Être juif à Hollywood

A propos de Lorenzo Leschi : Être juif dans le cinéma hollywoodien classique, Vrin, collection Philosophie et cinéma, 2022, 160 p., 10 euros

Quel regard le cinéma hollywoodien porte-il sur les Juifs ? C’est sur cette interrogation que se fonde l’étude de Lorenzo Leschi ayant conduit à son premier ouvrage, Être juif dans le cinéma hollywoodien classique, paru chez Vrin.

Cette réflexion fait figure de nouveauté puisque, comme le rappelle l’auteur dès l’introduction, cet axe de travail a été peu emprunté par la recherche anglophone, pourtant prompte à analyser la manière dont les minorités sont représentées à l’écran, ainsi que par la recherche française, toujours davantage concentrée sur des enjeux esthétiques. Leschi explique cette absence outre-Atlantique par la place singulière occupée par les Juifs dans les différentes catégories ethniques de la société américaine, entre appartenance à la classe blanche et victimes de l’antisémitisme (pp. 8-9).

Pour autant, on aurait tort de réduire cet ouvrage à la seule étude d’une minorité au cinéma car il s’agit également de revenir sur cinquante ans de classicisme hollywoodien, en l’éclairant d’une perspective nouvelle, celle du rapport complexe et ambigu de ses dirigeants à la représentation de la judéité. Cet angle d’approche inédit permet de mieux comprendre le fonctionnement d’une industrie qui n’a eu d’autre idéologie que la défense de ses intérêts économiques et qui n’aura de cesse de s’adapter aux injonctions, du pouvoir comme de la demande du public, pour conserver sa prospérité.

C’est l’alliance réussie de ce double programme, alliant regard critique sur une cinématographie et récit historique de l’évolution de la communauté juive américaine à travers sa représentation à l’écran, qui donne à ce premier livre toute sa richesse. Eminemment politique, le travail de l’auteur vise aussi à déconstruire les clichés antisémites encore associés à la place des Juifs dans l’industrie des médias, par une analyse détaillée des faits historiques et du contenu des films produits par Hollywood.

Le rapport contrarié d’Hollywood à la judéité : une évolution en cinq temps

Conformément à l’ambition historiographique de son essai, Leschi propose une approche chronologique et découpe sa narration en cinq chapitres correspondant chacun à une période du cinéma hollywoodien où apparaît une évolution notable dans le rapport à la judéité. Les films produits durant les trois premières décennies du vingtième siècle insistent sur la nécessaire assimilation des Juifs à la société américaine et sur le renoncement à l’identité juive qu’elle implique.

Les années trente se caractérisent par la soumission des grands studios qui préfèrent collaborer avec l’Allemagne nazie afin de pouvoir continuer à vendre leurs films au premier pays d’exportation de l’époque, plutôt que de combattre l’antisémitisme qui gagne la société américaine. Cette compromission avec l’ennemi conduit à l’effacement des personnages juifs à l’écran, ainsi qu’à l’absence de toute dénonciation à l’égard du troisième Reich. L’entrée en guerre des États-Unis, et l’adhésion de son peuple à l’interventionnisme, contraint l’industrie à un changement d’attitude, puisqu’elle se met à produire, sous l’impulsion du gouvernement Roosevelt, des « films interventionnistes », et à lutter enfin contre l’Allemagne nazie.

Cette volte-face ne met cependant pas fin au refoulement de la judéité par les studios, qui continuent à laisser ce sujet de côté durant les premières années qui suivent la fin du conflit mondial. Le traumatisme de la Shoah, qui bouleversa l’identité juive, entraîne cependant de notables évolutions dans le cinéma américain, puisque qu’apparaissent pour la première fois des œuvres consacrées à la dénonciation de l’antisémitisme et aux différents mécanismes de discrimination qui entravent l’existence des Juifs aux Etats-Unis.

Mais il faut néanmoins attendre la fin des années 1950 pour que des films hollywoodiens montrent qu’il est possible de s’intégrer à la société américaine tout en préservant son identité juive, se faisant ainsi l’écho de l’essor de la communauté juive tout au long de la décennie. Comme ce sera le cas dans les années 1970 avec le « Nouvel Hollywood », reflétant tardivement la contre-culture de la décennie précédente, l’industrie avance donc toujours avec un temps de retard, répondant à contrecœur aux évolutions sociétales et politiques d’une société en avance sur son art de masse.

Dans cette étude historique, l’auteur « distingue quatre stratégies adoptées par les « Juifs d’Hollywood » face à l’antisémitisme : l’assimilation, la soumission, la résistance et enfin l’affirmation d’une identité juive américaine, chacune constituant un paradigme de représentation des Juifs dans le cinéma hollywoodien classique » (p. 150). Surtout, elle lui permet d’énoncer la thèse de son essai : le contrôle de l’industrie par des dirigeants juifs n’a jamais conduit à une « domination » des Juifs ou à une quelconque influence véhiculée par le contenu des films. Au contraire, elle n’a donné lieu qu’à une occultation totale des thématiques juives par des nababs ayant refoulé leur judéité afin de mieux s’intégrer à la bourgeoisie chrétienne anglo-saxonne et de s’assurer, par la même occasion, de la réussite de leurs affaires (pp. 7-8).

C’est justement cette tension entre judéité et américanité, entre préservation de son identité et assimilation, entre intégrité et volonté de s’intégrer, que l’on retrouve chez l’ensemble des Juifs américains durant la première moitié du vingtième siècle, qui va déterminer les représentations de la judéité à l’écran durant cette période (p. 8).

Tension entre assimilation et affirmation de l’identité juive

Commençant par un retour aux origines, Lorenzo Leschi remarque que, dès les années 1900, la représentation des Juifs s’établit selon deux modèles opposés : d’un côté, une vision antisémite et stéréotypée et, de l’autre, une autoreprésentation qui vise à montrer la réalité sociale vécue par les immigrés juifs (p. 13).

Ce deuxième paradigme est illustré par des films à « ambition performative[1] », selon l’appellation proposée par Laurent Jullier, ce qui signifie qu’ils souhaitent provoquer des changements de comportement et modifier le réel sur lequel ils fondent leur représentation. En l’occurrence, l’objectif de ces œuvres était d’inciter les Juifs à s’assimiler complètement à la société américaine et, par la même occasion, de présenter au reste de la population cette minorité sous un jour plus positif. Dans ces films, les personnages juifs apparaissent dans un état d’entre-deux, caractéristique de leur position sociale, dans une polarité entre deux cultures, deux mondes, et deux identités qui ne peuvent cohabiter (p. 16).

Jusqu’à la Seconde Guerre Mondiale, la résolution de ce dilemme s’effectue toujours de la même manière : l’individu renonce à sa judéité pour s’intégrer à la société américaine. C’est notamment le cas dans Le Chanteur de jazz sur lequel l’auteur s’arrête. Parfaitement représentatif du clivage identitaire qui structure la représentation de la judéité, le film, produit par les frères Warner, dévoile le parcours d’un fils de Cantor qui se défait de sa culture juive pour réussir dans le show-business.

Pour Leschi, on peut lire cette œuvre comme une allusion au propre cheminement des frères Warner et comme une tentative de justifier le refoulement de leur judéité (p. 21). La trajectoire sociale du héros résume en effet celle des principaux fondateurs d’Hollywood – Adolph Zuckor, Carl Laemmle, William Fox, Louis B. Mayer, les frères Warner, Harry Cohn – qui ont immigré depuis l’Europe de l’Est pour devenir les dirigeants d’une des industries les plus prospères des États-Unis, devenant ainsi la parfaite incarnation du « rêve américain ».

Cette ascension sociale les conduit à se lancer « dans une assimilation brutale qui les pousse à développer une forte « haine de soi » et à renier leur judaïsme » (p. 20). Cette obsession de l’intégration explique leur volonté de laisser hors-champ les thématiques et les personnages juifs, par crainte d’être rattachés à leur identité première et désignés comme des propagandistes de la culture juive.

L’analyse de l’auteur se complète avec celle de Anne-Marie Bidaud, selon laquelle l’unité idéologique de la production classique hollywoodienne s’explique par le caractère homogène du groupe formé par ses principaux dirigeants. Leur trajectoire commune et leur réussite sociale ont fait d’eux des partisans du « rêve américain », cette doctrine libérale qui fait croire que tout un chacun peut réussir dès lors qu’il s’en donne les moyens.

Cette orientation idéologique explique également la mise sous silence des personnages juifs et de l’antisémitisme dont ils étaient victimes. Car vendre le « rêve américain », c’est-à-dire vendre un système égalitaire et juste où chacun peut s’épanouir socialement, nécessite d’effacer toutes les discriminations qui entravent chaque minorité et de faire croire que chacun est doté de la même liberté. Comme l’écrit Bidaud,

« la fabrication d’un tronc commun idéal de références implique l’effacement des zones d’ombre, l’occultation des éléments perturbateurs qui pourraient ternir cette image : en tant qu’agent de transmission de l’idéologie américaine, le cinéma en assume aussi la fonction de voilement : tout est mis en œuvre pour éliminer les sources de divisions au sein de la population américaine, pour exalter l’harmonie.[2] »

Une représentation trop importante des thématiques juives et des difficultés d’insertion qui étaient leur quotidien auraient nui à la diffusion de l’idéal du « Melting pot », de ce système uni et vierge de toute discrimination. Mais un tel refoulement de la judéité ne put s’exercer durablement sans son lot de contradictions et de contorsions, notamment dans les années 1930, lorsque la montée du nazisme poussa ces dirigeants juifs, non pas à sortir de leur déni, mais à collaborer avec le régime qui exterminait les membres de leur peuple.

Hollywood et la collaboration avec le nazisme

Dans le deuxième chapitre de son ouvrage, Lorenzo Leschi dissèque une réalité encore trop absente des livres d’histoire : la collaboration d’Hollywood avec l’Allemagne nazie. Dès le début des années 1930, la montée de l’antisémitisme qui frappe la société américaine à la suite du krach boursier de 1929 conduit les patrons des grands studios à faire disparaître toute représentation des Juifs au cinéma afin de se prémunir contre toute attaque antisémite à leur égard.

Cette mise sous silence, par crainte de susciter le courroux des associations catholiques et protestantes conservatrices qui menaçaient de boycotter leurs films, s’intensifie en 1934 avec la création du PCA, le code de production chargé de l’application de la censure qui régit Hollywood durant son âge classique. Cet organe, qui exerce un pouvoir de vie ou de mort sur chaque film, est dirigé par Joseph Breen, antisémite notoire qui s’appliqua à ne laisser passer aucune représentation de la judéité (p. 40).

À cela s’ajoute la nomination par Goebbels de Georg Gyssling en tant que consul à Los Angeles, où il fut chargé de veiller à ce qu’aucune critique du Troisième Reich ne soit visible sur les écrans américains (p. 42). Cette collaboration fut rendue possible par le bon vouloir de l’industrie qui décida de s’y soumettre pour préserver ses intérêts économiques en continuant à commercer avec le marché allemand (p. 44). Ce n’est qu’en 1940 qu’elle se mit enfin à produire des œuvres dénonçant le danger représenté par l’Allemagne nazie.

Dans ce chapitre, comme pour l’ensemble du livre, l’auteur jalonne son récit historique d’analyses détaillées de films représentatifs de la manière dont Hollywood traite les thématiques juives. II s’arrête ici sur They Won’t Forget (Mervyn LeRoy, 1937)et La Vie d’Emile Zola (William Dieterle, 1937), deux œuvres qui utilisent le même subterfuge pour dénoncer la montée de l’antisémitisme sans jamais avoir à faire référence à la judéité. Tous deux s’inspirent d’événements historiques connus pour leur caractère antisémite – l’affaire Leo Frank et l’affaire Dreyfus – mais effacent dans leur récit toute mention de la judéité des personnages, ce qui leur permet d’éviter la censure tout en s’attaquant de manière implicite au danger de l’antisémitisme (p. 58).

Mais ces tentatives restent marginales et il faut attendre l’après-guerre pour que « le tabou de l’antisémitisme » disparaisse et que des films y fassent directement référence (p. 103). La nouvelle perspective d’étude suivie par Leschi, qui est celle du rapport à la judéité entretenu par les grands studios permet donc de déconstruire le mythe du « Hollywood s’en va-t-en guerre » qui voudrait faire croire que l’industrie s’est toujours érigée contre le fascisme.

Traumatisme de la Shoah et redéfinition de l’identité juive

Au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, la haine des Juifs ne peut plus être passée sous silence et plusieurs films, comme Crossfire (Edward Dmytryk, 1947) et Le Mur invisible (Elia Kazan, 1947) se confrontent frontalement à cette problématique (p. 103). Ce dernier remporta même l’Oscar du meilleur film, signe de l’évolution du regard porté par l’industrie sur l’antisémitisme (p. 114).

Mais si les « Juifs d’Hollywood » ne craignent plus de pointer du doigt les dangers qui pèsent sur leur minorité, ils continuent d’éviter de revendiquer l’affirmation d’une identité juive. La Shoah ne reste toutefois pas sans effets et bouleverse radicalement l’identité juive. L’heure n’est plus au clivage identitaire comme durant la première moitié du vingtième siècle. Lorenzo Leschi distingue ici trois axes à partir desquels se repensent l’identité juive et qui se reflètent dans le cinéma de la période :

« L’identité juive américaine se redéfinit en grande partie autour du traumatisme de la Shoah, du soutien à la création de l’Etat d’Israël et de la lutte politique pour l’égalité et la justice aux États-Unis à travers le mouvement des droits civiques » (p. 99).

L’auteur montre notamment comment les deux premiers axes se rejoignent dans certains films de l’époque qui présentent Israël comme le seul refuge possible pour les rescapés de la Shoah, Ces œuvres, telles que The Search (Fred Zinneman, 1948), Sword in the Desert (George Sherman, 1949) ou encore Exodus (Otto Preminger, 1960), marquent la naissance du sionisme au cinéma et, dans le cas du dernier, participe au développement de la collaboration entre les États-Unis et Israël (p. 141).

Si Leschi rappelle à juste titre que les deux premiers films omettent volontairement d’évoquer les relations entre Israéliens et Arabes, on regrettera qu’il ne fasse pas mention des erreurs historiques visibles dans l’œuvre de Preminger, faisant des Arabes les coupables de l’histoire et défaussant les Israéliens de toute responsabilité. Il n’en reste pas moins que Exodus apparaît comme le film qui marque enfin l’affirmation d’une identité juive au cinéma, après une décennie marquée par l’intégration de cette communauté au sein de la société américaine.

Quant au troisième axe, il témoigne de la manière dont s’opère une convergence des luttes entre minorités, en l’occurrence entre Juifs et Noirs, dans un même combat pour les droits civiques.

Les Juifs dans le mouvement des droits civiques

Au fil des pages, Lorenzo Leschi démontre également la manière dont la défense de la communauté juive s’articule en lien avec celle de la communauté noire. Ici aussi, la Seconde Guerre Mondiale conduit à une légère inflexion du conservatisme hollywoodien puisque durant les années du conflit, l’Office of War Information (O.W.I), créé par Roosevelt, impose aux studios une ligne davantage progressiste qui atténue la doctrine réactionnaire prônée par le Code.

Comme le souligne l’auteur, le « gouvernement américain voit les films comme un moyen d’apaiser les tensions raciales pour favoriser l’union nationale nécessaire à l’effort de guerre. Selon Ellen C. Scott, l’O.W.I cherchait à « éradiquer la désinformation sur les différentes minorités ethniques, nationalement et internationalement » » (pp. 92-93). Il en résulte des films de guerre où l’ensemble des minorités, comme les Juifs et les Noirs, sont représentés en train de combattre pour la défense du peuple américain, sortant ainsi ces deux dernières des marges auxquelles elles étaient habituellement reléguées.

C’est également à cette même période que les deux communautés se rapprochent au sein du mouvement des droits civiques. Le traumatisme de la Shoah rend évident aux yeux des organisations politiques juives la nécessité d’une transformation radicale de la société américaine vers un modèle juste et égalitaire, expurgée de toute discrimination raciale (p. 110). Les intérêts de la communauté juive convergent donc avec ceux de la communauté noire qui se retrouvent tous deux dans un même combat pour la défense des droits des minorités.

Le cinéma se fait l’écho de cette convergence des luttes avec le film Body and Soul, réalisé par Robert Rossen et sorti en 1947 (pp. 110-111). Le chercheur analyse notamment la relation qui se noue entre Charlie, boxeur juif, et Ben, son adversaire noir, face auquel il gagne le titre de champion du monde après un match truqué. Sorti du ghetto juif, Charlie embrasse sa vie de nouveau riche et se détourne de sa communauté et des valeurs qui lui sont associées, tandis que Ben sombre dans la dépression. D’abord marqué du sceau de la domination, leur relation se fait plus égalitaire lorsque Charlie est également contraint de se coucher par le même promoteur lors de son nouveau combat.

La similarité de leur trajectoire révèle alors leur position sociale analogue, en marge d’une société dominée par la classe blanche chrétienne. Elle les conduit à se montrer solidaires l’un envers l’autre et à se révolter contre le pouvoir qui les a déclassés. La rébellion enclenchée par Ben contre ce système discriminant ramène Charlie à sa condition de juif et lui fait prendre conscience de son besoin d’en revenir aux valeurs qu’il a perdues lorsqu’il s’est détourné de son identité pour s’assimiler à l’ethos américain dominant. Dans le combat final du film, Charlie affirme enfin son identité juive et se pose comme le représentant de sa communauté, comme l’un de ses défenseurs (pp. 113-114). Comme le souligne Leschi, l’œuvre de Robert Rossen emprunte ici une trajectoire inverse à celle du Chanteur de Jazz :

« Contrairement au Chanteur de Jazz qui valorisait la volonté d’assimilation de Jackie Rabinowitz et critiquait l’incapacité de ses parents à s’intégrer aux Etats-Unis, Body and Soul montre comment l’assimilation des valeurs américaines, et en particulier du capitalisme, ne mène pas au succès mais à l’isolement et à la perte de toutes attaches sociales et culturelles » (p. 112).

Vingt après Le Chanteur de Jazz, Body and Soul montre la nécessité de résoudre le clivage identitaire par l’affirmation de l’identité juive et non plus par son refoulement. En ce sens, il préfigure l’essor des thématiques juives qui va survenir une décennie plus tard.

Affirmation de l’identité juive

Leschi rappelle ensuite que le maccarthysme qui s’est abattu sur Hollywood au tournant des années 1950 a freiné ce mouvement progressiste. S’appuyant entre autres sur les travaux de G. Kahn et de T. Wieder, il souligne le fait que la chasse aux communistes établie par l’industrie visait également à mettre de côté les auteurs qui revendiquaient dans leur films la défense des minorités et qui dénonçaient les discriminations à leur égard (p. 116). Cette période noire, qui témoigne à nouveau de la lâcheté des studios et de leur idéologie réactionnaire, met à nouveau sous sommeil les thématiques juives jusqu’à la fin des années 1950.

Entretemps, la communauté juive américaine connaît « une ascension fulgurante » notamment grâce à l’abandon de lois discriminantes comme celles des quotas à l’université (p. 124). Avec quelques temps de retard, le cinéma hollywoodien reflète cet essor avec des œuvres comme Marjorie Morningstar (Irving Rapper, 1958), Home Before Dark (1958), A majority of one (Mervyn LeRoy, 1961) qui présentent tous des mariages mixtes entre juifs et non-juifs, signe d’une conciliation enfin possible entre intégration et préservation de l’identité juive.

Cette affirmation de la judéité s’incarne également avec la naissance d’un « modèle héroïque juif », illustré selon Leschi par Paul Newman dans Exodus. Le personnage d’Ari Ben Canaan, incarné par un acteur iconique et charismatique, apparaît ainsi comme un guerrier qui défend son peuple armes à la main, ce qui permet de rompre avec des décennies de représentation du juif comme un être cérébral, faible et sans défense (p. 134). Ainsi, au tournant des années 1960, les Juifs ont enfin droit de présence dans le cadre cinématographique, comme ce sera le cas pour les autres minorités au cours des deux décennies de mutation que va connaître l’industrie, et peuvent y façonner leur propre iconographie.

Ironie de l’histoire, il aura fallu attendre pour cela le crépuscule de l’âge classique et le départ des « juifs d’Hollywood », ces dirigeants qui ont tout fait pour faire disparaître leur judéité. Le livre de Lorenzo Leschi s’arrête à cette date-là, laissant l’étude des décennies ultérieures pour des ouvrages à venir. C’est tout ce que l’on peut espérer après la publication de ce premier essai passionnant, synthétique et d’une grande clarté, qui dénonce avec justesse les abjections morales d’Hollywood tout en rappelant la richesse qui émane de ses œuvres.

Notes

[1] Laurent Jullier, Analyser un film : de l’émotion à l’interprétation, Flammarion, 2012, p. 108.

[2] Anne Marie Bidaud, Hollywood et le rêve américain ; cinéma et idéologie aux Etats-Unis, Armand Colin, 2017, p. 230.