans la soirée, le président du Conseil désigné Ahmed Ben Bella prend la parole devant l’Assemblée nationale constituante. Le Journal officiel rapporte ses propos :

« Mesdames, Messieurs, au terme d’une domination coloniale de cent trente-deux ans et d’une guerre de libération de sept ans,

Le peuple algérien est indépendant,

La nation algérienne est libre,

La République algérienne démocratique et populaire est proclamée.

Que tous les morts qui ont payé de leur sacrifice suprême la liberté des vivants,

Que tous ceux qui ont tant souffert et quiont tout perdu,

Que tous ceux qui portent, inscrites dans leur chair, les tortures des tyrans,

Que tous les anonymes, héros sans le savoir, de l’indépendance nationale,

Que tous ceux qui ont permis au peuple algérien d’émerger et de triompher,

Reçoivent ici l’hommage ému de la patrie restaurée dans ses droits et dans sa dignité[3]. »

L’objet de cette troisième séance est la désignation du gouvernement de Ben Bella, premier gouvernement de la République algérienne démocratique et populaire. Les applaudissements nombreux, qui se répètent lors de sa traduction en arabe, indiquent l’intensité du moment. La lecture de ce Journal officiel est saisissante car on y assiste à la création d’une scène politique nationale légale dans la capitale, après des années d’une légitimité étatique en devenir, contrainte à l’exil. De l’intérieur même du pays, l’on entend de nouveau des voix que les circonstances de la colonisation et de la guerre avaient contraintes à parler bas[4].

Le 28 septembre n’est pourtant pas le « moment zéro » de l’Assemblée : le Journal officiel de la première séance, deux jours auparavant, est aujourd’hui introuvable en bibliothèque, signe que les bibliothèques d’Algérie et de France n’y étaient pas encore abonnées (ou que ce numéro historique a été dérobé par des collectionneurs). Le 26 septembre, Al-Chaâb annonçait la proclamation de la République : « L’Algérie est une République démocratique et populaire. »  Le journal raconte la minute de silence à la mémoire des martyrs marquée par l’Assemblée, et l’affirmation par le président de séance, Ferhat Abbas, que l’Algérie colonisée est morte et que vivra la République algérienne.

En quelques heures à peine, la violence civile semble avoir cédé le pas à la politique policée d’une Assemblée. Pour certains, cette Assemblée nouvelle n’est pas satisfaisante et les conflits s’invitent dans le débat : le député Hocine Aït-Ahmed ne masque pas son agacement à l’égard de Ben Bella durant toute la séance. Mohamed Boudiaf n’assiste pas aux débats et démissionnera de l’Assemblée avant la séance suivante (il n’est pas certain qu’il ait été volontairement candidat, son nom ayant sans doute été simplement ajouté sur les listes uniques) ; Krim Belkacem, autre opposant de Ben Bella durant la crise de l’été, s’est fait porter pâle (« Notre frère Krim » est souffrant, annonce Ferhat Abbas en maniant le vocabulaire de la fraternité révolutionnaire). Comme s’ils désapprouvaient l’un et l’autre la façon dont cette Assemblée était créée. Malgré ces absences et ces malaises quant à la nature de l’Assemblée, les débats continueront d’être contradictoires et parfois vifs dans les mois et les années qui suivent.

On pourrait analyser les premières séances de l’Assemblée nationale en termes de ruptures et decontinuités, en observant comment les symboles du pouvoir sont appropriés : la salle avait été l’hémicycle de l’Assemblée algérienne créée après la Seconde Guerre mondiale (1948-1956), qui maintenait le système des deux collèges électoraux et devint rapidement synonyme d’élections truquées et de confiscation de la parole. Certains intervenants qui s’opposent à la façon de conduire les débats arguent d’ailleurs de ce que, si les lieux sont les mêmes, les méthodes doivent changer. Mais c’est autre chose qui nous intéresse ici.

L’émotion particulière est en effet liée à un changement de temps grammatical, au passage du futur des rêves d’avant au présent de leur réalisation. Pour tous ceux qui avaient été engagés en politique avant la guerre d’indépendance et avaient inlassablement répété que la République algérienne, un jour, serait, ou pour ceux qui avaient combattu pour l’indépendance (un tiers des cent quatre-vingt-seize élus sont d’anciens combattants[5]), ce passage ne pouvait être anodin. L’élection de cette Assemblée avait été plusieurs fois repoussée. Elle a été élue sur les listes uniques dont la composition est lue comme le résultat des événements récents : certains opposants au bureau politique de Ben Bella en sont écartés, à l’instar de Benyoucef Benkhedda, le chef du GPRA, en particulier lorsqu’ils ont de l’influence dans les forces armées, comme Salah Boubnider, ancien chef de la wilaya 2 (Constantine)[6]. Il semble aussi que des membres de l’UGTA, trop jaloux de l’indépendance du syndicat par rapport au FLN, aient été écartés. Toutefois Mohamed Boudiaf, Krim Belkacem et Hocine Aït-Ahmed apparaissent. Parmi les élus, une dizaine sont des femmes et une quinzaine sont d’origine européenne. Pour les observateurs, la présence de nombre d’anciens maquisards rend difficile l’analyse sociologique, dans la mesure où ils ne sont plus (ou pas encore) connus selon une profession qui permettrait la description socioprofessionnelle, mais par leur appartenance à l’ALN. Toutefois, la jeunesse des représentant.e.s est remarquable : la moyenne d’âge (calculée sur cent quatre-vingt-trois des cent quatre-vingt-quatorze députés pour lesquels les informations étaient alors disponibles) est de trente-neuf ans ; trente-quatre élus ont moins de trente ans ; seuls vingt dépassent les quarante ans et dix sont étudiants. La diversité sociale l’est également, avec une faible proportion de professions libérales, habituellement nombreuses dans les assemblées élues[7].

Sans doute le Parlement n’est-il pas exactement ce qu’imaginaient ceux qui distribuaient le journal du PPA, Le Parlement algérien, en 1939 et la République algérienne démocratique et populaire n’est pas tout à fait la « République algérienne démocratique et sociale » imaginée par les militants de l’UDMA de Ferhat Abbas (1946-1956). Ces anciens militants ou militantes repensent-ils en septembre 1962 à ces rêves passés lorsque advient l’État nouveau ? Ou bien s’abandonnent-ils entièrement à la joie du moment ? Peut-être leurs sentiments sont-ils contradictoires, ambigus et changeants entre la fin des rêves anciens et la joie de l’advention. Éveline Safir Lavalette, militante du FLN, qui, à trente-cinq ans, vient d’être élue députée du département d’Alger, racontera dans un documentaire de 2017 :

« Je me souviens très bien de la proclamation de la République algérienne démocratique et populaire, ça oui, très bien… De ce moment où il y avait une espèce de silence… un silence d’amour… Vous voyez ? Un silence… Pas un silence triste, un silence paisible… C’était là, voilà. C’était arrivé. On était arrivé au but. Après, on peut applaudir [elle lève les mains et rit][8]. »

Ces séances de l’Assemblée nationale constituante de septembre contiennent toute la complexité temporelle de 1962. On y lit l’intense ferveur, accrue par la référence aux martyrs et aux traces indélébiles de la guerre, contrepoints d’un résultat désormais tangible : la patrie restaurée. La République algérienne, la nation, l’indépendance ne sont plus promesses d’avenir, mais réalités du présent. Dans le même temps, l’amertume face à l’émergence d’un État né dans la violence interalgérienne et les conflits entre les personnalités désenchante l’aujourd’hui.

Ces scènes invitent à penser l’équation temporelle de 1962 au-delà des limites du Parlement pour évoquer la façon dont l’avenir advient. La déception et l’inquiétude dans l’Algérie du xxie siècle ne datent pas de l’explosion populaire de 1988, ni même du coup d’État de 1965 ou des maquis du Front des forces socialistes de 1963. Elles ne sont pas nées après l’événement, mais sont présentes au moment même où s’accomplit la promesse, au moment même de l’advention. L’avènement de l’indépendance a été trop longtemps et trop intensément rêvé pour que la confrontation inquiète avec la réalité ne crée pas du désenchantement, au beau milieu de la joie.

Déployer la durée de l’advention révèle aussi un rapport au temps de 1962 marqué par unsentiment permanent d’urgence et accroît encore l’effervescence, l’excitation et la mobilisation au cœur. Dans sa Sociologie de l’espérance, le sociologue Henri Desroche (1914-1994) décrit les époques où naissent les millénarismes ou les utopies politiques comme des périodes d’effervescence, d’agitation spirituelle et intellectuelle, temps d’invention politique durant lesquels naissent, de façon cyclique, les utopies[9]. L’urgence et l’effervescence qu’elles nourrissent sont donc au cœur de la révolution de 1962.

L’avenir est un pays ambitieux 

Il y a une difficulté méthodologique à reconstituer des espoirs d’avenir et les enthousiasmes de l’époque, rapidement occultés par l’avenir advenu. Les témoins eux-mêmes résistent parfois à se replonger dans leurs sentiments de cette époque, préférant – au moins dans un premier temps –conserver un surplomb critique (ils s’accusent alors d’avoir été bien naïfs à l’indépendance). Pour un témoin, faire revivre la version enthousiaste de soi-même dans le passé, reconstituer pour l’historienne la ferveur d’alors, implique de la revivre par le récit. Cette opération a un coût : il faut ensuite revenir au présent en se confrontant à nouveau à la réalité advenue qui ne peut être à la hauteur des rêves d’alors.

Par ailleurs, dans la double sortie de la guerre et d’une colonisation qui tendaient à faire des Algériens de potentiels hors-la-loi, les réflexions intimes de l’époque ont laissé peu de traces écrites. C’est ce qui fait la rareté du Journal de Mouloud Feraoun (quarante-neuf ans en 1962), que l’on voudrait tant pouvoir suivre jusqu’au cessez-le-feu et à l’indépendance pour découvrir comment sa plume lucide décrirait le mélange de ferveur et de désenchantement[10]. Mais Mouloud Feraoun a été assassiné par l’OAS le 15 mars 1962, lors d’une réunion concernant les centres sociaux au cours de laquelle furent également tués cinq autres instituteurs et inspecteurs d’académie, dont Max Marchand et Salah Ould Aoudia. La violence de fin de guerre dont il est l’une des victimes rend plus difficile encore l’accès aux sentiments, enthousiasmes ou inquiétudes,qui participent de l’advention. Cette rareté des traces donne toute leur valeur à plusieurs séries de dessins et d’écrits d’enfants[11]. La première provient d’un ouvrage édité par Giovanni Pirelli et Jacques Charby, avec le concours de Mustapha Kateb (1920-1989, futur premier directeur du Théâtre national algérien en 1963), publié en 1962 : il regroupe dessins et interviews d’enfants (garçons et filles) menées entre février 1961 et janvier 1962 avec des orphelins réfugiés en Tunisie[12]. Les enfants sont invités à parler de leur vie d’hier, d’aujourd’hui et de demain : leurs propos, sollicités, traduits, sélectionnés et édités dans un but militant, sont de ces sources dont l’historien Carlo Ginzburg rappelle qu’elles sont délicates à manier mais impossibles à écarter, au risque de contribuer à l’effacement des voix et de la culture des classes ou groupes subalternes[13].

La puissance de l’imaginaire d’une Algérie indépendante aux allures de paradis donne aux récits des enfants réfugiés une dimension cosmique, au sens où ils ordonnent le monde et y définissent leur place : l’indépendance qui soldera le passé est en vue ; les enfants ont la guerre pour passé et l’Algérie pour avenir. Leurs paroles, expression d’une culture populaire forgée dans la guerre, ont la force et l’assurance des mythes et des eschatologies.

Parce qu’ils sont réfugiés à l’extérieur, l’avenir est d’abord pour eux le retour. Fathi Sali (quatorze ans) attend avec impatience de retrouver sa maison d’Algérie « même si elle n’est pas encore debout entièrement », offrant une image quasi allégorique du pays :

« Je veux pas rester ici, je repars en Algérie, je vais continuer à lire. L’Algérie c’est mieux parce que l’Algérie sera plus belle que Tunis parce que c’est notre pays et en Algérie indépendante on jouera à tous les jeux pas rien que le ballon comme en Tunisie. Si c’est pour jouer, nous jouons, si c’est pour travailler, nous travaillons. Je veux être docteur, je soigne l’armée qui a combattu pour nous,les civils aussi tous. Les civils, ceux qui ont travaillé avec l’armée je les soigne quand même parceque c’est des Algériens. Les Français nous ne les soignerons pas parce qu’ils nous frappaient ils nous tuaient. Ils nous ont pas laissés dans notre pays » (Moussa Meraihia, dix ans).

Dans l’Algérie de demain, les enfants répareront les séquelles de l’occupation et de la guerre. « Plus tard en Algérie, dit Mohamed Lakhdar ben Ali Hamadi (onze ans), ce que je veux faire, c’est de rendre aux gens ce qu’on leur a pris et punir celui qui a fait du mal. » L’avenir est une victoire qui ouvrira à la réparation à la fois physique et morale, prenant parfois un tour punitif, permettra la restitution de ce qui a été perdu à la colonisation et donnera à chacun son dû. Pays de l’abondance, l’Algérie sera plus belle et aura donc plus de jeux que la Tunisie, de la même façon qu’Ahmed Abid disait que les pommes de terre ne seraient pas moins grosses que celles du Maroc (voir supra, chapitre 13).

L’avenir est un pays ambitieux. Certains se voient dans des métiers d’autorité (caïd, gendarme, policier). L’un, qui, à seize ans, n’a jamais été à l’école veut pourtant être technicien, tel autre ingénieur, d’autres infirmiers ou médecins, toutes professions qui exigent formations ou études. Leurs ambitions de long terme alternent avec les inquiétudes immédiates : « Je veux être directrice de l’enseignement parce qu’une directrice commande tout. Mais je veux aller à l’Algérie que quand elle sera indépendante » (Fatma Aroubia, onze ans) ; « Mes parents, ils sont restés à Guelma et je ne sais pas ce qu’ils sont devenus. Je voudrais qu’après, je devienne ambassadeur » (Amara Gherfu, seize ans).

Leurs rêves révèlent une soif d’éducation qui n’est pas sans rappeler les préoccupations des adultes de 1962 : ne pas revenir à la préhistoire, disaient les militants de Fontaine-Fraîche (voir supra, chapitre 10), ne pas revenir à la vie rurale, montrer le visage d’un pays moderne, discipliné et exigeant. Cette génération montante et sa projection vers le futur sont également saisies par un graffiti qui apparaît de façon fugace dans les images d’un documentaire, Nous sommes l’avenir[14], qui dit la place de la génération montante dans le monde. Les enfants des frontières aspirent à soigner la population et les combattants à l’égard desquels ils expriment une dette. On y reconnaît les parcours d’adultes d’aujourd’hui. Le docteur Abdallah Aggoun (onze ans à l’indépendance) situe ainsi l’origine de sa carrière de médecin aux tortures infligées à son frère aîné en sa présence en 1959 et aux soins que, enfant, il tentait alors de lui apporter. Dans son métier de médecin, jusque durant la « décennie noire » des années 1990, il se considère « comme un soldat ». Les enfants réfugiés en Tunisie expriment un sens de la responsabilité et du devoir à l’échelle d’une génération : « Nous serons vraiment la jeunesse algérienne en apprenant à lire, à écrire et à être bien éduqués »(Abdelhamid Bouklatem, onze ans).

Les sources provenant de l’intérieur même de l’Algérie sont plus rares encore. Les dessins et textes collectés par Mohamed Bencharif, instituteur à l’école de garçons de la Cité La Montagne de Hussein-Dey, sont donc précieux. Ils sont publiés sous la forme d’un ouvrage en 1967[15]. Une réédition récente permet de découvrir la lettre de l’instituteur aux responsables de la Zone autonome d’Alger, dès le 23 mai 1962, sollicitant une préface en vue de la publication d’un livre à partir des travaux de ses élèves ; Abderrahmane Benhamida, ministre de l’Éducation nationale, inaugura une exposition des travaux d’élèves à l’occasion du stage de formation des moniteurs qui devaient assurer la rentrée de septembre 1962, à l’École normale de Bouzareah.

Lorsque les élèves de Mohamed Bencharif écrivent leurs textes en langue française, le cessez-le-feu est déjà passé. Le seul fait qu’ils soient invités et guidés, à l’école, vers l’enthousiasme nationaliste est le signe que l’avenir est en train de s’accomplir. Les jeunes garçons attendent l’indépendance, dont la date n’a pas encore été fixée par le GPRA au 5 juillet. Certains n’étaient pas nés en 1954 et leur point de vue d’enfants d’Alger réduit la guerre à sa dernière séquence, où l’ennemi est l’OAS. Ali Gaci, douze ans et sept mois, écrit :

« Ô Indépendance de l’Algérie !

Quel est le jour où nous te verrons naître ?

Comme tous les Algériens seront heureux !

Les montagnes, les arbres, les enfants !

Tout le monde sera en fête.

Ô“OAS”, bandes de meurtriers et d’assassins

Vous qui avez tué tant d’innocents, quel sera votre sort ?

Mais il viendra un jour où vous fuirez comme des chiens

Chassés par tous les hommes,

Et nous ne vous reverrons jamais plus. »

L’indépendance est le temps de la déroute de l’ennemi, comparé à un chien, de son humiliation et de sa disparition du monde. Salah Aiouez (quatorze ans) rappelle les souffrances et les combats avant de parler de l’avenir du pays :

« Mais dans quelques jours, l’Algérie sera fière et joyeuse.

Ô que l’Algérie est merveilleuse !

Elle sera bientôt libre et indépendante après le référendum

Elle sera dans quelques jours “La Nôtre” !

Elle sera plus riche et prospère que la France. »

Quand « l’Algérie sera indépendance », écrit Mohamed Ouassaïd (treize ans), elle construira des écoles et « va renaître […] riche et prospère » : « Il faut que tous les riches aident les malheureux et les pauvres. Il faut que la terre d’Algérie soit peuplée par des hommes charitables, égaux et libres. Il faudra corriger les buveurs, guérir les malades. Il faut détruire les chaumières et construire de belles villas pour tous. » Les enfants de Hussein-Dey décrivent le futur d’un pays égalitaire, solidaire, moral (les transgressions de la morale ou les vices y seront corrigés) et prospère (il offrira à tous des villas). Le choix du vocabulaire est celui des livres d’histoire de l’école française (« les chaumières » rappelle les manuels scolaires français) et rappelle le contexte scolaire, tout comme les hommes « charitables, égaux et libres », proches en somme de la devise de la République française, centrale dans l’école française.

Comme dans les écrits d’adultes, à l’instar des textes du MNA examinés au chapitre précédent, l’indépendance non encore (complètement) advenue est déjà grandie par la commémoration qu’on lui prédit à l’avenir. Dans ces différentes sources, l’on retrouve des « désirs projetés dans le temps » qui sont autant de désirs projetés dans l’espace, dans l’Algérie de l’indépendance[16]. Les propos d’enfants disent encore autre chose sur le temps et l’espace dans lesquels ils sont produits : pour eux, l’advention est déjà en cours, ce qui permet à leurs pratiques imaginatives d’être traduites en mots, écrits ou dessins d’une façon publique : pour les uns, leur situation à l’extérieur du pays, dans des écoles ou maisons tenues par le GPRA en Tunisie, le permet ; pour les autres, c’est parce que le cessez-le-feu est passé que cette expression leur est permise.

Au risque de l’advention

Ce que les enfants n’anticipent pas, c’est ce que l’advention aura de nécessairement douloureux. Au beau milieu de la joie, certains sont déjà aux prises avec la peine provoquée par le deuil des rêves passés. L’avènement du cessez-le-feu et l’indépendance font ainsi affleurer la mémoire de ceux qui sont morts pour elle. On a dit le rôle des retrouvailles comme dernière gaʿda, dernière assemblée avec les morts (voir supra, chapitre 7). Les expériences partagées entre les vivants et les morts sont présentes dans la poésie des femmes. Leurs poèmes imprimés le sont souvent en français mais laissent deviner l’océan de la poésie orale, arabe ou berbère, auquel ils s’adossent. C’est le cas de « Boqala » publié en 1963 : la boqala (plur. boqalat, ou bwaqel) est un exercice de divination, soit une projection vers l’avenir[17]. Maquisarde en wilaya 3, poétesse et plus tard historienne, Djamila Amrane (1939-2017) y évoque ses morts, son mari Khelil Amrane et leurs compagnons, Slimane et Abd el Latif qui lui disait dans la montagne :

« “Djamila, je suis sûr que c’est bientôt l’indépendance, tu verras nous t’emmènerons à Bougie !” Je te regardais, Abd el Latif, un visage confiant comme seul peut l’être celui d’un enfant ; tu souriais, d’un sourire éclatant. Je me sentais heureuse, heureuse, je t’ai cru, Abd el Latif ; encore quelques mois et nous serions de nouveau chez nous, libres et heureux. C’était en septembre 1957.[…] Je suis venue à Bougie, en juillet 1962, Bougie pleine de soleil, Bougie pleine de drapeaux, Bougie chantant sa joie, Bougie c’était ton sourire, Abd el Latif, mais tu n’es plus là : Abd el Latif, tu es mort au maquis il y a déjà quatre ans et derrière le sourire éclatant de Bougie se dessine le sourire de Khelil, un sourire doux ; mais toujours empreint d’une ombre de tristesse[18]. »

Le texte rappelle la durée de cette guerre interminable dont l’aboutissement fut toujours plus lointain qu’il n’était envisagé et fait coexister l’évocation des festivités de l’indépendance avec le rappel de la mort. Il dit aussi le réconfort qu’a apporté aux maquisards la rêverie de l’avenir, la confiance qu’elle exigeait et donc le risque de se tromper en imaginant l’horizon de l’indépendance : « Nous sommes restés là, longtemps, et puis doucement tu t’es mis à parler ; c’était l’indépendance, tu retournais dans ton village, devant la porte de ma mère avec ton drapeau… Tu as souri et tu t’es endormi. Lorsque je suis revenue, Slimane, tu étais mort. »

Le poème et les textes d’enfants laissent entrevoir tout un travail politique et populaire d’imagination de l’avenir qui, durant la période coloniale, soutient dans la longue attente. La rêverie a une dimension politique (l’exigence de l’éducation, la justice sociale, la punition des criminels) et la tonalité mythique du « bon pays » (ou de la bonne terre, Al-balad al-tayyib, Coran, VII, 58), la terre nourricière avec ses cerisiers en fleurs. Ce jardin-Algérie est un jardin-paradis (une janna) et un lieu eschatologique. Dans la projection vers l’avenir du rêve de Slimane ou des récits d’enfants, l’indépendance sera à la fois le retour à la vie d’avant et l’arrivée dans le pays rêvé. Le poème réalise donc la même boucle temporelle douloureuse que les retrouvailles (voir supra, chapitre 7) : au moment de l’écriture (ou des retrouvailles), l’horizon est atteint, mais vivre l’indépendance, c’est inexorablement penser à ceux avec lesquels on l’avait rêvée. La boqala est une boucle, une révolution temporelle comme l’est la remémoration des martyrs, parfois simplement l’énumération de leurs noms durant les retrouvailles en 1962 ; souvent, cette boucle est répétée par les témoins lors de la rédaction de leurs mémoires, des années plus tard. Le poème de Djamila Amrane tisse ainsi le lien entre les anticipations passées et l’avenir qui advient et place le chagrin au cœur même de la joie. Au moment de l’advention, la charge douloureuse de ces rêveries est liée aux deuils retardés qui ne peuvent être repoussés plus longtemps.

Pour certaines, le chagrin provoqué par cette boucle temporelle empêche de prendre part aux festivités. C’est le cas de Zhor Zerari (vingt-cinq ans en 1962), militante de la Zone autonome d’Alger, arrêtée en 1957 et dont le père fait partie des victimes de disparition forcée de la « bataille d’Alger ». Elle est l’auteure d’un poème qui traduit en peu de mots comment l’indépendance concentre le deuil jusqu’à l’insupportable : « Que m’importe le retour/ Si mon père/ N’est pas sur le quai/ De la Gare[19]. » Dans d’autres cas, le chagrin est mis de côté – parfois au prix d’un effort important – pour vivre pleinement les festivités. Il s’exprime alors dans le slogan massivement chanté « Allah yarham ash-shuhadaʾ » (« Dieu aie pitié des martyrs »). Le chagrin tient aussi à l’inévitable désenchantement après une promesse tant de fois renouvelée.

Le « pays de nos utopies » 

La puissance du pays rêvé est perceptible au-delà des frontières du pays et l’Algérie devient, dès 1962, la destination de migrations, de voyages et d’autres rêveries. Dans l’émigration, nombreux sont ceux qui ont l’Algérie pour destination de leurs rêves ou de leurs voyages. Ils font du pays le lieu de l’utopie.

Smaïn* a dix-huit ans à l’indépendance : né à Marseille dans une famille ouvrière émigrée, il a milité aux Jeunesses communistes avant d’adhérer aux Jeunesses du FLN. Après les fêtes de l’Indépendance passées dans des foyers algériens de Marseille, il arrive par bateau à Alger, vers 6 heures, un matin d’automne 1962. Le jour même, raconte-t-il, il retrouve sa sœur qui travaille déjà au Palais du gouvernement : on y entre alors aisément, sans protocole, et l’homme qui lui indique son chemin est le ministre de l’Économie, Bachir Boumaza. Smaïn passe sa première soirée à discuter à la cité universitaire de Ben Aknoun. Lorsqu’il redescend la rue Didouche-Mourad (anc.Michelet) au petit matin, dit-il : « Il me semblait que j’avais toujours vécu en Algérie. » Marseille était une page refermée. L’atmosphère de joie, l’état des lieux, cette gentillesse générale, le comportement fraternel des gens, la simplicité, raconte-t-il, « c’est ce dont je rêve, tu sais, dans nos utopies. La société qu’on recherche, elle est là[20] ».

Bien d’autres jeunes gens de 1962 racontent le retour familial ou individuel vers une Algérie que certains ne connaissent pas encore. Dans Alger républicain, ce désir de rentrer travailler en Algérie se lit dans certaines petites annonces comme celle publiée par Youcef Khider Louelh qui cherche un emploi de tourneur-fraiseur dans n’importe quelle localité d’Algérie[21]. Ces émigrés revenus viennent s’ajouter aux réfugiés rentrés du Maroc et de Tunisie, aux prisonniers libérés des prisons et des camps de métropole et à tous ceux qui quittent les camps de regroupement pour rentrer chez eux.

Les Algériens ne sont pas les seuls à avoir l’Algérie pour destination de leurs rêves : ceux qui avaient milité à distance pour l’indépendance vivent le cessez-le-feu puis le 5 juillet comme une victoire personnelle, parfois intime. Écolier dans les camps du Liban, le Palestinien Fawaz Turki chantait, durant la guerre, « Vive la Révolution algérienne » et « La libération de la Palestine passepar la Révolution[22] » : si la Révolution est pour la Palestine le seul chemin, alors l’Algérie, grâce à sa révolution devenue enfin indépendance, incarne son avenir. Parmi les modèles qui influencent la Révolution palestinienne, l’Algérie acquiert une place de choix par le succès de son accession à l’indépendance.

Quant au militant communiste libanais Fawwaz Traboulsi, il raconte son expérience de l’indépendance algérienne[23] : alors qu’il était étudiant au Royaume-Uni, le soutien à l’Algérie avait été sa principale préoccupation militante plusieurs années durant. À l’occasion des accords d’Évian, il reçoit une délégation de communistes irakiens qui le prennent pour un Algérien et lui souhaitent un prompt retour dans son pays. La relation de Fawwaz Traboulsi avec le pays a commencé dans son adolescence, lorsqu’il est tombé amoureux de Djamila Bouhired : la vraie, précise-t-il, pas celle du film, l’actrice égyptienne Magda. Son amour a été deux fois contrarié à l’indépendance, une fois lors du mariage de Djamila Bouhired avec l’avocat Jacques Vergès, une seconde fois lorsqu’il a appris qu’elle avait ouvert un salon de coiffure : si l’anecdote du salon de coiffure est inexacte, elle trahit la déception de la confrontation entre le rêve et ce qui advient et révèle sur les héros une dimension sociale ou quotidienne que l’on préférerait ignorer. Il faut dire que film de Youssef Chahine de 1957, Jamila al-jazaʾiriyya (« Djamila l’Algérienne »), a contribué à faire de Djamila Bouhired une figure populaire et à porter la cause algérienne dans tout le tiers monde, dans le contexte effervescent des libérations nationales où la diplomatie algérienne œuvrait à faire de l’indépendance de l’Algérie l’affaire de tous, notamment par la voix de porte-parole célèbres comme Frantz Fanon.

Affiche du film Jamila al-jaza’iriyya de Youssef Chahine (1957) et une du magazine  égyptien Rose al-Yusuf, 26 mars 1962.

En 1962, on rêve d’Algérie en y projetant son propre imaginaire : le film de Chahine est aujourd’hui difficile à regarder, avec ses décors qui ne ressemblent pas à Alger, ses révolutionnaires semblables à des bourgeois cairotes ou alexandrins, ses combattants innombrables, organisés comme une armée régulière et Djamila en insupportable midinette. De même, le 26 mars 1962, une couverture du journal égyptien Rose al-Yusuf met en scène une moudjahida de retour dans son appartement urbain moderne et son enfant jouant au train électrique donnant une image décalée dela réalité sociale de l’Algérie et de sa révolution. On pourrait ironiser du décalage, mais il importe car il révèle la puissance évocatrice de l’Algérie dans les imaginaires de l’époque. C’est d’ailleurs cette puissance qui suscite les manifestations de joie dans les rues de nombreux pays à l’annoncedu cessez- le-feu (voir supra, chapitre 19). La militante Zoulikha Bekaddour, qui travaille pour leGPRA, fête le 19 mars à Bagdad dans une ambiance festive. Parmi les femmes qui la reçoivent, l’uned’elles avait un enfant de deux ans prénommé Wahran (Oran), un nom choisi en écoutant les nouvelles provenant d’Algérie à la radio[24].

L’Algérie est donc en 1962 tout à la fois le lieu dont on rêve et celui vers lequel on voyage effectivement, dès avant le retour à l’ordre et au calme. Beaucoup veulent en être : anciens soutiens du FLN à l’étranger (les « porteurs de valises » dont certains, réfugiés en Tunisie à l’instar de Jacques Charby, ne purent rentrer en France qu’après l’amnistie de 1967), futurs « pieds-rouges » venus soutenir la construction du pays, coopérants des pays de l’Est et, à partir de 1963, démineurs soviétiques, coopérants arabes, enseignants égyptiens ou médecins cubains. Alger n’est pas encore la « Mecque des révolutionnaires », même si Al-Chaâb annonce dès le 18 octobre l’ouverture d’un bureau pour nationalistes des colonies portugaises à Alger. Mais, dès avant le retour à la paix effective, l’Algérie est déjà une destination pour les voyages les plus inattendus, comme celui de ces étudiants britanniques qui se prennent en photo avant de convoyer une jeep vers l’Algérie pour l’organisation Oxfam durant l’été[25].

Au-delà de l’indépendance, le voyage ou la migration vers l’Algérie demeure une possibilité. Aida Bamia est née à Jérusalem en 1938. Elle a donc vingt-quatre ans à l’indépendance. Au Caire, où sa famille est exilée après la guerre de 1948, son intérêt pour l’Algérie naît d’avoir participé à des collectes de dons pour les moudjahidines algériens à l’école. Après une thèse en littérature maghrébine, un premier séjour d’enseignement en Algérie en 1971, puis une bourse américaine, elle a la possibilité de travailler aux États-Unis, mais réfléchit : « Je voulais servir un pays arabe, explique-t-elle en arabe. J’aurais aimé servir mon pays, la Palestine, mais il était impossible d’y avoir un travail, alors je ne me suis dit : au moins, je sers l’Algérie[26]. » Ici, l’Algérie est rêve par défaut, ou rêve de remplacement qui dit la proximité entre Palestine et Algérie dans l’imaginaire. De 1973 à 1980, Aida Bamia enseigne et étudie la littérature arabe, notamment la littérature populaire en Algérie. En retour, la Palestine est vue depuis l’Algérie comme la continuation de la lutte, notamment à la une d’El-Moudjahid en langue arabe du 1er novembre 1962 où le drapeau palestinien avance dans le sillage de la Révolution algérienne.

L’Algérie sera aussi une destination de choix pour les leaders des pays amis ou frères : dès novembre 1962, des délégations étrangères assistent aux premières célébrations du 1er Novembre dans l’Algérie indépendante, pour la commémoration du déclenchement de la Révolution en 1954. Mais à partir de 1963, les chefs d’État eux-mêmes feront le déplacement. À l’automne 1963, c’est le président Nasser. Son demi-frère ʿAdel raconte que Nasser n’a pleuré que deux fois dans sa vie : une fois en 1967 et une fois lorsque, en 1963, la ferveur de la foule algéroise l’a retenu des heures durant entre l’aéroport et le square désormais nommé Port-Saïd. La visite s’analyse dans le contexte de la politique de Ben Bella de rapprochement avec l’Égypte et de la popularité de l’Égypte parmi les Algériens. Mais l’anecdote de ce surgissement de l’émotion, indirecte et peut-être apocryphe, est utilisée pour exprimer la puissance évocatrice de l’Algérie dans les imaginaires, en miroir de la puissance évocatrice de l’Égypte pour les Algériens.

El-Moudjahid, numéro spécial du 1er nov 1962.

Dès l’été 1962, le pays devient le lieu d’une expérience autogestionnaire grandeur nature qui fascine rêveurs et planificateurs. On a dit les possibilités ouvertes par le départ de tant de Français (voir supra, chapitre 18). Si la charte de Tripoli de juin 1962 annonçait une « réforme agraire radicale» en faveur d’une paysannerie qui « a supporté le fardeau le plus lourd » de la guerre[27], personne ne prévoyait l’auto-gestion spontanée provoquée par le départ des Français. De même, se créent des comités de gestion dans les usines, des ouvriers tâchant de les faire fonctionner malgré le départ de leurs gérants[28]. Pour ceux qui, dans le monde, pensent l’autogestion, le développement, la modernisation ou imaginent de nouveaux rapports de production, l’Algérie devient le terrain d’une utopie en acte. Le dirigeant trotskiste Michel Raptis (1911-1996), connu sous le nom de Pablo, fait partie de ceux-là et deviendra le conseiller de Ben Bella. L’expérience révolutionnaire algérienne du lendemain de l’indépendance est, écrit-il en 1967, « la plus importante à l’échelle mondiale, depuis celles de la révolution yougoslave, de la révolution chinoise et de la révolution cubaine[29] ». Les articles et ouvrages de référence qui nous permettent d’étudier les premières années de l’indépendance sont le fruit de l’attractivité du pays en 1962. D’autres viennent (et viendront) depuis l’Égypte pour contribuer ou pour apprendre de ce modèle, comme le militant communiste Sharif Hatata, qui publie en 1964 un ouvrage sur son séjour en Algérie[30].

L’agronome René Dumont, en mission comme on l’a vu pour le gouvernement algérien en décembre 1962 et janvier 1963, considère que le pays est spontanément entré dans la première étape de sa réforme agraire[31] ; et il n’est pas le seul à écrire sur l’autogestion agricole. Bien des chercheurs et militants étrangers viendront étudier le phénomène, dans le Maghreb des années 1960 et 1970 où la question de la réforme agraire est centrale[32]. Plus généralement, des universitaires étrangers, sociologues, politistes ou économistes qui participent à la construction de l’université algérienne s’intéressent à l’Algérie comme expérimentation. Leurs ouvrages, souvent rédigés après le départ du pays, constituent une bibliographie importante sur l’Algérie desannées 1970 et 1980. Leurs préfaces (parfois leurs titres) sont régulièrement marquées par une désillusion similaire à celle qui s’exprime dans les récits de pieds-rouges relatés par la journaliste Catherine Simon[33], comme L’Algérie des illusions de Maurice Tarik Maschino et Fadéla M’Rabet[34]. La désillusion en dit d’ailleurs davantage sur eux-mêmes que sur le pays qu’ils viennent de quitter ou, plus précisément, elle parle avant tout de leur rapport à l’utopie qu’a été pour eux 1962[35].

L’attractivité du pays de l’avenir fait des exclus. Ceux qui ne se reconnaissent pas dans ce qui vient, ou qui voient leurs propres rêves d’avenir s’effondrer, parmi eux des dizaines de milliers de ceux qui, en franchissant la Méditerranée, deviennent des « pieds-noirs ». Ceux aussi pour lesquels l’advention se fait dans une violence et un désarroi tels qu’elle les conduit à s’exiler : c’est le cas de nombreux messalistes dont l’exil demeure à étudier[36]. D’autres partiront plus tard, parce que l’Algérie ne peut être aussi nourricière que le rêve le promettait – et ce décalage entre rêve et advention est sans doute à la racine d’une façon préoccupée et inquiète de parler de l’émigration dans les premières années de l’indépendance.

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Notes

[1] Mohamed Bencharif, Quand les enfants écrivent l’histoire. Textes et dessins libres des enfants de la Révolution algérienne, Bachari, Paris, 2015, p.136

[2] Taïeb Cherif, Mémoires d’un Médersien, Dahlab, Alger, 2015, p.158

[3] Journal officiel de la République algérienne, série de débats, 1er octobre 1962, séance du 28 septembre 1962

[4] Malika Rahal, « Les manifestations de mai 1958 en Algérie ou l’impossible expression d’une opinion publique ‘musulmane’ » in Jean-Paul Thomas, Gilles Le Béguec, Bernard Lachaise, Mai 58 : Le retour du général De Gaulle, Presses Universitaires de Rennes, 2010, pp.39-58,

[5] David et Marina Ottaway, Algeria, the Politics of a Socialist Revolution, University of California Press, Berkeley, 1970, p.72

[6] Mohammed Harbi, Le FLN, mirage et réalité, JApress Publications, Paris, 1980, p.375

[7] Anisse Salah-Bey, « L’Assemblée nationale constituante algérienne », Annuaire de l’Afrique du Nord. 1962, 1964, p.115-125

[8] Fatima Sissani, Résistantes. Tes cheveux démêlés cachent une guerre de sept ans, documentaire, 2017

[9] Henri Desroche, Sociologie de l’espérance, Calmann-Lévy, Paris, 1973

[10] Mouloud Feraoun, Journal. 1955-1962, Seuil, Paris, 1962

[11] Sur la prise en charge des enfants réfugiés, voir Abderrahmane Naceur, Les enfants des frontières [1983], ENAG, Alger, 2009

[12] Les Enfants d’Algérie. Témoignages et dessins d’enfants réfugiés en Tunisie, en Libye et au Maroc, François Maspero, Paris, 1962

[13] Carlo Ginzburg, Le Fromage et les vers. L’univers d’un meunier du XVIème siècle, Flammarion, Paris, 2019, p.4-21

[14] Marie Colonna et Malek Bensmaïl, 1962, de l’Algérie française à l’Algérie algérienne, Documentaire, 2012

[15] Mohamed Bencharif, Le Livre de notre vie. Textes et dessins libres d’enfants sur la révolution algérienne, Sned, Alger, 1967 ; Mohamed Bencharif, Quand les enfants écrivent l’histoire, op. cit.

[16] Karl Mannheim, Idéologie et utopie, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2006, Paris

[17] Mostefa Lacheraf, « Petits poèmes d’Alger », Cahiers du Sud, 1947 ; Setty G. Simon-Khédis, « Boqala, jeu-poésie à usage divinatoire », Horizons Maghrébins. Le droit à la mémoire, vol.49, n°1, 2003, p.125-129 ; Susan Slyomovics, « Algerian women’s Buqalah poetry : oral littérature, cultural politics, and anti-colonial resistance », Journal of Arabic Literature, vol.45, n°2-3, 1er décembre 2014, p.145-168

[18] Denis Barrat et al., Espoir et parole. Poèmes algériens, Seghers, Paris, 1963

[19] Cité par Natalya Vince, Our Fighting Sisters, nation, memory and gender in Algeria (1954-2012), Manchester, Manchester University Press, 2016

[20] Entretien de l’auteure avec Smaïn Zemmouri, 12 juillet 2012

[21] Youcef Khider Louelh, Mémoires en minuscules, Edilivre, Paris, 2009

[22] Fawaz Turki, Soul in Exile, NYU Press, New York, 1988, p.38-39

[23] Fawwaz Traboulsi, Surat al-fata bi-al-ahmar [Photo du jeune homme en rouge], Riyad al-Rayyis, Londres, 1997

[24] Zoulikha Bekaddour, Ils ont trahi notre combat !, op. cit., p.116

[25] Catherine Simon, Algérie les années pieds-rouges, op. cit. ; Éric Lechevalier, « La coopération bulgare en Algérie : l’espoir déçu d’une relation privilégiée (1962-1989) », communication au colloque « Marges impériales en dialogue », 30 mai 2019, Pécs (Hongrie) ; Jeffrey James Byrne, Mecca of Revolution. Algeria, Decolonization, and the Third World Order, Oxford University Press, Oxford, 2016 ; photographie tirée des archives d’Oxfam, partagée par l’historienne Emily Baughan sur Twitter, 7 janvier 2016, <s.421.fr/oysMQpAn>.

[26] Entretien (en arabe) de Natalya Vince et Walid Benkhaled avec Aida Bamia, dans le cadre du projet Generation Independance, <www.generation-independance.com/the-place-of-stories.html>

[27] « Charte de Tripoli », Annuaire de l’Afrique du Nord, vol.1, CNRS-Éditions, Paris, 1962, p. 683

[28] Monique Laks, Autogestion ouvrière et pouvoir politique en Algérie, EDI, Paris, 1970 ; Ahmed Mahsas, L’Autogestion en Algérie. Données politiques de ses premières étapes et de son application, Anthropos, Paris, 1975 (FeniXX réédition numérique, Paris, 2015) ; Damien Hélie, Les Débuts de l’auto-gestion industrielle en Algérie, Éditions de l’Asymétrie, Toulouse, 2018

[29] Michel Raptis, Le Dossier de l’autogestion en Algérie, op. cit.

[30] Sharif Hatata, Rihlatu al-rabi’ ila al-jaza’ir [Voyage de printemps en Algérie] [1964], Dar al-qawmiyya lil Taba’at wal-Nashr, Le Caire, 2001

[31] René Dumont, « Des conditions de la réussite de la réforme agraire en Algérie », loc. cit.

[32] Omar Bessaoud, « Les réformes agraires postcoloniales au Maghreb : un processus inachevé », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2016, 4/4bis, n°63, pp.115-137

[33] Catherine Simon, Algérie, les années pieds-rouges, op. cit.

[34] Maurice Tarik Maschino et Fadéla M’Rabet, L’Algérie des illusions. La révolution confisquée, Robert Laffont, Paris, 1972

[35] Voir, parmi d’autres : Juliette Minces, L’Algérie de la révolution, 1963-1964, L’Harmattan, Paris, 2000 ; Gérard Chaliand et Juliette Minces, L’Algérie indépendante, François Maspero, Paris, 1972 ; Bruno Etienne, Algérie, cultures et révolution, Seuil, Paris, 1977 ; David et Marina Ottaway, Algeria, the Politics of a Socialist Revolution, op. cit. On lira aussi d’intéressants témoignages dans Aïssa Kadri, Instituteurs et enseignants en Algérie, 1945-1975, Karthala, Paris, 2014. Les projets en cours de Marie-Anne McManus et Charlotte Courreye permettront de contrebalancer une vision francocentrée de ces expériences par la connaissance des circulations depuis le monde arabe.

[36] Le livre de Nedjib Sidi Moussa s’achève aux portes de leur départ : Nedjib Sidi Moussa, Algérie, une autre histoire de l’indépendance. Trajectoires révolutionnaires des partisans de Messali Hadj, PUF, Paris, 2019