France Insoumise : vers la construction d’un mouvement politique populaire ?

La France insoumise a obtenu d’indéniables succès lors de la dernière séquence électorale. Ces succès créent de nouvelles possibilités pour la gauche de rupture et donnent des responsabilités à sa direction. Ils ouvrent aussi nécessairement des débats, au sein du mouvement et au-delà. Comment aller plus loin pour constituer une alternative politique majoritaire ? Comment accroître l’implantation sociale du mouvement ? Comment contribuer à la mobilisation populaire et approfondir les liens avec les mouvements sociaux ? Voici quelques-unes des questions qui sont posées dès maintenant à LFI et seront discutées notamment lors de son université d’été, qui s’ouvre aujourd’hui à Valence. 

Dans ce texte, conçu comme une contribution au débat en cours, Étienne Penissat fait le bilan des forces et des faiblesses du mouvement, en particulier du point de vue de son ancrage social. La progression de LFI suppose qu’elle ait son centre de gravité dans les classes populaires. Or cela implique selon lui de développer son implantation territoriale et, pour cela, de structurer davantage l’organisation tout en donnant davantage de moyens aux groupes locaux, à la fois pour agir, se coordonner et former les militant·es qui seront les futurs cadres du mouvement. 

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Malgré les défaites aux présidentielles et aux législatives, la séquence électorale constitue un succès pour la France Insoumise. Jean-Luc Mélenchon a amélioré son score du premier tour par rapport à 2017, sans le soutien du PCF, et nettement distancé les autres candidat.e.s de gauche. Il a même raté de peu le second tour ce qui constitue une performance après des élections locales décevantes pour ce jeune mouvement. A contre-pied de la stratégie suivie en 2017, l’union avec le PCF, EELV et le PS a constitué une rampe de lancement efficace pour multiplier par cinq le groupe de député.e.s insoumis.e.s et devenir la première force de gauche à l’Assemblée Nationale.

Ce succès s’appuie sur plusieurs ingrédients : un candidat-leader parfaitement identifié et qui, au-delà des critiques et sentiments contradictoires qu’il suscite, incarne la fidélité aux valeurs de gauche ; un groupe de député.e.s dynamique et visible, qui s’est imposé en cinq ans comme la principale force d’opposition à Macron ; un programme présenté comme cohérent, rigoureux, identifié grâce à une pédagogie soignée ; une équipe de campagne « commando » possédant une très grande maitrise des campagnes, une capacité à créer l’évènement et à couvrir l’ensemble des médias ; un mouvement politique en capacité de propulser sur le terrain des forces militantes non négligeables. A gauche, aucune autre force politique n’est en mesure de combiner ces différents ingrédients.

Cette machine électorale autour de Jean-Luc Mélenchon a permis de rassembler la très grande majorité des électeur.trice.s qui s’identifient à la gauche et à l’écologie ; elle a également été en mesure d’aller chercher le vote de nombreux et nombreuses électeur.trice.s des classes populaires d’origine immigrée des cités HLM plus éloignées de la politique institutionnelle.

 

Les limites du vote des classes populaires à gauche

Cette force de mobilisation politique a toutefois des limites qui expliquent l’échec à accéder au second tour de la présidentielle puis à conquérir la majorité des député.e.s. On en citera deux. D’abord, si le vote des électeur.trice.s des quartiers HLM a connu un sursaut par rapport aux élections intermédiaires, il reste le plus souvent en deçà du niveau moyen de participation électorale en France, faisant « perdre » des voix à Mélenchon. Un exemple : à Saint-Denis (93), la participation électorale est de 66% en 2022, au même niveau qu’en 2017 alors qu’elle a baissé en France (de 77,7% à 73,7%), et le score de Mélenchon a nettement augmenté de 43% à 61%. Ce niveau de participation reste toutefois loin de la moyenne nationale (-7,7 pts), ce qui constituerait un réservoir de 2000 à 2500 voix.

Ensuite, il semble que le vote des classes populaires dans de nombreuses petites villes ou campagnes en faveur de Mélenchon n’a pas progressé voire a régressé dans certains cas[1]. Ces difficultés se sont amplifiées lors des élections législatives, malgré la dynamique d’union derrière la NUPES et malgré l’enjeu politique d’empêcher LREM de conquérir la majorité des député.e.s ; enjeu que Mélenchon est parvenu à imposer de main de maître dans la campagne électorale. Le vote des cadres et des professions intermédiaires des métropoles n’a qu’en partie compensé ces défections pour faire élire 151 député.e.s de la NUPES dont 75 de LFI[2].

Au final, LFI n’est que partiellement parvenue à faire reculer l’abstention des jeunes et des classes populaires, abstention qui n’a jamais été aussi forte dans ces deux scrutins nationaux. Dans le même temps, l’extrême-droite a réussi à mobiliser différentes catégories sociales aux présidentielles mais aussi lors des législatives ce qui n’était pas ou peu le cas jusqu’ici et qui démontre, de façon inquiétante, son ancrage social et sa normalisation politique.

Après le quinquennat Hollande, LFI a donc réussi à limiter voire endiguer la désaffiliation des classes populaires avec la gauche, ce qui n’était pas une mince affaire au regard du rejet des politiques menées par le PS. Leur reconquête a emprunté différentes stratégies : aux discours qualifiés de « populistes » en 2017 a succédé un soutien affirmé aux mouvements sociaux et populaires d’oppositions et de rejet du Macronisme, notamment celui des Gilets Jaunes.

La direction de LFI a également considérablement fait évoluer son discours en direction des classes populaires racisées en reprenant à son compte les combats et les revendications contre les discriminations raciales, l’islamophobie ou les violences policières. Malgré ce travail politique, force est de constater que le pari n’est que partiellement atteint. Or, pour espérer conquérir le pouvoir, la mobilisation des classes populaires, qui rappelons-le représentent environ 50% de la population active en France, est indispensable.

 

Quand le débat s’engage sur la remobilisation électorale des classes populaires

Comment ? Le débat s’est ouvert dans LFI suite aux interventions médiatiques de Ruffin. Il insiste sur la faiblesse électorale des insoumis.e.s et de Mélenchon dans « les anciens bastions industriels de l’Est et du Nord de la France » et plus généralement dans la « France périphérique des bourgs » comparé aux métropoles et aux banlieues.

Reprenant avec quelques nuances une grille de lecture socio-géographique, il suggère de tourner plus radicalement le discours de LFI en direction de cette « France périphérique ». Cette orientation consisterait à « taire » les discours critiques contre les violences policières ou contre les discriminations raciales et religieuses pour ne mettre au premier plan que les thématiques sociales (augmentation des salaires, blocage des prix, taxation des riches, etc.) jugées plus unifiantes. Dans une interview au magazine Regards, Manuel Bompard conteste la lecture géographique des rapports de force électoraux :

« Jean-Luc Mélenchon est le premier candidat dans les villes les plus pauvres. Il est le candidat des jeunes, des chômeurs, des précaires, et fait des scores plus importants que la moyenne chez les ouvriers et les employés. Pour voir plus loin, il faut commencer par saluer ce bilan et ne pas se tromper sur l’analyse. Quand nous remportons trois circonscriptions en Haute-Vienne, deux en Dordogne, ou encore celle du département de la Creuse, il n’est pas question de métropoles… Et quand l’extrême droite remporte la circonscription des 13e et 14e arrondissements de Marseille, il n’y a pas beaucoup de bourgs et de champs sur ce territoire… La lecture géographique est une vue de l’esprit, qui fait abstraction de l’histoire politique des territoires, de leurs structures sociales comme du travail militant qui y est mené ».

Soulignant la nécessité de lutter contre l’implantation territoriale du RN, il refuse pour y parvenir d’« abandonner les banlieues populaires et (de) renoncer à la dénonciation du racisme ou de l’islamophobie (…) ». Il insiste en revanche sur la nécessité de crédibiliser les idées et mesures défendues par LFI et sa capacité à les appliquer une fois au pouvoir. Le débat sur la stratégie politique se concentre donc en grande partie autour des choix et de la légitimité des discours et des thèmes mis en avant afin de (re)conquérir une « hégémonie culturelle ».

Si Clémentine Autain vient de suggérer de renforcer les moyens octroyés aux groupes d’action et de démocratiser le fonctionnement de LFI, la question du type d’organisation ou de mouvement politique semble secondaire voire marginale dans ce débat. Sans sous-estimer l’importance de la bataille des idées politiques, on voudrait insister sur la nécessité de changer de politique de structuration de LFI.

 

Le « gazeux » ne favorise pas la mobilisation du peuple

L’organisation de LFI est différente des modèles historiquement associés aux organisations du mouvement ouvrier[3]. Elle s’est structurée autour de la figure de Mélenchon et d’une plateforme numérique qui fait office d’infrastructure organisationnelle : on s’inscrit et on soutient financièrement en ligne mais on ne cotise pas ; les groupes d’action se créent sur la plateforme qui donne accès à des ressources payantes (tracts, affiches) et fait la publicité de leurs évènements ; la direction du mouvement s’adresse à eux par le biais de la plateforme (mails, sms).

La direction, qui n’est pas élue et dont on peine à cerner les contours, définit l’orientation politique de façon autonome ainsi que l’investiture de ses candidat.e.s aux différentes élections. Au mieux les insoumis.e.s sont consultés lors d’assemblées. Les groupes locaux disposent de peu de moyens financiers, même lors des campagnes électorales. Si LFI a mis en avant, lors de sa création, des dispositifs de formation militante fondés sur la méthode Alinsky et le community organizing – une méthode importée des Etats-Unis –, cette expérience est restée marginale et relève plus de la communication politique que d’une réelle politique organisationnelle.

Les groupes locaux n’ont pas non plus de pouvoir direct (pas de votes) sur les choix de la direction. On ne leur demande pas non plus de fournir d’informations sur leurs militant.e.s (âge, sexe, profession, etc.) ce qui rend difficile la connaissance sociologique du mouvement. En contrepartie, les groupes locaux ont une grande autonomie dans leurs actions et ne rendent pas de comptes à la direction politique ni à des instances intermédiaires.

L’absence de strates intermédiaires est revendiquée pour empêcher les « notabilités locales » et les batailles entre « courants », qui sont considérées comme des plaies ayant miné les vieux partis[4]. Les groupes d’actions ne sont pas censés se coordonner et communiquer en dehors de ces séquences électorales. De ce fait, il y a peu d’horizontalité entre les groupes d’action et entre les militant.e.s des différentes communes et quartiers.

Par exemple, en Seine-Saint-Denis, malgré la présence de cinq député.e.s lors de la précédente mandature, aucune réunion entre militant.e.s des différentes villes n’a eu lieu avant la fin des élections départementales (2021)… Lors des élections municipales, chaque groupe LFI a défini sa stratégie d’alliances et de campagne sans coordination entre villes, même à l’échelle des communautés d’agglomération. Il n’existe pas de liste de diffusions et d’échanges – une boucle Telegram a été créée après les départementales – ni d’interlocuteurs identifiés au niveau départemental ou régional. Le comité électoral, constitué de façon opaque, possède une boite mail mais ne se déplace pas pour rencontrer les groupes locaux.

Dans ce département, LFI ne possède pas de local pour des réunions ou le stockage du matériel de propagande (en dehors des permanences des députés), pas d’outils de fabrication et d’impression de tracts et d’affiches, pas de trésorerie et pas de permanent.e.s. Chaque groupe est ainsi obligé d’inventer un peu ses propres modes de fonctionnement – par exemple à Saint-Denis, les militant.e.s ont constitué une coordination des groupes d’actions et une petite trésorerie pour financer des tracts – et les échanges entre villes s’opèrent de façon informelle.

Ce modèle organisationnel offre une grande souplesse d’engagements – on y entre et on sort facilement – mais aussi, et surtout, une grande latitude de décision et d’action à la direction. L’absence de structures militantes fabrique du turn-over avec des arrivées d’insoumis.e.s lors des séquences électorales et des départs après les élections, après des conflits au sein ou entre groupes d’action, par lassitude, faute de formation ou de pouvoir participer aux décisions, etc. Le fonctionnement de LFI encourage des formes d’investissements diversifiées – relayer les contenus insoumis sur les réseaux sociaux, diffuser des tracts sur son quartier, organiser un atelier d’éducation populaire dans sa ville, participer aux réunions d’un groupe d’action, devenir chef de file – mais aussi relativement précaires ou intermittents.

Il avantage les profils de militant.e.s les plus politisés qui savent s’orienter sans formation, sans règles et repères organisationnels et qui peuvent trouver des ressources propres pour agir collectivement. Il favorise également les profils d’individus dotées de ressources professionnelles ou personnelles qui peuvent s’engager ponctuellement de façon intense lors d’une séquence électorale.

Le capital militant de LFI est donc constitué de ressources humaines pour assurer les activités de base d’un mouvement de masse (tractages, affichages, etc.) ou pour intervenir sur les réseaux sociaux (avec de très nombreux·ses militant.e.s). En revanche, il ne repose que marginalement sur des ressources militantes formées, organisées, implantées dans des territoires, des quartiers, des groupes professionnels ou des entreprises. Dans ce mouvement « gazeux », les équipes militantes ne sont pas positionnées au cœur de la stratégie de recrutement et de mobilisation des classes populaires.

L’usage du financement public reçu après les élections législatives de 2017 illustre bien ce choix. LFI a fait de ses excédents budgétaires et de son faible endettement un argument politique démontrant ses capacités à bien gérer l’argent public. Cette bonne santé financière indique surtout que la direction du mouvement a très peu redistribué d’argents aux groupes locaux, qu’elle a peu recruté de permanent.e.s (9 permanents en 2019 quand EELV en avait 25) et que, de manière générale, elle s’est peu dotée d’infrastructures militantes[5]. Un exemple : si le mouvement a communiqué sur les campagnes d’inscriptions sur les listes électorales, il n’y avait qu’une seule « caravane des quartiers populaires » destinée à cette activité militante pour l’ensemble de la région parisienne.

Cette politique organisationnelle explique en partie les difficultés rencontrées dans l’implantation locale, comme ont pu l’illustrer les faibles résultats obtenus lors des élections municipales puis départementales. Si la sociologie des militant.e.s de LFI est encore peu documentée, les monographies existantes donnent à penser que la présence des classes populaires varie selon les groupes d’action mais reste limitée.

La sociologie des député.e.s LFI illustre également la difficulté à faire accéder des membres des classes populaires à des responsabilités politiques. Plus de 60% des député.e.s insoumis.e.s appartiennent aux cadres et professions intellectuelles supérieures, 13% aux professions intermédiaires et seulement 15% aux employé.e.s et 3 % aux ouvrier.e.s (il y en a 2)[6]. Les cadres de la fonction publique, les professeur.e.s du secondaire et les universitaires forment 45% des député.e.s et l’ensemble des agents de la fonction publique presque 60%, à l’inverse, les employé.e.s et les ouvrier.e.s du secteur privé moins de 15%.

De ce point de vue, les député.e.s insoumis.e.s ne se distinguent pas de la moyenne des élu.e.s de l’Assemblée Nationale. LFI est un mouvement jeune, par rapport aux autres partis de gauche, et il est difficile de « fabriquer » des élu.e.s nationaux en quelques années. Reste que cette déformation sociologique des leaders illustre les limites d’un mouvement qui prétend représenter et porter au pouvoir le peuple (mais quel peuple ?).

 

Le recours aux médias : une stratégie nécessaire mais insuffisante

Si LFI a peu investi dans ses structures militantes locales, en revanche, des moyens conséquents sont dédiés à la présence médiatique. En parallèle des interventions dans les médias traditionnels, le mouvement a développé ses propres médias et chaines de TV en ligne, une omniprésence sur les réseaux sociaux et la production de contenus sur les plateformes de streaming comme YouTube et Twitch. Ce travail de couverture médiatique est pensé, planifié, financé et professionnalisé. Les député.e.s recrutent également des collaborateurs qui maitrisent parfaitement ces outils. Ce dispositif constitue une force de communication puissante, en particulier dans des espaces médiatiques alternatifs à ceux des médias dominants.

L’accès aux classes populaires est donc dévolu en priorité au leader, aux député.e.s et aux porte-parole nationaux via les ressources médiatiques et numériques. Cet écosystème est une ressource essentielle pour faire passer des messages et politiser les jeunes et les classes populaires, deux « publics » électoraux décisifs pour le mouvement. Il est d’autant plus indispensable qu’avec la diffusion des smartphones, l’accès à internet s’est considérablement démocratisé depuis le milieu des années 2000[7]. Les inégalités d’accès aux outils numériques se sont réduites entre les classes populaires et les classes moyennes / supérieures[8].

Toutefois, il serait erroné de faire reposer la médiation politique auprès des classes populaires uniquement sur ces outils, en reléguant au second plan l’intermédiation militante. Si elles n’ont pas moins accès aux outils numériques, en revanche, elles se distinguent par des usages différents de ceux des classes moyennes et supérieures[9]. Ses membres sont souvent plus distants vis-à-vis des réseaux sociaux ; ils et elles s’informent moins sur l’actualité politique via internet ; ils et elles privilégient un usage des réseaux sociaux tournés vers le cercle familial et amical ; ils et elles sont éloignés des formes participatives qui nécessitent de maitriser l’écrit (par exemple les forums ou des réseaux sociaux comme Twitter).

La participation politique en ligne des jeunes ne réduit pas les inégalités sociales de participation politique[10]. Elle est principalement l’apanage des étudiant.e.s dans des formations avancées et des étudiant.e.s les plus politisé.e.s. Les jeunes en difficultés scolaires sont les plus éloignés de toute participation et expriment une indifférence voire un rejet de la classe politique. Les jeunes issus des milieux populaires dotés de ressources scolaires ou familiales (parents en emplois stables ou avec un petit diplôme par exemple) sont également distants des formes de participation politique en ligne même s’ils/elles se politisent lors des périodes électorales ou des mouvements sociaux comme les Gilets Jaunes. Ils et elles s’informent de l’actualité et de la politique lors ces séquences mais participent peu.

Communiquer auprès des classes populaires via les outils numériques ne constitue pas l’assurance de les intéresser à la politique, encore moins de les amener à participer et s’engager et même tout simplement à mettre un bulletin dans l’urne. Même les « grandes messes » médiatiques comme les débats présidentiels contribuent moins à modifier les opinions politiques (ou l’absence d’opinions) qu’à les conforter par le biais des processus de sélection et de filtrage des messages politiques qu’opèrent les appartenances sociales des individus[11]. Dans le cadre de ces cérémonies télévisuelles, les proches identifiés comme des référents politiques (un.e ami.e ou un.e collègue politisé.e, un membre de la famille militant.e ou élu.e., etc.) jouent même un rôle important pour traduire et légitimer les prises de position politique. L’intermédiation de proches, d’ami.e.s, de collègues demeure encore aujourd’hui un des principaux processus de politisation et d’engagement collectif des classes populaires.

 

La nécessité d’une nouvelle étape dans la construction organisationnelle

L’histoire des forces politiques et syndicales parvenues à mobiliser les classes populaires démontre le rôle central du travail de construction organisationnelle, comme l’illustre les travaux sur le PCF[12]. C’est lorsque le mouvement communiste s’est fixé l’objectif politique d’entrainer les classes populaires en se dotant de moyens et de dispositifs spécifiques (par exemple l’usage des biographies militantes dans l’accès aux postes de responsabilités, l’attention portée au nombre d’ouvriers présents dans les instances du parti, la formation et l’éducation populaire des militant.e.s), qu’il est parvenu à s’imposer comme un mouvement populaire.

Les travaux contemporains sur les mouvements sociaux dans les quartiers populaires américains montrent également l’importance des politiques organisationnelles (recrutement de community organizers salariés ou défrayés ; formation et mise en avant de leaders populaires ; campagnes de popularisation des mots d’ordres, levée de fonds, etc.) pour y parvenir[13].

Rien n’indique que ce modèle organisationnel basé sur des ressources militantes denses et implantées[14] soit dépassé même s’il doit s’adapter aux réalités des expériences de vie et de travail des classes populaires contemporaines. Certain.e.s considèrent que l’hétérogénéité des conditions d’emploi et de vie des classes populaires a fragilisé et compliqué l’adoption de ce modèle, nécessitant le recours à d’autres stratégies (la mise en avant d’un leader, le recours intensifs aux médias sociaux). C’est oublier que les classes populaires n’ont jamais été homogènes et que c’est, entre autres, le long et patient travail de construction d’organisations populaires qui a mis en forme et fait converger les intérêts et les actions de ses membres.

Le maillage militant du territoire et son ancrage social constitue une ressource indispensable pour filtrer et retraduire les messages politiques afin d’en faire des outils de mobilisation de ceux et celles qui sont tenus à distance du champ politique. Ces messages politiques ont d’autant plus de chances de fonctionner qu’ils peuvent être activés dans des réseaux de sociabilités et de solidarités. L’implantation du PCF après-guerre dans des bassins industriels, des banlieues populaires ou des zones rurales auprès de fractions des classes populaires et moyennes ayant des intérêts et de préoccupations différenciées dans certains domaines le démontre bien.

Ce modèle organisationnel contourne la logique de segmentation des publics à l’œuvre dans les stratégies médiatiques où l’on craint de « fâcher les pas fachos » si l’on critique publiquement la police ou de froisser les classes populaires issues de l’immigration si l’on ne dénonce pas les violences policières. L’ancrage social et territorial permet de tenir les deux bouts, d’articuler des intérêts ou des préoccupations différentes en jouant sur les revendications mises en avant, sur les solidarités concrètes et sur les identifications locales.

Dans ce cadre, le vote n’est plus uniquement indexé sur la perception et l’écoute du leader mais prend appui sur la légitimité des référent.e.s militant.e.s, des insoumis.e.s inscrit.e.s dans des solidarités locales ou professionnelles. Là encore, l’exemple passé du PCF n’est pas inutile à rappeler : nombre d’ouvriers s’y engageaient et votaient pour ses candidat.e.s parce qu’ils leur ressemblaient et les représentaient sans pour autant partager l’ensemble de son programme ou de la proximité de ses porte-parole avec les dirigeants soviétiques.

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La présidence Macron, avec son logiciel néolibéral, va continuer d’exacerber les inégalités et les tensions sociales. Ceci d’autant plus qu’il va s’appuyer sur la droite parlementaire pour faire passer ses « réformes ». En face, l’extrême droite devrait encore gagner du terrain et profiter, telle une rente de situation, de la colère et des frustrations que génèrent cette politique et le mépris du pouvoir Macroniste vis-à-vis des gens modestes.

Bâtir un mouvement politique véritablement populaire est donc urgent. D’un point de vue électoral mais aussi pour renforcer les mouvements sociaux, à commencer par le mouvement syndical affaibli, en mesure de mettre en échec les réformes du gouvernement. Le PS et EELV n’ont ni les moyens, ni la volonté politique de faire de la mobilisation des classes populaires un enjeu prioritaire. La responsabilité de LFI est donc grande et l’enjeu vital pour le camp de l’émancipation. L’expérience des premières années du mouvement et la légitimité acquise dans les combats électoraux et sociaux constituent un acquis et une bonne base pour relever ce défi. De plus, les moyens existent pour enclencher une nouvelle étape de construction de l’organisation avec un groupe député.e.s réparti.e.s sur le territoire et la multiplication de son financement public de 4 à 8,4 millions d’euros. Reste désormais à donner l’impulsion politique.

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Étienne Penissat est sociologue, chargé de recherches au CNRS et militant LFI en Seine-Saint-Denis (93).

Illustration : Photothèque Rouge / MILO.

 

Notes

[1] Voir par exemple les données présentées par Roger Martelli : http://www.regards.fr/actu/article/le-peuple-la-gauche-et-le-rassemblement-national

[2] Voir les données locales présentées ici : https://institut-rousseau.fr/elections-legislatives-de-2022-entre-approfondissement-et-contradictions-une-nouvelle-etape-de-la-crise-democratique/

[3] Pour une description et une analyse poussée de l’organisation Insoumise, voir Lefebvre, Rémi. « Que sont devenus les partis-mouvements ? La France insoumise et La République en marche depuis 2017 », Esprit, no. 1-2, 2022, pp. 167-178 et Cervera-Marzal, Manuel. « 5. Des militants sans droits et sans devoirs », Le populisme de gauche. Sociologie de la France insoumise. La Découverte, 2021, pp. 179-216.

[4] Lefebvre Rémi, ibid.

[5] Le seul dispositif militant conséquent est l’université d’été (les Amfis d’été). Par sa nature et les moyens nécessaires pour y participer (utiliser des jours de vacances, payer les transports et les frais d’inscription), ce dispositif s’adresse surtout à des publics politisés et disposants de temps et de ressources économiques.

[6] Le codage de la PCS des député.e.s a été effectué à partir des informations fournies publiquement par l’Assemblée Nationale. J’ai inclus dans les cadres, les collaborateurs d’élus et les dirigeants associatifs ou syndicaux. J’ai recodé les retraités dans leur PCS d’origine. Ce rapide portrait sociologique est très dépendant des choix de codage, eux-mêmes rendus difficiles par le fait que cette information est basée sur les déclarations des député.e.s qui les utilisent pour se construire une façade publique, souvent différente des professions et des positions sociales qu’ils occupent réellement.

[7] Pasquier, Dominique. « Le numérique à l’épreuve des fractures sociales », Informations sociales, vol. 205, no. 1, 2022, pp. 14-20.

[8] Les inégalités se situent surtout entre urbains et ruraux, puisque dans les campagnes la qualité de l’accès à internet peut être encore médiocre. Les inégalités d’accès à un ordinateur restent quant à elle relativement marquées.

[9] Pasquier, ibid.

[10] Boyadjian, Julien. « Les rapports socialement différenciés des publics jeunes à la participation politique en ligne », Pôle Sud, vol. 53, no. 2, 2020, pp. 117-134.

[11] Barrault-Stella, Lorenzo, et al. « L’alignement des réceptions. Le débat de l’entre-deux tours de l’élection présidentielle de 2017 du côté des publics », Genèses, vol. 116, no. 3, 2019, pp. 77-110.

[12] Julian Mischi, Le parti des communistes. Histoire du Parti communiste français de 1920 à nos jours, Hors d’atteinte, 2020.

[13] Julien Talpin, Community organizing. De l’émeute à l’alliance des classes populaires aux Etats-Unis, Raisons d’agir, 2016.

[14] Ce modèle organisationnel de mobilisation des classes populaires nécessite de combiner quatre registres : des dispositifs de campagnes, de formations et d’actions pensées et orientées en direction des classes populaires ; la valorisation des compétences politiques des membres des classes populaires, à commencer par leurs compétences organisationnelles ; une attention portée à la place des membres des classes populaires dans les différentes instances du mouvement ; une politique de sélection de candidat.e.s aux mandats locaux et nationaux issus des classes populaires.