« Il n’y a pas de raison de fermer le site. » Mobilisation pour l’emploi en contexte de crise

« Il faut se battre, il faut dire que ce n’est pas normal qu’on ferme des boites alors qu’elles sont bénéficiaires. Et laisser plein de gens sur le carreau. C’est aussi la question de l’avenir, pour nos enfants. » (Un élu de Tyco)

 

« Je veux bien apporter mon témoignage ». La réponse du syndicaliste à notre demande d’entretien illustre le registre dans lequel se situent les syndicalistes rencontrés pour cette étude : passer le témoin à d’autres pour la lutte contre les licenciements. C’est en effet l’échec, voire la désespérance qui domine les quelques entretiens réalisés dans cette entreprise menacée[1]. L’annonce de la fermeture des deux sites de production de TYCO, Val-de-Reuil près de Louviers et Chapareillan dans l’Isère, en septembre 2008, provoque la colère des salariés. L’effet de la crise économique, qui suit de près cette annonce, ne se fait pas attendre chez ce sous-traitant automobile spécialisé dans la production de connecteurs : le carnet de commandes chute dès novembre, réduisant les capacités de réaction des salariés : « Comment faire grève, quand le carnet de commande se vide ? ». Comment les syndicalistes abordent-ils aujourd’hui les licenciements quand la fermeture de leur site est annoncée ? Les termes du débat tel que posés dans les années 2001 – 2003 – nous verrons dans quelles circonstances particulières de mobilisation – sont-ils toujours pertinents ? Les expériences plus récentes ont-elles enrichi le débat ? Telles sont les questions abordées dans ce document.

Il faut souligner d’emblée que ce texte, rédigé quelques mois seulement après le début d’une crise économique dont les effets sont encore mal connus, ne saurait prétendre présenter les garanties du recul nécessaire à une véritable compréhension. Il vise à la réappropriation, tant par les acteurs sociaux confrontés aux licenciements qu’à leurs interlocuteurs sociologues, des termes du débat sur la défense de l’emploi. Il s’appuie sur une étude menée à partir de la situation d’une petite entreprise, Tyco, dont l‘unité basée sur site industriel de Val-de-Reuil, près de Rouen, est menacée de fermeture. Loin de prétendre au statut de lutte emblématique, il s’agit ici de chercher dans le quotidien, identique à celui de multiples entreprises confrontées à la même question des licenciements, les ressorts de l’action. Tout au plus cette entreprise se distingue par une caractéristique : elle a été le lieu d’un conflit important en décembre 2008, quelques mois après l’annonce de la fermeture, les salariés constituant ainsi un collectif militant induisant un certain rapport de force.

Mais comment se traduit ce rapport de force ? Alors même que la décision de fermeture du site de Val-de-Reuil de Tyco était annoncée, le monde industriel basculait dans une crise croissante du secteur automobile qui s’affirmait par une crise aigue et prolongée. C’est alors la baisse d’activité, bien plus que la rentabilité, qui est au centre de la question sociale et qui va déterminer les conditions du conflit sur l’emploi. C’est à l’étude de ce basculement de l’emploi à l‘activité, et au déplacement par conséquent des interrogations vers les choix économiques, que va s’attacher cette contribution. Il nous semble, et ce sera l’hypothèse centrale défendue dans ce texte, que les différentes approches économiques, sociales ou syndicales dans le domaine du licenciement, lorsqu’elles défendent un « statut du travail salarié » ou même une « interdiction des licenciements », délaissent un champ, les choix économiques de l’employeur et leur légitimité.

Il importe de revenir sur la période des années 2001-2002 pour saisir les cadres du débat auxquels se réfèrent les différents protagonistes aujourd’hui, et les confronter à la situation engendrée par la crise. Deux grandes problématiques[2] sont en effet présentes dans l’approche des licenciements. Une première approche privilégie l’entreprise comme lieu d’organisation et de décision économique, il s’agit alors de trouver les niveaux pertinents de cette entreprise multiforme tel que le groupe, l’entreprise donneuse d’ordre, afin de pouvoir construire le rapport de force adéquat pour défendre l’emploi, en agissant pour  correspondre à la « communauté pertinente de mobilisation »[3]. Une autre logique, prenant acte de la dilution des frontières de l’entreprise, s’attache à donner au salarié des garanties attachées à la personne, comme le promeut la CGT à travers un « statut du travail salarié », en s’appuyant notamment sur le territoire, local, régional voire national. Emploi ou statut, tels sont les deux paradigmes (entendus comme systèmes de pensée cohérent recouvrant les multiples champs d’une réalité sociale) autour desquels vont s’agencer les différentes « choix stratégiques » des organisations syndicales, pour reprendre le terme de Jacques Freyssinet.

Nous serons amenés à croiser les apports de la sociologie, du droit, de l’économie pour cerner une réalité sociale qui relève de différents domaines, et où les acteurs salariés, syndicaux ou observateurs vont solliciter ces différents champs des sciences sociales pour définir leur jugement. Une présentation du conflit de Tyco permettra de reprendre les termes du débat de 2001- 2003, puis de le confronter aux débats juridiques. L’analyse de quelques données sur la crise actuelle nous conduira à poser ce qui nous semble central aujourd’hui pour défendre l’emploi : le maintien de l’activité elle-même.

 

Tyco : une entreprise comme une autre

La lutte de cette petite entreprise – petite à l’échelon français (1000 salariés en France, 100 000 dans le monde) – qui forme la toile de fond de notre texte est difficile à caractériser faute de comparaison. L’entreprise, multinationale spécialisée dans les connecteurs, fait partie du tissu mondial de la branche connectique liée directement aux équipementiers automobiles (Valéo, Yasaki, Faurecia, Siemens). Les salariés sont répartis sur trois sites, dont 480 sur les deux sites de production de Val-de-Reuil et Chapareillan et environ 450 au siège de l’entreprise française[4]. La multinationale a aussi des unités de production dans de nombreux pays européens, qui produisent, dans le domaine automobile, pour les équipementiers de toutes marques. La qualification des salariés relève des caractéristiques des filières d’équipementiers automobiles[5], marquées par la segmentation des emplois et l’exigence de polyvalence et poly-compétence. Mais les filières de Tyco démontrent une certaine résistance par rapport à ce modèle, il y a ainsi peu d’intérimaires sur le site de Val-de-Reuil et l’ensemble de la production repose sur un ensemble de salariés très qualifiés. Peut-être est-ce justement cet atypisme qui explique la volonté de délocalisation de la part de la direction de Tyco, ainsi que la capacité de réaction des salariés de cette entreprise en comparaison avec ceux d’autres équipementiers… L’entreprise s’inscrit dans un réseau de relations économiques qui la rend dépendante. Cette activité de sous-traitants de second rang autorise ainsi l’entreprise à mettre en avant, lors des restructurations, des décisions venues des entreprises automobiles qui peu à peu, délocalisent leur production vers l’est : « Tous les sous-traitants s’en vont vers les pays de l’est, il  reste de moins en moins de sous-traitants autour des constructeurs ». Et ce choix ressort clairement pour nos interlocuteurs de décisions de la filière automobile : « Ce sont les constructeurs qui ont décidé d’aller à l’est, et obligent les sous-traitants à baisser leurs prix. Et ce sont eux qui touchent l’aide de l’Etat aujourd’hui et de l’Europe demain ».

La multinationale Tyco, dans un effort constant de rationalisation de son fonctionnement, a ainsi créé pour son activité en Europe une filiale unique Tyco-ELectronique Ag (TELAG, basée en Suisse), elle-même organisant tous les échanges entre Tyco et les équipementiers automobile ainsi que la répartition de la production entre les différentes filiales européennes. La mise en concurrence entre les différents centres s’opère sur la base du calcul des échanges entre filiales conçues comme des « centres de coût », à travers le progiciel SAP. Les comparaisons se font à partir d’indicateurs (ratios de production), aux niveaux de référence fixés par les dirigeants, et se déclinant au niveau de chaque équipe, de chaque salarié. Ce filtre supplémentaire crée une opacité certaine, « très pratique pour étouffer petit à petit une usine, en pouvant faire varier comme bon semble à Tyco une multitude de paramètre », occultant « toute vision de la rentabilité réelle ».

Lorsque la direction annonce la fermeture des deux sites de production (le 5 septembre 2008, donc avant les prémisses de crise dans l’automobile), la surprise est totale : « On est en excellente santé, c’est une boite qui a fait énormément de profit, 6 millions de bénéfice en 2006 et 2007, et on avait un carnet de commande plein ». Le bénéfice net du conglomérat américain Tyco International a plus que doublé depuis un an et au niveau international, les bénéfices de Tyco se sont élevés à 434 millions de dollars sur le quatrième trimestre 2008, contre 181 millions un an plus tôt : « Le débat ne peut porter que sur le partage des richesses ; les fermetures d’usine, les délocalisations, les licenciements ne sont-ils pas faits pour augmenter les profits de certains ! ». Le sentiment général, c’est qu’« il n’y a pas de faillite, c’est une idéologie de compétitivité au niveau du groupe, une surcapacité organisée ». Dès l’annonce les élus syndicaux se mobilisent. Spontanément les salariés refusent d’atteindre les niveaux de performances demandés auparavant, pendant les quatre mois suivants la production chute et représente 20 % du niveau habituel. La démarche juridique est la première forme institutionnelle de lutte. Le comité d’entreprise porte plainte pour dissimulation de documents à l’expert nommé par le CE au cours de la procédure de licenciement économique engagée. Trois fois au cours de ces mois, le comité d’entreprise sera débouté par le tribunal de ses demandes, la troisième fois (janvier 2009) correspondant, aux yeux des syndicalistes rencontrés, à la fin des possibilités de résistance juridique. Si ces démarches juridiques portent sur les procédures, elles permettent aussi de confronter les juges du fond à la question principale : le recours au licenciement économique est-il justifié ?

En décembre 2008, le mouvement se durcit, une grève spontanée de deux semaine bloque le site de Val-de-Reuil : « Ici, on avait un stock de produits qui vont sur les Renault, Peugeot, on est source unique, donc les mecs du magasin disait qu’il fallait démarrer, le stock s’était réduit pendant le ralentissement de production. » C’est dans le cadre des négociations salariales que se déclare le conflit, mais une banderole sur la grille, devant le piquet de grève, rappelle le motif fondamental de la grève : « Aujourd’hui Tyco, demain à qui le tour ? ». La grève, unitaire, est massivement suivie sur le site de Val-de-Reuil, les portes sont bloquées par un piquet de grève, la production est arrêtée durant quinze jours grâce à un taux de 98% de gréviste. « Avec ce conflit, on a retrouvé le sens du collectif ». Une négociation permet de sortir du conflit, l’accord octroie une augmentation de 100 € sur tous les salaires et une prime de 400 €. Pour les salariés, ce conflit a servi à créer un rapport de force, qui sera utile pour défendre l’emploi. Il engage de fait une discussion sur le contenu de l’accompagnement social de la fermeture du site (Livret III), bien que la négociation de celui-ci ne soit prévu qu’en janvier. Mais cette hausse de salaire a surtout pour effet d’augmenter, de façon importante, les primes de licenciement (calculées en fonction du dernier salaire). Avec le recul on peut dire que le motif (les négociations salariales) ont permis de rassembler dans un même mouvement les partenaires de la défense de l’emploi (« tout mouvement est bon à prendre pour la suite »), et ceux plus indécis envisageant dès cet instant de négocier des primes les plus élevées possibles : « Il y avait un sentiment partagé entre les deux positions, l’indemnité ou l’emploi », « On ne voulait pas se battre sur l’emploi, les représentants des autres sites n’étaient pas prêts, nos propositions sur le livre III n’étaient pas prêtes non plus, on ne pouvait venir qu’avec des revendications seulement sur la thune. On a prétexté une négociation salariale, on a demandé 250 euros. » Le conflit s’appuie largement sur la capacité de blocage de la production automobile que conférait le monopole de la fabrication de la pièce déjà citée. La période de ralentissement très fort des rythmes de production avait permis auparavant de réduire les stocks, de façon à préparer les conditions du blocage. La fin du conflit coïncide avec le début du chômage technique de Renault, qui retire aux salariés leur moyen de pression. Les syndicalistes étant constamment dans l’urgence, plus de 25 représentants de salariés en réunion face à une seule personne, la situation tourne très rapidement à l’avantage de la direction qui n’a pas à discuter avec elle-même pour se mettre d’accord ! C’est un avantage très important le temps – on peut assez rapidement, je crois, analyser cette composante qui doit retenir toute l’attention des élus car c’est par le temps que l’on peut élaborer des stratégies et des tactiques. Mais les intérêts des représentants des salariés n’étant pas « forcément les mêmes » les choses s’accélèrent et il n’y a plus aucune cohésion entre les représentants si tant est qu’il y en ait eu. Ce facteur «temps» comme élément essentiel, est très bien étudié par les directions. Elles bénéficient d’un effet de surprise par l’annonce distillée médiatiquement de tous les éléments qu’elles vont employer et mettre en œuvre pour réaliser leurs objectifs. Tout est préparé bien à l’avance, le scénario rodé. J’aime l’image qu’un délégué syndical m’avait donnée : pour les directions patronales, un projet passe par des phases, des étapes qui sont autant de valise qu’elle va ouvrir; s’il en faut dix il en aura dix. Ensuite la direction s’adapte aux conjonctures et aligne ses valises en fonction des évènements, en avançant toujours !».

Dans le domaine de la préservation des emplois, nos interlocuteurs restent pessimistes : « Il n’y a pas de solution. On a tout fait, on a été voir le ministre, le préfet, les élus locaux… On a fait une manifestation au salon de l’automobile, une manifestation à Louviers et plusieurs autres notamment, avec l’idée que les actionnaires n’aiment pas la publicité, et que plus on leur en mettrait dans la gueule…  ». C’est l’impuissance générale qui domine les propos, d’autant plus que l’Etat se déclare impuissant : « A Bercy, on nous a dit : c’est vrai, ils ne devraient pas licencier ».

La mobilisation de la solidarité professionnelle a été l’un des axes de la mobilisation syndicale à Tyco. Contact a été pris avec les syndicats de Renault Cléon, distant de 15 km, sans succès : « Renault ne nous a jamais recontactés, nous avons aussi eu des contacts avec Molex, mais il n’a pas eu de suite, ». Les syndicalistes soulignent combien ils sont dépendants d’autres structures (Union départementale) pour ces démarches : « Nous, militants, ne pouvons pas malheureusement nous battre sur tous les fronts (une journée ne fait que 24h). On se bat au plus pressé, c’est à dire répondre aux salariés qui nous sollicitent constamment. Et les directions nous submergeant de dossiers à étudier ». Cette réaction rejoint celle d’un autre élu : « Lorsque tu es en conflit permanent avec la direction sur 520 licenciements, la fermeture définitive d’usines en France, la disparition totale de la connectique en France, tu n’as pas toujours le temps de tout mener de front ». La coupure entre deux départements limitrophes qui augmente la distance entre le secteur automobile de Rouen et les salariés de Val-de-Reuil, peut justifier un manque de tradition de mobilisations communes, bien que les syndicats de Tyco aient su faire passer un message à Nicolas Sarkozy lors de sa venue dans l’usine de Cléon en janvier.

Après des mois de tension, de mouvements divers, les salariés accepteraient, d’après nos interlocuteurs (et au moment où nous les avons interrogés en février 2009), la fermeture, accompagnée du chèque de licenciement : « Là, on était coincés vu qu’on ne pouvait plus défendre les emplois. Si on avait eu une aide ou un signe du gouvernement, un truc qui permette d’avoir un espoir… Mais  les gens ici ils n’avaient plus d ‘espoir, ce qu’ils voulaient c’était avoir le chèque. » Aux yeux de certains élus, il reste pourtant des éléments du rapport de force : « Les marges de manœuvre des salariés ne se réduisent pas au carnet de commande, il y a toujours de la  production à réaliser ! De plus, les salariés gardent un levier énorme, c’est la réalisation de tous les transferts vers les nouvelles unités de l’est (compétences, matériel, logistique etc..) et là, si existent solidarité et compréhension par la majorité des salariés, tu as en main un réel pouvoir de négociation. »

Un nouveau conflit, fin janvier 2009, sur l’autre site de Chapareillan (Isère) se conclut par un accord, signé par les élus locaux et par les organisations syndicales (sauf la Cgt) de l’entreprise. Le montant transactionnel du licenciement [Même si la confusion des accords conduit un délégué à réagir : « Aujourd’hui personne ne sait réellement ce qu’il va toucher »], largement supérieur au minimum légal, représente la dignité retrouvée par son montant, fruit de la lutte. Ce qui provoque de nombreuses réactions ailleurs : « Je n’ai jamais eu autant d’appels que depuis qu’ils savent qu’on a eu 42 mois d’indemnité. » Pour comprendre ce que nous apprend ce conflit, il importe de revenir sur le débat des années 2001-2003.

 

Histoire d’un débat

Tout commence en janvier 2001, lors de l’annonce par Danone d’un plan de suppression d’emploi important, se traduisant par la fermeture de 7 usines en Europe. L’entreprise, forte de 70 000 salariés et affichant des bénéfices substantiels, ne peut justifier des pertes pour rendre légitimes ces licenciements. A l’origine de ces décisions, le transfert de productions vers la Tchéquie et la Pologne. Un tract de salariés LU d’Evry appelle alors à « licencier Danone de nos caddies » par un boycott populaire. Dans un contexte de nombreuses suppressions d’emploi et de fermetures de sites (Moulinex, Renault-Vilvoorde), l’emploi est au centre du débat social. La loi de « modernisation sociale » en débat durant ces premiers mois de 2001 se limite pourtant à obliger l’entreprise à négocier les 35 heures avant tout licenciement économique collectif (amendement dit « Michelin »). Autour des salariés de LU-Danone et d’autres entreprises confrontées de même à des plans de licenciements (Marks & Spencer, Air Lib’), une coordination se met en place pour inscrire dans la loi une « interdiction des licenciements ». La réunion publique unitaire du 16 mai 2001 appelle à une manifestation le 9 juin « contre les licenciements ». Celle-ci reçoit le soutien de nombreux partis politiques[6]. La manifestation est un succès (plusieurs dizaines de milliers de participants). Le premier acte du débat est ainsi posé par le mouvement social[7].

Mais ces batailles se soldent toutes par un échec relatif : aucune fermeture de site n’est évitée et Marks et Spencer, tout comme AOM-Air Lib’ disparaissent. Cellatex, Daewoo, autant de conflits par la suite qui aboutissent au même résultat. La confédération CGT engage alors la réflexion autour d’une nouvelle notion : le statut du travail salarié. La réflexion de la CGT est certes antérieure à ces épisodes de 2000-2001, Jean-Christophe Le Duigou prend une part active au séminaire Post-Boissonnat entre 1996 et 1998[8]. Mais elle prend toute son ampleur à ce moment pour proposer une voie alternative à « l’interdiction des licenciements » : la « sécurité sociale professionnelle ». Cette notion se construit suivant deux logiques apparemment opposées mais complémentaires dans le discours de la centrale syndicale. Il s’agit d’un coté de défendre un droit attaché à la personne, accompagnant le salarié dans sa progression professionnelle quelque soient les aléas de sa vie professionnelle. Le nouveau « statut du travail salarié » s’appuie sur la continuation du contrat de travail tout au long de la vie professionnelle[9] : « Tu perds un emploi, ton contrat n’est pas rompu, tu es en recherche de réemploi »[10]. Cette démarche revient à remonter le niveau de protection, auparavant relevant d’accords d’entreprise ou de branche, au niveau du Code du travail, s’appliquant donc à la personne.

Cette première proposition est complétée pour la CGT par une démarche qui vise à élargir les droits collectifs à partir des collectifs de travail. « L’effectivité de droits supplémentaires garantis au niveau national interprofessionnel suppose un regain d’activité territoriale »[11]. Les brochures de la CGT présentent des démarches syndicales originales, sur le chantier de Saint-Nazaire (mise en place d’un comité d’hygiène et sécurité de site), sur le site de construction de l’ATER. La difficulté réside dans l’absence fréquente d’employeur identifié pour garantir ces droits localement, quand il s’agit de grands chantiers (CERN, construction navale) ou de réseaux d’entreprises. Cette seconde approche s’appuie largement sur des expériences concrètes menées par des sections syndicales. Trouve aussi place dans ces approches l’idée, pas toujours mise en avant par la confédération CGT, de la continuation du contrat de travail en cas de restructuration (voir ce qu’a pu garantir la Samaritaine au terme d’un conflit). Il s’agit, dans les deux cas, d’élargir la notion d’employeurs à la réalité des relations sociales et économiques. Ces deux démarches, l’une « par en haut », l’autre « par en bas », sont réunies sous l’égide du « statut du travail salarié » qui va rythmer les débats syndicaux dans les années qui suivent.

Cette notion rencontre en effet une vive opposition, ressentie comme  délaissant « la bataille de l’emploi », pour reprendre les termes identitaires de ce mouvement syndical : « Si cela signifie que les patrons ne pourraient plus rompre unilatéralement le contrat de travail et abandonner les travailleurs à leur sort, et que le statut de salarié devienne de fait permanent, avec maintien des droits et des revenus, je suis évidemment pour. Mais le hic, c’est qu’on n’obtiendra rien si on n’est pas d’abord capables, maintenant, par la lute, d’empêcher les fermetures d’usines, l’interdiction des délocalisations et des licenciements »[12]. La démarche confédérale opposant entre elles les deux options stratégiques, semble avoir « perverti » d’une certaine façon la proposition d’un « statut du travail salarié » qui reste marqué dans les débats au sein de la confédération CGT, par ce « péché originel », sa présentation comme alternative à la défense de l’emploi. C’est en effet dans une voie combative sur ce dernier objectif, que s’engagent souvent les syndicalistes confrontés aux licenciements. C’est alors la légitimité même des licenciements qui se pose, notamment devant les tribunaux.

 

Interdire les licenciements ?

Ce mot d’ordre de mobilisation, tel qu’il a été porté au début des années 2000, pourrait sembler décalé de la réalité sociale. Il importe pourtant de rappeler que les procédures de licenciement sont soumises à un jugement social et que l’Etat comme le juge sont à même de valider – et donc d’invalider – ces procédures.

Le débat juridique a ainsi fortement évolué ces dernières années. Le droit a porté d’abord une première exigence : les ruptures du contrat de travail sont imputées soit au salarié (démission), soit à l’employeur (licenciement), laissant de coté la récente « séparation à l’amiable »[13].  S’y ajoute une exigence : il ne peut y avoir de licenciement sans motif. Les juges du fond sont à même d’étudier d’une part la validité des procédures de licenciement, d’autre le bien-fondé du motif de licenciement. Le débat commence quand il s’agit de porter une appréciation sur la validité du motif  économique : les juges sont-ils à même de comprendre les enjeux des décisions économiques des employeurs, voire de s’immiscer dans la gestion économique de l’entreprise en les contestant ? L’Autorisation Administrative de licenciement (AAL), instituée en 1975 puis supprimée en 1987, supposait un pouvoir de contrôle de ce motif économique par les services du travail et de l’emploi de l’Etat. Et même si la plupart des demandes étaient acceptées, elle portait néanmoins une exigence d’explication vis-à-vis de la société représentée par l’Etat et avait de ce fait un effet limitatif[14].

Une première démarche, telle que présentée par nos interlocuteurs de TYCO, réserve l’appréciation des juges pendant la durée de négociation du « Plan de sauvegarde de l’emploi » au seul respect des procédures : l’employeur fournit-il les documents justifiant ses décisions ? Fournit-il les différents scénarios économiques permettant de valider ou d’invalider, par l’expert économique du CE, le motif économique du licenciement ? Les salariés n’auraient alors comme recours juridique que d’aller, une fois l’affaire consommée, remettre en cause le motif économique des licenciements devant les tribunaux des prud’hommes.

Mais l’essentiel du débat a porté sur l’appréciation par les juges du caractère justifié du licenciement économique. Plusieurs épisodes, contemporains aux mobilisations déjà citées sur l’interdiction des licenciements, et donc forcément en lien avec ce débat  social, ont jalonné le cheminement de la Cour de Cassation sociale. Déjà en 1995, l’arrêt Videocolor  limitait les licenciements à la condition qu’ils soient liés à des réorganisations, « dictées par la nécessité de sauvegarder la compétitivité de l’entreprise, laquelle devait donc se trouver menacée »[15]. En 2001, la Chambre sociale parle de « réorganisation destinée à sauvegarder la compétitivité »[16]. En 2006, l’arrêt dit « Pages jaunes »[17] introduit l’idée que des « difficultés économiques prévisibles dans le cadre d’une situation saine » puissent justifier des licenciements. La préservation de la compétitivité s’entend comme la volonté de maintenir le niveau des bénéfices au niveau moyen mondial, dans un cadre de concurrence mondiale.

Ce qui interroge le non-juriste dans ce débat juridique touche finalement à la question fondamentale : peut-on parler de « difficulté de l’entreprise » lorsque cette entreprise est bénéficiaire ? La prise en compte de la dimension de groupe de l’entreprise, voire de multinationale, ne devrait-elle pas, dans le cas de notre entreprise Tyco, être déterminante, d’autant plus que les bénéfices de ce groupe étaient importants en 2007 et les années précédentes ? Une baisse d’activité, même prolongée comme cela se dessine actuellement, peut-elle être assimilée à une difficulté majeure alors que depuis des années, l’entreprise fait des bénéfices, a donc pu accumuler (ou verser des dividendes aux actionnaires, eux-mêmes accumulant) ? A ces questions, bien évidemment au cœur des débats juridiques du droit du licenciement, les juges ont apporté une réponse : maintenir la compétitivité se fait de façon relative, la concurrence entre les entreprise s’opère autour du coût de la main d‘œuvre et de sa productivité. Pourtant, une réponse différente avait été apportée, historiquement pas le mouvement ouvrier, lors de l’imposition du SMIC : la concurrence se faisait dans le cadre imparti du salaire minimum voire des grilles de classification.

La conclusion de ce débat devrait pourtant revenir à la Cour de Cassation sociale, la plus haute instance juridique dans ce domaine, lorsqu’elle déclare, suite aux remous provoqués par les arrêts « Pages jaunes », que les licenciements « fondés sur le seul souci d’économie ou d’amélioration de la rentabilité de l’entreprise »[18] sont interdits. Mais cette Cour accepte de prendre en compte la gestion prévisionnelle des emplois, au nom de « la conciliation nécessaire (…) entre la liberté d’entreprendre, dont découle la liberté de gestion des entreprises, et le droit à l’emploi » et donc rend légitime les réorganisations au nom de la « sauvegarde de la compétitivité ». C’est sur ces arguments que s’appuie la direction américaine de Tyco : « Notre décision de fermer les sites était à l’origine basée sur le manque de compétitivité de Chapareillan et Val-de-Reuil »[19]. Elle complète en expliquant que le contexte actuel de la baisse du marché automobile de plus de 20 % la conforte dans sa décision. C’est en effet ce nouveau contexte qu’il faut aussi prendre en compte dans le débat actuel.

 

La crise de 2008-2009, un nouveau contexte pour ce débat

Renouer avec un débat bien engagé il y a quelques années nécessite de prendre en compte le contexte actuel dans lequel s’inscrit le débat actuel. La phase actuelle de la crise économique forme un contexte particulier. Pour la caractériser rapidement, elle se traduit par une baisse d’activité industrielle, liée à une augmentation des capitaux financiers : « La finance a réussi à capter la majeure partie des gains de productivité au détriment des salaires dont la part a reculé »[20]. Les restrictions d’activité visent à contrebalancer la réduction de la demande de biens de consommation, notamment de voitures. La recherche de compétitivité des entreprises les conduit à limiter leurs capacités de production, sans que, souvent, leur avenir soit remis en cause, du moins au niveau international. La diversité de production d’une multinationale comme Tyco, qui produit des connecteurs aussi bien pour l’électroménager et l’informatique domestique  que pour l’automobile, la préserve d’autant de la dimension particulièrement aigue de la crise dans l’automobile, même si cette crise relève d’un processus plus global.

La phase actuelle de cette crise a mis en évidence les legs de la période antérieure de croissance relative, lorsque la petite reprise de 2003 (qui explique la mise en sommeil entre 2003 et 2008 du débat sur les licenciements), s’est traduite par la création d’emplois précaires au détriment d’emplois stables. Ce sont ces salariés qui ont été les premières victimes des plans de réduction d’effectifs durant le dernier trimestre 2008, sans que le débat sur les licenciements (une fin de mission d’intérim peut-elle être assimilée à un licenciement ?) ou la garantie d’un revenu et d’un statut de salarié (l’intérim relève-t-il d’un statut de salarié dont on pourrait revendiquer la pérennité ?) occupe le devant de la scène sociale. De même les années de croissance relative se sont faites au prix de restructurations permanentes, qui ont conduit à l’émiettement du tissu industriel. La recherche d’une figure de l’employeur « structurellement fuyante »[21] s’appuie sur la recherche de liens de subordination, permettant d’identifier, en dernière instance, le « responsable économique » des décisions. En l’occurrence, l’entreprise TYCO répond aux sollicitations des donneurs d’ordre automobile, même si les choix économique relèvent, corrélativement, d’une logique de groupe international. Tel semble être le choix de basculer la production dans les pays de l’est, « pour suivre les usines de construction  automobile ».

 

Le travail comme activité

Défense de l’emploi ou du revenu, statut du travail salarié ou continuité du contrat de travail, les différentes propositions forment un canevas autour des deux notions centrales d’emploi et de revenu. Mais peut-on se limiter à ces éléments pour définir le rapport salarial et le faire évoluer ? L’étude du conflit de Tyco amène à s’interroger si ne fait pas défaut, dans ce raisonnement, un troisième élément, l’activité, et si ce n’est pas dans ce domaine du contrôle de l’activité que devrait être recherchée aussi une partie de la réponse sociale aux licenciements. La rencontre avec les représentants des salariés de Tyco nous a ramené à cette nécessité : le travail n’est pas qu’un rapport social engageant des acteurs. Il est aussi activité concrète, qui donne sens à la relation de travail. Et là convergent les éléments de la situation rencontrée à Tyco : transfert d’activité dans d’autres usines de pays de l’est ; réduction brusque « des commandes » désarmant les capacités de résistance des salariés ; choix des actionnaires sur les contenus d’activités et les lieux de production par rapport à leurs exigences de rémunération. Toutes les solutions ici débattues, telle que la continuation du contrat de travail, un statut du travail salarié ou bien même l’illégalité des licenciements, évitent ainsi la question du travail.

Mais l’organisation du travail est un domaine réservé : elle relève des choix de gestion non seulement de l’employeur mais plus largement du propriétaire. La figure de ce propriétaire s’est estompée, le patron est devenu employeur, l’entrepreneur actionnaire. Le propriétaire s’est dématérialisé au profit d’un actionnaire anonyme et collectif, le système. « Un actionnaire anonyme, inattaquable », dit un élu de Tyco. Mais, dit un autre, « Il est pourtant bien présent, le décideur anonyme, inattaquable ». Lorsque le 16 février 2009, Madame Parisot déclare que « seul l’actionnaire peut décider du montant des dividendes » car cela relève de son « droit de propriété », elle réaffirme ainsi le lien entre propriété de l’entreprise et choix économiques.

La propriété des moyens de production implique le choix, par ces décideurs, de l’objet produit, par qui et suivant quels procédés. Et donc l’arrêt éventuel de la production, suivant des critères qui les concerneraient seuls. Le travail, qui relevait auparavant du domaine privé (l’exploitation agricole avec les esclaves, puis l’atelier familial de l’artisanat) s’est pourtant, selon Hannah Arendt, au fil de la montée de l’industrialisation au cours du XIXe siècle, « libéré des restrictions que lui imposait sa relégation au domaine privé »[22]. Ce processus détermine les possibilités d’émancipation pour la classe ouvrière. Pourtant, la réaffirmation actuelle de ce pouvoir de l’actionnaire vise à nouveau à restreindre le travail comme un élément relevant du privé, cherchant à le priver de sa dimension sociale et des relations sociales qu’elle suppose. La première émancipation n’est-elle pas l’appropriation de ces éléments décisifs du contrat de travail ? C’était bien le débat posé en 1999, à propos des licenciements annoncés chez Michelin. L’appropriation sociale s’exprimait d’abord par l’intervention d’un contrôle social, via l’Etat, sur les licenciements. C’est le sens du premier débat engagé à partir de 2001 par l’exigence de l’interdiction des licenciements. La nouvelle situation créée par la crise économique dans sa phase actuelle amène à aborder une seconde étape : un contrôle aussi sur l’objet de la production, voire la prise en charge par les salariés de ces choix économiques. En d’autre temps, on a pu nommer cette démarche autogestion.

 

Conclusion

Comment défendre son emploi ? Cette recherche a reposé sur la conviction que la défense de ce principe constitutionnel du « droit à l’emploi » passe par la remise en cause de choix économiques opérés par des personnes qui ne subissent pas les effets de ces choix – les dirigeants et propriétaires des entreprises.. Le contrôle – et donc le cas échéant l’interdiction – des licenciements serait aujourd’hui, dans le débat public, porté par les juristes. Contrôle en amont auparavant durant l’existence de l’Autorisation Administrative de Licenciement, elle relèverait en effet maintenant des seuls tribunaux, qui vérifieraient la validité d’un motif économique à des licenciements collectifs. Et si plusieurs batailles juridiques ont eu lieue, elles s’inscrivent dans le déplacement vers les prud’hommes – donc a posteriori – d’un tel contrôle [La réintégration dans l’entreprise, en cas de jugement favorable du tribunal des Prud’hommes, permettrait sans doute d’augmenter l’effet des jugements de ces tribunaux.]. La réintégration dans l’entreprise, en cas de jugement favorable aux salariés, permettrait sans doute de donner sens aux jugements de ces tribunaux.

L’Etat a-t-il son mot à dire ? Les échanges à l’occasion de l’annonce d’un plan de licenciements à Michelin en 1999, notamment après la première réaction du gouvernement (« Ce n’est pas par la loi qu’on va réguler l’économie, (…) il ne faut pas tout attendre de l’Etat » avait déclaré Lionel Jospin en 1999[23]), avaient remis au goût du jour l’idée que le royaume de l’initiative privée pouvait être soumise à des contraintes sociales, telles que peut les exprimer l’Etat représentant le bien commun. Plusieurs voix se sont élevées récemment, nous l’avons souligné, pour demander aussi le rétablissement d’un contrôle par l’Etat des licenciements économiques.

Une fois reconnue la possibilité de contester ces décisions, reste à redonner sens à l’intervention de l’acteur principal, le salariat, dans cette confrontation autour du travail. « Il y a une acceptation, quelque part, non pas du licenciement mais du mécanisme fonctionnel de la prise de décision » nous dit un élu de Tyco. La contestation de ces décisions doit-elle venir de l’extérieur de l’entreprise (Etat, tribunaux) ? Existe-t-il aussi une parole légitime des salariés et de leurs représentants dans ce domaine des décisions économiques ? A la suite des Lois Auroux (1982), l’avis des élus au Comité d’Entreprise a gagné une place certaine, comme le montre le débat autour du livre IV concernant les motifs du licenciement collectif. Dès lors que ce droit à la parole existe, et s’il a un sens, il doit aussi se prolonger par un effet réel, relevant d’un droit de contrôle de ce que décide l’entreprise. Plusieurs voix s’élèvent aujourd’hui pour demander un droit suspensif, voire un droit  de veto de la part de cette instance en cas de plan de licenciement.

Cette mise en cause des décisions économique doit pouvoir aussi se référer aux décisions antérieures, notamment celles concernant la gestion financière de l’entreprise. L’arrêt « Pages jaunes » déjà cité met en avant des difficultés économiques prévisibles, dès lors cette vision s’appuyant sur la durée de la relation salariale permet de prendre en compte tout aussi légitimement les bénéfices passés et versés auparavant sous forme de dividendes aux actionnaires, comme impliquant de la part de ces actionnaires l’obligation de tenir ces fonds à disposition de l’entreprise en cas de problèmes dans les années qui suivent. Les salariés doivent aussi pouvoir avancer des propositions alternatives, telle que le développement de la production de connecteurs à destination d’autres secteurs que l’automobile dans le cas de Tyco.

Le débat sur la protection individuelle des salariés n’est pas éloigné, quand se négocient les dénommés abusivement « plans de sauvegarde de l’emploi ». « La meilleur protection contre le chômage et plus généralement l’insécurité sociale, (…) c’est l’employabilité de chaque collaborateur, et cette responsabilité est forcément partagée », nous dit Jean-Emmanuel Ray. Certains salariés de Tyco ont obtenu 42 mois d’indemnité de licenciement (pour ceux ayant plus de 17 années d’ancienneté). Pour traduire autrement ce chiffre, il représente d’un certain côté le dédit de l’employeur se dégageant d’un engagement, le contrat de travail, qui implique durée et stabilité. Ces 24 mois peuvent être assimilés à une prise en charge par l’employeur de la durée du chômage à venir. Par ce « solde de tout compte », l’entreprise s’exonère de ses obligations sociales, elle se libère sur la société du risque éventuel pour le salarié de ne pas trouver un nouvel emploi dans les 42 mois qui suivent. Mais on pourrait en proposer une lecture plus offensive : ces 42 mois sont ressentis comme la durée moyenne avant de retrouver un emploi, correspondant à la réparation du préjudice subi. Ne devrait-on pas alors poser comme principe la continuation du contrat de travail durant ces 42 mois (on pourrait réfléchir, en cas de réembauche rapide, au versement néanmoins d’une partie de la prime, correspondant à la perte de continuité de travail…), maintenant ainsi le salarié dans un statut social tout à fait différent, lui permettant même de réfléchir collectivement à d’autres solutions que le licenciement ?

La crise économique, qui s’annonce importante, aiguise la tension entre la réalité sociale et le besoin d’utopie. Relèverait ainsi d’une réalité immédiate la défense de l’emploi, sur lequel s’appuie une identité qui dépend du travail mais qui y trouve aussi les éléments de la résistance. Mais ressort d’une dimension utopique la capacité d’investir le champ des décisions économiques des employeurs et de sa clé de voûte : la propriété privée des moyens de production. Mais un autre monde, une autre relation reste plus difficile à imaginer dans le contexte actuel de crise, la mobilisation reste faible et relève, à l’heure où nous écrivons, du domaine défensif. Pourtant ce besoin de définir un nouvel horizon est plus que jamais nécessaire. Nous laisserons le mot de la fin à un des syndicalistes de Tyco :

« Le résultat d’un match est malheureusement le plus important malgré que le combat fut âpre et très rude (pour les salariés du Val-de-Reuil entre autres), l’emploi fut perdu. Les directions passeront à l’avenir par des transactionnelles de manière à ne pas être attaquées aux Prud’hommes. Malheureusement, il se trouvera toujours un syndicat (je préférerais un groupe de salariés) ou plusieurs pour signer des accords. On peut comparer ce genre de conflit à une guerre, où il y a des résistants, des collaborateurs, des opportunistes, des traîtres (le gouvernement et ses lois qui ne sont faites que pour les patrons), des vainqueurs et des vaincus. Il faudrait vraiment une révolution pour changer tout cela, pour que les travailleurs gagnent de nouveau et changent ce capitalisme en un monde meilleur… ».

 

Ce texte est issu d’une intervention aux Journées d’études du séminaire « Intermittence et salariat » : une socialisation du travail au-delà de l’emploi ? », 12-13 mars 2009, Université Paris X Nanterre.

 

Notes

[1] Compte tenu des délais, il n’a pas été possible d’investiguer plus à fond. Trois entretiens approfondis ont été menés avec des responsables syndicaux de l’entreprise. Les citations en italiques sont extraites de ces entretiens. La proximité des propos, les contradictions, hésitations, de chacun des entretiens nous ont conduit à mêler ces discours, dont la richesse reflète à notre sens les interrogations portées par les salariés eux-mêmes. Le texte de cette contribution a été repris après débat avec ces élus de Tyco. Qu’ils en soient remerciés ici.

[2] Jacques Freyssinet, Quels acteurs et quels niveaux pertinents de représentation dans un système productif en restructuration ?, revue de l’IRES, n°47, 2005, p 320-336.

[3] Denis Segrestin, Les communautés pertinentes de l’&action collective, canevas pour l’étude des fondements sociaux des conflits du travail en France, Revue française de sociologie, XXI, 1980, p 171-203.

[4] Il faut y rajouter les salariés de la filiale française de Cergy –St-Christophe à Toulouse.

[5] Armelle Gorgeu et René Mathieu, La déqualification ouvrière en question, Formation emploi, n° 103, 2008, p. 81-98.

[6] Le Groupe des Dix, la FGTE, la FSU, de nombreux syndicats CGT et Le PCF, la LCR, Lutte ouvrière, Les Verts soutiennent notamment cet appel.

[7] Il est frappant de voir comme ce débat qui a occupé la scène sociale dans les années 2001-2003 a trouvé peu de prolongement dans le domaine universitaire, hormis ce livre engagé : Laurent Garrouste, Michel Husson, Claude Jacquin, Henri Wilno, Supprimer les licenciements, Syllepse, 2006.

[8] Cf. François Gaudu, La « sécurité sociale professionnelle » : un seul lit pour deux rêves, Droit social, n° 4, avril 2007, p. 393-402.

[9] Pour une présentation plus complète de cette démarche, voir : B. Friot, La revendication d’un « nouveau statut du travail salarié » à la CGT : enjeu d’unification du salariat ?, in Paul Bouffartigue, Sophie Beroud, Quand le travail se précarise, quelles résistances collectives ?,  La Dispute, 2009.

[10] Entretien avec un syndicaliste, in Bernard Friot, La proposition CGT de sécurité sociale professionnelle : de la sécurité sociale à la mise en cause du marché du travail, Nanterre 2007, p. 14.

[11] Bernard Friot, la revendication de NSTS et SPP de la CGT, in P. Cingolani et B. Friot, Syndicats et salariés précaires : études de cas sur l’action de la Cgt, Rapport remis à la DARES, IDHE, Paris X, mars 2007, 198 p. p 161.

[12] Antonio de Abreu (CGT Energizer), Lutter pour l’interdiction des licenciements !, Tribune de débat du congrès confédéral, Le Peuple, n° 1627, 29 mars 2006.

[13] Cette  nouvelle procédure de séparation transactionnelle a été introduite par l’accord interprofessionnel de novembre 2008 qui relève pour nous le plus souvent  d’une rupture à l’initiative de l’employeur, de façon directe ou détournée, donc d’un licenciement. Voir E. Dockès, « un accord donnant donnant donnant… » Droit social, mars 2008, p 280-287.

[14] Le syndicat Force ouvrière propose de rétablir cette autorisation administrative « le temps de la crise » in L’Expansion, 10.12.2008. Voir aussi la proposition de loi du PCF du 26 mars 2009.

[15] Marie-France Bied-Charreon, « Au nom de la liberté d’entreprendre » (les arrêts « Pages jaunes »), Droit ouvrier, août 2006, p. 369.

[16] Soc. 24 septembre 2002 cité par M-F. Bied-Charreton, ibid.

[17] Cour de Cassation, 11 janvier 2006.

[18] Communiqué 973 à propos des arrêts « Pages jaunes », Service de documentation et d’études de la Cour de Cassation, 2006.

[19] Réponse de la direction américaine de Tyco International à la lettre du Maire de Val-de-Reuil, 7 janvier 2009.

[20] Michel Husson, Un pur capitalisme, Page deux, 2008, p. 20.

[21] L’employeur en question, les enjeux de la subordination pour les rapports de travail dans une société capitaliste, Claude Didry et Rémi Broué, in Les nouvelles frontières du travail subordonné, Heloïse Petit et Nadine Thevenot (dir), La découverte, 2006, p. 47-70.

[22] Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Agora, 1994, p. 86.

[23] Lionel Jospin, Interview sur France 2, 13 septembre 1999 [en ligne].