La victoire de Gustavo Petro, instrument du changement en Colombie

La victoire de la formule du Pacto Historico avec Gustavo Petro comme candidat à la présidence et Francia Márquez à la vice-présidence lors des élections de 2022 en Colombie est un moment historique dans un pays qui n’a jamais connu d’alternance à gauche aux XXe et XXIe siècles. Même les plus réformistes et modérés des candidats de gauche se retrouvaient confrontés à la violence politique entretenue par les élites dominantes afin de reconduire leur domination.

Le Pacte historique est une union de sept partis et mouvements politiques créée en février 2021. Dans son manifeste fondateur, il déclare la convergence des « secteurs alternatifs progressistes, sociaux-démocrates et véritablement libéraux qui rendent le pouvoir au peuple ». Il comprend les partis Colombia Humana, Unión Patriótica-Partido Comunista, Polo Democrático Alternativo, Movimiento Alternativo Indígena y Social (MAIS), Partido del Trabajo de Colombia, Unidad Democrática et Todos Somos Colombia.

Le collectif « Soy porque somos » a promu Francia Márquez, une dirigeante afro-descendante aux propositions socialistes, écologistes et environnementales, et a décidé de participer à une élection interne au sein de l’alliance Pacto Histórico, où elle est arrivée en deuxième position face à Gustavo Petro, avant d’intégrer le ticket du Pacto Historico comme candidate à la vice-présidence.

Avant de l’emporter comme candidat à la présidence en 2022, Petro avait été battu deux fois. En 2010, il a perdu contre Juan Manuel Santos et a été battu en 2018 par l’actuel président Iván Duque. Il est actuellement âgé de 61 ans. Il avait rejoint à l’âge de 17 ans le M-19, une organisation nationaliste de gauche menant des actions de guérilla qui a vu le jour après la fraude électorale de 1970. Il a progressivement gagné une place importante dans l’aile politique jusqu’à devenir le plus jeune des cinq membres de la direction de la région centrale.

Avant cela, il avait été Personero de Zipaquirá (une institution analogue au défenseur des droits, mais avec des prérogatives plus étendues) en 1980 et était devenu conseiller indépendant de cette municipalité entre 1984 et 1988. En tant que chef de la guérilla, il a promu le désarmement du M-19 entre 1989 et 1990. Il a été maire de Bogotá entre 2014 et 2015. En 2018, il a été élu sénateur de la République pour la période législative 2018-2022 et est le dirigeant fondateur du parti politique Colombia Humana.

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Petro a emporté de justesse l’élection présidentielle colombienne le 19 juin 2022. S’il a pu gagner, c’est parce que la Colombie a changé bien avant l’élection et parce qu’il s’est montré à l’écoute des changements de la société. Petro a su évoluer pour améliorer l’efficacité de son message, tout du long d’un processus qui dure depuis plus de quatre ans. A l’occasion de sa troisième candidature aux présidentielles, il a affronté Rodolfo Hernández (RH), dont la campagne a également été très efficace et devra donc être étudiée. L’équipe de campagne de RH a démontré une maîtrise experte des canaux numériques, a pris soin de s’assurer que ses messages étaient cohérents avec l’image du candidat et, en même temps, a su esquiver les face à face [avec les autres candidats, puis avec Petro uniquement au second tour] afin de ne pas exposer le candidat à des situations dans lesquelles il pourrait dilapider le capital électoral accumulé. Bien que le candidat ait perdu, le résultat final ne rend pas justice aux procédés de damage control mis en place par les conseillers de RH. En fin de compte, ils ont amené très proche de la victoire un homme hautement inflammable.

Petro, quant à lui, était un candidat qui a su progressivement défaire son image de leader intransigeant afin d’acquérir une figure plus proche du peuple. Le stratège en chef de la campagne de RH, l’Argentin Ángel Becassino, avait été le consultant de Petro en 2018. Becassino décrit Petro comme nostalgique et sur-intellectualisé, ce qui, pour le conseiller, le déconnecte de son électorat-cible. La victoire de Petro s’explique par une stratégie solide, notamment au second tour (précédé d’une séquence historique d’accumulation de force), ce qui risque de masquer les multiples occasions durant la campagne au cours desquelles le candidat s’emmêlait lui-même dans sa communication. Ses conseillers lui ont dit : « Tu ne t’appelles plus Gustavo et ton nom de famille n’est plus Petro. Tu es l’instrument du changement en Colombie« . Il a réussi à l’assimiler au moins par moments.

 

Une victoire de justesse

Pour comprendre ces élections, il faut d’abord analyser l’accord de paix et les protestations sociales croissantes contre le président précédent, qui ont marqué la fin d’une époque. Uribe ne pouvait plus faire ce qu’il voulait du pays sans affronter son peuple. La gauche se retrouvait jusqu’alors dépourvue de toute possibilité d’influencer le destin de la Colombie. La victoire de Gustavo Petro est celle d’un boomer qui a su comprendre ce qu’implique que l’opinion publique fonctionne désormais de façon analogue à un système distribués,[1] et dans ce modèle, ceux qui ont un avenir sont ceux qui tentent d’être à l’écoute et de renouveler en conséquence leur vision initiale. De nombreux politiciens – y compris des millennials – devraient l’imiter.

La victoire de Petro est d’autant plus forte qu’elle résulte d’un taux de participation électorale le plus élevé de l’histoire de ce pays, avec un système politique que l’on pourrait difficilement considérer comme une démocratie si l’on tient compte du fait que les candidats de gauche à la présidence avaient tous été assassinés lorsqu’ils pouvaient permettre une alternance. Ce fait doit être pris en compte dans toute analyse. En termes de stratégie, la victoire est encore renforcée par le fait qu’elle s’est jouée contre un appareil médiatique hostile, sans respect pour l’éthique journalistique, et un dispositif de « campagne sale » très diversifié, comme l’a montré La Silla Vacía en révélant les plus de 300 millions de pesos colombiens investis sur Facebook pour attaquer le candidat de gauche.

Ce triomphe est aussi celui de Francia Márquez, et avec elle, le triomphe des femmes, des féministes et de la justice environnementale, de la Colombie créole, indigène et afro-américaine sur la Colombie des élites. Un fait qui, en Amérique latine, pourrait avoir une grande portée en fonction de la façon dont Márquez parviendra à imprimer son empreinte sur le gouvernement. Même le Brésil, dont la population d’origine africaine est plus importante, n’a pas encore réussi à placer un représentant d’une telle envergure dans son propre exécutif.

La victoire de Petro-Márquez n’a été possible que grâce à sa capacité à inverser certaines des erreurs commises au premier tour. Jusque-là, la boussole de Petro semblait démagnétisée. De son côté, RH a su suivre une pente ascendante ininterrompue.

 

Boussole démagnétisée

La marche de Petro a été chaotique et témoigne de ses difficultés à comprendre les dynamiques et à les dominer. Avant le premier tour, Petro s’est publiquement vanté d’être en tête dans les sondages. Chaque fois que Petro y a fait référence, il l’a fait en affirmant que les médias se trompaient et qu’il allait gagner au premier tour. Une tactique peu convaincante, à propos de laquelle le consultant argentin Juan Courel remarquait qu’en aucune façon cela ne pouvait aider un candidat, mais avait toutes les meilleures chances de lui nuire. En réalité, c’est précisément le fait d’expliquer sa position de leader dans les sondages qui est contre-productif, en ce que cela peut amener à la mobilisation des électeurs indécis, les convaincant de voter contre Petro (du reste, plusieurs des sondages étaient dans la marge d’erreur). Il s’est laissé prendre au jeu des médias. Un analyste politique a plaisanté sur Twitter à ce sujet : « Il ne reste plus qu’à Petro de tweeter samedi soir que personne n’a intérêt à aller voter, qu’il a déjà gagné ».

Petro a adopté de façon réitérée cette posture au cours de l’élection. Le jour du second tour, il a également téléchargé une capture d’écran de Google Trends montrant qu’il était en tête des recherches, laissant son concurrent, RH, bon second. Comme l’a montré le consultant colombien Juan Sebastián Delgado dans son analyse des recherches sur Google pendant l’élection, établir un lien mécanique entre ces indicateurs et les projections électorales constitue une erreur classique.

En réalité, comme le montre l’analyse de Delgado, Petro a concentré pratiquement toute l’attention avant le premier tour (29 mai). Cependant, il ne semble pas avoir su en tirer profit. Les trois fois où il est parvenu en tête des recherches Google au cours de cette période correspondaient à des situations où il se retrouvait en réalité sur la défensive : a) parce qu’il avait mobilisé le concept de « pardon historique », ce dont ses adversaires ont profité pour l’accuser de vouloir libérer des terroristes et des trafiquants de drogue ; b) parce qu’il a signé un engagement de non-expropriation ; c) en raison de la présence de Piedad Córdoba dans ses rangs, qu’il a dû exclure (son équipe de campagne avait réprouvé son intégration). A l’encontre du sens commun, tout buzz n’est pas bon à prendre. Il faut faire en sorte que les gens parlent de vous pour les bonnes raisons. Pendant ce temps, RH parvenait à faire croître son audience, répétant les déclarations lui permettant d’augmenter sa visibilité sur le moteur de recherche.

 

RH : Bien plus que « le roi de TikTok ».

Comment Hernández a-t-il pu atteindre le second tour sans tenir de meetings et autres événements électoraux classiques, sans même se présenter à la clôture de sa propre campagne ?

Jusqu’à ce moment, RH était défini dans les médias internationaux comme « le Trump local » (une comparaison ridicule, étant donné que RH n’appartient pas à un parti traditionnel et ne disposait presque aucun appareil politique avant l’élection) et le succès électoral de ce candidat néolibéral avec un fort discours anti-système politique et anti-corruption s’expliquait par son utilisation efficace de Tik Tok, ce réseau social chinois des microvidéos. Il a accumulé des millions de vues et son équipe de campagne pour la dimension numérique, de jeunes gens connus comme les « 13 petits Chinois », a récolté les fruits de leur travail astucieux.

Alors que presque tous les sondages indiquaient que le second tour se jouerait entre Petro et « Fico » Gutiérrez, Delgado publiait un article affirmant que « si les réseaux sociaux devaient choisir, Petro et RH iraient au second tour ». La conseillère de ce dernier, Luciana Becassino, explique que RH a su se montrer authentique sur ce réseau que d’aucuns envisageait comme du pur divertissement. L’entourage de RH savait comment utiliser TikTok. Olejua, autre conseiller de RH, rappelle néanmoins qu’au-delà de TikTok, l’un des piliers de leur stratégie de mise en réseau était Facebook, où RH donnait des émissions en direct pour détailler ses propositions. Olejua a traduit les idées d’Angel Becassino dans le langage de RH. Facebook a toujours une pénétration plus élevée que les autres réseaux sociaux, et atteint notamment les zones rurales. Facebook n’est pas mort, comme nous l’avions déjà vu au Pérou avec Castillo.

Dans son analyse du comportement des électeurs sur les réseaux sociaux avant le premier tour, Delgado constate qu’« entre le 27 avril et le 22 mai, Rodolfo Hernández est sans aucun doute celui qui a le meilleur pourcentage de croissance sur tous les réseaux sociaux, en particulier sur Facebook, où il a connu une progression de +270% par rapport à Petro en termes de followers, ainsi que sur Instagram où la différence est de +71% par rapport au candidat du Pacte historique »[2]. Et cette croissance est organique, sans frais de publicités et de mise en avant.

Ces différents réseaux sociaux ne s’excluent pas mutuellement, mais s’articulent les uns aux autres. Whatsapp figure parmi ceux qui ont le plus retenu l’attention de l’équipe de campagne de RH, comme l’explique Rest of World. « En décembre 2021, la campagne d’Hernández a signé un contrat avec Wappid, un logiciel qui ressemble à première vue à un réseau social, puisqu’il met en relation les partisans principalement via WhatsApp, une App utilisée par environ 92% des Colombiens. Cependant, Wappid utilise également des techniques de marketing de recommandation et de gamification pour encourager les utilisateurs inscrits à développer leurs propres réseaux de soutien personnels sur Rodolfistas.wappid.com. Le site a été construit et exploité par Wappid et constitue le principal lien entre l’équipe de campagne d’Hernandez et ses plus de 500 000 partisans ». L’usage politique de WhatsApp continue ainsi d’évoluer, ne se limitant pas à ce que Bolsonaro a fait au Brésil lors de sa victoire en octobre 2018.

Angel Becassino a pris en charge l’aspect public de la campagne et s’est vu confier la tâche de minimiser les dommages générés par les emportements de son candidat, une personnalité irascible. On trouvera sur ce lien un extrait des sorties de pistes les plus fameuses de ce dernier. Il s’agit ici de comprendre comment il a pu atteindre le second tour non pas seulement malgré elle mais encore en les capitalisant. RH l’a résumé en un slogan : « Mieux vaut être fou que corrompu ».

 

Dernière ligne droite

Petro avait fait campagne autour de #ElCambioEnPrimera. Mais les résultats du premier tour l’ont pris de court : bien qu’il ait doublé les voix par rapport au premier tour de 2018, il n’a pas obtenu 50% plus 1 pour l’emporter et, de plus, son adversaire n’était pas « Fico » Gutiérrez (un candidat de la droite traditionnelle associé à Uribe et actuellement très discrédité) mais RH. Petro est arrivé en tête avec 40,32% (8,5 millions de voix), Hernández avec 28,15% (5,9 millions) et « Fico » avec 23,91% (5 millions). Du 29 mai au 19 juin, la dernière ligne droite a été intense et la victoire changeait de main minute par minute.

Les mathématiques politiques simplistes qui suggéraient que le vote de « Fico » Gutiérrez (et même une partie du vote du centriste Sergio Fajardo) serait automatiquement transféré à HR, rendaient très difficile d’envisager une victoire de Petro. Tout l’uribisme s’est prononcé en faveur de RH et Petro s’est alors efforcé de présenter RH comme une continuation de l’uribisme. De son côté, RH a tout fait pour s’en distinguer, tentant d’imposer l’idée que le changement ne se résumait pas à l’alternance Uribe-Petro. « Mon seul débat est avec le peuple », son slogan de campagne lors des événements virtuels qu’il organisait en direct sur Facebook s’est transformé en « Ma seule alliance est avec le peuple colombien », en essayant de se dissocier des partisans encombrants de l’uribisme. Il a même déclaré : « Uribe est politiquement mort ».  Plusieurs analystes ont souligné que la virulence de RH constituait un problème pour la consolidation du vote pro-Uribe.

En dépit de tout cela, RH semblait avoir l’avantage, même si plusieurs sondages suggérait une égalité technique. La plupart des médias, Semana en tête, ont martelé que Petro était un « ex-guérillero », alors que son organisation a signé l’accord de paix il y a trois décennies. Du côté de Petro, la quête de déstabilisation de RH visait à mettre en évidence ce que Becassino voulait cacher : qu’au-delà des propositions ouvertes que le candidat pouvait mettre en avant, ce dernier restait un personnage grossier et macho, capable d’irriter de nombreux publics qu’il devait conquérir. C’est ce qui s’est passé lorsqu’une vidéo est devenue virale début juin, dans laquelle il annonçait qu’en cas de passage au second tour il recevrait « la Sainte Vierge et toutes les prostituées qui vivent dans le même quartier ». En Colombie, il n’est pas bon de jouer avec la Vierge Marie. Selon Yann Basset, chercheur à l’Universidad del Rosario, 48 % des Colombiens croient que la Bible a été écrite par Dieu et doit être interprétée littéralement, ce qui témoigne d’un enracinement très fort du catholicisme. Ces déclarations l’ont empêché de consolider des électorats essentiels à sa victoire, et ont même réduit son soutien. Son vote parmi les femmes, qui était initialement plus élevé que celui de Petro, a cessé de croître.

À l’approche du second tour, l’affaire de corruption avec la société Vitalogic de la mairie de Bucaramanga impliquant RH et son fils s’est révélée fatale pour le récit anti-corruption du candidat anti-système. Petro s’est prudemment écarté du centre de la discussion, pour laisser RH, qui devenait un favori, s’épuiser. RH ne l’a pas supporté, même s’il devait bénéficier des « petrovidéos », dans lesquelles on voyait des membres de l’équipe de Petro élaborer des stratégies politiques complexes à l’encontre de différents opposants.

Les « petrovideos » ont été utilisées par RH pour affirmer que Petro n’avait pas tenu sa promesse de mener une campagne propre et qu’il était comparable aux politiciens traditionnels. Les derniers sondages légalement publiables (11 juin) montraient une légère avance du RH (ou une égalité technique) et l’impact des « petrovidéos » n’avait pas encore été mesuré. Petro a anticipé et contenu leur effet détonant en défiant ceux qui ont diffusé les « petrovidéos » de prouver qu’il avait commis un crime. Il a même fini par appeler toute vidéo de sa campagne « petrovideos », diluant ainsi ce terme parmi les vidéos positives.

À l’instar de ce qu’a fait Boric au second tour au Chili, l’espoir de Petro résidait dans la possibilité de profiter du tourbillon des conversations politiques pour stimuler davantage la participation et l’emporter sur RH. Pour y parvenir, la stratégie de Petro, conseillée par le Catalan Antoni Gutiérrez-Rubí, s’est tenue à l’écart des grands événements et des déclarations grandiloquentes. La campagne de Petro a parié sur le fait d’être le changement rationnel face à la « folie » de HR. Il est surtout allé à la recherche des votes qui lui manquaient dans les domaines ayant le plus d’impact sur sa propre force. « L’ordre de Petro était le suivant : ne vous étendez pas sur le territoire, concentrez-vous sur votre lieu de plus grand impact », explique David Racero, représentant élu pour Bogota.

Un second tour aussi polarisé entre des équipes intelligentes a amplifié les conséquences des inévitables erreurs. De son côté, Petro a acquis, « lorsqu’il était maire de Bogota, la réputation de ne pas trop écouter son équipe. Il passe beaucoup de temps à regarder Twitter et à répondre à certaines attaques frontales sans consulter personne, sans filtrage préalable ». Un revirement brutal lui a permis de descendre de son piédestal, se rapprochant de la conception de la « micro-politique » du Catalan Antoni Gutiérrez-Rubí : « de petites expériences avec des citoyens ordinaires qu’il diffuse sur ses réseaux sociaux ». Un exemple parmi d’autres : son initiative de rencontrer les mineurs, qui seraient parmi les plus affectés par sa politique de transformation de la matrice énergétique du pays.

Petro a réussi à rentabiliser le temps investi pendant que RH se cachait. Le consultant équatorien Andrés Elías remarquait que l’annonce par RH, dans un geste sans précédent, de la suspension de toutes ses activités publiques, en raison de menaces (le 9 juin), allait ruiner l’ensemble des efforts de son équipe de campagne. La stratégie consistant à ne pas apparaître a été perçue comme une dérobade, y compris par les personnes présentes dans les groupes WhatsApp des volontaires. C’est peut-être pour cela que la fuite d’une vidéo le montrant présent lors d’une réunion avec des hommes d’affaires à Miami a été un coup si dur, dont il ne s’est jamais remis totalement. 10 jours de « non-campagne », où RH est apparu comme celui qui refusait un débat avec Petro (que la justice électorale imposait pourtant), preuve de son manque de caractère.

Petro a été un candidat difficile à gérer, mais lorsqu’il a surmonté ses propres problèmes, il a réussi à faire la différence, ce qui s’est à nouveau exprimé dans son rattrapage des derniers jours perçu à travers différents indicateurs, des recherches Google à la croissance des followers dans les réseaux sociaux les plus représentatifs. La joie est désormais totale au sein du progressisme colombien. Toutefois, pour demeurer à la hauteur des circonstances, M. Petro devra continuer à se transformer et à transformer l’ensemble de sa force politique. La recherche de la victoire argumentative peut constituer une distraction fatale, alors que les défis de gouvernementalité auxquels il fait face se révèlent d’une extrême complexité.

Gagner une élection peut changer l’histoire, mais c’est ce qui est fait chaque jour et la façon dont la communication est utilisée pour construire un cours social particulier qui garantit ce changement. Ceux qui agissent de manière analytique et assument la responsabilité de la recherche et de la planification sont mieux placés que ceux qui s’abandonnent à leurs intuitions, leurs passions et leurs émotions, et qui peuvent finir par être préjudiciables et peu fiables pour leurs propres forces politiques à moyen et long terme. La gauche doit analyser ces changements dans la politique et les assimiler.

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Traduit par Paul Haupterl.

Notes

[1] Quand le dysfonctionnement d’une antenne de télévision peut interrompre tout communication au sein d’un système centralisé, dans un système distribué, la suppression d’une partie du réseau n’empêche pas la communication de se poursuivre par le biais d’autres nœuds actifs. Nous utilisons cette analogie avec les systèmes distribués pour expliquer comment l’opinion publique fonctionne aujourd’hui, par opposition au système centralisé moderne.

Par exemple, dans le cas du traitement médiatique d’une guerre, tout désir d’imposer une version unique des événements est sans cesse contrecarrée par des milliers de témoignages directs, de recoupements, d’images satellites, de caméras de sécurité qui relativisent tout message officiel.

Pendant deux siècles, le journalisme et la politique ont utilisé la communication de masse, bénéficiant d’une forme de centralité privilégiée. Les citoyens, dans cette conception, tendant à n’être conçus que comme simples spectateurs du spectacle politique. Dans les systèmes distribués où les environnements distribués d’aujourd’hui, cette conception est remise en cause. Plutôt qu’un agenda central unique qui tend à s’imposer, différents agendas se retrouvent positionné en tension permanente.

[2] Parmi les propositions importantes de cette coalition politique, on peut mentionner : la volonté d’appliquer pleinement les accords de paix négociés à La Havane entre le gouvernement et les FARC ; une réforme agraire ; une réforme du marché du travail et du système de retraite ; une réforme de l’éducation ; une modification de la loi 100 pour défendre le droit à la santé face à ses captations marchandes ; une réforme de la justice ; une réforme du système politique ; un paquet législatif environnemental afin d’atteindre les objectifs en matière de changement climatique décidés à Paris en 2015 ; des mesures pour une meilleure gestion de l’eau, impliquant notamment l’interdiction du fracking et de l’exploitation commerciale des réserves et parcs naturels nationaux ; l’introduction d’un revenu de base pour les familles les plus pauvres.