Au-delà de la mélancolie de gauche : réflexions sur un parcours militant

Que faire de nos expériences, du passé récent et plus lointain, des luttes, des espoirs, des échecs et des victoires? Dans ce texte dense, Stathis Kouvélakis n’adopte pas l’approche de la mélancolie. Il choisit celle de l’analyse serrée pour saisir ce qui s’est passé aussi bien dans la France des années 1980 – en particulier lors de la victoire remportée par le mouvement lycéen et étudiant contre la loi Devaquet en 1986 – que durant le « printemps grec » – auquel il a pris part directement, en bataillant notamment au sein de Syriza – entre 2010 et 2015.

Ces réflexions misent sur la lucidité, sans défaitisme ni fatalisme. Elles débouchent sur des pistes stratégiques pour notre temps, sans faux-semblant. 

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Défataliser la défaite

D’un militant de la gauche radicale et communiste de ma génération, qui a eu vingt ans au mitan du « grand cauchemar des années 1980 » (François Cusset)[1], et qui a commencé à militer à la toute fin des années 1970, on peut dire qu’il a été essentiellement éduqué dans et par les défaites.

Ce processus n’a toutefois été ni linéaire ni homogène. La temporalité politique de la Grèce au cours des dix, peut-être quinze, années qui suivent la chute de la dictature des colonels (1967-1974) diffère, en effet, sensiblement de celle de la France ou de l’Italie. Pour simplifier, on peut dire que les années 1970 ont été celles de l’euphorie et de la radicalisation à gauche de larges pans de la société, avant tout de la jeunesse. Cette vague est certes retombée au cours de la décennie qui a suivi, avec l’arrivée des socialistes grecs au pouvoir (octobre 1981) et l’installation dans une certaine normalisation, mais sans le sentiment de défaite qui a tout submergé ailleurs. De plus, la gauche radicale – très majoritairement communiste – est parvenue à garder des positions significatives dans plusieurs secteurs sociaux (jeunesse étudiante et lycéenne, syndicalisme) et aussi au niveau électoral. Bien que politiquement minoritaire, elle jouissait d’un grand prestige moral, fruit des longues persécutions endurées par ses militant.e.s et du rôle éminent qu’ils et elles avaient joué dans la résistance populaire au fascisme, à l’impérialisme et au régime d’exception instauré pendant la guerre civile et qui a perduré jusqu’à la chute de la dictature. Quitter la Grèce en 1983 pour venir en France et y entamer des études a donc été pour moi un véritable choc, dont je me demande du reste si, malgré toutes les années qui se sont écoulées, il ne continue pas à être actif et à nourrir ma réflexion et mon action.

Ces terribles années 1980, françaises en particulier, ont donc été incontestablement celles du grand reflux sur tous les plans : tournant néolibéral et reniements de la gauche au pouvoir, délitement du mouvement ouvrier et fracturation des classes populaires, déclin du Parti communiste, seul parti de gauche avec un véritable enracinement ouvrier et populaire dans l’histoire de ce pays, affaissement sans précédent du débat intellectuel suite à l’hégémonie d’un libéralisme de guerre froide et la retraite sans combat (ou si peu…) de toute pensée critique, à commencer par le marxisme, qui en a été l’ossature, notamment en France, pendant le « court vingtième siècle » (1914-1989) dont parle Eric Hobsbawm[2]. En quelques années à peine, Paris est passée du rang d’épicentre du radicalisme politique et culturel à celui de « capitale de la réaction intellectuelle européenne », pour citer un autre historien britannique, Perry Anderson[3]. On parle souvent de « la chute du mur de Berlin » et de la fin de l’URSS comme des dates qui ont marqué le moment de bascule mais, en réalité, ces événements, auxquels il faut ajouter le tournant capitaliste de la Chine, ne font que sceller une évolution largement amorcée après une bonne décennie de contre-révolution néolibérale à l’échelle mondiale.

Il existe pourtant un autre angle d’approche de cette même période, qu’il me faut également relier à des moments de mon parcours politique. Car, même pendant les périodes de défaite, la lutte des classes continue ! Elle est même particulièrement féroce puisque les classes dominantes rompent les équilibres sociaux antérieurs et passent à l’offensive. Mais elle est aussi, et pour les mêmes raisons, en partie « invisibilisée » car massivement refoulée par le discours dominant, celui des classes dominantes avides de revanche (et leurs idéologues), déterminées à liquider toutes les concessions qui leur ont été arrachées au cours des décennies antérieures. Il y a donc tout un travail de reconstruction à faire, qui n’est pas un travail « mémoriel », à l’instar de celui qui inonde le champ universitaire et médiatique depuis de longues années, mais une démarche politique dont le but est de percer le silence épais qui, plus encore que les distorsions et biais en tout genre, entoure l’ordinaire des luttes populaires, en particulier des luttes ouvrières.

Je me suis pour ma part modestement essayé à cet exercice au cours des années 2000, avec une série de textes regroupés dans un recueil paru en 2007[4]. Il s’agissait de montrer que toute cette période avait été scandée par des luttes sociales importantes qui, là encore, à l’inverse de ce qu’affirme une certaine vision, ne se résumaient pas à de la « résistance », même s’il s’agissait, pour l’essentiel, de luttes défensives. Pour le dire autrement, mon but était de contrer l’idée selon laquelle la seule ouverture possible consistait à se livrer à des sortes d’actes exemplaires, à contenu essentiellement éthique (voire esthétique), donnant lieu à des pratiques éclatées, des singularités sans lendemain et sans effet sur les rapports de force d’ensemble. Je voulais à l’inverse montrer que ces luttes avaient de véritables enjeux, qu’elles ont effectivement pesé dans le cours des choses, que leur prise en compte est indispensable pour comprendre la période.

Entreprendre un tel travail m’a semblé et me semble toujours politiquement décisif car il permet de situer concrètement quels sont les possibles d’une certaine situation, d’évaluer avec le maximum de lucidité les échecs et les succès, en somme de rendre palpable cette idée selon laquelle, même dans les moments de reflux, l’histoire n’est pas écrite d’avance et que, même si tout n’est pas possible à tout instant, il y a toujours des bifurcations et des occasions – trop souvent ratées, il est vrai – pour les forces de l’émancipation populaire. 

 

Le mouvement étudiant de novembre-décembre 1986

Paris, 11 novembre 1986, manifestation étudiante et lycéenne contre le projet de loi Devaquet. Photo Franck Schneider-Wikipedia.

Pour rendre plus concret ce qui précède, je prendrai deux exemples tirés de mon expérience militante, qui se rapportent respectivement à des situations en France et en Grèce, pays dans lesquels j’ai été directement impliqué dans l’action politique. Je commencerai par le cas d’une victoire partielle mais significative, le mouvement étudiant et lycéen de 1986 contre la loi Devaquet. On s’en souvient aujourd’hui encore parce que le gouvernement de l’époque a été obligé de retirer son projet de loi – qui constituait la première véritable tentative d’instaurer en France la sélection et des droits d’inscription à l’université – et aussi parce que la manifestation du 4 décembre 1986, point d’orgue du mouvement, s’est soldée par une sauvage répression policière qui a entraîné la mort de Malik Oussekine.

Or, même s’il en est rarement question, les effets de ce mouvement, trente-cinq ans après, sont encore parmi nous. D’une part, les gouvernements qui se sont succédé depuis, et qui ont tous mis en œuvre des politiques néolibérales, ne sont pas parvenus à remettre frontalement en cause l’accès gratuit et relativement non sélectif à l’université. Certes, un coin a été enfoncé avec le « processus de Bologne », décidé au niveau de l’Union européenne, puis avec la loi LRU sur l’« autonomie des universités », autant de réformes qui ont mis l’enseignement supérieur sur les rails du néolibéralisme. Macron a repris le flambeau de Devaquet, avec l’instauration de Parcours sup et de droits d’inscription exorbitants pour les étudiant.e.s hors Union européenne, premier pas pour leur généralisation. Cependant, pour avoir enseigné pendant vingt ans à l’université britannique, je peux dire qu’il y a encore une bonne pente à descendre en France avant de rejoindre le modèle marchandisé et entrepreneurial des pays anglo-saxons.

Nous avons réussi à gagner du temps, trois ou quatre décennies, soit l’équivalent de plusieurs générations qui ont pu bénéficier d’une certaine démocratisation de l’accès à l’université, ce n’est pas rien. D’autre part, après la mort de Malik Oussekine, les gouvernements ont eu peur de laisser des manifestants sur le carreau. Cela a tracé une sorte de ligne rouge en matière de répression policière à l’encontre des mouvements sociaux et des manifestations de rue. Là encore, il a fallu attendre le durcissement de la période récente, avec la répression du mouvement contre la loi travail de 2016 et le pic atteint lors des mobilisations des Gilets jaunes et son cortège de mutilés et de blessés, pour que cette ligne soit remise en cause.

Lorsqu’on fait le bilan de cette période, on constate que, dans la continuité du mouvement étudiant de 1986, les mouvements sociaux ont pu engranger, en France, quelques succès partiels, les plus significatifs étant le retrait de la réforme des régimes spéciaux en 1995, puis en 2006, celui du « Contrat première embauche » (CPE). Même Macron, le néolibéral le plus déterminé de tous les présidents à ce jour, a été obligé de temporiser sur la réforme des retraites, et ce pas en arrière n’est pas seulement dû à la pandémie de Covid. Sans la mobilisation très puissante de décembre 2019 et de janvier 2020, la réforme serait passée comme une lettre à la poste. Bien sûr, tout cela n’a pas suffi à arrêter le néolibéralisme, pour cela il aurait fallu une alternative politique qui, on le sait, a fait défaut. Mais la France reste un pays où la contestation du modèle néolibéral a été forte et cela a permis de mieux préserver qu’ailleurs certains « conquis sociaux » – je préfère ce terme d’Ambroise Croizat à celui d’acquis.

Si toutefois j’aborde le mouvement de 1986 ce n’est pas seulement à cause de son importance propre, mais aussi parce que ce fut la première expérience de mobilisation à grande échelle dont j’étais partie prenante. Devenir acteur d’un mouvement de masse est assurément une expérience marquante, qui permet de mieux comprendre le mécanisme de son déclenchement. Pour autant que je m’en souvienne, voici comment j’ai vécu les choses. Le gouvernement Chirac, fraîchement élu lors des législatives de mars 1986, avait préparé sa réforme pendant l’été, comme le font d’habitude les gouvernants pour ce genre de réformes antisociales. Nous savions donc à quoi nous en tenir dès la rentrée universitaire. À l’époque, j’étais membre de l’Union des étudiants communistes (liée au PCF) et militant syndical à l’UNEF Solidarité étudiante, qui a fusionné par la suite avec l’UNEF indépendante et démocratique pour faire l’actuelle UNEF. Avec les autres organisations syndicales et étudiantes de gauche, nous avons commencé à tracter et à informer les étudiants. À Nanterre, dès le mois d’octobre, nous convoquions AG sur AG et, malgré nos efforts, leur succès était médiocre – nous étions entre 100 et 200, et ça ne prenait pas vraiment non plus dans les autres universités, du moins en région parisienne. Déçu par cette passivité des étudiants, je n’étais pas allé à une AG fin novembre. Le lendemain, un camarade m’a appelé : « t’as vraiment raté quelque chose, le grand amphi de Nanterre [d’une capacité de 2 000 personnes] était bourré à craquer, on a voté la grève etc. ». Un déclic s’était produit.

Pourquoi ce déclic ? Sartre parle du passage d’un état d’atomisation (qu’il appelle la sérialité) à un état où se constitue un groupe uni dans une action commune[5]. Il l’explique par deux mécanismes. Le premier, essentiellement réactif, consiste en une prise de conscience que, en face, il y a une menace grave et imminente – si on ne bouge pas, cela va nous affecter directement. Il y eu en effet un moment où la réforme Devaquet est devenue très concrète : dès l’année prochaine, c’est la sélection, à la fois par les résultats et par le fric, qui débarque à l’université, et ça nous n’en voulons pas. En fin de compte, c’est toujours l’adversaire qui crée les conditions pour qu’une action collective prenne corps. Ce sont les classes dominantes qui provoquent les révolutions, car elles se méprennent sur cette « longue patience du peuple » dont parle l’historienne de la Révolution française Sophie Wahnich[6], elles pensent qu’elle va toujours durer. Il est vrai qu’il en faut beaucoup pour en venir à bout.

Le deuxième mécanisme qui mène à la constitution d’un groupe est mimétique : dans un premier temps, on imite le comportement de quelqu’un d’autre, on connaît quelqu’un qui va aller à l’AG et on le suit. On est pris dans quelque chose dont on a une perception assez confuse au début mais on sent que ça nous dépasse, que ça va être gros et que ça peut avoir un effet. Puis, bien entendu, d’autres processus interviennent, plus maîtrisés : la discussion, l’accord sur des objectifs partagés, des moyens d’action, l’émergence d’une forme de direction, etc. Mais rien ne peut se faire si cette première étape n’est pas franchie. Les grandes explosions peuvent paraître spontanées mais ne le sont jamais complètement : pour qu’un déclic se produise, il faut qu’il y ait déjà un embryon de réponse collective – en l’occurrence, le travail préparatoire que nous avions fait –, ce qui fait dire à Sartre que la spontanéité absolue, ça n’existe pas. Toute situation concrète est faite d’un mélange de sérialité et de groupes, plus ou moins constitués, plus ou moins sclérosés. Mais il n’y a aucune garantie que quelque chose en sorte en termes d’action collective. Toute personne investie dans une pratique militante inscrite dans la durée le sait bien : on a ce genre de surprises miraculeuses et on a aussi beaucoup de déceptions car très souvent, malgré l’obstination, ça ne prend pas.

Lors du mouvement de 1986, le gouvernement Chirac a pris peur, et a battu en retraite, mais il a fallu pour cela le meurtre de Malik Oussekine sous les coups des CRS et les images des exactions policières du 5 et 6 décembre. Dans la foulée, on a commencé à avoir des débrayages dans les services publics et les entreprises, puis un appel à la grève des confédérations syndicales, donc un début de jonction avec le mouvement ouvrier. D’un coup, l’atmosphère a changé, le spectre de 1968 – que Chirac et ses conseillers avaient vécu – a resurgi, et la loi Devaquet a été aussitôt retirée pour calmer les esprits. La contestation sociale a resurgi plus tard avec les grèves des cheminots et de la RATP, le mouvement des infirmières ou des ouvriers dans des usines comme la Snecma. Cette agitation sociale a marqué la conjoncture et a permis de chasser la droite du pouvoir en 1988, ce qui était difficilement imaginable deux ans auparavant, tant était grande la déception du premier quinquennat de la gauche. Certes, c’est Mitterrand et le PS qui ont été reconduits, on n’avait pas autre chose sous la main, mais la version la plus brutale du néolibéralisme, celle d’un thatchérisme à la française, s’est éloignée pour un temps. Le recul du gouvernement Villepin sur le CPE, qui a fait suite au double choc du référendum de 2005 sur le CPE et à la révolte des quartiers, a confirmé la persistance de la résistance de larges secteurs de la société aux politiques du bloc bourgeois. Il a fallu attendre Sarkozy pour qu’une « droite décomplexée » s’affiche de nouveau comme telle, en grande partie d’ailleurs comme réaction autoritaire et raciste au de la restructuration néolibérale que les luttes sociales avaient réussi à imposer.

Les luttes sociales ont donc une efficace réelle mais, à elles seules, elles ne suffisent pas à changer les coordonnées d’une situation ; pour cela il faut une alternative politique. Pour émerger, celle-ci doit se nourrir des luttes, de l’expérience collective, sinon elle reste désincarnée, abstraite, elle ne devient pas une force réelle. S’il convient donc de critiquer ce que Daniel Bensaïd a appelé l’« illusion sociale »[7], la croyance dans l’autosuffisance des mouvements, il ne faut pas pour autant ramener ceux-ci à une simple négation, une sorte de « dégagisme » généralisé, comme l’affirme en particulier Alain Badiou[8]. Car la négation elle-même renferme un début, même vague, d’affirmation, à partir duquel elle se déploie, et qui, à son tour, peut agir comme un stimulant et un vecteur pour élargir l’horizon du possible. Le renouveau d’une politique émancipatrice, véritablement révolutionnaire, ne peut se faire en vase clos, il suppose une interaction constante avec l’expérience vivante des luttes des opprimé.e.s.

 

Le printemps brisé de la Grèce

Athènes, assemblée populaire lors de l’occupation de la place Syntagma, juin 2011, photo Ggia/ Wikipedia.

Je n’ai donc pas cessé mon militantisme politique, au cours du quart de siècle qui a suivi ce mouvement. Plutôt que de le retracer, je me limiterai à un seul moment, celui m’a assurément le plus marqué du fait de mon implication personnelle, mais qui me paraît également avoir une portée plus large. Ce furent les cinq années (2010-2015) du « printemps grec », une séquence d’une exceptionnelle densité et intensité, qui s’est soldée par une défaite proprement écrasante, celle de la capitulation du gouvernement Syriza face au diktat de l’Union européenne (UE) en juillet 2015. Or j’étais membre de ce parti et faisais même, entre 2012 et 2015, partie de son comité central. J’ai donc fait l’expérience d’une défaite à partir d’une position de responsabilité, ce qui rend d’autant plus nécessaire, tant vis-à-vis de soi que d’autrui, un travail d’explication et de réflexion sur la signification des événements. Se posent dès lors les questions incontournables en la matière : pourquoi les choses se sont-elles passées ainsi ? L’issue était-elle inévitable ? Où se trouvent les responsabilités ?

Je commence par rappeler brièvement le contexte. Au printemps 2010, la Grèce se trouve confrontée à une crise liée au montant de sa dette publique et de ses déficits budgétaires, qui l’exclut des marchés financiers. Comme il n’était pas question pour ses gouvernants de se confronter aux marchés, la seule solution était de demander de l’« aide » aux « partenaires » de l’UE. accorde des prêts pour refinancer la dette mais à des conditions draconiennes, formalisées dans les monstrueux Mémorandums adoptés à la hâte par le Parlement grec en mai 2010 pour le premier, et en février 2012 pour le second. C’est une véritable « thérapie de choc » qui est imposée au pays, comme seuls les pays surendettés du Sud et les pays de l’ex-bloc soviétique avaient pu la connaître : un mélange explosif d’austérité brutale, de dérégulation en tout genre, de privatisation et de mise sous tutelle de sa politique économique et sociale pour les années, voire les décennies, à venir.

Aussitôt éclatent d’impressionnantes mobilisations populaires, les plus importantes que le pays ait connues depuis les années 1970 – notamment le mouvement d’occupation des places du printemps 2011 et pas moins de 34 grèves générales de 48 heures qui se sont étalées sur les deux premières années des plans d’austérité. Ces mobilisations se sont heurtées à un mur de refus et de répression, mais elles font éclater le système politique établi, basé sur l’alternance au pouvoir entre la droite et le PASOK, parti socialiste converti au néolibéralisme. Dans la brèche ainsi ouverte s’engouffre un parti de la gauche radicale, Syriza, dont le score électoral n’avait jusqu’alors pas dépassé 5%, et qui s’engage à rompre avec la cage de fer de l’austérité et de mise sous tutelle du pays. Aux deux scrutins du printemps 2012, Syriza obtient 17%, puis 27%, à peine deux points derrière la droite et loin devant le PASOK, qui s’effondre en passant de 44% en 2009 à 12%. La dynamique enclenchée est irrésistible et, en effet, moins de trois ans après, Syriza remporte les élections de janvier, atteint (à un siège près) la majorité au parlement et forme un gouvernement en alliance avec un petit parti souverainiste de droite. Un espoir se lève, bien au-delà des frontières grecques. Syriza devient la référence pour la gauche antilibérale européenne et internationale.

La réaction de la Troïka ne s’est pas fait attendre. Dès le 4 février, la BCE sort l’arme monétaire et coupe le principal accès aux liquidités des banques grecques. Le 20 février, le gouvernement Syriza signe un accord humiliant lors d’une réunion de l’Eurogroupe, qui l’empêche de mettre en œuvre son programme. Les humiliations se poursuivent lors d’interminables séances de pseudo-négociations, alors que la situation financière du pays se dégrade à vue d’œil. Un ultimatum est lancé en juin, avec un nouveau plan d’austérité brandi par la Commission européenne. Alexis Tsipras, le premier ministre et dirigeant de Syriza, abat alors sa dernière carte, en appelant à un référendum, qui se tient le 5 juin 2015 et se solde par un « non » massif (61,3%) au plan d’austérité. Les électeurs ont bravé les menaces en tout genre et le chantage exercé par le blocus économique auquel le pays est de facto soumis suite au blocage, devenu total, de sa fourniture en liquidités. Pourtant, huit jours après ce jour de liesse populaire, Tsipras signe un troisième Mémorandum avec l’UE, bien pire que le plan rejeté par les électeurs, et qui complète la « thérapie de choc » des deux Mémorandums signés par les gouvernements précédents. Le printemps grec était définitivement brisé.

Comment expliquer cette capitulation en rase campagne ? Pour dire les choses rapidement, le printemps grec a été vaincu car il n’a pas su et, au niveau de sa direction politique, pas voulu, se défendre[9]. Deux points sont à cet égard essentiels. Le premier, c’est qu’il fallait prendre au sérieux l’affrontement avec l’Union européenne et ses instances. L’étranglement financier de la Grèce, au moyen de l’offensive contre son système bancaire lancée par la BCE quelques jours après la formation du gouvernement Syriza, était parfaitement prévisible. Si un plan B n’était pas activé pour y répondre, il était certain que, compte tenu du rapport de forces, la capitulation devenait inévitable. Un tel plan, qui se devait inévitablement d’inclure la sortie de l’euro et le défaut de paiement sur la dette, ne pouvait s’improviser. Il demandait à l’évidence une élaboration sérieuse et, surtout, une large explication auprès de la population.

Au lieu de cela, Tsipras et la majorité de la direction de Syriza ont bercé le peuple d’illusions selon lesquelles une négociation obstinée permettrait de débloquer la situation et de mettre en œuvre une partie des engagements pris. C’était le fameux « compromis honorable », un objectif jamais assumé à proprement parler, puisqu’il signifiait l’abandon (ou le report à une échéance indéterminée) du programme sur lequel Syriza avait été élu, mais que les proches de Tsipras formulaient lorsqu’ils s’adressaient à des auditoires ciblés, notamment aux milieux d’affaires et aux représentants des créditeurs. Le fond de cette illusion quant à la possibilité d’une sortie négociée était la croyance, que la majorité de Syriza partageait avec la quasi-totalité de la gauche européenne, y compris son aile radicale, selon laquelle l’Union européenne est réformable de l’intérieur et, que, de toute façon, comme il s’agit d’un processus irréversible, toute idée de rupture avec elle est inévitablement nationaliste et réactionnaire. Cet « européisme de gauche » constitue l’un des écueils contre lequel se fracasse toute idée sérieuse d’alternative de gauche, et, malheureusement, les choses n’ont pas l’air d’avoir beaucoup changé depuis.

Le deuxième point, c’est qu’un plan de rupture, souvent appelé « plan B », devait s’appuyer sur la mobilisation populaire et, à son tour, la stimuler. Cette perspective n’avait rien d’incantatoire car, je l’ai dit auparavant, la période qui avait précédé la victoire aux urnes de Syriza avait connu des mobilisations populaires de très grande ampleur. La possibilité d’un mouvement de masse était donc bien réelle, ce que les manifestations spontanées qui ont éclaté au début février, lorsque la décision de la BCE a été annoncée, ont confirmé. Il devenait alors possible d’avoir en Grèce ce qui avait manqué en 1981 en France, quand la gauche avait gagné à contre-courant, à un moment où les défaites du mouvement ouvrier s’étaient déjà largement produites. De ce fait, la victoire de Mitterrand n’avait pas suscité la grande mobilisation que certains espéraient en regardant vers juin 1936 et le Front populaire.

Cette hypothèse de la conjonction entre la mobilisation populaire et la perspective concrète d’une rupture avec les diktats de l’Union européenne a été validée à une échelle large lors de la séquence qui a conduit au référendum du 5 juin 2015. Quand Tsipras l’annonce, pensant sans doute le perdre et légitimer ainsi la capitulation qu’il avait déjà décidée, il suscite une dynamique qui déborde complètement ses intentions. L’appel donne lieu à un sursaut populaire, qui s’est traduit par d’imposants rassemblements et par l’ampleur de la victoire du « non », et cela malgré les menaces quotidiennes des gouvernements européens, malgré le blocus économique, malgré l’impossibilité de retirer de l’argent dans les distributeurs bancaires. Les Grecs ont dit « non », mais leurs dirigeants avaient déjà renoncé et ce renoncement a complètement désorganisé le camp populaire et l’a entraîné vers la déroute.

Les conséquences de cette défaite sont encore parmi nous : c’est en effet à partir de ce moment-là que la gauche reflue en Europe malgré quelques sursauts, comme les succès éphémères de Podemos, dont les dirigeants se sont empressés de suivre la voie de Syriza, les 20 % de Mélenchon en 2017, ou le « moment Corbyn » du travaillisme britannique. Un moment qui, soit dit en passant, s’est fracassé sur la question du Brexit, à savoir sur l’incapacité de tenir une ligne de rupture par la gauche avec l’UE, qui a, en conséquence, abandonné cette option, majoritaire dans l’électorat populaire britannique, à la droite nationaliste et atlantiste, laquelle s’est empressée de l’hégémoniser et de lui imprimer une orientation conforme à ses intérêts. Ce que l’on constate donc c’est que, après la fin du printemps grec, la colère populaire en Europe est captée de façon croissante par les forces de la droite radicale et de l’extrême-droite. Pour quelles raisons en effet les peuples accorderaient-ils leur confiance à des forces prétendument différentes des élites traditionnelles et, en particulier, à des sociaux-démocrates convertis au néolibéralisme mais qui, une fois arrivées au pouvoir, ne font rien de bien différent de leurs prédécesseurs ? Le test grandeur nature qu’a été le désastre grec oblige à se confronter à ce constat.

 

Les raisons profondes de la défaite

Il faut pourtant regarder de plus près les raisons de cette capitulation. J’ai mentionné l’absence de plan d’autodéfense, le refus de s’appuyer sur la mobilisation populaire lorsqu’on accède au gouvernement, les illusions idéologiques sur les possibles marges de manœuvre au sein de l’UE. Mais, d’une certaine façon, je n’ai fait que décrire le problème. Pourquoi ne pas avoir agi autrement alors que la catastrophe se profilait à l’horizon ? Pourquoi ne pas avoir changé de cap alors même qu’au sein même de Syriza une aile minoritaire, mais substantielle et qui ne cessait de gagner du terrain, tirait la sonnette d’alarme et proposait les grandes lignes d’un tel plan d’autodéfense ? Je ne crois guère pour ma part aux visions psychologisantes qui ramènent tout au caractère (ou plutôt au manque de caractère) de certains, ou qui veulent faire croire que tout était joué d’avance, que les dirigeants de Syriza avaient d’emblée l’intention de signer un troisième Mémorandum et qu’ils ont simplement menti pour accéder au pouvoir et parachever le sale boulot. Certes, il y a dans tout cela des éléments avérés : les dirigeants, Tsipras en tête, ont effectivement fait preuve de manque de courage, en choisissant de louvoyer face aux difficultés et en tenant un double discours et des propos rassurants dont ils savaient pertinemment qu’ils étaient dépourvus de fondement. Mais cela n’épuise pas la question.

Je n’ai pas d’explication définitive, qui demanderait l’accès à des sources qui ne sont pas disponibles pour l’instant, mais, sur la base de mon expérience propre, de mes lectures et des échanges que j’ai eus avec d’autres camarades, le scénario suivant m’apparaît comme le plus probable. Le moment où un basculement décisif, bien que pas encore irrévocable, s’est produit me semble avoir été celui du printemps 2012. Aux élections législatives de mai et juin, Syriza a fait un bond extraordinaire : jusqu’alors petit parti tournant à 4 % ou 5 % des voix, il devient la force d’opposition principale et rate de peu la première place. Les vagues de mobilisations populaires étaient encore très fraiches, le parti lui-même n’avait pas entamé sa normalisation interne et tenait encore un discours de rupture assez ferme. Début juin, à quelques jours du scrutin, Tsipras déclare pour la dernière fois que même la question de l’euro, c’est-à-dire d’une sortie de la monnaie unique, donc d’une rupture effective avec le cadre existant, n’est pas taboue pour lui – ce qui correspondait à la position officielle du parti. Entre le scrutin de mai et celui de juin 2012, un vent de panique avait soufflé dans l’Europe entière. Merkel, Hollande et les autres chefs de gouvernement de l’UE lançaient quotidiennement des appels aux électeurs grecs pour qu’ils n’élisent pas des gens « irresponsables » qui entraîneraient le pays vers le chaos. Les classes dominantes et leur personnel politique à l’échelle européenne ont vu que se dessinait là une véritable menace.

Comment cette situation a-t-elle été vécue du côté de la direction de Syriza ? C’était, pour elle, le moment de vérité, celui où des choix qui engagent l’avenir doivent être faits. Je suis persuadé que l’éventualité d’un affrontement en termes réels avec les dominants à la fois au niveau interne et européen a suscité une réaction de peur. Car c’est une chose de tenir un discours radical quand on est dans la position – confortable en un sens – d’une force minoritaire et une autre de se mesurer à la possibilité de le mettre effectivement en œuvre.

Un épisode, assez peu commenté, retient particulièrement mon attention. Pendant l’été 2012, juste après ce flamboyant succès dans les urnes, Tsipras disparaît pendant plusieurs semaines de la circulation – il était soi-disant surmené et avait besoin de repos. Quand il réapparaît, à la rentrée, c’est pour envoyer des « signaux de modération », selon l’expression consacrée, envers les puissants à l’échelle européenne et internationale. Quand il s’adressait à eux, à l’occasion de déplacements à l’étranger et de prises de paroles devant des organismes paragouvernementaux ou des institutions internationales, c’était pour dire quelque chose comme : « Écoutez, on n’est pas si méchants et pas si radicaux qu’on en a l’air. Nous méritons donc d’être récompensés pour avoir acquis ce sens des responsabilités ».

C’était une musique familière pour toute personne qui avait en tête la déroute des gouvernements de gauche dans d’autres pays d’Europe. Nous étions, dès ce moment, assez nombreux dans Syriza à voir que Tsipras préparait quelque chose qui ressemblait fort au revirement des gauches française ou italienne dans les années 1980 et 1990. À ceci près que ce qu’il a finalement mis en œuvre, ce n’était pas la « rigueur » à la façon des gouvernements Mauroy-Fabius des années 1980 mais un plan d’austérité sanguinaire et de mise à l’encan du pays à côté duquel même la politique de Macron apparaît relativement modérée.

Essayons toutefois d’aller plus loin dans ce raisonnement : pourquoi la direction de Syriza a-t-elle pris peur ? Il faut ici examiner de plus près de quels matériaux Syriza, et en particulier sa direction, étaient faits. La personne de Tsipras a fait illusion aux yeux du monde extérieur parce que c’était le seul jeune du noyau dirigeant de l’époque, mais en même temps il devenait de plus en plus central. Il apparaissait donc comme un homme neuf, décontracté, dégagé du passé de la gauche traditionnelle. Mais en fait même lui, malgré son jeune âge, avait fait ses premiers pas militants au tout début des années 1990 dans les rangs de la KNE, l’organisation de jeunesse du PC grec orthodoxe. Derrière lui se tient la direction de Syriza, composée de cadres relativement âgés (et, de façon écrasante, d’hommes), issus pour la plupart de diverses strates ayant fait scission du Parti communiste grec. Ce sont des gens marqués par la défaite de la gauche communiste du « court vingtième siècle » et qui, pour la plupart, l’avaient intériorisé. Ils ne sont pas ralliés à l’ordre existant, à l’instar des sociaux-libéraux, mais ils ne croyaient pas vraiment que les choses pouvaient radicalement changer, qu’un autre ordre était effectivement possible, voire à portée de main, et qu’en conséquence, un grand affrontement était nécessaire pour y parvenir. Ils ne voyaient pas dans cette crise paroxystique une occasion comme il y en a rarement dans l’histoire pour tout changer, ce n’était tout simplement pas leur manière de penser. Et si on ne pense pas de cette façon, il n’y aucune chance qu’on puisse tenir tête à des Merkel, des Schäuble, des Draghi et consorts, car, laissée à elle-même, la logique impitoyable qui découle des rapports de force existants finit toujours par s’imposer.

Je voudrais apporter sur ce point un témoignage personnel. Je n’ai eu qu’un seul tête-à-tête avec Tsipras, en mai 2012. J’étais son interprète quand il est venu à Paris, notamment pour une conférence de presse avec Pierre Laurent et Jean-Luc Mélenchon à l’Assemblée nationale.

Paris, Assemblée nationale, le 21 mai 2012. Au 1er rang, de gauche à droite, Jean-Luc Mélenchon, Alexis Tsipras, Pierre Laurent, Panagiotis Lafazanis (porte-parole du groupe parlementaire et dirigeant de l’aile gauche de Syriza). Au 2e rang, Aliki Papadomichelaki (responsable du secteur international de Syriza), Stathis Kouvélakis et, debout à droite, Clémentine Autain. Source : Versobooks.

Après cette conférence de presse mémorable, Tsipras a fait la tournée des médias et nous avons fait de longs trajets en taxi dans un Paris très embouteillé. La conversation était détendue, plutôt chaleureuse, mais le moment est quand même venu où nous avons abordé nos désaccords au sujet du plan B, il m’a dit : « Mais pourquoi tu as cette idée qu’il faudra rompre inévitablement avec l’euro ? Il y a quelque chose que je ne comprends pas dans votre logique [celle de l’aile gauche de Syriza]. » Et je lui ai dit : « Écoute, je pense qu’à un certain moment, les autres ne vont pas te laisser le choix. Ils vont essayer de te briser, de te bloquer par tous les moyens et la seule réponse possible c’est précisément ça. » Sa réponse m’a laissé perplexe sur le moment. J’avoue que je ne m’attendais pas à un tel propos et je m’en souviendrai toujours. De façon assez spontanée, ce qui est extrêmement rare chez un dirigeant politique, il s’est tourné de mon côté et m’a lancé : « Mais pourquoi ils feraient ça ? Pour quelle raison ? ». C’était donc quelqu’un qui ne prenait pas au sérieux non seulement la lutte des classes mais aussi, tout simplement, le réalisme de base qui est inhérent au conflit politique et social et dont les politiciens bourgeois sont, eux, parfaitement conscients. Le germe de la défaite se trouve là, dans cette asymétrie des positions et dans l’aveuglement qu’elle révèle du côté du faible.

Je pense qu’au moment où il devient Premier ministre, Tsipras ne voulait pas capituler et subir l’humiliation de la nuit du 13 au 14 juillet 2015. Ce qu’il pensait, c’était qu’il s’en sortirait avec un « compromis honorable », et qu’il pourrait continuer les petites manœuvres tactiques qui lui avaient si bien réussi. Il n’avait pas compris, car il ne voulait pas et, en un sens, ne pouvait pas comprendre, qu’en face de lui, il avait des adversaires littéralement prêts à tout, déterminés à l’écraser pour en faire un exemple, montrer qu’aucune autre politique n’était possible au sein de l’Union européenne. Ils ont réussi au-delà même de cet objectif puisqu’ils l’ont non seulement conduit à capituler mais même transformé en instrument docile de la mise en œuvre de leur diktat au nom du « désolé, mais il n’y avait pas d’autre choix ».

 

Quelles leçons pour aujourd’hui ?

La leçon du désastre grec tient à mon sens dans cette proposition : toute force politique de gauche qui prétend mettre en œuvre une politique de rupture avec le néolibéralisme et qui n’explique pas pourquoi et comment elle ne ferait pas comme Syriza et Tsipras en 2015 ne mérite pas une minute d’attention. Prenons un exemple concret : soit le programme de la France insoumise, L’Avenir en commun. Il ne s’agit pas d’une proposition marginale mais d’un programme approuvé en 2017 par près de 20 % de l’électorat et dont l’essentiel est repris par Mélenchon dans sa campagne de 2022 – à une (notoire) exception près, sur laquelle je reviendrai dans un instant. Si on ne pense pas que, pour réaliser ce programme, juste ce programme, pas davantage, un très haut niveau de confrontation avec les classes dominantes françaises et européennes est inévitable, alors on ne mérite pas d’être pris au sérieux quand on affirme qu’on le mettra en œuvre « quoi qu’il arrive ». Prendre au sérieux cet affrontement, ça veut dire le préparer, en étant conscient qu’un certain type de mesures doivent être mises en œuvre parce que l’adversaire va réagir très fortement. Le vrai pouvoir en France, il n’est ni à l’Élysée, ni à Matignon, c’est le pouvoir économique, celui du grand patronat, des grandes banques, de la finance, et le pouvoir logé au sein des sommets de l’appareil d’État – les hauts fonctionnaires de Bercy ont beaucoup plus de pouvoir en réalité que le ministre des Finances. Sans parler bien sûr des appareils de répression, de l’armée et de la police, garants en dernier ressort de l’ordre existant et qui ont joué un rôle de premier plan dans le passage au régime actuel de la Ve République.

À cela, il faut bien sûr ajouter l’énorme pression internationale qui ne manquera pas de s’exercer. La France n’est pas une île, et elle n’est pas non plus la puissance qu’elle prétend être. À cet égard, outre la bourgeoisie française, les premiers à monter au front seront sans nul doute les « marchés internationaux » et les institutions européennes en tant qu’expression concentrée des classes dominantes du continent. Celles-ci disposent en particulier d’une arme redoutable, celle de la monnaie, qui est aux mains d’une institution, la BCE, dont on a vu comment elle a agi dans le cas de la Grèce – elle avait auparavant menacé de faire pareil avec l’Irlande. Il ne faut bien sûr pas négliger, même si les moyens concrets de sanction sont plus lâches, les contraintes multiples des traités européens et de leurs instances de contrôle. Ce cadre, véritable « cage de fer », rend intangibles les politiques néolibérales, et, du fait de la règle de l’unanimité nécessaire pour modifier les traités, il est d’emblée conçu pour être irréformable. Temporairement assoupli pour cause de gestion de la pandémie, il ne fait aucun doute qu’il sera réactivé dès que celle-ci ne sera plus à l’ordre du jour, et, dans tous les cas de figure, il le sera si le cadre néolibéral est en tant que tel remis en question dans quelque État-membre que ce soit.

Il ne sert à rien de vouloir biaiser avec cette donnée, et prétendre, comme le laisse entendre le programme de Mélenchon de 2022, qu’on peut sélectivement s’extraire des contraintes des traités et négocier le reste sans engager un véritable affrontement. Exclure d’avance l’idée d’une sortie de l’euro, différence majeure avec la version antérieure du programme, signifie qu’on accepte d’avance de se mouvoir dans le cadre fixé par la BCE. Si on est sérieux sur l’idée d’une rupture avec le cadre existant, le plan B reste incontournable. À vrai dire, c’est même le seul plan valable, même si, d’un point de vue tactique, l’idée d’un doublet plan A/plan B a quelques avantages. Le repli sur ces questions du candidat Mélenchon n’augure rien de bon, à la fois pour la France insoumise et pour la gauche française et européenne plus généralement.

Mais revenons à la question de l’affrontement vu dans sa globalité. Étant donné la force énorme dont dispose l’adversaire, quelle est la force essentielle dont on dispose de notre côté, au-delà des nécessaires armes programmatiques ? C’est la mobilisation populaire. Remporter une majorité aux élections est, certes, une étape indispensable – et Syriza aura au moins montré qu’elle n’était pas infranchissable pour la gauche dans certaines conditions –, mais elle n’est pas suffisante. Contrairement donc à ce que semblent croire les partisans du « populisme de gauche », la France insoumise ou, avant eux, Podemos, ce n’est pas avec un mouvement qui se réduit à une simple machine électorale (et même à une machine pour une seule élection, la présidentielle) qu’on va pouvoir faire face. Il faut une organisation digne de ce nom, doté d’un véritable ancrage au niveau local et national, avec une présence dans les quartiers populaires, là où les hommes et les femmes des classes exploitées et dominées vivent et travaillent. Il faut des liens solides avec le mouvement syndical, avec le mouvement social, avec des formes associatives et de participation directe… Tout un maillage est à construire pour pouvoir effectivement compter sur la mobilisation populaire. Cela me semble relever non d’un a priori sur le caractère intangible de la « forme parti », ou sur le rôle des « avant-gardes », mais d’un réalisme politique élémentaire, à savoir au moins équivalent à celui de l’adversaire de classe.

L’organisation est donc un concentré de politique, mais elle n’est pas non plus le tout de la politique. Celle-ci nécessite une orientation qui permet d’intervenir dans la conjoncture immédiate : quelque chose comme d’un programme de transition, de mesures immédiatement applicables qui engagent un processus de rupture qui modifie le rapport de forces, ouvre des possibles pour la mobilisation populaire et permet d’aller plus loin. Admettons, à titre provisoire, que, sur ce plan, un programme du type L’avenir en commun ou, en 2015, le programme dit « de Thessalonique » de Syriza remplit, ou a pu remplir, cette fonction. Mais on ne peut pas en rester à ce cadre – il faut un horizon à plus long terme. Disons plus exactement que cet horizon à long terme s’avère en réalité être une condition pour élaborer un programme de transition cohérent et, surtout, pour construire les moyens de sa mise en œuvre : l’organisation et la mise en mouvement des forces populaires. Il ne s’agit pas ici de livrer clés en main le plan d’une société idéale, mais des grandes lignes d’un projet nourri de l’expérience historique et des problèmes concrets auxquels sont confrontées les classes dominées qui rende crédible l’idée d’un « ordre nouveau », pour reprendre le mot d’ordre de Gramsci et de ses camarades turinois.

C’est ici que des mots comme ceux de « socialisme » ou d’« écosocialisme » sont importants. Pour commencer à remettre en cause les fondements de l’ordre actuel, il faut le nommer et dire que c’est au capitalisme qu’il faut s’en prendre, en allant dans le sens d’un contrôle social des grands mécanismes économiques, qui intègre de surcroît la dimension d’une transition écologique au service des classes populaires (et non d’entités indifférenciées comme « la planète » ou « le vivant »). La notion de « planification écologique », avec une forte composante participative et de relocalisation des activités productives, ouvre une piste féconde en ce sens[10]. Et puis, il y a la stratégie qui permet de lier ces éléments, de leur imprimer une véritable cohérence. Daniel Bensaïd parlait de l’« éclipse de la raison stratégique » comme de l’épicentre, à la fois symptôme et cause, de la crise de la gauche anticapitaliste, de l’état d’impuissance dans lequel elle se trouve depuis la défaite du communisme du 20e siècle.

De ce point de vue, l’Amérique latine a beaucoup de choses à nous enseigner. À mes yeux, l’expérience la plus avancée reste celle d’Allende, du Chili de l’Unité populaire. Je ne veux en aucun minorer l’importance de ce qui s’est passé depuis, des expériences de la Bolivie, du Venezuela, et plus généralement des mouvements sociaux et des gouvernements progressistes latino-américains des années 2000 et 2010, ou de ce qui se passe actuellement, en particulier au Chili. Mais l’Unité populaire, c’était autre chose, ça allait plus loin. C’était un processus véritablement révolutionnaire, qui a émergé dans des conditions qui ont quelque chose de commun avec les nôtres, bien davantage en tout cas que, disons les révolutions chinoise, cubaine ou Octobre 1917. On l’a parfois désigné comme une « voie démocratique au socialisme » au sens où elle se fondait sur l’articulation entre un mouvement ouvrier et populaire en phase ascendante et une coalition de forces de la gauche politique qui avaient réussi à conquérir des positions au sein de l’État (notamment la présidence) par la voie électorale – tout en étant privées de majorité au Parlement, ce qui était bien entendu un énorme problème. L’essentiel est toutefois que ce processus révolutionnaire en devenir n’a pas su se défendre face à la féroce contre-offensive des États-Unis, de leurs alliés et de la bourgeoisie chilienne, qui ont tout fait pour l’étouffer, et y sont parvenues.

Il y a un certain narcissisme, typique de ce qu’on peut appeler l’« idéologie française » et fort répandu, y compris à gauche, qui consiste à dire que la France est exceptionnelle et que ce qui s’est produit au Chili avec Allende ou, de façon moins tragique mais néanmoins dévastatrice, en Grèce avec Tsipras, ne pourrait pas se produire ici. Il vrai que la France, en tant que pays, pèse plus que la petite Grèce très affaiblie de 2010-2012 et que les Etats-Unis et les autres puissances capitalistes ne disposent pas à son égard des mêmes leviers de pression. Pourtant, sur ce plan, la différence est moindre qu’on ne le pense : l’arme des sanctions économiques, de plus en plus fréquemment utilisées à l’encontre de pays jugés récalcitrants à l’ordre mondial actuel, toujours dominé par l’Empire étatsunien, est redoutable. Elle l’est d’autant plus dans le cadre d’économies fortement extraverties comme celles façonnées par la mondialisation capitaliste, et celle de la France en particulier.

L’autre aspect de la question, c’est que la France a une classe dominante autrement plus puissante et aguerrie que la déliquescente classe dominante grecque, qui a toujours fait appel à ses tuteurs et protecteurs étrangers pour l’emporter face à son propre peuple. La bourgeoisie grecque n’aurait, en effet, jamais pu l’emporter lors de la guerre civile [1944-1949] sans le soutien des impérialismes britannique et étatsunien – le napalm a d’abord été utilisé contre les partisans de l’Armée démocratique [formée par le Parti communiste grec] ! Mais, en France, la classe dominante n’a pas hésité non plus en mai 1871 à mettre Paris à feu et à sang, à massacrer sa population par dizaines de milliers, parce que la Commune représentait une véritable menace pour l’ordre social. Elle n’a pas hésité non plus à pactiser avec le nazisme parce qu’elle préférait Hitler au Front populaire. En mai 68, de Gaulle, sentant la situation lui échapper, est allé faire un tour du côté de Baden-Baden et des troupes de Massu pour calmer les esprits en France. Récemment même, alors qu’on est fort loin de toute situation d’insurrection populaire, on a vu nombre de militaires, et pas seulement des retraités, signer des tribunes appelant à la guerre civile. On a également entendu un philosophe et ancien ministre de l’Éducation appeler les policiers à faire usage de leurs armes contre les manifestants. Une déclaration qui témoigne parfaitement de l’« ensauvagement » en cours de la bourgeoisie française ! Si cette classe se sent menacée, nul doute qu’elle ira jusqu’au bout pour mater un peuple qu’elle sait indiscipliné, enclin à la révolte.

Une stratégie de transformation radicale de la société ne peut pas ne pas prendre en compte la dimension de la violence inhérente à toute entreprise de ce type. Si elle diffère de la voie insurrectionnelle, la « voie démocratique » vers le socialisme ne saurait en aucun cas s’assimiler à une voie pacifique ou une action non-violente car la démocratie elle-même, et la nécessité de sa défense lorsqu’elle menacée par la rébellion des forces réactionnaires, n’est en aucun cas exclusive de l’usage de la violence. Un gouvernement populaire, qui s’appuie sur une majorité dans les urnes, ne peut renoncer au droit de se défendre « par tous les moyens nécessaires ».

L’expérience historique nous renseigne toutefois également sur les risques de dérive autoritaire que comporte un état d’exception, même lorsqu’il est instauré par des révolutionnaires sincères. Il s’agit donc de créer les conditions politiques pour en minimiser la nécessité et la durée, et en repenser les formes, en les subordonnant le plus possible au contrôle populaire et à un cadre légal. Sans exclure donc le recours à la force, la priorité constante accordée à la lutte de masse et à la construction de l’hégémonie d’un bloc majoritaire des subalternes d’une telle stratégie. Elles seules peuvent restreindre le champ d’action des forces qui résisteront au changement et élargir les failles au sein même du noyau dur de l’État, facilitant ainsi l’action de leur démantèlement.

Revenons toutefois à l’ici et maintenant. Car penser l’action politique consiste à partir des choses telles qu’elles sont et non pas telles qu’on voudrait qu’elles soient, mais pour les transformer et non pour s’y soumettre. Les choses telles qu’elles sont aujourd’hui, en France, c’est qu’on a connu ces dernières années des luttes sociales importantes, même si aucune d’entre elles n’a véritablement abouti. De plus, toutes les tentatives de construire un outil politique d’une gauche de rupture ont soit définitivement échoué, soit fait preuve de limites désormais manifestes. Il faut donc commencer par un effort de construction plus durable d’organisation et de convergence de ces mouvements sociaux, convergence qui n’a rien de spontané et qui ne peut être que le fruit d’un travail patient. Et ce front social doit être en interaction avec un front politique, ce sont les deux jambes sur lesquelles s’appuie une stratégie de « guerre de position », susceptible, si l’évolution des modalités et de la temporalité de l’affrontement l’exige, de se transformer en « guerre de mouvement ».

Pour y parvenir, pour intensifier le niveau de la lutte des classes, il faut une tactique capable de remporter des succès partiels, condition pour passer d’une position de retrait défensif, comme c’est le cas actuellement, à une contre-offensive. Une telle tactique se doit donc de faire la preuve de sa capacité à changer les rapports de force dans les institutions. Les illusions anarchisantes doivent être combattues, même si elles sont, jusqu’à un certain point, compréhensibles après toutes les déceptions et les échecs politiques que nous avons connus. L’action politique déborde largement le terrain électoral mais les élections ne sont pas un terrain à laisser à l’adversaire. Les remporter ne suffit pas bien entendu pour prendre effectivement le contrôle des institutions étatiques, mais, dans les pays disposant d’un régime parlementaire et d’une « société civile » bien installés, un tel résultat est une étape incontournable. Et on ne peut, malheureusement en un sens, se désintéresser de l’État – du noyau dur de l’État, pas des services publics ou des échelons administratifs inférieurs, plus aisément transformables – car l’État ne se désintéressera jamais de nous – on le trouvera en face de nous, contre nous, tout le temps.

***

Quand le grand chambardement a commencé à se produire en Grèce en 2010, je me suis dit : « Bon, là, il faut mettre le reste de côté, concentrer mon énergie là-dessus parce que ça va être la bataille politique de ma vie, de ma génération. » Elle s’est soldée par un échec mais il fallait y aller, et je ne le regrette pas un seul instant. Cela n’a rien de bien original, mais je suis de ceux qui pensent que la beauté du monde se révèle dans et par le combat pour le changer. Nous n’avons pas des eaux calmes devant nous. Là encore, même cela n’a rien de bien nouveau, il faut continuer à parier sur le fait que, parmi les plus jeunes, il y a des énergies disponibles pour mener des luttes qui nous permettrons, peut-être, de sortir de l’ornière. Une transmission de l’expérience passée, qui inclut également un pan d’héritage théorique, est en ce sens nécessaire. C’est notre responsabilité à nous, les plus anciens, d’en être les passeurs. Ne pas l’assumer c’est se condamner à l’impuissance, se résigner à cet air du temps mortifère actuellement dominant, fait d’un mélange de cynisme, de désespoir et d’autocomplaisance mélancolique. Mais pour perpétuer l’expérience du passé autrement que comme un objet muséal, dépolitisé et dépolitisant, il faut la féconder, l’éclairer à la lumière du présent, la mettre en relation avec les expériences en cours, et cela c’est une tâche collective et transgénérationnelle. Elle a certainement de quoi nous occuper pour les années à venir.

*

Ce texte est paru en anglais sur le site des éditions Verso, dans une traduction de David Fernbach, et en espagnol, dans une traduction de Valentin Huarte, sur le site de Jacobin Amérique Latine. Une version française abrégée est parue dans l’ouvrage coordonné par Pierre Gaultier Comment changer le monde ? publié en mars 2022 aux éditions L’interview (Paris).

 

Notes

[1] François Cusset, La décennie. Le grand cauchemar des années 1980, Paris, La Découverte, 2006.

[2] Eric Hobsbawm, L’âge des extrêmes, histoire du court 20e siècle [1994], Bruxelles, Complexe, 1999.

[3] Perry Anderson, In The Tracks of Historical Materialism, Londres, Verso, 1983, p. 32.

[4] Stathis Kouvélakis, La France en révolte. Luttes sociales et cycles politiques, Paris, Textuel, 2007.

[5] Sur cette question je renvoie à mon essai « Sérialité, actualité, événement. Notes sur la Critique de la raison dialectique », in Stathis Kouvélakis, Vincent Charbonnier (dir), Sartre, Lukacs, Althusser. Des marxistes en philosophie, Paris, PUF, 2005, p. 47-61.

[6] Sophie Wahnich, La longue patience du peuple. 1792. Naissance de la République, Paris, Payot, 2008.

[7] Daniel Bensaïd, « Sur le retour de la question politico-stratégique » [2006], Contretemps [en ligne], 11 janvier 2020.

[8] Alain Badiou, « A propos de la conjoncture actuelle », Quartier général [en ligne], 2 décembre 2020.

[9] Je me suis expliqué plus longuement sur ces points dans le livre d’entretiens avec Alexis Cukier paru en septembre 2015 aux éditions La Dispute sous le titre La Grèce, Syriza et l’Europe néolibérale ; et plus récemment dans un article mis en ligne le 30 août 2021 sur le site de Contretemps : « Grèce, quand l’occupation des places ouvrait une brèche. Réflexions stratégiques, dix ans après » disponible sur contretemps.eu/grece-occupation-places-syriza-rupture-anticapitalisme/.

[10] Cf. Cédric Durand, Razmig Keucheyan, « L’heure de la planification écologique », Le Monde diplomatique, n° 794, mai 2020, accessible sur monde-diplomatique.fr/2020/05/DURAND/61748.

Illustration: Athènes, place Syntagma, 3 juillet 2020, rassemblement pour le « OXI » (NON). Photo : Ggia/Wikipedia.