La nécessité d’annuler la dette est plus importante aujourd’hui qu’il y a 30 ans

Historien et économiste belge spécialisé dans les questions de dette et de mondialisation néolibérale, Éric Toussaint a fondé en 1990 et est actuellement le porte-parole du réseau international du Comité pour l’abolition des dettes illégitimes (également connu sous le nom de CADTM, de l’acronyme de son nom original en français : Comité pour l’annulation de la dette du tiers monde).

Ce comité est l’une des plus importantes articulations mondiales dans le questionnement de la financiarisation et de ses effets sur le capitalisme contemporain. Lors de sa visite à Buenos Aires pour participer à différentes réunions sur la négociation menée par le gouvernement argentin avec le FMI, nous avons eu l’occasion de parler avec lui de la signification et de l’histoire de l’endettement extérieur et des alternatives dans une perspective latino-américaine.

Nous reproduisons ici l’entretien qu’il a donné à José Seoane et Emilio Taddei pour la revue Tricontinentalecomplétée et mise à jour par Éric Toussaint en juin 2022.

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Les dettes publiques sont des instruments permettant de discipliner les gouvernements

José Seoane et Emilio Taddei : Bien que la question de la dette ait une longue histoire, il est certainement possible de reconnaître une nouveauté et un lien entre l’expansion de l’endettement, les processus de financiarisation et l’étape néolibérale actuelle du capitalisme. Au cours des dernières décennies, il a été question d’un nouveau cycle d’augmentation de la dette. Quelle est votre opinion à ce sujet ?

Éric Toussaint : Il y a une dimension financière extrêmement importante dans le capitalisme d’aujourd’hui ; accentuée dans le contexte de la « longue dépression » qui a commencé en 2008 – selon les termes utilisés par Michael Roberts – et se poursuit jusqu’à ce jour, ce qu’Ernest  Mandel appelait  » l’onde longue dépressive »[1]. Financement, accumulation et utilisation de la dette pour maintenir en vie des milliers de ce que Roberts appelle des « entreprises zombies ». En particulier, les dettes publiques sont des instruments permettant de discipliner les gouvernements et de les maintenir dans la logique du système capitaliste. Et cela devient de plus en plus aigu.

Par exemple, dans le contexte de la pandémie en Europe et aux États-Unis, afin de payer des dépenses publiques plus élevées, ils ont eu recours à l’augmentation de la dette au lieu d’augmenter les impôts sur les secteurs les plus riches. La dette de la Grèce représente aujourd’hui 190 % du PIB, celle de l’Italie 150 %, celle du Portugal 130 %, celle de la Belgique ou de la France 115 %. Ces ratios sont beaucoup plus élevés que ceux de l’Argentine ou du Brésil, même si ceux-ci ont également augmenté. Au niveau mondial, il y a une explosion de la dette.

Et maintenant, au nom du remboursement, une nouvelle offensive de réformes structurelles est proposée, cela concerne le « marché » du travail, le financement et l’âge des retraites, le système de protection sociale, etc. D’autre part, les dettes des classes populaires ont également augmenté de façon considérable. Les secteurs les plus pauvres des classes populaires, qui sont surendettés, subissent des taux d’intérêt très élevés ; c’est une façon de les discipliner et de réduire leur volonté de se battre. Il est beaucoup plus difficile de faire grève avec suspension des salaires, si vous devez également payer une dette. En même temps, bien sûr, comme l’a montré le Chili, cela amène le peuple à une situation telle qu’à un certain moment, il n’en peut plus et une rébellion peut éclater. C’est pourquoi, pour nous, le problème de la dette est encore plus important aujourd’hui qu’il ne l’était il y a trente ou quarante ans.

 

Le problème de la dette privée des classes laborieuses est plus important aujourd’hui qu’il y a 30 ou 40 ans

José Seoane et Emilio Taddei : En ce sens, la renégociation du prêt que le FMI a accordé en 2018 au gouvernement argentin de Mauricio Macri n’est pas exceptionnelle, mais met plutôt en évidence une situation régionale et mondiale. Pensez-vous qu’il existe un risque de nouvelle crise de la dette en Amérique latine et, en général, au niveau mondial ?

Éric Toussaint : Oui, il y a effectivement un risque de nouvelle crise. Pour l’instant, deux éléments la repoussent. D’une part, bien que les banques centrales du Nord augmentent les taux d’intérêt, ceux-ci restent inférieurs à l’augmentation de l’inflation. Cela permet à la plupart des pays du Sud de continuer à être en mesure de refinancer leurs dettes, c’est-à-dire de s’endetter davantage pour rembourser d’anciennes dettes. D’autre part, la hausse des prix des matières premières, par exemple le pétrole et le gaz, signifie que les pays exportateurs de combustibles qui étaient en défaut de paiement partiel, comme le Venezuela, perçoivent à nouveau des revenus plus importants avec un baril de pétrole à plus de 100 dollars. Ces facteurs – des taux d’intérêt faibles pour l’instant et des prix élevés qui favorisent les exportateurs de matières premières – empêchent une telle crise de paiement.

Mais le volume de la dette est tel et la pression exercée sur la Réserve fédérale américaine (Fed) pour qu’elle continue à augmenter les taux est si forte que le danger est présent. La Fed s’était engagée à augmenter le taux de 0,25 % par mois pour atteindre un taux de plus de 1 % d’ici la fin de l’année ; avec une inflation à un niveau élevé, la Fed augmente plus rapidement qu’initialement prévu le taux d’intérêt. La prévision médiane des membres du comité de politique monétaire de la Fed (le FOMC, Federal Open Market Committee) donne désormais un taux directeur de 3,4 % fin 2022 et de 3,8 % en 2023, alors que leur prévision datant de mars 2022 le situait à 1,9 % pour la fin de cette année. Le risque d’une nouvelle crise existe, car un taux d’intérêt plus élevé favoriserait un rapatriement des capitaux vers les États-Unis – et vers l’Europe si la Banque centrale européenne va dans ce sens – et augmenterait la prime de risque que les pays endettés devraient payer. Il n’y a donc pas de crise généralisée de la dette aujourd’hui, mais les conditions sont réunies pour qu’il y en ait une.

 

Le FMI n’a pas changé de modèle et a dû faire face à des rébellions et à d’intenses protestations ces dernières années dans l’ensemble du Sud

José Seoane et Emilio Taddei : Les organisations financières internationales elles-mêmes, ainsi que le G20 et le Club de Paris, ont reconnu la gravité de ce problème et ont proposé une réduction de la dette dans certains cas. Que pensez-vous de ces propositions ?

Éric Toussaint : Ces initiatives de la Banque mondiale, du FMI, du Club de Paris sont totalement inadaptées ; et les pays endettés eux-mêmes le disent ; elles sont un échec. Même l’augmentation des droits de tirage spéciaux (DTS) décidée par le FMI est un fiasco[2]. Comme cette augmentation est proportionnelle à la quote-part de chaque pays au FMI, ce sont une fois de plus les pays du Nord qui reçoivent la plus grande part de ces DTS. En revanche, ils avaient promis de les donner aux pays du Sud, mais ils ne l’ont pas fait, et quand ils font quelque chose, cela consiste à utiliser leurs droits de tirage pour les prêter avec intérêt alors qu’ils reçoivent gratuitement ces droits de tirage spéciaux (DTS). C’est un scandale.

 

José Seoane et Emilio Taddei : À ce propos, la crise de la dette du début des années 1980 a abouti à l’imposition du soi-disant « consensus de Washington » dans la région, avec ses terribles conséquences. Êtes-vous d’accord, comme on l’a parfois dit ici, que le Fonds a changé et qu’il ne promeut plus les mêmes recettes ?

Éric Toussaint : Non, ils continuent avec le même modèle et nous l’avons vu en Équateur en 2019. Ils ont convaincu le président Lenin Moreno de mettre en œuvre un plan comprenant une augmentation des prix du carburant, ce qui a provoqué une rébellion populaire. Moreno a dû fuir Quito et se réfugier à Guayaquil dans l’espoir de contrôler la situation, même en utilisant la répression ; mais il a finalement été contraint de renoncer à l’augmentation. Cette expérience se répète en Équateur en juin 2022 sous la présidence du banquier Guillermo Lasso qui lui aussi, après avoir eu recours à la répression et après s’être mis à l’abri à Guayaquil, a fini par concéder le 30 juin 2022 une suspension des mesures d’augmentation. Affaire à suivre.

Il faut aussi se souvenir, par exemple, de la rébellion au Liban qui a commencé en 2019 et a duré un an et demi et qui était contre le FMI et les élites locales. La situation est aujourd’hui extrêmement tendue au Sri Lanka (21 millions d’habitants), en Asie du Sud, contre le FMI et aussi contre d’autres créanciers comme la Chine.  Le Sri Lanka a dû déclarer une suspension totale des paiements de la dette extérieure en avril 2022 et négocie actuellement un nouvel accord avec le FMI. Le FMI n’a pas changé de modèle et, au contraire, ses politiques ont suscité des rébellions et d’intenses protestations ces dernières années dans l’ensemble du Sud.

 

José Seoane et Emilio Taddei : À cet égard, quelle est la nouveauté de l’accord conclu par le gouvernement argentin en mars 2022 ?

Éric Toussaint : Dans le cas de la renégociation argentine avec le FMI, il y a quelque chose de nouveau, mais je ne le vois pas comme positif. Au contraire, elle me semble plus sophistiquée et perverse. Même si l’accord n’inclut pas explicitement la plupart des réformes dites structurelles, il dispose de toutes les armes pour les faire passer avec le suivi permanent des objectifs budgétaires et les décaissements partiels qu’il doit autoriser en cas de risque de défaut. Les dirigeants du FMI n’annoncent pas clairement ce qu’ils veulent, mais ils ont les moyens de faire chanter le gouvernement pour l’obtenir. Le FMI, même dans le contexte de la pandémie et de la crise internationale, n’a pas changé ses prescriptions, qui restent la réduction des dépenses sociales, la réduction de l’appareil d’État et de la capacité d’intervention de l’État, et les réformes structurelles qui approfondissent le modèle. En témoignent plusieurs accords signés par le FMI au cours des trois dernières années.

 

José Seoane et Emilio Taddei : En ce qui concerne la dette argentine, vous avez souligné son origine illégale et son caractère de dette odieuse. Ce même argument a été utilisé pour contester des dettes étrangères dans d’autres cas. Quelle est l’origine de cet argument, et existe-t-il un précédent dans lequel la dette a effectivement été contestée ?

Éric Toussaint : Oui, il y en a beaucoup : le Mexique en 1861 ; le Mexique à nouveau en 1867 contre la dette envers la France (qui avait envahi le Mexique et fait de Maximilien d’Autriche un empereur) ; en 1898, après la guerre entre les États-Unis et l’Espagne à propos de Cuba quand Washington a refusé de payer la dette réclamée par Madrid ; la répudiation par les Soviets en février 1918 de la dette tsariste ; la répudiation par le Congrès costaricain en 1919 de la dette contractée par Tinoco ;  le traité de Versailles de juin 1919, qui stipule que la dette de la Pologne contractée par l’Allemagne afin de renforcer sa domination sur ce pays ne doit pas être remboursée et qu’il en va de même pour les territoires colonisés par l’Allemagne en Afrique.

Cela a donné naissance à la doctrine de la dette odieuse, formulée pour la première fois par Alexander Sack, un juriste russe conservateur exilé à Paris. D’autres répudiations de dettes ont suivi, par exemple en 1949 par la Chine, en 1959 par Cuba. Même en 2003, une semaine après l’invasion américaine de l’Irak, le secrétaire d’État aux finances a convoqué les ministres du Club de Paris du G7 et leur a dit que la dette contractée par Saddam Hussein était une dette odieuse et devait être annulée. Il a parlé explicitement de la dette odieuse. Aujourd’hui, un procès est en cours à Londres au sujet de la dette réclamée par la Russie à l’Ukraine. Ce procès était au point mort, mais maintenant, avec la guerre, le processus va certainement s’accélérer, voyons quelle sera la conclusion. Le FMI lui-même a publié plusieurs documents sur la question de la dette odieuse.

Selon la doctrine, une dette peut être considérée comme odieuse en fonction de deux critères : le premier concerne l’usage qui a été fait de cette dette, qu’elle ait contribué ou non à profiter à la société et au pays ; le second se réfère à la connaissance qu’avaient les prêteurs de l’usage qui allait en être fait et des conditions de paiement du crédit accordé. Dans la doctrine de la dette odieuse, la nature du régime qui a contracté la dette importe peu, il peut s’agir d’un gouvernement démocratique ou d’une dictature ; ce qui compte, c’est son utilisation et la complicité des prêteurs.

 

José Seoane et Emilio Taddei : Dans le contexte des processus de changement vécus dans la région après la crise économique du début des années 2000, il y a eu aussi des expériences de renégociation de la dette. Vous avez même été amené à conseiller le gouvernement équatorien à ce sujet. Que pouvons-nous apprendre de cette expérience ?

Éric Toussaint : Oui, en 2007, le gouvernement de Rafael Correa a mis en place une commission d’audit avec la participation de citoyens (12 délégués de mouvements sociaux équatoriens), de quatre organismes d’État (ministère des Finances, ministère de la Justice, bureau du contrôleur et commission anti-corruption) et de six étrangers, dont Alejandro Olmos Gaona (Argentine), Maria Lucia Fattorelli (Brésil) et moi-même. Maria Lucia Fattorelli, Alejandro Olmos Gaona et Hugo Arias (de Jubileo2000-Red Guayaquil, Équateur) étaient chargés du volet commercial (porteurs d’obligations privés et fonds d’investissement). Piedad Mancero de Jubileo2000-Red Guayaquil, Ricardo Ulcuango (de Ecuarunari) et moi-même étions chargés de la partie multilatérale (FMI, Banque mondiale).

Il y avait également un autre groupe responsable de la dette bilatérale et un autre de la dette interne. Nous avons recommandé de ne pas tenir compte de la dette envers le FMI et la BM, mais ces deux dettes représentaient un montant relativement faible en comparaison de la dette due aux marchés financiers. Le gouvernement Correa a choisi d’affronter les détenteurs d’obligations qui réclamaient 3 milliards de dollars à un taux d’intérêt de 7 %. C’était le bon choix de l’ennemi principal et une victoire pour l’Équateur qui lui a permis de réduire sa dette. Le gouvernement de Rafael Correa est entré en conflit avec les créanciers et a gagné. Il n’y a pas eu de représailles, pas de poursuites judiciaires aux États-Unis.

Rappelons également qu’en 2007, le FMI a été prié de quitter les bureaux de la Banque centrale de l’Equateur. Même le représentant permanent de la Banque mondiale a été expulsé en 2007. Il est important de garder à l’esprit que lorsque ces organismes sont confrontés à une situation conflictuelle, ils tentent généralement de faire taire la question, car faire du bruit, c’est donner au gouvernement une chance de s’expliquer au monde entier et à quelqu’un d’autre de faire de même. Rappelons que lorsque l’Argentine a suspendu le paiement de sa dette au Club de Paris en 2001, ce dernier n’a fait aucun bruit car il avait peur que cela se sache, jusqu’à ce qu’un accord soit conclu douze ans plus tard, en 2013.

 

José Seoane et Emilio Taddei : Sur la base de cette expérience et de celle de la crise des années 1980, quels sont les défis auxquels sont confrontés les peuples d’Amérique latine aujourd’hui ?

Éric Toussaint : Si nous pensons à une éventuelle crise de la dette dans le futur, contrairement aux années 1980 au cours desquelles Fidel Castro a joué un rôle d’avant-garde et de rassembleur contre le paiement des dettes illégitimes, il n’y a pas un chef d’État ou de gouvernement en Amérique latine pour jouer le même rôle que lui, et même Cuba a changé et ne joue malheureusement plus le rôle de leader de la contestation latino-américaine face à l’impérialisme. Par ailleurs, et c’est très positif, les élections de ces dernières années et les rébellions en Colombie, au Chili, en Équateur, entre autres pays, montrent que les classes populaires veulent encore des changements fondamentaux.

De la victoire de Lopez Obrador au Mexique en 2018 et d’Alberto Fernandez en Argentine en 2019 à celle de Gustavo Petro et Francia Marques en Colombie en juin 2022 en passant par celle de Boric en 2021 au Chili et de Xiomara Castro au Honduras en 2021 également, il est clair que lorsqu’une force politique parvient à se présenter comme capable d’arriver au gouvernement avec un discours de rupture avec le néolibéralisme, il y a une chance de gagner les élections. En même temps, nous voyons avec Castillo au Pérou et nous verrons avec Boric au Chili et Petro en Colombie une autolimitation des gouvernements ; il n’y a aucune comparaison avec Chávez (Venezuela), avec le Correa (Équateur) et Morales (Bolivie) de la première période.

Aujourd’hui, il n’y a pas de mesures contre les transnationales en termes de fiscalité comme auparavant, ni sur la question de la dette. Rappelons que Correa est allé jusqu’à suspendre le paiement de la dette extérieure en 2008, au moment même où le Venezuela, la Bolivie et l’Équateur quittaient le CIRDI et refusaient de signer des accords de libre-échange avec les États-Unis. L’écart entre la volonté des classes populaires de trouver des forces politiques qui construiraient une rupture avec le néolibéralisme, d’une part, et, d’autre part, la pratique concrète de ceux qui sont arrivés au gouvernement, est énorme. Par incapacité ou délibérément, ils prolongent le néolibéralisme avec des nuances certes importantes mais sans véritable changement de modèle et cela finit par provoquer de grandes désillusions.

 

José Seoane et Emilio Taddei : Dans les années 2000, le mouvement altermondialiste était également très important, de même que les mouvements mondiaux contre la dette. Quelle est la situation aujourd’hui ? Quelle est l’expérience du réseau CADTM que vous promouvez ?

Éric Toussaint : Sur un plan général, la situation est préoccupante en raison de la désintégration et du recul des grands mouvements internationaux comme le Forum social mondial (FSM) pour ne prendre qu’un exemple parmi d’autres.

En revanche, dans le cas du CADTM, je peux dire qu’il y a eu une croissance ces dernières années. Nous avons tenu notre Assemblée mondiale au Sénégal en novembre 2021 avec la participation de délégations de 16 pays africains ; les Latino-Américains, les Asiatiques et les Européens ont participé en ligne. De nouvelles organisations ont rejoint, par exemple en Amérique latine, le Front citoyen pour l’audit de la dette de Puerto Rico (Frente Ciudadano para la Auditoría de la Deuda de Puerto Rico) ; au Mexique, la coalition pour la suspension du paiement de la dette (Promotora para la suspensión del pago de la deuda pública) a été formée avec la participation, entre autres, du Sindicato Mexicano de Electricistas. Cette coalition a également décidé de rejoindre le réseau CADTM en 2022.

Dans le cadre plus général du mouvement anti-dette, des initiatives ont également été prises. En 2019, avec Jubilé Amérique du Sud et Asie [un autre des réseaux mondiaux importants dans la lutte contre la dette] et d’autres organisations comme Eurodad, Latindadd et Afrodad, une nouvelle « semaine mondiale d’action contre la dette » a été convoquée, ce qui était important. Mais aujourd’hui, l’invasion russe et la guerre en Ukraine ont soulevé un nouveau débat au sein de la gauche, avec notamment l’existence de deux tendances opposées, entre ceux qui refusent de dénoncer Poutine et ceux qui refusent de critiquer l’OTAN et l’Union européenne, et qui pour moi répètent des erreurs catastrophiques. Cette tension peut paralyser le mouvement. Sans vouloir dramatiser, cela me fait penser à août 1914, lorsque les forces de gauche européennes opposées à la guerre ont fini par voter des « crédits de guerre » dans chacun de leurs pays. C’est extrêmement dangereux.

 

José Seoane et Emilio Taddei : Face à cette situation, où le problème de la dette s’aggrave, quelles sont les propositions et alternatives que le mouvement promeut ?

Éric Toussaint : La principale revendication reste la suspension du remboursement de la dette et l’annulation de la partie illégitime et/ou odieuse. Nous proposons également de demander un audit de la dette avec la participation des citoyen·nes, en particulier comme proposition de diffusion et d’appel au peuple et comme plan de mobilisation.

D’un point de vue stratégique, il est fondamental d’intégrer toutes les dimensions de la dette. Les dettes du Nord et du Sud ; l’endettement public et les dettes réclamées aux classes populaires ; les dettes étudiantes au Chili ou en Afrique du Sud, mais aussi aux États-Unis, en Grande-Bretagne ou au Japon ; les dettes hypothécaires abusives dans des pays comme la Grèce, l’Espagne, la Croatie, avec la nouvelle bulle immobilière dans les pays d’Europe du Nord ; et bien sûr aux États-Unis ; également les dettes de consommation ; les dettes pour payer les soins de santé ; les microcrédits abusifs. Il est nécessaire d’articuler tous ces problèmes de dette qui existent dans le capitalisme d’aujourd’hui. C’est pourquoi, il y a sept ans, nous avons changé le nom de notre réseau, passant du Comité pour l’abolition de la dette du tiers monde au Comité pour l’abolition des dettes illégitimes tout en conservant le même sigle CADTM. En 2009, nous avons modifié notre Charte politique et l’avons à nouveau actualisée en novembre 2021, à Dakar, avec une perspective anticapitaliste, féministe, écosocialiste, en défense des droits LGBTQI+.

En plus des mesures sur la dette, il est essentiel d’ajouter d’autres mesures dans le cadre d’un plan global : une réforme fiscale radicale pour augmenter les recettes fiscales, avec des impôts sur les grandes entreprises privées nationales et étrangères, des impôts sur le grand capital, des impôts sur la fortune pour les 1% les plus riches, ainsi qu’une réduction radicale de la TVA sur les produits et services de base (comme l’électricité, l’eau, le gaz,…), pour améliorer le niveau de vie de la population et une réduction de l’effet inflationniste sur les prix de base. Il est également nécessaire d’établir un contrôle des prix, du commerce extérieur et des mouvements de capitaux, ainsi que d’autres mesures structurelles anticapitalistes (socialisation des banques, du secteur énergétique, des industries pharmaceutiques et autres). En d’autres termes, nous pensons, en tant que CADTM, qu’une suspension des paiements ou une répudiation des dettes illégitimes doit faire partie d’un plan global de mesures structurelles, avec une dimension anticapitaliste claire.

 

 

Notes

[1] Voir l’article de Michel Husson publié en 2020 « L’économie d’Ernest Mandel, hier et aujourd’hui » | Quatrième internationale https://fourth.international/fr/210  dans lequel il affirme « La question qui se pose logiquement est de savoir où nous nous trouvons. Notre réponse est que nous sommes toujours dans l’onde longue récessive amorcée avec la récession généralisée de 1974-75 et enclenchée avec celle de 1981-82. (…)  la théorie de Mandel n’a jamais postulé que chaque onde longue devait durer entre 25 et 30 ans. Certes, ce fut à peu près le cas pour le passé, mais ce constat n’entraîne pas que ce doit être la règle, tout simplement parce que les ondes longues ne sont pas des cycles. » La suite dans l’article en question. Pour une bibliographie de l’œuvre d’Ernest Mandel, voir sur le site de Michel Husson : http://hussonet.free.fr/mandel.htm

[2] Le 2 août 2021, le conseil des gouverneurs du Fonds monétaire international (FMI) avait approuvé une nouvelle allocation de droits de tirage spéciaux, soit 433 milliards de DTS, l’équivalent de 650 milliards de dollars. Pour rappel, les DTS sont des actifs de réserve internationaux créés en 1969 par le FMI. Pour prendre la mesure des limites de cette mesure, voir la critique timide contenue dans https://www.globalcitizen.org/fr/content/100-billion-sdr-reallocation-imf/