François Chesnais, théoricien de la mondialisation du capital et de la finance

L’économiste marxiste François Chesnais est récemment disparu. Dans cet entretien inédit accordé à Contretemps en 2014, il revient sur son parcours intellectuel et militant et sur les principaux aspects de son œuvre : les systèmes d’innovation, la finance, la mondialisation du capital[1].

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Contretemps : On voudrait revenir dans cet entretien sur une série de concepts sur lesquels tu as travaillé et sur ton appréciation du moment dans lequel on se trouve. Vaste programme ! On pourrait peut-être commencer par ton rapport au marxisme. Comment politiquement, professionnellement, intellectuellement cela s’est construit ? Quels furent les moments marquants ?

François Chesnais : Pour comprendre, il faut remonter à ma jeunesse. Par des circonstances liées à la profession de mon père et à la seconde guerre mondiale, j’ai vécu cette période non pas en France mais en Angleterre où j’ai ensuite fait mes études primaires et secondaires. Cela m’a donné cette aisance en anglais que j’ai gardée toute ma vie et qui m’a été très utile lors de mes nombreuses années à l’OCDE. De façon assez curieuse, c’est en Angleterre dans ce Public Hall, collège de la bourgeoisie, que j’ai rencontré le marxisme pour la première fois. On choisissait très tôt deux matières principales en plus des langues. L’une de ces matières pour moi fut l’histoire.  Mon professeur était un membre du parti travailliste, proche de la Fabian society. Ses cours sur l’histoire de la révolution anglaise et de la Révolution française reprenaient nettement l’interprétation marxiste. Il m’a mis entre les mains le bouquin d’Albert Mathiez. Et un jour, il m’a dit « peut-être ça vous intéresserait, vous êtes prêt pour ça », et il m’a donné des morceaux choisis des textes de Fabians. Ce fut vraiment une chance. Parce qu’ensuite je suis rentré en France et j’ai eu une année de transition à Lakanal, dans une hypokhâgne qui était absolument dominée par l’Union des étudiants communistes (UEC). J’ai pu tout de suite me rendre compte que j’avais une vision un peu différente du marxisme. Longtemps avant que je ne rencontre des trotskystes, j’étais en quelque sorte vacciné, j’avais déjà des antigènes hostiles au stalinisme.

Ensuite, et c’était là aussi quelque chose qui venait d’une tradition héritée de l’Angleterre, il ne fallait pas faire ses études là où vivaient ses parents. J’ai été envoyé à Dijon, en faculté de droit. Et c’est en faculté de droit que l’économie politique, comme on l’appelait, était enseignée. A nouveau, j’ai eu beaucoup de chance. Je suis tombé sur une personne qui s’appelait Jean Domarchi. Il est mort assez jeune et était surtout connu comme critique de cinéma. C’était un normalien qui était passé en économie  parce que ça lui permettait de rentrer directement en fac et ainsi d’éviter d’enseigner en lycée. Il écrivait régulièrement dans Les Temps modernes et il avait commis [dans les Annales] un article, intitulé « Contre l’économétrie », assez prémonitoire…

J’ai beaucoup étudié l’histoire. L’histoire du droit de façon intense dans le cursus de droit proprement dit, l’histoire économique et sociale avec lui. En fac de lettres j’ai suivi des cours d’histoire complémentaires. Puis j’ai commencé une thèse d’histoire de la pensée qui portait sur les auteurs lus par Marx sur la question de la théorie de l’histoire, à l’exception de Guizot. Il s’agissait notamment des philosophes d’Édimbourg et de Glasgow, comme [Adam] Ferguson[2]. Il était aussi question de ce pasteur Richard Jones dont Marx parle beaucoup dans Les théories de la plus-value.

Mes deux années de service militaire en Algérie ont un peu cassé mon élan. A mon retour je n’ai pas retrouvé de poste d’assistant à Dijon. Je suis allé à Poitiers mais j’ai eu du mal à reprendre. Ça c’était un peu enlisé, je me suis un peu emmerdé  dans le cadre universitaire. C’est à ce moment-là  que j’ai vu cette annonce : l’OCDE embauche pour mener des études dans des pays méditerranéens. C’est là qu’a « commencé » ma vie à l’OCDE, par une mission à Madrid en 1966-1967.

Contretemps : Ton engagement politique commence dans cette période. Comment cela s’est-il passé ?

J’étais bien entendu au courant de la situation en Algérie du fait de mes activités militantes.  J’étais en contact avec des algériens que leurs familles avaient décidé d’éloigner pour les protéger. Ils étaient au PC algérien et m’avaient encouragé à rentrer à l’UEC. Puis, il y a eu ce court moment d’espoir avec la visite de Khrouchtchev à Belgrade et la réconciliation avec Tito en 1955. Celui-ci a été vite douché par l’intervention soviétique en Hongrie l’année suivante. C’est suite à cette répression de l’insurrection de Budapest que nous sommes quelques-uns à avoir quitté l’UEC.

Notre premier contact avec le trotskisme, plus précisément sa branche OCI (Organisation communiste internationaliste), a été dû au fait que Pierre Broué était en poste au collège de Beaune et que l’un des membres de notre groupe, Pierre Roy, y était surveillant d’internat. Une conversation avec Broué avait suffi à le rallier à sa cause. Le reste du groupe  a eu un cheminement plus lent. Mais dans les faits j’étais déjà potentiellement recruté à l’OCI au moment de  mon départ en Algérie en 1959. A mon retour, j’ai très vite repris contact et j’ai rejoint formellement cette organisation à la fin de l’année 1962 ou début 1963.

A partir de ce moment, j’ai mené une espèce de double puis de triple vie, ce qui était parfois assez difficile à gérer. J’étais fonctionnaire de l’OCDE mais dès mon séjour en Espagne, j’ai fait un travail militant de recherches et de prises de contact. On m’avait indiqué des étudiants à Madrid. Puis quand l’OCDE m’a envoyé en Amérique latine, j’ai aussi fait ce travail au Pérou, en Argentine, un peu au Chili et en Bolivie. Il fallait jongler avec mes missions officielles… 

J’ai été ensuite pendant un bout de temps membre du comité central de l’OCI.  Je me souviens très bien de la première fois que je me suis dit qu’il y avait quelque chose qui ne collait pas. C’était après une réunion qui s’était déroulée en milieu de journée et au cours de laquelle certains d’entre nous s’étaient fait traiter de moins que rien par Pierre Lambert. Il nous avait pris à partie en des termes très violents. Je suis reparti en métro, je suis retourné à l’OCDE et mon directeur m’a appelé pour me parler d’une question délicate. Et lui il l’avait fait en des termes mesurés…  Je me suis dit « merde, cet univers de la rue de Saint Denis – où était le siège du bureau politique, c’est vraiment un truc…  Il y a quelque chose qui ne colle pas ».

Sur la base de cette réticence pratique, mes désaccords politiques se sont développés peu à peu. En 1983 ou 1984, après l’arrivée de l’union de la gauche, sous le gouvernement de Mauroy, j’ai commencé à écrire des textes critiques. Et j’ai été expulsé en même temps que Stéphane Just.

 J’avais des rapports assez compliqués avec lui. Il a eu longtemps beaucoup d’influence sur moi parce qu’il avait une façon très rigoureuse de traiter les problèmes marxistes. J’écrivais alors un petit peu avec Stéphane derrière mon dos.  Je sais qu’un petit nombre de militants de la LCR ont eu des rapports un peu semblables avec Ernest Mandel. Mais je pense que le cadre organisationnel de l’OCI faisait que c’était beaucoup plus pesant.

Côté politique, il y a eu aussi le volet des rapports avec la direction de la LCR. Il y a eu pas mal de contacts. Je peux même dire que je leur ai fait beaucoup d’avances. Mais ils m’ont toujours traité avec une extrême circonspection, pour ne pas dire de la méfiance. Quand j’ai dit à François Sabado que j’entrais au NPA, il a eu une espèce de sursaut et m’a dit : « J’espère que tu n’attends pas quelque chose. ».

Je me suis investi au Groupe de Travail Économique (GTE). Le GTE c’est un des seuls espaces que j’ai trouvé dans le cadre de la LCR puis du NPA pour travailler dans des conditions correctes, parfois intéressantes. J’en fait toujours partie [en 2014].

Contretemps : Expert, militant, tu as aussi un investissement académique à l’université…

La troisième vie a commencé en 1981, grâce Charles-Albert Michalet [1938-2007]. Je le connaissais depuis Dijon où il avait également fait ses études. J’avais même été son chargé de TD, puisque j’avais 2 ou 3 ans de plus que lui. Et nous étions toujours restés amis. J’avais pu l’inviter à faire partie d’un grand projet que je pilotais sur les multinationales et les potentiels technologiques. Lui avait créé le CEREM (le Centre d’Études et de Recherches sur l’Entreprise Multinationale et un DEA en économie internationale. En 1981, il m’a dit « Viens à Nanterre comme directeur extérieur ». Comme je pressentais des difficultés à l’OCDE et de gros problèmes au PCI, j’ai accepté. Plus tard, en 1992, c’est cette amorce de retour vers une carrière universitaire qui m’a permis de trouver le poste à Paris 13 à Villetaneuse lorsque l’OCDE m’a demandé de partir.

Dans les années 1980, on travaillait sur les multinationales avec Michalet. Je me suis tout de suite intéressé au capital financier. J’ai aussi travaillé sur l’industrie militaire. Avec Claude Serfati on a écrit un petit précis intitulé « L’armement en France: genèse, ampleur et coût d’une industrie ». Et puis il y a eu le contact avec l’école de la Régulation qui a été important. Vers 1982, 1983, si tu ne voulais plus fréquenter le PCI et que tu te disais que Paul Boccara ce n’était vraiment pas le top, que les althussériens ce n’était pas terrible non plus, il n’y avait pas d’autre lieu. Chez les régulationnistes, Marx était un auteur central, intégré dans un cadre théorique plus large.

J’allais régulièrement à ARC2 (Accumulation, Régulation, Croissance et Crise) où j’ai fait la connaissance de Robert Boyer. Beaucoup moins de Michel Aglietta qui a d’ailleurs assez vite cessé de venir. Il y avait aussi Alain Lipietz jusqu’à ce qu’il entre en politique. Mais la personne centrale, c’était Boyer et les gens qu’il a formés. C’est dans ce cadre-là que s’est déroulé le débat sur le post-fordisme au cours duquel j’ai défendu la thèse d’une accumulation dominée par la finance.

Contretemps: Juste une précision, tu as évoqué l’école de la Régulation, comme un des lieux où l’on discutait le marxisme intégré à un cadre plus large. Mais, tu n’as pas évoqué Ernest Mandel et notamment son ouvrage Le troisième âge du capitalisme. Est-ce que ses travaux économiques ont joué un rôle dans ton parcours intellectuel ? Est-ce que tu as eu l’occasion de t’y confronter?

FC: Non, je n’ai pas eu beaucoup d’occasions.  Critique de l’Économie Politique, la revue de la LCR à laquelle participaient Jacques Valier et Pierre Salama tenait des séminaires mais je n’y suis jamais allé.  Valier et Salama je les ai beaucoup fréquentés, ils connaissaient Mandel mais ils ne m’ont jamais amené à lui. Son bouquin sur La crise (Flammarion, 1985), je m’en suis beaucoup servi. Mais j’ai tout de suite eu de grandes réserves. A l’OCDE, j’avais beaucoup de contacts avec Christopher Freeman puis avec Carlota Pérez, mais je ne me retrouvais pas dans leur approche en termes de cycles longs qui était aussi la perspective de Mandel. J’ai toujours été sceptique vis-à-vis de l’hypothèse de cycles longs. En ce qui concerne le bouquin de Mandel, il alliait une incroyable érudition avec des points théoriques sur lesquels je n’étais pas d’accord.

CONTRETEMPS: Est-ce que tu pourrais expliquer le désaccord sur la question des cycles et des ondes longues ?

FC: Cycles longs et ondes longues, c’est un peu différent. La notion de cycle traduit l’idée d’un mouvement répétitif : une phase d’expansion, puis une autre de maturité suivie ensuite d’un déclin. C’est dans cette dernière phase que les crises décennales deviennent plus graves. Mais avec la notion de cycle il y a surtout le principe d’une reprise nécessaire. Chez Schumpeter, chez Freeman puis de manière quasiment systématique et presque caricaturale chez Carlota Perez, il n’y a que la technologie qui peut être le facteur moteur.

 Les ondes longues c’est un peu différent.  Mandel explique l’onde d’une façon avec laquelle je peux être beaucoup plus d’accord. Il prend chez Kondratieff tout la dimension de ruptures politiques et il en développe l’analyse économique. Et, effectivement, dans l’histoire du capitalisme, il y des phases qui sont rythmées par des grandes poussées d’internationalisation du capital, qui sont rythmées par les guerres…  

Si on prend le cas de la Seconde Guerre mondiale, effectivement la masse même des capitaux détruits a permis de relancer un processus d’accumulation qui s’était peu à peu épuisé. Je n’appellerai pas ça un cycle long, parce que cette longue phase d’accumulation a connu grosso modo deux régimes socio-techniques. L’un correspond au fordisme et l’autre au moment où les technologies de l’information deviennent importantes. Mais ce second régime, marqué par l’arrivée des technologies de l’information n’a pas tellement relancé l’accumulation. Carlota Perez nous dit que c’est parce que les structures politiques et organisationnelles prennent du temps à s’adapter et qu’une fois qu’elles s’adapteront, nous aurons  un nouvel âge d’or. Je n’en suis pas convaincu et je suis incapable d’en faire un des éléments de mon analyse.

CONTRETEMPS: Ta perspective est différente en effet. Tu as beaucoup travaillé sur la question des systèmes nationaux d’innovations.  Ce thème devient central dans les années 2000, mais tu fais partie de ceux qui l’ont fait émerger dès le début des années 1990… Pourtant, avec le recul, la puissance critique de cette idée n’est pas évidente. Les institutions européennes au début des années 2000, avec l’agenda de Lisbonne, s’inspirent d’une idée que tu as étais parmi les premiers à développer….

FC : Effectivement la Direction Science et Technologie Industrie (DSTI) [de l’OCDE] a été l’un des pôles ; Freeman et Luc Soete représentaient un second pôle, Richard Nelson et, dans une moindre mesure, Nathan Rosenberg, un troisième pôle. A l’OCDE, l’une des personnes avec qui j’ai eu de très bons rapports et avec laquelle j’ai pu nouer des alliances c’est Jean-Jacques Salomon. Il a créé ensuite le séminaire sciences et sociétés au CNAM. C’était un homme d’une grande culture, capable d’intégrer un tas de choses. J’étais responsable d’une section, lui d’une division. C’était 1979 ou 1980, Margaret Thatcher avait déjà été élue et on en avait tout de suite senti l’effet à l’OCDE. La Direction des Affaires Économiques qui est la direction reine avait lancée des travaux sur la compétitivité en se focalisant  sur les coûts.

A la DSTI, il y avait des gens très valables avec lesquels on a pu réagir. On les a donc mobilisés pour convaincre à la fois le comité scientifique et dans une moindre mesure le comité de l’industrie de lancer ses propres travaux sur la compétitivité. Et, bien entendu même les gens apolitiques à la DSTI savaient à quel point la compétitivité hors-coût, liée à la qualité des produits et à l’organisation des entreprises, était importante. La productivité du facteur du travail en particulier était décisive. Les équipes ne pouvaient pas adhérer à l’idée d’une compétitivité réduite au coût du salaire.

On a donc commencé des travaux dont la synthèse a été publiée dans le rapport que j’ai coordonné et qui est paru en 1992, à la toute fin de ma carrière à l’OCDE : La technologie et l’économie : les relations déterminantes. Le propos était centré autour de la notion de compétitivité structurelle, on aurait pu utiliser le mot systémique. Il s’agissait de montrer que la compétitivité est quelque chose d’adossé à des institutions enracinées dans des rapports socioéconomiques.

On avait un groupe de travail avec des universitaires. Un jour Freeman est arrivé de retour du Tokyo et nous a dit « Au Japon, j’ai trouvé, ce que j’appelle, un système national d’innovation ». Au Japon, Freeman ne s’est pas intéressé à la forme organisationnelle sous-jacente, il s’était focalisé sur la technologie adossée à la science. Mais de mon côté, avec en tête l’idée de capital financier, du groupe financier, le fait que ces groupes aient des entreprises industrielles, mais aussi leurs propres banques, leurs propres compagnies de matières premières, etc., ça me paraissait extrêmement intéressant.

Au fond, les concepts de « système national d’innovations » et de « compétitivité structurelle » étaient des concepts jumeaux. Cette réflexion s’est développée et a donné lieu à ce livre coordonné par Richard Nelson National Innovation Systems  et puis à un autre bouquin coordonné par Bengt-Åke Lundvall[3]. Nelson et Rosenberg ont tout de suite été intéressés par le projet. Mais ils  ont prévenu « On dira qu’aux États-Unis, il n’y a pas vraiment un système national d’innovations. Il y a un système autour des industries de la défense, de grandes universités scientifiques, etc.  Mais tout ça ne fait pas un système national ». Bien sûr, ils annonçaient quelque chose qui, dans le cadre de la financiarisation de l’économie américaine, s’avèrera exact. Aux États-Unis, le constat c’était qu’il y avait autour des grands programmes technologiques liés à la Défense des choses très fortes. Le ministère de la Santé a toujours soutenu le secteur de la biotechnologie. Mais il n’y a pas quelque chose qui organise et irrigue tout le système.

Dans le cas de l’Europe, pendant une première phase, il y a eu des projets très forts. La personne qui les impulsait, c’était cet Italien qui s’appelait Ricardo Petrella. Et puis il y avait l’Agence Spatiale Européenne, les débuts d’Airbus, il y avait ce moment où les recherches et les productions étaient réparties entre un ensemble de pays avec de puissants réseaux de coopération. Puis ça a été cassé à Bruxelles, par le commissaire à la concurrence.

En somme, dans le cadre de mon travail à l’OCDE et un petit peu dans le cadre universitaire, j’ai tenté de contribuer au développement du potentiel européen. Ça allait de pair avec toute la conception que j’avais de l’Europe. Et oui, effectivement, c’est passé à la trappe. Il n’y a qu’au Japon que des éléments restent. Le Japon s’est fait piéger par sa finance mais je crois qu’ils ont gardé un potentiel scientifique national, des choses qui font encore système.

CONTRETEMPS : Tu as engagé la transition vers une autre question je pense importante, celle de l’abandon de ces projets de capitalisme organisé tourné vers l’innovation avec l’émergence du néolibéralisme et d’un régime d’accumulation dominé par la finance. Tout à l’heure, tu as commencé à évoquer le fait que tu avais porté ce terme-là dans le cadre du séminaire de la régulation. Est-ce que tu peux nous expliquer comment tu as eu cette intuition ? Quels ont été les premiers éléments qui ont attiré ton attention sur ce point ? Est-ce que pour toi l’idée de régime d’accumulation dominée par la finance c’est la même chose que la financiarisation ?

FC: Mon intérêt pour la finance vient de l’Amérique Latine. A partir du début des années 1980, je participais régulièrement au séminaire de Pierre Salama. Dans ce cadre, on a été confronté à la crise de la dette, ce qui nous a conduit à examiner le rôle du service des intérêts de la dette comme forme d’appropriation de la plus-value. Il y a aussi eu tout un travail au CEREM, à Nanterre, où Michalet avait commencé une enquête sur l’internationalisation des banques.

La finance m’apparaissait donc comme étant une dimension de plus en plus importante. Mais c’est au début des années 1990 que la chose est devenue évidente. Aglietta a beaucoup écrit là-dessus. Notamment dans Le capitalisme de demain, sa note pour la fondation Saint-Simon parue en 1998 ou encore le livre a qu’il coordonné avec d’autres chez Economica et qui est titré éloquemment Globalisation financière : l’aventure obligée[4]. Donc, du côté de la Régulation au sens large il y avait de plus en plus d’intérêt pour ces questions.

Je me suis repenché récemment sur ces questions car Sébastian Budgen m’encourage à écrire un livre en anglais sur le capital financier Finance Capital [paru en 2016 Finance Capital Today, Brill]. Cela s’est avéré plus difficile que je ne le pensais… J’ai vérifié un tas de trucs, y compris la première fois que j’ai utilisé cette notion. C’était dans l’introduction d’un livre paru en 1996 chez Syros, La mondialisation financière, que j’avais coordonné avec des contributions de  Dominique Plihon, Claude Serfati, Robert Guttmann, Suzanne de Brunhoff  et Richard Farnetti.

Le cadre des discussions de l’époque, c’était la recherche d’un régime d’accumulation qui succède au régime fordiste et qui ait les propriétés de stabilité, de reproduction dans le temps que celui-ci avait. Je n’ai pas peur de le dire : je pense souvent contre. Et, lorsque des choses importantes sont écrites, tout de suite les voyants jaunes se mettent à flasher. L’essai d’Aglietta sur Le capitalisme de demain, qui annonce un régime stable, a été pour moi un tel clignotant… Parce que si Aglietta parlait bien des crises, fondamentalement il croyait à la possibilité d’un régime stable. 

C’est à partir de cela que je me mets à travailler sur des dimensions plus fondamentales.

Bien sûr, tout le travail antérieur sur la technologie, sur les systèmes d’innovation a beaucoup aidé. J’ai pu, grâce à Nelson notamment, saisir la perversion d’institutions importantes, la manière dont les grands groupes fermaient les laboratoires, sous-traitaient leurs recherches…  Avec des bilans pas très convaincants. Et puis la réponse de la finance avec le venture capital, le NASDAQ etc.

Je partage donc complètement la notion de de financiarisation comme invasion du capital porteur d’intérêts et du capital fictif dans toutes les dimensions de l’économie, y compris dans la finance elle-même.

Il y a en effet une financiarisation du crédit. Sous le régime financiarisé, le crédit se modifie complètement, jusqu’à être mis en danger du point de vue même des fonctions qu’il doit remplir dans le mouvement de l’accumulation. Pour assurer le circuit du capital, le crédit est absolument nécessaire à différents moments et il a été vraiment abimé.

Et puis il y a eu le retour à Marx. Impulsé par Bidet, le Congrès Marx international a rencontré un vif succès au départ, en 1995 et 1998. Dumenil et Lévy ont ensuite crée le séminaire d’études marxistes à la MSH qui a bien marché. Puis il y a les publications de la collection « Actuel Marx confrontation » au PUF… Tout cela m’a ramené à Marx. J’ai lu Marx de façon beaucoup plus serrée et j’ai vraiment essayé de comprendre la partie sur le capital porteur d’intérêts et l’intérêt comme fraction du profit ; tout ce que Marx voit comme potentialité d’un capital qui, en se centralisant, se détache et tend à s’autonomiser.

Le livre La finance capitaliste (PUF, 2006) issu des travaux du séminaire d’études marxistes, traite de ces questions. Et, bien sûr, le bouquin d’André Orléan, Le pouvoir de la finance[5] qui, à sa manière, traite de ce mouvement d’autonomisation. Cela m’a convaincu qu’on était sur la bonne voie. Cela m’a forcé aussi à voir que justement Marx parlait de la finance, enfin du travail du banquier, comme d’une simple sous-division nécessaire au circuit du capital : des mouvements où le passage par le capital argent était nécessaire, où il fallait qu’il y ait des gens spécialisés pour cela. Ensuite, le banquier s’érige comme une force qui centralise tout le capital de prêt pour toute une classe : non seulement il peut engager des spéculations désastreuses mais plus généralement il en vient à développer une position de domination par rapport à la production.

D’ailleurs, les travaux sur l’histoire économique britannique donnent raison à cette intuition de Marx. Le pays qui a inventé la société par actions s’en est surtout servi à l’international, l’investissement dans le nord de l’Angleterre a été très tôt délaissé tandis que la City devient un centre financier.

Le capital porteur d’intérêts est le concept qui donne un contenu à l’idée de capital financier. Il dit des choses que Hilferding ne dit pas. Pour Hilferding, le capital bancaire est obligé de surveiller de près l’industrie parce qu’il y a engagé ses capitaux si bien qu’au fond il devient un industriel. Par contre, il n’y a pas la dimension de parasitisme que Lénine a introduite. Le parasitisme il est un peu plus qu’implicite dans les chapitres sur la finance de Marx.

C’est un de mes points de désaccord avec David Harvey. Dans Les limites du capital[6] (, il considère que la finance joue un rôle positif dans l’accumulation. De mon côté, du fait de mon éducation politique trotskiste, du débat sur l’idée que les forces productives ont cessé de croître, j’étais familier avec l’idée de parasitisme. Dans la domination du capital porteur d’intérêts, il y a une prise de distance vis-à-vis de la production. L’idée que les intérêts, les dividendes ça tombe régulièrement « comme le poirier donne des poires », c’est l’opposé du développement productif.

Aujourd’hui, on est dans une configuration où les groupes industriels sont plus que jamais des groupes financiers à dominante industrielle. Il y a les très gros groupes de la distribution qui sont des groupes financiers au sens plein du terme ; ils mélangent emprise directe sur l’extraction de plus-value,  exploitation de la sous-traitance et position de monopsone en contrôlant l’accès au marché. On est dans des configurations du capital monopolistique beaucoup plus profondes et subtiles que celles que Paul Baran et Paul Sweezy avaient envisagées[7].

À cet égard, je voudrais souligner que j’ai banni de ce que j’écris le mot stagnation qui a été employé par les gens de la Monthly Review [revue marxiste étatsunienne fondée en 1949 par Paul Sweezy et Leo Huberman]. Réduire tous les problèmes à ceux du « surplus » [notion développée par Sweezy et Baran dans l’ouvrage cité ci-dessus], cela ne va pas, mais avec la notion de stagnation il y a l’idée d’un capital qui aurait perdu son dynamisme. En réalité, on est devant quelque chose de beaucoup plus complexe.

Dans les chiffres, la perte de dynamisme est évidente : décennie après décennie on constate un déclin du taux de croissance. Pareil pour l’investissement mondial avec une légère impulsion fournie par la Chine. Donc, c’est vrai qu’il y a un système qui perd de son dynamisme. Mais, en même temps, il a des réactions de plus en plus destructives vis-à-vis de l’environnement. Et la volonté absolue du capital porteur d’intérêts d’être payé à tout prix. Il n’est pas question que les intérêts ne rentrent pas.

CONTRETEMPS : Tu as évoqué le débat sur « les forces productives qui ont cessé de croître », je pense que beaucoup de lecteurs de Contretemps ne savent pas ce dont il s’agit ça renvoie à un débat dans les années d’après-guerre au sein du trotskisme, n’est-ce pas ?

FC : Le point de départ c’est le programme de transition où Trotsky écrit : « Les forces productives de l’humanité ont cessé de croître. Les nouvelles inventions et les nouveaux progrès techniques ne conduisent plus à un accroissement de la richesse matérielle ». À partir des années 1960, il y a un point de clivage à ce sujet entre, d’un côté, le courant de Mandel, le secrétariat unifié et, de l’autre, l’OCI/PCI. Lambert n’y croyait pas trop, cela ne l’intéressait pas. Mais Gérard Bloch et Stéphane Just considéraient au contraire qu’il s’agissait d’un point crucial. De son côté Mandel, tout en étant très prudent, a été influencé par les théoriciens italiens qui ont parlé de néo-capitalisme et qui ont relayé l’idée selon laquelle le capitalisme avait réussi à dépasser les crises – il y a eu une autre version dans les années 2000, mais dans les années 1960, c’était une version plus enracinée dans l’économie réelle.

A partir de 1973, Mandel est retombé sur ses pieds, il écrit une série d’articles sur la crise. Mais le débat de fond c’était donc : est-ce qu’il y a un néo-capitalisme ou pas ? est-ce que les forces productives ont cessé de croître ou non ? Et, ensuite que met-on dans les forces productives ? De quelle manière voit-on la technologie ?

Je pense que, dans les programmes de formation de la Ligue et ceux de l’OCI/PCI, la manière de concevoir l’impérialisme comme stade suprême du capitalisme a sans doute été différente. Du côté de l’OCI, on mettait l’accent sur la quasi-nécessité des guerres impérialistes mais aussi sur la finance, sur le capital rentier et sur le chapitre de Lénine intitulé « le parasitisme et la putréfaction du capitalisme ». Quand l’accumulation financière redevient importante et que le capital porteur d’intérêts a peu à peu pris de plus en plus de poids, de plus en plus d’influence, cette dimension-là revient au premier plan. Quand on voit les ravages tout autour de nous, cela fait écho à ce texte de Lénine et souligne la justesse du terme de parasitisme.

CONTRETEMPS : J’aurais aimé qu’on aborde spécifiquement la question de la mondialisation. Comment lis-tu de ton côté cette mondialisation ? Tu disais tout à l’heure que l’approche de la mondialisation par la finance ne suffisait pas, qu’il fallait absolument faire le lien avec la mondialisation dans ses dimensions plus organisatrices du capital productif.

FC : Sur la mondialisation, je donne une importance à deux idées que je dois en partie à Michalet. En premier lieu, de façon très fortement marxienne, il insistait sur la primauté de la production dans ce processus. Ainsi, dans mes travaux récents, j’essaie de corriger l’impression que certains ont pu avoir que, comme Aglietta, je donnais la primauté à la finance. Je suis vraiment revenu à l’internationalisation de la production et à la configuration des groupes industriels actuels, donc aux chaînes de valeur.

Là on est aidé par le travail de la CNUCED. Le World Investment Report documente bien les différentes manières de s’approprier la plus-value, le parasitisme des groupes industriels. Il n’y aurait pas de capital financier sans eux. Ce sont eux qui produisent de la plus-value dans leurs propres structures de production et s’approprient une part de celle des firmes les plus petites du fait de formes d’organisation qui ne sont pas totalement intégrées. Le capital porteur d’argent se nourrit de deux choses, de cela et du service de la dette publique. Si on ne comprend pas l’importance de l’internationalisation de la production, si on ne la suit pas dans ses différentes configurations, on ne comprend pas la mondialisation.

En second lieu, Michalet affirmait « On va vers le marché mondial constitué. »  Mais constitué dans une configuration précise, celle de la mondialisation. Une configuration dans laquelle les Etats-Unis sont toujours la première puissance, mais désormais ils ne sont plus la puissance dominante. Bien sûr, ils ont une large avance technologique et une capacité à dicter les règles du jeu inégalée. Bien sûr, la configuration du néolibéralisme, enfin ce que certains appellent néolibéralisme, c’est vraiment le fruit de l’influence des Etats-Unis. Et, là encore, il faut souligner la place du capital productif, ducapital industriel sous la forme des multinationales étatsuniennes.

Mais il faut aussi intégrer à l’analyse les multinationales des pays émergents qui sont dans beaucoup de cas très financiarisés. Mittal est devenu un groupe mondial par fusion-acquisition ; ce n’est pas la technologie indienne qui fait la force de ce groupe, c’est une accumulation du capital dans le cadre d’une exploitation du prolétariat indien qui lui donne cette force de frappe. Les groupes financiers à dominante industrielle sont très importants.

CONTRETEMPS : Je voudrais évoquer un dernier thème, celui de la dette et des débats qu’elle suscite. David Graeber resitue la dette dans une perspective extrêmement longue[8]. Il place la dette avant même la monnaie, avant le marché, ce qui l’amène à la poser comme une relation transhistorique. En posant la question de la dette dans sa globalité, il en vient à porter l’idée d’annulation de toutes les dettes, y compris les dettes privées. D’un autre côté, il me semble que tu es parvenu à construire cette question de la dette comme un sujet politique très contemporain, pouvant servir à la fois aux mouvements sociaux et être une clef de lecture de la conjoncture du point de vue des intérêts des citoyens et du monde du travail….

FC : J’ai ce statut bizarre d’être sans doute plus militant qu’intellectuel. Mais, tout de même, j’ai des références. Justement, avec cet homme dont j’ai parlé, Jean Domarchi, on avait fait une ou deux conférences sur les crises de la dette à Athènes et sur le fait qu’Athènes avait été la première ville-Etat à décider qu’il y a des moments où il faut annuler les dettes. Sans cela tout se bloque, il y a explosion sociale. Pour relancer la machine sociale, il faut à un moment donné apurer les dettes.

Ensuite il y a les chapitres historiques chez Marx sur le capital argent et le capital financier. Ce que l’usure a signifié, ce que la dette publique a signifié à partir du 15ème, 16ème siècle, ce que les Fugger ont représenté dans l’accumulation du capital argent. Il y a aussi les chapitres de Rosa Luxemburg sur l’endettement de l’Égypte, de la Turquie, etc. C’était pour elle à la fois une manière de pomper du surplus crée dans des conditions non-capitalistes et d’avoir une emprise politique directe sur ces États. Sans aller aussi loin que Graeber, il faut reconnaître que la dette monétaire surgit comme une question importante à différents moments de l’Histoire, en particulier depuis la fin du 15ème siècle.

Ensuite, il faut revenir à quelque chose dont j’ai déjà parlé un peu, le changement de régime financier au début des années 1980. Avec la hausse des taux de la FED et la libéralisation des marchés financiers se produit un saut qualitatif qui permet aux fonds de pension de devenir des acteurs centraux. Dans le même temps, les déficits américains donnent l’impression que, finalement, il vaut mieux emprunter aux riches que les taxer.

La montée des déficits est une des dimensions de l’accumulation proprement financière. Le transfert massif de valeurs et de plus-values vers les marchés financiers et vers les pôles financiers est un des moteurs de cette remontée des inégalités bien documentée par Thomas Piketty[9]. Mais il y a quelque chose de surprenant dans ce livre :  lorsqu’il parle du système des retraites et qu’il défend le système par points, l’un de ses arguments c’est que cela doit permettre à chacun de pouvoir alimenter son compte épargne. Il dit au fond que la patrimonialisation est irréversible et qu’il vaut mieux que chacun y entre dans les meilleures conditions possibles. Et la complication c’est qu’effectivement à partir du socle américain des fonds de pension, ce mouvement rampant s’est étendu.

En France l’assurance-vie en est l’un des moteurs essentiels. Moi-même, je me suis rendu compte il y a belle lurette que j’étais personnellement pris par ce mécanisme financier dès lors que j’épargnais.  Ceci m’a conduit à dire, s’agissant des pays avancés, que le mot d’ordre d’annulation de toute la dette publique oblige à passer par un audit. Un audit, non seulement du côté de ce qui a été fait de l’argent, des allégements de cotisations, des évasions, etc., mais aussi un audit du côté des détenteurs de cette dette pour identifier quelle partie est détenue par les épargnants salariés qui sont déchirés par le système.

J’étais récemment au Brésil pour une conférence  au cours de laquelle j’ai assisté à un exposé qui m’a vraiment beaucoup intéressé et, d’une certaine façon, sidéré : le Brésil a un petit système de retraite de base qui est public, mais l’essentiel est un système de fonds de pensions d’entreprises. Et les administrateurs de ces fonds vont dans les entreprises dont le fonds a acheté les titres pour vraiment s’assurer que l’exploitation des travailleurs est à la hauteur des rendements exigés pour les retraites. Et tout ça dans un même espace urbain, le grand Rio ou le grand Sao-Paulo. Cela m’a été donné comme une des explications des difficultés des mobilisations sociales. La jeunesse a du mal à entraîner des syndicats pris dans les contradictions des fonds de pension ; les syndicats ne sont pas seulement intégrés à l’Etat, à leurs liens aux gouvernements du PT, mais de fait également au capital financier.

S’agissant de la France, le problème est ailleurs, il est dans le fait que les groupes bancaires français ont créé un oligopole extrêmement concentré, comme aucun autre pays, et qu’ils sont très importants à l’échelle mondiale. Je n’arrive pas vraiment à me faire une opinion définitive sur cette étude intitulée « The network of Global Corporate Control » réalisée par des chercheurs de Zurich. Elle indique que les groupes bancaires français, y compris Caisse d’Épargne et Natixis, sont très près du cœur du limaçon. A mon sens il n’y a pas vraiment de capacités de contrôle, mais il y a des participations qui font des banques françaises une des expressions d’un capital rentier. C’est un capital absolument tourné sur lui-même et qui n’aime pas être exposé à des risques de défaut de paiement de pays où il est fortement engagé comme la Grèce, l’Espagne ou l’Italie.

Au-delà du cas de la France, je pense que nous assistons au suicide politique, économique et civilisationnel de l’Europe. La manière dont les intérêts du capital financier et, de ses parties les plus rentières sont en train de dominer toutes les dimensions de la politique en Europe au travers de la question des dettes, de l’austérité. Tout ça me semble absolument dramatique.

CONTRETEMPS : Cela nous amène au thème sur lequel on voulait conclure cet entretien : ton appréciation du moment, à la fois une conjoncture socio-politique extrêmement inquiétante, avec toute une série de régressions en termes de droits sociaux, et une autre dimension, moins négative peut-être, concernant la réouverture du champ intellectuel à l’économie critique, à l’économie marxiste par exemple.  Lorsque j’ai commencé mes recherches en économie, au milieu des années 1990, le marxisme avait très peu de place et il me semble que le débat était plus étouffé qu’il ne l’est aujourd’hui. Mais peut-être est-ce un effet de myopie…

FC: Alors, autant je tire un optimisme des mouvements sociaux de résistance, autant je ne vois pas une très forte reprise, en tous cas pas en économie, de la pensée marxiste ou marxienne. L’évaluation bibliométrique, la fétichisation de l’économétrie, ce sont des choses qui font beaucoup de mal. Je pense que Piketty en est conscient. De façon un peu paradoxale, peut-être que cette structure au statut très particulier qu’est l’école d’économie de Paris pourrait jouer un rôle positif. Jérôme Bourdieu est là, Piketty est là, et ils ne doivent pas être les seuls. Leur conception de l’économie comme une science sociale parmi d’autres, cela doit être partagé par d’autres. C’est peut-être par là que les choses peuvent se réouvrir.

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Propos recueillis et édités par Cédric Durand et Ugo Palheta.

Notes

[1] Pour une mise en perspective plus systématique de l’œuvre de François Chesnais voir Catherine Sauviat, « Some notes on what I know about François’ intellectual trajectory » in in H.M.M. Lastres, J.E. Cassiolato et M.P. De Maros (dir.), Desenvolvimento E Mundializaçao: O Brasil e o pensamenton de François Chesnais, Rio de Janeiro, E-PAPERS, 2014, p. 29‑35.

[2] François Chesnais fait ici référence à ce qu’on appelle les « Lumières écossaises » (Scottish Enlightenment) [NDLR].

[3] Richard Nelson (dir.), National Innovation Systems, Oxford, Oxford University Press,1993 ; Bengt-Åke Lundvall (dir.), National systems of innovation: Toward a theory of innovation and interactive learning, Londres, Pinter Publishers, 1992.

[4] Michel Aglietta, Anton Brender, Virginie Coudert, Globalisation financière : l’aventure obligée, Paris, Economica, 1990.

[5] André Orléan, Le pouvoir de la finance, Paris,Odile Jacob, 1999.

[6] David Harvey, Les limites du capital, traduction française : Amsterdam, Paris, 2020 (1ère édition, Oxford, Blackwell, 1982).

[7] Cf. Paul A. Baran Paul M. Sweezy, Le capitalisme monopoliste. Un essai sur la société industrielle américaine, traduction française : Maspero, 1970 (1ère édition, New York, Monthly Review Press, 1966).

[8] David Graeber, La dette, 5000 ans d’histoire, Les liens qui libèrent, Paris, 2013 – 1ère édition édition, Melville House, New York, 2011.

[9] Thomas Piketty, Le capital au 21ème siècle, Paris, Seuil, 2013.