Il y a quatre ans, Ulf Kristersson avait promis à une survivante de la Shoah qu’il ne coopérerait jamais avec le parti raciste des Démocrates de Suède. Aujourd’hui, il est le premier ministre d’un gouvernement qui dépend de leur soutien, alliance de fait entre les néolibéraux et l’extrême droite.
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Les résultats politiques des élections suédoises sont tombés et ils ont tout d’un mauvais roman dystopique. Le nouveau gouvernement sera composé des modérés, des chrétiens-démocrates et des libéraux, et, à l’exception des ministres nommés, des Démocrates de Suède d’extrême droite.
En gros, les modérés obtiennent toutes les fonctions centrales du gouvernement, y compris les rôles de premier ministre, de ministres des finances, de la justice et des affaires étrangères, tandis que les chrétiens-démocrates s’occupent des questions sociales et des soins de santé, les libéraux occupant le reste. Les Démocrates de Suède n’auront pas de ministres au sein du gouvernement, mais la victoire à la Pyrrhus consistant à « les tenir à l’écart » a été achetée au prix de l’obtention de tout ce qu’ils voulaient en termes d’orientation politique, ainsi que d’un bureau de coordination au sein même du gouvernement.
Cela signifie qu’un parti fondé, en 1988, à partir du parti raciste d’extrême droite Keep Sweden Swedish a maintenant des représentants dans la haute fonction publique en Suède. Il est difficile d’exprimer le changement rapide dans la façon dont ce fait est reçu dans le discours général. Alors que cela aurait été impensable il y a cinq ou dix ans, la plupart des médias d’information et des têtes parlantes présentent désormais l’implication du parti comme normale. Ce processus de normalisation est le résultat de l’ouverture des autres partis de la droite conservatrice aux Démocrates de Suède.
Comme indiqué précédemment, l’actuel premier ministre Ulf Kristersson, du parti modéré, a rencontré Hédi Fried, une survivante de la Shoah, il y a quatre ans, pour un article dans l’un des plus grands journaux suédois. Il lui a promis qu’il ne coopérerait jamais avec les Démocrates de Suède. À la fin de la récente course électorale, les modérés ont acheté le résultat de la recherche Google pour cet article afin de le rediriger vers une explication sur le fait que ce n’était pas vraiment ce qu’il avait voulu dire.
Parmi les autres accommodements qui ont permis la conclusion du nouvel accord gouvernemental, citons le compromis des chrétiens-démocrates sur leurs positions traditionnellement progressistes en matière de droit d’asile et l’abandon par les libéraux de la plupart, voire de la totalité, de leurs principes libéraux traditionnels. Ces concessions ont vraisemblablement été facilitées par le fait que les deux partis ont passé l’année dernière à osciller autour du seuil de 4 % nécessaire pour entrer au Parlement.
Les libéraux en particulier ont fait l’objet de nombreuses critiques internes et externes pour cet accord. Les membres dirigeants actuels, ainsi que les anciens dirigeants et les caciques du parti, ont condamné cette évolution, allant jusqu’à entamer une procédure contre elle auprès de la commission d’examen propre au parti et le groupe libéral Renouveau au Parlement européen a même envisagé l’expulsion du parti.
La plate-forme du nouveau gouvernement est connue sous le nom d’accord de Tidö, du nom du château où se sont déroulées les négociations. Il s’agit d’une liste de propositions qui, si elles étaient mises en œuvre, s’écarteraient fortement du cadre de base de la politique suédoise, voire de l’État de droit.
L’accord comprend soixante pages, mais il suffit de lire les premiers paragraphes pour constater son caractère politique. Il est indiqué que cet accord fera face aux sept problèmes majeurs actuels de la société suédoise, puis commence par énumérer la criminalité, la migration et l’intégration. Puis viennent l’économie, l’éducation, les soins de santé et, après coup, l’énergie et le climat.
Il est évident, tant dans l’orientation politique que dans la formulation, qu’il s’agit d’une victoire éclatante pour les Démocrates de Suède. L’accord stipule explicitement dans les paragraphes d’ouverture que toutes les parties signataires de l’accord ont une influence totale et égale sur les domaines politiques inclus, à toutes les étapes du processus politique en Suède, par exemple la législation ou la réglementation.
Jusqu’à présent, les orientations politiques concrètes les plus discutées dans l’accord sont les mesures répressives visant le crime organisé et les immigrants. Il faut toutefois garder à l’esprit que toutes ces mesures font actuellement l’objet d’enquêtes officielles visant à déterminer si l’adoption de telles lois est compatible avec la Constitution. Dans de nombreux cas, les juristes ont déjà fait valoir que les mesures discutées seront probablement en contradiction avec la Constitution du pays.
La liste des nouvelles mesures comprend le doublement des peines pour le crime organisé, la criminalisation de l’appartenance à un gang, l’introduction de zones d’interpellation et de fouille, l’autorisation des témoins anonymes, l’interdiction de résidence pour les condamné.es, l’extradition des personnes sans citoyenneté et la saisie des biens de toute personne liée aux milieux des gangs (même non condamnée pour un crime). En particulier, la criminalisation, l’extradition éventuelle et la saisie des biens de personnes qui ne sont pas elles-mêmes condamnées pour un crime ont fait l’objet de critiques sévères de la part des avocat.e.s.
Il en est de même de la proposition d’introduire le concept anachronique de moralité douteuse (bristande vandel) comme motif d’extradition. L’accord Tidö prévoit qu’une enquête sera menée sur les possibilités d’extradition de citoyen.nes étranger.e.s sur la base de tels motifs. Les « mœurs douteuses » comprennent, entre autres, le fait de ne pas « suivre les règles », d’être toxicomane, d’être associé à un réseau ou à un clan criminel, la prostitution (qui n’est pas actuellement un crime en Suède), la participation à des milieux sociaux qui « menacent les valeurs suédoises » et le fait d’avoir « des remarques établies sans équivoque concernant leur mode de vie. »
À l’avenir, la Suède n’acceptera que le quota le plus bas possible de demandeurs d’asile, appliquera le raccourcissement ou l’interdiction pure et simple des permis de séjour temporaires et rendra beaucoup plus difficile l’obtention de la citoyenneté par une myriade de moyens. Elle exigera notamment huit ans de résidence, un test de connaissances culturelles, politiques et linguistiques, l’autosuffisance financière, la clause de moralité susmentionnée et, enfin, une déclaration de loyauté envers la Suède.
La première tâche du ministre des affaires étrangères a été de dénoncer l’ancienne « politique étrangère féministe ». Il a également déclaré que la Suède satisferait, à la lettre, toutes les demandes formulées par la Turquie dans le cadre de sa candidature à l’OTAN. Le ministère de l’Environnement est démantelé et relèvera désormais du ministère du Commerce.
La nouvelle ministre de l’Éducation est issue du conseil d’administration d’une société d’écoles privées, et elle n’avait même pas vendu ses actions au moment de son accession au gouvernement. Il y a une enquête sur le plafonnement des prestations et une autre sur les déductions fiscales pour les actifs financiers. La liste est encore longue, mais ces exemples donnent une indication claire de l’orientation politique des quatre prochaines années.
Pour expliquer pourquoi les partis de la droite conservatrice, et surtout les libéraux, ont accepté cet accord, il faut tenir compte du niveau de haine de la bourgeoisie envers la social-démocratie en Suède. Désireux d’évincer les sociaux-démocrates, ils ont accepté un accord politique qui, s’il n’est pas arrêté par un examen juridique, les corrompra au-delà du point de reconnaissance ou brisera les libéraux en interne.
Ironiquement, alors que les Démocrates de Suède ont fait leur chemin dans les domaines des droits, de l’identité, de la citoyenneté et de la culture, ils seraient également responsables de l’arrêt de certaines des pires réformes néolibérales de la sécurité sociale proposées par les membres du nouveau gouvernement. Cela n’a rien de surprenant, car une grande partie de leur base électorale de la Rust Belt dépend dudit système de sécurité sociale.
Ce changement fondamental de la politique suédoise est impossible à comprendre sans tenir compte de l’échec des sociaux-démocrates à protéger les systèmes de sécurité sociale face à la mondialisation au cours de la dernière décennie. Les sociaux-démocrates de la « troisième voie » ont ouvert avec enthousiasme le système de protection sociale suédois à la privatisation et à une concurrence accrue. Selon le discours qui l’accompagne, quiconque est perdant dans la nouvelle économie concurrentielle ne peut s’en prendre qu’à lui-même, ce qui revient à le traiter littéralement comme un perdant.
Cette évolution a coïncidé avec une baisse drastique des impôts et des coupes simultanées dans les secteurs de l’aide sociale. Peu désireux de taxer réellement les riches et de financer la rénovation du secteur de la protection sociale, les sociaux-démocrates se sont présentés comme des capitalistes plus efficaces, tout en étant culturellement plus tolérants que la droite. Ils n’ont toutefois pas réussi à convaincre une grande partie des électeurs et électrices de la classe travailleuse. Les Démocrates de Suède, en revanche, ont une critique conservatrice de la mondialisation et une solution simple, bien que fausse, au problème de la concurrence accrue : se débarrasser des immigrants.
Il y a, bien sûr, des questions surdéterminées d’identité nationale en jeu, où la menace de la mondialisation a également été sublimée en culture ; où la véritable insécurité causée par la perte de la sécurité sociale est ressentie comme une insécurité causée par ceux et celles qui ont des traditions, des langues et des coutumes différentes. On parle peu des étrangers et des étrangères qui prennent des emplois, ne serait-ce que parce qu’ils et elles prennent visiblement des emplois dont personne d’autre ne veut. On parle plutôt de la réticence des étrangers et des étrangères à s’adapter au mode de vie suédois. Cela rappelle la citation d’Antonio Gramsci selon laquelle lorsque « les questions politiques sont déguisées en questions culturelles », elles « deviennent insolubles ».
C’est en grande partie la même évolution que celle observée dans d’autres pays européens, l’Italie étant le dernier d’une longue série d’exemples où une droite populiste remplace le centre-gauche qui s’effondre. Après les élections suédoises, l’extrême droite européenne s’est réjouie de la chute du dernier bastion de la social-démocratie, mais il n’est pas certain que cela signifie autre chose qu’un bon sujet de discussion. Les tendances sous-jacentes sont plutôt les mêmes dans tous les pays, de sorte que la normalisation de l’extrême droite en Suède ne devrait surprendre personne.
Même si la Suède bénéficiait d’un État-providence plus solide et que la plupart de ses institutions sont encore intactes, l’évolution générale est la même qu’en Espagne et en Italie, par exemple. Les jeunes Suédois.ses peuvent toujours bénéficier de subventions de l’État et d’une éducation gratuite, mais ils entrent sur un marché du travail très fragmenté, où la concurrence intense est présentée comme le moyen de s’élever au-dessus des emplois précaires de la « gig economy« . Dans la capitale, Stockholm, il est difficile pour quiconque de trouver un logement, sans parler des jeunes de dix-huit ans qui veulent s’éloigner de chez eux.
L’incapacité à résoudre ces problèmes par l’extension de l’aide sociale signifie que la concurrence pour l’emploi et le logement est présentée ou perçue en termes racialisés et anti-migrants, comme une concurrence entre les non-immigrant.e.s et les immigrant.e.s. C’est un phénomène que la droite populiste exploite depuis des années.
Pour le Parti de Gauche, il existe encore la possibilité d’un rajeunissement de la politique d’opposition. L’antiracisme sera bien sûr une nécessité urgente dans les années à venir, mais, malheureusement, il s’agira surtout d’une lutte défensive. Il existe une base organisationnelle potentielle dans les excellents résultats de la gauche dans les banlieues des grandes villes, et la capacité de cette base sera mise à l’épreuve avec la répression à venir, qui touchera principalement les personnes de couleur dans ces zones.
Il y a aussi le problème commun à toute l’Europe, à savoir que même une coalition de centre-gauche semble improbable dans un avenir proche avec le déclin continu des partis de masse de la social-démocratie et du communisme historique. Cela signifie que la question des alliances et des compromis sera urgente lors de chaque course électorale. Il devrait y avoir un débat à l’échelle européenne à ce sujet, conformément au « retour de la question stratégique » proposé par Daniel Bensaïd il y a quelques années.
Néanmoins, ceci est secondaire par rapport à la nécessité impérieuse développer d’abord un programme de gauche cohérent pour le moyen et le long terme, auquel les questions d’alliances pourront ensuite être rattachées. Quelles institutions économiques et politiques sont les plus importantes pour la formation du sens commun et de la subjectivité et comment les sauvegarder et les développer dans un avenir proche ou moyen ?
Le Parti de Gauche a obtenu les meilleurs résultats l’année dernière lorsqu’il a menacé de faire tomber le gouvernement social-démocrate sur la question des loyers, alors que sa popularité a chuté précipitamment lorsqu’il a essayé de se montrer apte à gouverner. On peut dire que cette dernière stratégie a presque empêché le gouvernement actuel d’entrer en fonction, puisque, en fin de compte, l’élection a été extrêmement serrée.
Cependant, il est nécessaire d’établir un projet politique indépendant qui ne soit pas lié aux autres partenaires de la coalition d’un gouvernement social-démocrate. Cela pourrait devenir plus facile, étant donné que les manœuvres politiques de la période du mandat précédent ne seront plus d’actualité. Il n’y aura plus de possibilité de voter avec la droite sur des thèmes précis ou d’essayer de forcer le parti du centre à entrer dans une coalition incluant le Parti de Gauche. La capacité de perturber le gouvernement actuel ne sera possible que par la mobilisation populaire et le développement d’un projet politique distinct.
Le cycle politique de quatre ans est un obstacle efficace pour les projets stratégiques. Cependant, la fermeture de l’horizon proche rend possible la formulation d’un projet qui inscrirait les « perdants » de la mondialisation dans une économie nationale restructurée. L’espoir du Parti de Gauche coïncide, bien sûr, avec l’espoir des gens ordinaires dans toutes les régions du pays pour un salaire vivable dans un environnement vivable.
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Publié d’abord par la Rosa Luxemburg Stiftung, traduit pour Contretemps par Christian Dubucq.
Petter Nilsson est membre du Centre d’Etudes Sociales Marxistes et travaille pour le Parti de Gauche à Stockholm.