Pierre Mouterde et Patrick Guillaudat ont publié récemment aux éditions Syllepse un ouvrage consacré aux Amériques Latines en luttes et aux gauches de gouvernement à l’épreuve du pouvoir. Intitulé « Les couleurs de la révolution », cet essai plonge dans l’histoire des gauches révolutionnaires, nationalistes et réformistes depuis le XIXe siècle, avant d’approfondir une réflexion critique et stratégique sur les expériences de la « Révolution bolivarienne » au Venezuela depuis 1999, de l’Équateur dirigé par Rafael Correa et sa « Révolution citoyenne » et, enfin, sur celle du Mouvement au socialisme (MAS) en Bolivie depuis 2005.
Ce bilan historique, politique et militant offre un outil de réflexion riche pour penser les émancipations et les alternatives au capitalisme dans le monde turbulent et violent d’aujourd’hui. Nous reproduisons ici, avec l’aimable autorisation des éditions Syllepse, la préface rédigée par Franck Gaudichaud, membre de la rédaction de Contretemps et spécialiste du sous-continent latinoaméricain.
« Histoire incandescente » : c’est dans le feu du brasier des mobilisations de la gauche et des mouvements populaires des Amériques latines et de la Caraïbe, ou plutôt pourrait-on dire de « l’Indo-Afro-Amérique latine », que Pierre Mouterde et Patrick Guillaudat proposent de nous emporter ici. Ils poursuivent ainsi leur travail de réflexion à quatre mains, après avoir notamment écrit sur les mouvements sociaux au Chili sous la dictature de Pinochet ou encore concernant l’expérience de la « révolution bolivarienne » au Venezuela. Et une fois encore, c’est au travers d’un essai engagé et bien documenté qu’ils nous invitent à parcourir l’épine dorsale de l’histoire du sous-continent, et tout particulièrement de ses gauches, hier et aujourd’hui. Refusant de se réfugier derrière une fausse « neutralité » désincarnée, rejetant une vision surplombante teintée d’académisme, ils assument et revendiquent un écrit tourné vers la réflexion stratégique avec, pour leitmotiv, l’urgence qui est la nôtre, celle de notre commune humanité dans un monde capitaliste en plein effondrement. Ceci alors que, sous de nombreuses latitudes, les gauches d’émancipation, démocratiques, féministes, écologistes, internationalistes ont souvent du mal à incarner des alternatives concrètes et désirables par le plus grand nombre.
L’invitation de Mouterde et Guillaudat à penser collectivement l’Amérique latine et ses gauches représente ainsi un remède au fatalisme, ils montrent que d’autres mondes sont possibles, quoique jamais certains, tout en soulignant les énormes difficultés que cela signifie en termes de pratique du pouvoir et les leçons que nous offrent une nouvelle fois les résistances de « Nuestra América ». Ils conjuguent, de plus, deux grandes qualités à mes yeux qui donnent toute sa saveur à cet ouvrage : ils sont à la fois chercheurs indépendants (bien que docteurs en sociologie), mais aussi acteurs de longue date de la solidarité internationale envers les peuples d’« Abya Yala » (terme autochtone Kuna signifiant « Terre Vivante » ou encore « Terre Mûre »). Tous deux fins connaisseurs du terrain et des réalités sociales qu’ils explorent, ils ne se contentent pas de « commenter » à distance, car ils parcourent la région depuis plus de trois décennies, « en bas à gauche », échangeant avec nombre de militant.e.s des mouvements populaires latinoaméricains, tout en étant investis syndicalement et/ou au plan associatif et intellectuel au Québec pour l’un et en France pour l’autre. Leur plume est ainsi trempée du sceau de l’internationalisme et de la solidarité. Autre point remarquable : leur propos est didactique et destiné à un lectorat large, non spécialiste, offrant ainsi une vision d’ensemble stimulante et accessible, bien qu’exigeante.
Revenir aux Amériques Latines du temps présent, réfléchir aux processus « en tension » et contradictoires qui ont rallumé les lanternes de la gauche mondiale à l’orée des années 2000, après la longue nuit néolibérale des années 90, décrypter l’ouverture d’un cycle historique qui s’est initié avec l’élection de Hugo Chávez Frias au Venezuela en 1998, montrer la grande diversité des expériences national-populaires, « progressistes » ou de gauche depuis lors, c’est précisément se permettre de ne pas fermer la porte, de ne pas conclure sur la fin de l’histoire. Après un bilan historique bienvenu, le choix des auteurs est de se concentrer sur trois pays emblématiques : Venezuela, Equateur et Bolivie. C’est-à-dire les expériences souvent considérées comme anti-impérialistes et les plus marquées à gauche au sein du cycle « progressiste » de ce début du siècle. L’objectif est de montrer au lectorat francophone tout à la fois les points forts et les limitations, les conquêtes et les renoncements, les paris et les difficultés des différentes gauches sociales et politiques.
Dans un premier temps, l’histoire de plusieurs siècles de luttes de celles et ceux d’en bas, et surtout celle des résistances ouvrières, paysannes, indigènes, populaires, féministes depuis 1910 est présentée sous un jour ramassé et synthétique. On y rappelle aussi la constitution des gauches anarchistes, socialistes, communistes, anti-impérialistes, indigénistes et leurs nombreux débats ; ou encore les diverses expériences de gouvernements de la gauche au XXème siècle, leurs affrontements à des oligarchies puissantes, souvent prêtes à tout, férocement soutenues par les grandes puissances du Nord, à commencer – bien sûr – par les Etats-Unis. Pierre Mouterde et Patrick Guillaudat soulignent de même l’impact jusqu’à nos jours des dictatures civilo-militaires qui ont jalonnées l’histoire de la Guerre Froide latinoaméricaine, la terreur d’Etat, la destruction sociale et le « politicide » qu’elles ont signifié pour nombre d’organisations révolutionnaires. Ils reviennent sur les difficultés de la démocratisation des années 80 et le maintien d’un néolibéralisme violemment inégalitaire ou encore sur le « les enthousiasmes et les affres du renouveau », à partir de 1994, avec la dynamique altermondialiste, les forums sociaux mondiaux, le soulèvement zapatiste, et une époque de multiples mobilisations collectives anti-néolibérales. C’est aussi le temps d’une nouvelle génération de luttes féministes, indigènes et socio-environnementales ou encore de la réactivation de réseaux davantage sociaux-démocrates ou inscrits dans la longue tradition nationale-populaire. Les deux sociologues constatent ainsi que « cette réactivation de la gauche, au-delà même de l’enthousiasme qu’elle suscitera en ces premiers moments, ne passera pas en priorité par une relance -fût-elle critique- des grands projets de transformation sociale et révolutionnaire des années 1960/1970. Elle passera bien plutôt par des politiques très pragmatiques, flirtant tantôt avec ces nouvelles sensibilités et tendances sociales nées en ce début de 21ième siècle, tantôt avec un retour faute de mieux, -par défaut pourrait-on dire – au vieux modèle du national-populisme de la première moitié du 20ième siècle ».
Sans se poser en donneurs de leçons, les auteurs tirent un fil rouge : dresser des bilans critiques (et autocritiques), loin de la complaisance (ou du dogmatisme) de certains intellectuels de gauche qui se refusent toujours à « désespérer Caracas », de la même manière que d’aucuns voulaient éviter de « désespérer Billancourt » à l’époque du stalinisme et de la Guerre Froide. Dans ce livre, on trouvera un antidote aux positions « campistes », qui au nom d’un certain anti-impérialisme ankylosé et unilatéral, disqualifient tout retour critique sur les gouvernements de gauche des dernières années. On pourrait dire d’ailleurs la même chose quant aux difficultés à dépasser un modèle de développement « extractiviste », profondément dépendant des matières premières et du marché mondial, malgré certains discours de rupture. Selon certains observateurs, les critiques écologistes, indigènes ou de gauche du « neoextractivisme » des gouvernements progressistes seraient de l’ordre de la posture « radicale chic », voire la marque d’une alliance « objective » avec les droites et conservatrices… Là encore, Mouterde et Guillaudat refusent de tomber dans cette facilité d’un réductionnisme à l’emporte-pièce et s’ils reconnaissent aisément que les problèmes sont structuraux, ils décèlent aussi certains choix politiques. Tout en montrant clairement les avancées en termes de redistribution, d’intégration régionale, de souveraineté nationale, de démocratisation (avec les assemblées constituantes), ils ne mettent pas pour autant sous le tapis les nombreux obstacles rencontrés, les évolutions dans les rapports de classes, les dérives autoritaires, les alliances avec certaines fractions des dominants. Ainsi, pour le Venezuela, est-il constaté que « si les politiques publiques dirigées vers les secteurs populaires se sont caractérisées par leur très net caractère distributif, elles n’ont cependant que rarement donné naissance à de nouveaux processus productifs alternatifs à l’extractivisme pétrolier. Faisant ainsi de l’appareil productif vénézuélien un géant aux pieds d’argile ». L’ère Maduro (qualifié de « Chavez aux petits pieds » – sic !) sera celle d’une fuite en avant, entre autoritarisme et offensive impériale étatsunienne. Ou encore, dans l’Equateur de Rafael Correa, Mouterde et Guillaudat constatent bien plus qu’un « phénomène classique d’usure du pouvoir », et davantage « l’évolution des rapports de forces politiques entre classes ; évolution ayant entrainé le renforcement de l’aile droite d’Alianza Pais au détriment des engagements émancipateurs de 2006, et sans que l’on ait été trop regardant par la suite sur les moyens employés ». Des involutions expliquant l’emprise croissante d’une « nouvelle fraction bourgeoise », tout comme le « développement rapide d’une corruption facilitée par les contrats passés avec le pouvoir politique ». Quant à la Bolivie – selon moi le processus le plus riche, avancé et approfondi des gauches de gouvernement latino-américaines depuis de nombreuses décennies – ce sont 15 années tumultueuses qui sont passées au crible, avec ses lumières et ses ombres : l’émergence d’Evo Morales, les grandes victoires politiques du MAS, les premières mesures transformatrices de cette « révolution démocratique et culturelle », mais aussi les tensions croissantes avec certains mouvements sociaux ou la tendance à la concentration des pouvoirs au sein du projet de « capitalisme ando-amazonien », et ce jusqu’au coup d’Etat réactionnaire de 2019. Ces trois pays abordés, on aurait d’ailleurs aimé voir se prolonger la réflexion comparative des auteurs autour d’autres expériences qui disent également beaucoup des impasses stratégiques en cours : que l’on pense particulièrement à des processus aussi différents et déterminants que celui du Brésil gouverné par le Parti des Travailleurs durant 14 ans ou encore à la mise en place d’un pouvoir autocratique et vertical au Nicaragua autour de Daniel Ortega et de Rosario Murillo.
Le fil à plomb du livre est de refuser une vision statique et figée, de décrypter des rapports de force et sociaux mouvants, sans jamais occulter le poids des oligarchies, les manœuvres permanentes de Washington et le poids croissant de la Chine, le choc des divisions internes, l’importance des héritages autoritaires ou de structures socio-économiques encore imprégnées de néocolonialisme. Trois préoccupations articulent, à juste titre, le propos : la question de l’Etat et des rapports aux mouvements populaires; celle du modèle de développement et de l’usage des biens communs naturels entre « bien vivre » et extractivisme et, enfin, « celle de la construction d’une contre-hégémonie sociopolitique permettant à une gauche de transformation sociale non seulement de gagner le pouvoir mais de le garder tout en le transformant de part en part ». Ce parti pris radical (en ce sens qu’il pose les problèmes « à la racine ») offre aux lectrices et lecteurs bien plus qu’une histoire critique, il fournit in fine des éléments pour alimenter un débat politique à gauche sur ce que nous disent les récentes expériences latino-américaines. Il se pose d’ailleurs en faux, et le dit à plusieurs reprises, contre les options politiques du « populisme de gauche », là-bas comme ici. Selon les deux essayistes, sans pour autant abandonner des mesures de démocratisation, de souveraineté et de redistribution via l’Etat, l’une des clefs reste de se doter « d’une stratégie adéquate visant, à l’encontre des vieilles structures gouvernementales et étatiques ainsi que des classes qu’elles ne cessent de servir, à la constitution et reconstitution d’un pouvoir populaire se redéployant partout depuis le bas ». Immense problème que celle de la construction du pouvoir populaire et de son rôle dans toute perspective de rupture. Une question non résolue par les gauches au XXème siècle… Bien au contraire.
En ce sens, cet ouvrage ne nous parle pas que du sous-continent, il nous conte également nos propres défis et mets le doigt sur nos propres errances collectives dans une conjoncture où l’autoritarisme gagne de l’espace, où divers courants idéologiques ou religieux réactionnaires prennent confiance. D’ailleurs, le panorama sociopolitique latinoaméricain reste, à ce jour, très incertain et même assez chaotique, alors que les crises économique, climatique et sanitaire combinées font des ravages au Sud du Rio Bravo. Si, courant 2019, l’impression d’un net tournant (ultra)conservateur semblait se confirmer dans le sillage de la victoire de Bolsonaro au Brésil, du gouvernement de facto en Bolivie, mais aussi des exécutifs au Chili et en Colombie, 2022 débute sous de meilleurs auspices, au plan institutionnel et électoral pour le moins. La présence de la gauche nationale populaire au Mexique (2018) et en Argentine (2019) à la tête de l’Etat, le retour triomphal du MAS en Bolivie (2020), puis la victoire surprise du syndicaliste Pedro Castillo au Pérou, et, enfin, l’arrivée à la présidence de Gabriel Boric au Chili en alliance avec le Parti communiste et de Xiomara Castro au Honduras, changent clairement le paysage gouvernemental et les équilibres politiques régionaux. D’autant que de possibles victoires du centre-gauche au Brésil et en Colombie, deux pays essentiels de la géopolitique continentale, pourraient survenir courant 2022. Une évolution qui donne l’impression d’un retour de « la vague rose » en Amérique latine.
Mais rien n’est moins sûr, tant le contexte mondial et régional est distinct de l’époque de « l’âge d’or » des gouvernements progressistes, celle de la première décennie des années 2000, qui articulait embellie économique, soutien des mouvements sociaux, montée en puissance de nouveaux leaderships charismatiques et forces politiques antinéolibérales. Depuis, les droites ont su retrouver force et vigueur, tout particulièrement les extrême-droites « alternatives », racistes, évangélistes, militaristes, virilistes, néofascistes parfois. Et celles-ci continuent paradoxalement à gagner du terrain dans tous les champs sociaux (y compris au plan culturel), avec l’aide de puissants groupes médiatiques, tandis que les Etats d’exception se multiplient et que les dangers de coups d’Etat continuent à menacer. La situation au Chili, longtemps qualifié de « laboratoire du néolibéralisme », pousse néanmoins à certain optimisme et montre le chemin. Car c’est aucun doute grâce à la grande rébellion populaire d’octobre 2019, puis une forte poussée électorale à gauche et des mouvements sociaux au sein de la Convention constitutionnelle en 2020, qu’on doit aujourd’hui ce nouveau vent de changement démocratique, potentiellement postnéolibéral, dans la patrie de Violeta Parra. Un nouveau chapitre s’ouvre pour les luttes des peuples latino-américains. Pour le lire pleinement, il faut en comprendre le passé récent, les dynamiques et les enjeux stratégiques. C’est précisément ce à quoi contribue ce livre.
Toulouse, 3 janvier 2022.
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Illustration : Wikimedia Commons.