Les États-Unis et la Russie détiennent à eux seuls 90% de l’armement nucléaire à l’échelle de la planète. Les risques de confrontation et dès lors de guerre nucléaire sont immenses. Il ne paraît plus possible de miser sur la « dissuasion nucléaire » comme s’il s’agissait d’un facteur stable.
Ces confrontations se déclinent de surcroît selon tout un arsenal d’intimidations, de chantages et d’interventions armées. Or, comme le souligne ici John Carl Baker, dans ce monde-ci, « chaque bombe est une bombe capitaliste ». Voici son appel, pétri de perspectives stratégiques, concrètes et tangibles, à une mobilisation pour le désarmement militaire complet, fermement ancré dans une perspective anti-impérialiste.
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L’invasion de l’Ukraine par la Russie a révélé la nouvelle réalité des conflits entre grandes puissances, qui s’appuient sur leurs armes nucléaires. Notre tâche est de refuser de nous aligner sur l’une des grandes puissances et de faire plutôt pression en faveur d’un désarmement nucléaire généralisé.
Suite à l’invasion de l’Ukraine par la Russie, un nombre croissant de voix à gauche insistent pour que nous nous attaquions à la nouvelle réalité de la rivalité entre puissances impérialistes concurrentes. Se concentrer exclusivement sur l’empire étatsunien serait inadapté à une époque où la Russie tente de s’emparer de territoires européens, où la Chine écrase la démocratie à Hong Kong, où l’Inde révoque l’autonomie du Jammu-et-Cachemire et où le sort de Taïwan reste une question ouverte.
L’analyse est correcte : un moment multipolaire exige une analyse multipolaire. Mais la Gauche a beaucoup moins admis et théorisé que la rivalité inter-impérialiste actuelle est une rivalité spécifiquement nucléaire. Cette omission est d’autant plus frappante que la guerre en Ukraine, où une superpuissance nucléaire est l’envahisseur et une autre fournit des armes pour la défense du pays envahi, fait planer le spectre de la guerre nucléaire comme peu d’autres événements dans l’histoire récente.
Les États agresseurs mentionnés ci-dessus, la Russie, la Chine, l’Inde, sont tous des puissances nucléaires, tout comme leurs principaux adversaires : les États-Unis, le Royaume-Uni, la France et le Pakistan. Tous ces pays (ainsi qu’Israël et la Corée du Nord) mettent à jour leurs arsenaux nucléaires. Certains, comme la Chine et le Royaume-Uni, les développent. Cette semaine encore, The Guardian a rapporté que, dans les années à venir, le nombre total d’armes nucléaires sur terre devrait augmenter pour la première fois depuis des décennies.
Ces évolutions seraient pour le moins inquiétantes dans le meilleur des cas, mais elles le sont d’autant plus dans un monde où les traités de contrôle des armements de l’époque de la guerre froide s’effondrent rapidement. Dans cette optique, j’aimerais vous proposer trois brèves notes sur le nouveau présent nucléaire et ses implications pour une stratégie de gauche aujourd’hui.
L’invasion de l’Ukraine démontre clairement que nous sommes entrés dans une nouvelle période de concurrence entre grandes puissances, c’est-à-dire un monde de tensions latentes entre États dotés de l’arme nucléaire. Toutefois, les victimes immédiates seront probablement des États comme l’Ukraine qui ne possèdent pas d’armes nucléaires et qui ne sont pas sous le parapluie d’une puissance nucléaire. En Ukraine, les armes nucléaires ont fourni à la Russie une couverture pour son agression et aux États-Unis une raison de ne pas intervenir, car un conflit direct entre des États qui contrôlent ensemble 90 % des armes nucléaires du monde serait potentiellement catastrophique.
Jusqu’à présent, la Russie s’est abstenue d’attaquer l’OTAN et les États-Unis ont décidé de ne pas envoyer de troupes en Ukraine. Les optimistes y voient la preuve que la dissuasion nucléaire fonctionne, ce qui est peut-être le cas dans certaines circonstances et sous certaines conditions. Mais une succession de points d’éclair signifiera une multiplicité de nouveaux risques de confrontation nucléaire. Certains de ces embrasements peuvent être de véritables conflits par procuration. D’autres peuvent impliquer un pays doté de l’arme nucléaire qui utilise la menace d’une action militaire pour faire chanter un État non nucléaire afin de le faire capituler. Des affrontements inter-impériaux au sujet des bases d’armement ou des cyber-opérations offensives sont également possibles. Certaines crises peuvent être totalement imprévues.
Dans tous les cas, les puissances nucléaires seront confrontées à une série de situations uniques dans lesquelles la question de savoir ce qui est risqué et ce qui ne l’est pas devra être continuellement réévaluée. Il ne suffira pas de « se souvenir des leçons de la guerre froide » pour traverser cette nouvelle ère, d’autant que la compréhension des risques nucléaires par les décideurs politiques s’est atrophiée à Washington (et sans doute aussi à Moscou et à Pékin).
Les crises à venir seront également un défi moral. Les appels à « faire quelque chose » seront forts et parfois compréhensibles : l’Ukraine se bat pour son autodétermination, après tout. Mais les risques de faux pas seront importants, comme l’a clairement démontré l’initiative mal inspirée en faveur d’une zone d’exclusion aérienne en Ukraine.
Cette fois, l’appel à l’escalade a perdu. La prochaine fois, ce ne sera peut-être pas le cas.
Pendant la guerre froide, il y avait de nettes différences économiques entre les blocs. Le clivage Est-Ouest s’étendait même à des armes spécifiques, comme la bombe à neutrons, que les dirigeants soviétiques et d’autres qualifiaient d’arme capitaliste puisqu’elle touchait davantage les personnes que les biens. L’histoire est stupide mais illustrative : la puissance de l’Union Soviétique a eu une répercussion durable sur la politique nucléaire de l’époque. La Gauche était généralement favorable au désarmement, mais tandis que certains groupes critiquaient les deux blocs pour avoir amené le monde au bord du gouffre nucléaire, d’autres étaient favorables à l’idée que les États communistes avaient besoin d’une force de dissuasion pour prévenir une agression capitaliste.
De telles divisions ne sont plus nécessaires aujourd’hui. Les pays dotés de l’arme nucléaire représentent peut-être différentes formes de capitalisme, mais ce sont tous des États capitalistes. (La Corée du Nord, l’exception qui confirme la règle, ne représente guère une alternative souhaitable). Il n’y a pas d’acteur socialiste dans la compétition entre les grandes puissances d’aujourd’hui, même si le Parti Communiste Chinois aimerait bien revendiquer ce titre. Le gagnant dans ce conflit ne peut être que le capitalisme.
Il s’agit d’une clarification. Le moment que nous vivons a besoin d’une gauche véritablement indépendante, libérée de tout attachement résiduel aux intérêts des grandes puissances.
En réponse à cette convergence économique, nous devons nous attendre à ce que toutes les parties jouent sur les distinctions idéologiques, même si elles deviennent de plus en plus douteuses. La Russie, par exemple, utilise l’existence de nationalistes ukrainiens d’extrême droite pour faire passer son invasion pour une action antifasciste. Aux États-Unis, la concurrence entre les grandes puissances est déjà présentée comme opposant la démocratie à l’autocratie, même si le pays n’est pas une démocratie fonctionnelle et qu’un autoritaire comme Donald Trump pourrait perdre le vote populaire (une fois de plus) et remporter la présidence en 2024. Les grandes puissances ne sont peut-être pas identiques, mais, de plus en plus, elles ne sont pas si différentes.
Puisque les armes nucléaires permettent de nouvelles formes d’agression impériale, l’anti-impérialisme d’aujourd’hui devrait soutenir avec fermeté le désarmement nucléaire. De nombreux secteurs de la Gauche le font déjà, du moins en théorie. Mais il ne suffit pas d’exprimer un soutien rhétorique et de se réjouir ensuite de la satisfaction d’avoir eu une position correcte.
Un engagement renouvelé en faveur du désarmement nucléaire implique du travail, beaucoup de travail. Il faut s’éduquer mutuellement et éduquer la classe travailleuse au sens large sur le rôle que les gens ordinaires ont joué pour mettre fin à la course aux armements durant la guerre froide. Cela signifie revigorer les anciennes organisations de désarmement et éventuellement en créer de nouvelles. Cela signifie s’organiser contre les industries qui profitent de la production d’armes catastrophiques. Cela signifie reconnaître que les armes nucléaires tuent des gens en ce moment même, même si la dissuasion tient bon. Cela signifie qu’il faut interpeller les dirigeants qui exacerbent les tensions nucléaires, ainsi que ceux qui exploitent les crises pour plaider en faveur d’une augmentation des armes.
Cela signifie également qu’il faut agir à différentes échelles. Au niveau international, la Gauche doit faire pression pour que davantage de pays signent et ratifient le traité des Nations Unies sur l’interdiction des armes nucléaires, qui est entré en vigueur l’année dernière et dont les États parties prenantes ont tenu la première réunion en Juin 2022. Dans le même ordre d’idées, nous devrions insister pour que les États dotés d’armes nucléaires respectent l’article VI du Traité de Non-Prolifération nucléaire, qui les oblige à faire un effort de bonne foi en faveur du désarmement, ce qu’ils ne font manifestement pas. Le travail international sera particulièrement important dans les États de l’OTAN ainsi que dans des endroits comme le Biélorussie, qui pourrait bientôt accueillir des armes nucléaires russes.
Au niveau national, la Gauche ne doit pas craindre les combats législatifs ciblant des politiques et des programmes d’armement spécifiques. Ces efforts sont progressifs et parfois obscurs, mais ils ont un impact réel et ont beaucoup plus de chances de réussir que de scander dans le vide des slogans en faveur du désarmement. Ici, aux États-Unis, nous devrions soutenir une politique de « non-utilisation en premier » ( « No First Use ») des armes nucléaires et travailler à la réforme de l’autorité de lancement, qui jusqu’à récemment reposait uniquement sur Donald Trump. Nous devrions soutenir les efforts législatifs visant à bloquer les armes nucléaires tactiques ou « à faible rendement » qui abaissent le seuil d’utilisation. Nous devrions également favoriser l’élimination progressive des missiles balistiques intercontinentaux (ICBM) basés au sol, qui réduisent le temps de décision du président et augmentent les risques d’erreur de lancement.
Le désarmement est certes un objectif mais c’est aussi un processus, un processus que nous pouvons aider à relancer.
L’année dernière, Air Force Magazine a rapporté que le nouveau missile balistique intercontinental à tête nucléaire des États-Unis, autrefois appelé Ground Based Strategic Deterrent, maintenant dénommé Sentinel, est destiné à faire partie d’un programme de de soixante-dix ans. Pensez-y : soixante-dix années supplémentaires d’ère nucléaire. Soixante-dix années de plus pendant lesquelles le monde sera à la merci de seulement neuf pays. Soixante-dix années de plus de roulette russe..
Cette situation n’est pas viable, certainement pas à une époque où la guerre entre les grandes puissances (par procuration ou non) est une possibilité réelle. Même une seule détonation serait un désastre ; une guerre nucléaire à grande échelle menacerait la civilisation elle-même.
Au mieux, la gauche donne aux gens l’espoir qu’un avenir meilleur est possible. Nous devrions utiliser ce sentiment pour lutter en faveur du désarmement nucléaire. Les armes nucléaires ressemblent beaucoup au capitalisme : elles sont considérées comme éternelles, inévitables, voire naturelles. Mais il existe une alternative. Chacun·e mérite un avenir sûr et sécurisé, libéré de la menace de la guerre nucléaire. Construisons-le.
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Ce texte a été initialement publié par Jacobin.
John Carl Baker est chargé de programme au Ploughshares Fund. Les opinions exprimées ici sont les siennes. Les écrits de Baker ont été publiés dans le Bulletin of the Atomic Scientists, New Republic, Defense One et ailleurs.