La crise de la gauche radicale allemande vient de loin. Un bilan du congrès de Die Linke

Lors des élections fédérales de septembre dernier, Die Linke, le parti de la gauche radicale allemande, a perdu près de la moitié de ses voix et a failli être exclu du parlement, n’ayant pas réussi à atteindre le seuil des 5% nécessaire pour avoir des élus. La catastrophe a été évitée du fait d’une disposition spécifique de la loi électorale allemande[1], mais cette déroute a accéléré la crise rampante du parti.

Depuis, les résultats électoraux calamiteux n’ont fait que se succéder : en mars, Die Linke n’a recueilli que 2,6 % des voix (– 10,3%) dans la Sarre, fief de l’un de ses fondateurs, Oskar Lafontaine, qui a lui-même quitté le parti dix jours avant le scrutin. En mai, le parti n’a obtenu que 1,7 % dans le Schleswig-Holstein (– 2,1%) et 2,1 % en Rhénanie-du-Nord-Westphalie (– 2,8%), partout sous la barrière des 5 %.

De l’avis général, le congrès du parti, qui s’est tenu du 24 au 26 juin à Erfurt, s’est avéré incapable d’esquisser une perspective de sortie crise pour le parti.  Dans cet article, Loren Balhorn, membre de Die Linke et animateur de Jacobin Allemagne, analyse les multiples dimensions de cette crise et leur signification plus large.

Longtemps parti phare de la gauche radicale européenne, les difficultés de Die Linke sont, en effet, loin d’être exclusivement allemandes. La déconnection avec les classes travailleuses et populaires, l’enfermement dans des univers (contre)culturels et sociaux minoritaires, l’oscillation entre le mouvementisme et la participation minoritaire à des coalitions social-libérales, l’absence de stratégie hégémonique et l’amorphie organisationnelle sont les questions décisives que les forces anticapitalistes sont appelées à résoudre au cours de la période qui s’ouvre.

Stathis Kouvélakis

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Récemment, un jeune homme de gauche de l’ouest de l’Allemagne m’a dit qu’il ne se souvenait pas d’une époque antérieure à Die Linke. Il était encore à l’école primaire lors de la fondation du parti, en 2007, et celui-ci a été une présence constante tout au long de sa vie – souvent, dit-il, une présence « plutôt embarrassante ». Bien qu’il ait voté pour Die Linke, il n’a jamais envisagé d’en devenir membre.

Ayant moi-même adhéré au parti en 2007, peu après sa création, je n’ai pu retenir une grimace. Je me souviens de l’atmosphère électrisante, pleine d’espoir, des premiers jours de Die Linke, quand cette formation était diabolisée dans les médias et dénoncée par l’establishment politique comme un ramassis de dangereux extrémistes. Plus le parti était dénoncé, plus les gens semblaient l’apprécier : les meetings de campagne étaient énergiques et bien fournis, et le parti allait d’un succès électoral à l’autre. C’était une bonne époque pour être socialiste.

En tant que stagiaire du parti pendant la campagne des législatives de 2009, j’ai parcouru les villes et vu de mes propres yeux comment Die Linke rassemblait les morceaux de la gauche allemande, des éléments disparates mais unis par le désir de « contribuer à la construction du socialisme du XXIe siècle », selon les termes d’Oskar Lafontaine lors du congrès fondateur. Le parti était loin d’être parfait et de nombreux problèmes restaient à résoudre, mais les choses évoluaient globalement dans la bonne direction. Pour la première fois depuis les années 1950, l’Allemagne disposait d’une opposition socialiste unie, au parlement et dans la rue.

Quelque part sur le chemin, Die Linke a perdu sa boussole. Après avoir failli échouer à entrer au Parlement fédéral en septembre dernier, une série d’événements – la guerre en Ukraine, des dénonciations #MeToo qui visent plusieurs dirigeants et, actuellement, une vague de démissions marquantes, à commencer par celle du père fondateur Oskar Lafontaine – font planer sur le parti la menace d’une crise terminale.

Des centaines de militants se sont réunis le dernier week-end de juin pour un congrès chargé d’élire une nouvelle direction et de commencer à redresser le navire. Les partisans de la dirigeante « populiste » controversée Sahra Wagenknecht ont été largement battus par la majorité du parti, composée d’une alliance tactique entre l’aile modérée du parti (représentée par le nouveau co-président Martin Schirdewan) et le courant mouvementiste qui a pris de l’importance ces dernières années, représenté par la co-présidente Janine Wissler.

Après le congrès, les militants espèrent que Die Linke va enfin recommencer à « parler d’une seule voix » et cesser d’être agitée par des conflits internes devenus publics. Mais en plus de décider ce que sera cette voix, le parti doit aussi décider à qui il s’adresse réellement.

 

Le déclin de Die Linke

Compte tenu de ses déconvenues actuelles, l’idée que Die Linke puisse « construire le socialisme du XXIe siècle » paraît aujourd’hui quelque peu absurde. Mais, à l’époque, Lafontaine exprimait un sentiment largement partagé : Die Linke faisait partie d’une deuxième vague de nouveaux partis de la gauche radicale à émerger en Europe, une vague qui semblait signaler un renouveau de la gauche après un long sommeil. La création du Parti de la gauche européenne en 2004 et l’arrivée au pouvoir en Amérique latine de présidents de gauche comme Lula, Hugo Chavez et Evo Morales n’ont fait que renforcer cet optimisme.

Ce mouvement a connu de nombreux hauts et bas au cours des années 2010 : la victoire électorale et la défaite politique de Syriza, l’ascension, puis la chute, de Jeremy Corbyn, et l’échec de Bernie Sanders dans sa quête de l’investiture du Parti démocrate étatsunien. Die Linke a connu, en revanche, une sorte de stagnation de longue durée : depuis 2010, ses avancées ont été rares, tout comme ses défaites. En effet, si une accumulation de facteurs internes et externes ne s’était pas produite pour arriver à la quasi-élimination du Die Linke du Parlement fédéral en septembre dernier, il est fort probable que le parti aurait pu continuer à se maintenir sous sa forme actuelle pendant une décennie supplémentaire. Il a fallu un effondrement électoral brutal pour « révéler ouvertement et sans ménagement ce que tous ceux qui avaient sobrement observé le parti savaient déjà depuis longtemps », comme l’a récemment déclaré Michael Brie, un vétéran du parti.

Les raisons de l’état désastreux de Die Linke ont été disséquées de manière exhaustive par les membres et sympathisants au cours des neuf derniers mois. Pour certains, c’est une politique étrangère prétendument dogmatique et unilatérale qui le rend incapable de remporter des succès électoraux, pour d’autres c’est une dérive politique et esthétique vers les milieux de la classe moyenne dont les intérêts se sont avérés irréconciliables avec ceux des travailleurs « cols bleus ». Mais quel que soit le récit adopté, tous ont une chose en commun : les arguments et la rhétorique utilisée sont largement restés les mêmes depuis 2012, la dernière fois que le parti a failli subir un revers de grande ampleur.

Qu’il s’agisse de l’« Appel pour une gauche populaire » publié le 31 mai, qui récapitule largement la stratégie « populiste de gauche » et anti-establishment mise en avant par Sahra Wagenknecht au cours de la dernière décennie, de la réponse écosocialiste à cet appel signée par un certain nombre de membres éminents du parti et d’intellectuels sympathisants, ou d’autres contributions publiées par des permanents qui occupent des postes dans les gouvernements des Länder, les divisions qui ont rongé le parti au cours de la dernière décennie sont plus profondes que jamais, avec peu de signes de réconciliation à l’horizon.

Wagenknecht et ses partisans veulent un parti qui s’oppose vigoureusement au gouvernement et se concentre sur la défense de l’État social. La majorité éco-socialiste de l’appareil du parti, renforcée ces dernières années par l’arrivée de jeunes militants, prône la création d’alliances entre le mouvement pour le climat et les syndicats comme clé pour relancer ses perspectives. Là où Die Linke est au pouvoir, généralement en tant que partenaire minoritaire de coalitions dirigées par les sociaux-démocrates, l’argument est de « mettre en œuvre une bonne politique » et de « laisser les résultats parler d’eux-mêmes ».

Cette constellation hétéroclite a tenu bon pendant 15 ans, mais n’a jamais vraiment évolué vers une formation politique cohérente. Face à une série de revers catastrophiques au cours des derniers mois, le ressentiment mutuel est aujourd’hui pire qu’il ne l’a jamais été. Dans ce contexte, l’émergence d’un leadership fort pourrait être une condition préalable à la survie de Die Linke en tant que force politique nationale, mais l’état actuel du conflit entre des factions désormais bien ancrées ne sera pas résolu par quelques ajustements politiques. L’élimination potentielle du parlement, et les implications catastrophiques que cela aurait à travers l’Europe, indiquent un malaise plus large de la gauche allemande dans son ensemble.

 

Les cicatrices de la défaite

Plus que partout ailleurs en Occident, les forces de gauche en Allemagne ont été façonnées par… la défaite. Que ce soit en 1914, en 1919, en 1933 ou encore en 1989, le mouvement socialiste allemand – autrefois source d’inspiration et modèle pour ses militants dans le monde entier – a été à plusieurs reprises écrasé ou réduit à l’impuissance par une combinaison de répression, de cooptation et d’annihilation pure et simple. Bien que le nazisme n’ait pas réussi à liquider entièrement ce mouvement, dans la République fédérale d’après-guerre, il a été de plus en plus confiné dans la marginalité culturelle et politique. Alors que l’Allemagne continue de s’enorgueillir de l’un des mouvements syndicaux les plus puissants du monde occidental, la « gauche radicale », en tant que force politique organisée, a depuis longtemps cessé d’y occuper une place significative.

Cela ne veut pas dire que des tentatives n’ont pas eu lieu. Tout au long de la seconde moitié du vingtième siècle, des groupes relativement restreints de militants de l’aile gauche du Parti social-démocrate (SPD) et du Parti communiste ouest-allemand (DKP) ont construit des réseaux de délégués syndicaux dans les centres industriels du pays, organisé des centres de formation pour les travailleurs et cherché à raviver les liens autrefois profonds entre le mouvement socialiste et les syndicats. Leurs succès, aussi modestes qu’ils aient pu être, dépassent de loin tout ce que la gauche peut exhiber aujourd’hui en la matière, mais ils ont tragiquement été balayés par l’effondrement du socialisme d’État à l’Est et, avec lui, d’une grande partie de la gauche marxiste et socialiste à l’Ouest.

L’éloignement actuel entre le mouvement ouvrier et la gauche radicale a donc été cimenté dans les années 1990. Mais il trouve ses racines dans la montée du mouvement « autonome » en Allemagne de l’Ouest à la fin des années 1960 et dans les années 1970. Après une brève, et infructueuse, tentative de radicaliser les travailleurs de l’industrie, ce mouvement a choisi de faire de sa marginalisation une vertu et de développer une infrastructure contre-culturelle diffuse basée sur des squats, des « centres autonomes », des bars et des salles de concert marqués à gauche.

Pour cette gauche, dont les rangs se sont comptés par dizaines de milliers jusque dans les années 1990, travailler dans les syndicats ou s’engager dans la politique électorale ravivait le spectre de l’intégration réformiste dans le système capitaliste plutôt que celui de son renversement révolutionnaire. Dans cette perspective, les luttes de classe les plus importantes des années 1980 n’ont pas été des conflits comme la lutte d’IG Metall pour la semaine de 35 heures en 1984 – lorsque près de 60 000 travailleurs ont fait grève pendant cinq semaines pour réclamer à la fois des journées de travail plus courtes et la création de 2,5 millions de nouveaux emplois – mais les émeutes du 1er mai à Berlin-Ouest trois ans plus tard, dont on se souvient aujourd’hui surtout pour l’incendie d’un supermarché qui, comme on l’a su par la suite, a été commis par un pyromane totalement apolitique.

En l’absence d’alternative, ce type de politique est devenu la voie par défaut vers le radicalisme pour les jeunes Allemands. Désormais, être « de gauche » signifie des mots d’ordre diffus et enragés comme « État-Nation-Capital. Merde », ou « chassez le nationalisme de vos têtes ! », scandés lors de manifestations stimulantes mais purement symboliques, dont la fonction est davantage d’apaiser les manifestants que de faire évoluer l’opinion publique ou de faire pression sur le gouvernement. Plutôt qu’une force populaire cherchant à changer la société de l’intérieur, la gauche radicale est devenue pour beaucoup une sorte de forteresse ou de refuge contre cette même société et les maux qui lui sont imputés.

La politique autonome de résistance a sans doute pu se trouver une niche dans une société fordiste prospère, mais elle n’a pas été bien utile comme point de référence pour construire un parti réformiste radical avec un impact de masse. L’autonomisme ne trouve peut-être pas d’expression idéologique explicite dans Die Linke aujourd’hui, mais l’influence de cette période est omniprésente – que ce soit sous la forme d’une esthétique et d’une rhétorique contestataires et contre-culturelles, qui peuvent plaire à des publics de niche mais qui sont indéchiffrables pour le citoyen ordinaire, ou dans l’aversion à l’égard de la discipline de parti et d’un leadership fort que, par ailleurs, tant de personnes regrettent aujourd’hui.

Plus généralement, les défaites du vingtième siècle se reflètent dans le manque profond d’ambition de Die Linke. Si le dépassement électoral du SPD semblait être une perspective crédible il y a 15 ans, le parti s’est vite réconcilié avec le fait d’être une force de 10 % au mieux, une épine dans le pied de la social-démocratie, qui la défie rhétoriquement avec quelques demandes utopiques sans être un concurrent sérieux pour l’hégémonie dans le mouvement ouvrier, sans même parler de la conquête du pouvoir d’État. Ce n’est du reste que très récemment, quelques mois à peine, que le parti a finalement créé un conseil syndical pour renforcer ses liens avec le mouvement ouvrier organisé.

 

Parti-mosaïque et parti de masse

Indépendamment de ce qu’il adviendra de Die Linke dans les mois et les années à venir, il y a tout lieu de penser que la césure actuelle marque la fin d’un cycle de la politique de gauche en Allemagne.

Après l’effondrement de 1989, les premiers signes d’un renouveau de la gauche sont apparus à la fin des années 1990 avec le mouvement altermondialiste et l’opposition au bombardement de la Yougoslavie par l’OTAN. Le processus s’est accéléré avec les manifestations contre la guerre en Irak en 2003 et les réformes du marché du travail menées par le chancelier social-démocrate Gerhard Schröder un an plus tard, créant ainsi la dynamique qui a finalement donné naissance à Die Linke. Pourtant, tout au long de cette période – contrairement à l’expérience du vingtième siècle – aucune force n’a été capable d’affirmer quoi que ce soit qui ressemble à un leadership politique sur ce paysage fragmenté, et n’a même pas semblé essayer.

Pendant un peu plus d’une décennie, le cadre dominant pour théoriser la forme de la gauche en Allemagne a été la formulation euphémisante de la « gauche-mosaïque » (Mosaiklinke), forgée en 2009 par le politologue Hans-Jürgen Urban. Écrivant au plus fort de la crise financière, Urban a affirmé que la crise systémique du capitalisme avait atteint un point où un « changement de système socio-écologique » était devenu nécessaire, mais que cela exigeait « un sujet agissant, une gauche désireuse et capable d’agir », qui, malheureusement, n’existait « nulle part ». Urban discernait dans la gauche des « signes de paralysie » qui l’empêchaient d’accumuler un quelconque capital politique à partir de son analyse – techniquement correcte – de la crise. Il en allait de même, selon cette lecture, pour les syndicats allemands, qui, malgré leur poids économique et social considérable, restaient prisonniers d’un conservatisme structurel induit par leur obligation première d’assurer l’emploi de leurs membres.

L’incapacité de la gauche à saisir l’opportunité que représentait la crise du capitalisme exigeait la création d’une nouvelle alliance stratégique entre les syndicats, le mouvement altermondialiste, les ONG progressistes et ce qu’Urban appelait la « gauche culturelle » – artistes, intellectuels et autres acteurs progressistes de ce champ. Fonctionnant selon le « principe de la coordination autonome », cette gauche-mosaïque devrait s’engager dans un « effort théorique collectif » pour développer une analyse de la conjoncture et commencer à formuler une stratégie de résistance. À moyen terme, Urban espérait que ce processus pourrait conduire à la revitalisation du travail organisé et « offrir éventuellement à la gauche la chance de redevenir une balise politique d’espoir dans la période post-néolibérale ».

En tant que membre du conseil exécutif du syndicat IG Metall, Hans-Jürgen Urban est probablement l’un des marxistes les plus influents en Allemagne aujourd’hui. Son dévouement au renforcement du mouvement ouvrier est irréprochable. Toutefois, 13 ans après la parution de son essai fondateur, il convient de se demander si cette formulation n’a pas fait plus de mal que de bien. Que ce soit au sein de Die Linke, des syndicats ou de la gauche extra-parlementaire, la référence à la « gauche-mosaïque » est devenue une métaphore commode pour contourner la question de savoir comment devenir hégémonique et, finalement, s’emparer du pouvoir d’État. Non seulement la gauche d’aujourd’hui n’a pas d’orientation identifiable, mais cette absence est souvent traitée comme un trait positif – ou du moins intangible.

Entre-temps, la « mosaïque » elle-même, dans la mesure où elle a existé, semble s’effondrer. La « Gauche interventionniste », une « organisation post-autonomiste multicentrique » fondée en 2005 avec l’intention d’unir les scènes autonomes éparpillées du pays en un mouvement puissant, s’effiloche depuis des années : des sections se dissolvent ou quittent le réseau et ses mobilisations emblématiques qui se réduisent d’année en année. Ce qui se présente comme l’« aile gauche » des sociaux-démocrates et des Verts, incarnée par l’ancien leader des jeunes socialistes Kevin Kühnert, passé sans heurts du statut de dissident de gauche à celui de cadre loyal du gouvernement, se trouve maintenant liée à un gouvernement qui vient de décider de faire de l’Allemagne une puissance militaire de premier plan. En fait, la seule partie de la « gauche-mosaïque » qui n’a pas vu son influence s’éroder au cours de la dernière décennie semble être IG Metall, qui a obtenu la semaine dernière une augmentation de salaire de 6,5 % pour les métallurgistes.

De nombreuses tâches assignées par Urban à la « gauche-mosaïque » – en particulier le développement d’une compréhension théorique commune et d’une perspective stratégique – n’ont pas été accomplies. À bien des égards, nous ne sommes pas plus avancés que nous l’étions en 2009. Il s’avère qu’une sorte de centre stratégique – un rôle autrefois occupé par les partis de masse socialistes et plus tard communistes – joue un rôle vital pour rassembler les différents courants de protestation et d’opposition dans la société et les faire converger en une force capable de défier et finalement de s’emparer du pouvoir d’État. Les syndicats sont bien sûr beaucoup plus faibles qu’il y a quelques décennies, et leur reconstruction n’est pas une tâche simple, mais nous n’avons pas encore rencontré de forme organisationnelle alternative capable de l’égaler en termes d’efficacité et de durabilité. Pour Die Linke, cela signifierait s’adresser directement aux travailleurs déjà syndiqués, tout en faisant campagne auprès des personnes non syndiquées. Sur ce point, Urban avait vu juste : les partis socialistes, qui ne sont pas liés par les mêmes contraintes structurelles que les syndicats, peuvent se permettre de défendre des politiques plus radicales et de s’adresser directement aux opprimés sur leur lieu de travail et en dehors.

Tragiquement, en nous convainquant qu’un tel projet n’était plus possible ou même souhaitable, Die Linke a peut-être gaspillé dix années qui auraient pu être consacrées à essayer de devenir cette force, en expérimentant le type de campagne « populiste » et les techniques d’organisation qui se sont avérées si efficaces pour Jeremy Corbyn, Bernie Sanders ou, pour citer un exemple plus proche de nous, le Parti du Travail de Belgique (PTB). Fondé en tant que petit groupe maoïste dans le sillage de 1968, le PTB a entamé une transformation fondamentale de sa culture de parti et de ses perspectives stratégiques au début des années 2000, en se concentrant sur la base, l’organisation au niveau des quartiers et en mettant l’accent sur son opposition pratique, plutôt qu’idéologique, à la politique gouvernementale. Depuis lors, il est passé de moins de 1% aux élections de 2008 à près de 9% en 2019, et recueille actuellement plus de 20 % dans certains quartiers populaires tout en ayant multiplié par vingt le nombre de ses adhérents.

Certes, la Belgique n’est pas l’Allemagne, et le PTB lui-même s’empresse d’avertir que son expérience ne peut pas être simplement copiée par d’autres pays. Mais ses résultats, obtenus durant ces dernières années, prouvent que le type de stagnation dont Die Linke a souffert au cours de la même période n’était en aucun cas inévitable.

 

Plus qu’une élection à gagner

Suite à la performance de la « gauche populaire » lors du congrès du mois dernier, l’avenir de Die Linke en tant que force unie est remis en question. Le ton adopté sur les médias sociaux suggère qu’une sorte de scission pourrait être à l’horizon, même si le résultat en serait deux formations croupion, dont aucune ne pourrait rassembler les votes nécessaires pour se maintenir au Parlement fédéral. En tant que membre du parti, et profondément convaincu de la nécessité d’un mouvement socialiste fort à tous les niveaux de la société allemande, j’espère que cela ne se produira pas. Cela représenterait non seulement un grand pas en arrière pour Die Linke, mais pourrait signifier que le socialisme démocratique disparaît de la scène politique pour une décennie ou plus.

Néanmoins, l’état désastreux du parti et de la gauche au sens large doit servir d’avertissement. La façon dont nous avons fait de la politique au cours des dernières décennies est une impasse stratégique. La mobilisation pour de grandes et spectaculaires manifestations est une activité louable, mais sans le soutien de syndicats capables d’exercer une pression économique et sans une forte présence au parlement pour transformer les aspirations populaires en une législation efficace, elles mènent rarement à davantage que l’expression massive d’une indignation morale. Le plus souvent, elles se terminent par un épuisement individuel et un repli collectif.

Si Die Linke veut survivre, sa priorité immédiate doit être de rester au Parlement au-delà de 2025. Mais, même pour parvenir à cette fin, le parti doit identifier et donner la priorité aux secteurs de la société où il peut développer des racines sociales plus profondes, avec l’objectif à moyen et long terme de représenter non pas 5 ou 10 % de la population, mais la majorité. L’avenir du socialisme démocratique, en Allemagne et partout ailleurs, réside dans la construction d’un mouvement de masse de la classe travailleuse élargie.

Dire cela aujourd’hui peut sembler aussi optimiste que Lafontaine appelant en 2007 à la « construction du socialisme du XXIe siècle ». Die Linke ne deviendra pas un mouvement de masse du jour au lendemain, et probablement pas dans les cinq ou dix prochaines années. Mais le potentiel est là.

L’Allemagne est peut-être une société prospère, mais il y a encore des millions de travailleurs qui vivent avec des salaires de misère, pour qui le boom économique de la dernière décennie n’a pas signifié grand-chose et qui ont encore du mal à joindre les deux bouts. Leur vie est devenue beaucoup plus difficile ces derniers mois en raison de l’inflation galopante et de la hausse du prix de l’essence, et à l’heure actuelle, la plupart d’entre eux ont probablement l’impression que le gouvernement ne se soucie pas du tout de leur situation. Certains d’entre eux avaient l’habitude de voter pour Die Linke, mais ne le font plus. D’autres n’ont jamais voté. Développer une nouvelle stratégie qui leur donne la priorité serait une première étape importante pour renouveler le parti.

Il en va de même sur le front de la politique étrangère, pour laquelle Die Linke a fait l’objet de critiques particulièrement sévères depuis l’invasion russe en Ukraine. Même si les plans du chancelier SPD Olaf Scholz, qui prévoit de dépenser 100 milliards d’euros pour de nouveaux armements, sont populaires en ce moment, une minorité importante voit la nouvelle politique étrangère agressive de l’Allemagne avec scepticisme. Sa taille augmentera inévitablement à mesure que le pays redeviendra une puissance militaire après « 80 ans de retenue », comme l’a dit l’autre jour le président du SPD Lars Klingbeil. Pendant des générations, l’opposition à la guerre et à la militarisation a été un catalyseur important pour le renouvellement de la gauche allemande, et il y a peu de raisons de penser qu’elle ne pourrait pas l’être aussi cette fois-ci.

Avec une extrême droite allemande en déroute et l’establishment politique unifié derrière un gouvernement de plus en plus impopulaire, les conditions objectives pour que Die Linke retrouve son rôle de voix des laissés-pour-compte et commence à se reconstruire ne sont pas mauvaises. Mais pour que cela se produise, le parti doit enfin se constituer en une formation socialiste unie, capable de parler d’une seule voix. Depuis sa fondation, Die Linke n’a pas fonctionné comme un parti politique, mais comme un mariage de convenance entre un certain nombre de factions en conflit les unes avec les autres. Une maison divisée ne peut pas tenir éternellement. Et si elle tombe maintenant, elle n’aura peut-être pas d’autre chance de se relever.

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Une version antérieure de cet article a été publiée dans Jacobin.

Traduit par Stathis Kouvélakis pour Contretemps.

 

Note

[1] Le système électoral allemand donne la possibilité aux partis qui n’atteignent pas le seuil électoral de 5% d’entrer malgré cela au Parlement fédéral (Bundestag). Le citoyen dispose en fait de deux voix. La première va à un candidat de sa circonscription (scrutin majoritaire), la deuxième à la liste d’un parti au niveau du Land (scrutin proportionnel). Ce système permet de représenter toutes les circonscriptions du pays dans l’hémicycle. Un parti avec au moins trois candidats élus directement peut ainsi accéder au Bundestag.