Pourquoi Le Capital de Marx est-il toujours d’actualité?

Le géographe marxiste David Harvey s’est entretenu avec Daniel Denvir pour le podcast The Dig de Jacobin Radio, à propos des forces créatrices et destructrices du capital, du dérèglement climatique et des raisons pour lesquelles il vaut toujours la peine de se battre contre le capitalisme.

Il explique pourquoi Le Capital de Karl Marx reste un ouvrage essentiel pour comprendre et vaincre le capitalisme et ses horreurs. Plus d’un siècle et demi s’est écoulé depuis que Karl Marx a publié le premier volume du Capital. Il s’agit d’un ouvrage massif et intimidant, que de nombreux·ses lecteurs·rices pourraient être tenté·es d’ignorer. Selon David Harvey, ce serait assurément une erreur.

Harvey enseigne Le Capital depuis des décennies. Ses cours sur les trois volumes du livre sont très populaires et disponibles gratuitement en ligne ; ils ont été suivis par des millions de personnes à travers le monde et ont servi de base à ses livres d’accompagnement des volumes I et II. Le dernier livre de Harvey, Marx, Capital, and the Madness of Economic Reason, accompagne de manière plus synthétique les trois volumes. Il y traite de l’irrationalité fondamentale du système capitaliste.

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DANIEL DENVIR : Vous enseignez Le Capital depuis longtemps. Pouvez-vous nous donner un bref aperçu de chacun des trois volumes ?

DAVID HARVEY : Marx était très porté sur les détails, et il est parfois difficile de se faire une idée précise de la conception globale du Capital. Mais en réalité, c’est simple. Les capitalistes commencent la journée avec une certaine somme d’argent, ils mettent cet argent sur le marché et achètent des marchandises comme des moyens de production et de la force de travail, et les mettent à travailler dans un processus qui produit une nouvelle marchandise. Cette nouvelle marchandise est vendue pour de l’argent, plus un profit. Le profit est ensuite redistribué de diverses manières, sous forme de loyers et d’intérêts, puis il circule à nouveau dans cet argent, ce qui relance le cycle de production.

C’est un processus de circulation. Les trois volumes du Capital traitent des différents aspects de ce processus. Le premier traite de la production. Le deuxième traite de la circulation et de ce que nous appelons la « réalisation », la façon dont la marchandise est reconvertie en argent. le troisième traite de la distribution : combien va au propriétaire, combien va au financier, combien va au marchand, avant que tout soit retourné et renvoyé dans le processus de circulation.

C’est ce que j’essaie d’enseigner, afin que les gens comprennent les rapports entre les trois volumes du Capital et ne se perdent pas entièrement dans un seul volume ou dans des parties de celui-ci.

DANIEL DENVIR : Vous différez des autres spécialistes de Marx à certains égards. Une différence majeure est que vous accordez beaucoup d’attention aux volumes II et III en plus du volume I, alors que beaucoup de spécialistes de Marx s’intéressent surtout au volume I. Pourquoi ?

DAVID HARVEY : Ils sont importants parce que c’est ce que Marx dit. Dans le volume I, il dit, en gros, « dans le premier volume je traite de ceci, dans le deuxième volume je traite de cela, et dans le troisième volume je traite de quelque chose d’autre ». Il est clair que dans l’esprit de Marx, il avait une idée de la totalité de la circulation du capital. Son plan était de la décomposer en ces trois parties dans les trois volumes. Donc, je suis simplement ce que Marx dit qu’il fait. Le problème, bien sûr, c’est que les volumes II et III n’ont jamais été achevés et qu’ils ne sont pas aussi satisfaisants que le premier.

L’autre problème est que le volume I est un chef-d’œuvre littéraire, alors que les volumes II et III sont plus techniques et plus difficiles à suivre. Je peux donc comprendre que, si les gens veulent lire Marx avec joie et plaisir, ils s’en tiennent au volume I. Mais je dis : « Non, si vous voulez vraiment comprendre ce qu’est sa conception du capital, vous ne pouvez pas comprendre qu’il s’agit uniquement de production. Il s’agit de circulation. Il s’agit d’amener le produit sur le marché et de le vendre, puis de distribuer les profits. »

DANIEL DENVIR : L’une des raisons pour lesquelles c’est important est que nous en avons besoin pour comprendre cette dynamique d’expansion constante qui anime le capitalisme, ce que vous appelez un « mauvais infini », en citant Hegel. Expliquez-nous ce qu’est ce « mauvais infini ».

DAVID HARVEY : L’idée d’un « mauvais infini » apparaît dans le volume I. Le système doit s’étendre parce qu’il s’agit toujours de faire des profits, de créer ce que Marx appelait une « plus-value », et la plus-value est ensuite réinvestie dans la création de plus de plus-value. Donc le capital est en constante expansion.

Voici ce que cela donne : si vous croissez à 3 % par an, pour toujours, vous arrivez à un point où la quantité d’expansion nécessaire est absolument énorme. À l’époque de Marx, il y avait beaucoup d’espace dans le monde pour se développer, alors qu’aujourd’hui, nous parlons d’un taux de croissance composé de 3 % pour tout ce qui se passe en Chine, en Asie du Sud et en Amérique latine. Le problème se pose : où allez-vous vous développer ? C’est le mauvais infini qui apparaît.

Dans le volume III, Marx dit que la seule façon de s’étendre est peut-être l’expansion monétaire. Parce qu’avec l’argent il n’y a pas de limite. Si nous parlons d’utiliser du ciment ou quelque chose comme ça, il y a une limite physique à la quantité que vous pouvez produire. Mais avec l’argent, vous pouvez simplement ajouter des zéros à la masse monétaire mondiale.

Si vous regardez ce que nous avons fait après la crise de 2008, nous avons ajouté des zéros à la masse monétaire par quelque chose appelé « assouplissement quantitatif ». Cet argent a ensuite été réinjecté dans les marchés boursiers, puis dans les bulles d’actifs, notamment sur les marchés immobiliers. Nous nous trouvons aujourd’hui dans une situation étrange où, dans toutes les régions métropolitaines du monde que j’ai visitées, on assiste à un énorme boom de la construction et des prix des actifs immobiliers, le tout alimenté par le fait que l’argent est créé et qu’il ne sait pas où aller, si ce n’est dans la spéculation et la valeur des actifs.

DANIEL DENVIR : Vous avez une formation de géographe et, pour vous, l’exposé de Marx sur le capitalisme consiste fondamentalement à traiter des problèmes d’espace et de temps. L’argent et le crédit sont des moyens de résoudre ces problèmes. Expliquez pourquoi ces deux axes d’espace et de temps sont si importants.

DAVID HARVEY : Par exemple, le taux d’intérêt consiste à escompter dans le futur. Emprunter, c’est verrouiller l’avenir. La dette est une créance sur la production future. L’avenir est donc verrouillé, car nous devons payer nos dettes. Demandez à n’importe quel étudiant qui doit 200 000 dollars : son avenir est verrouillé, car il doit rembourser cette dette. Ce verrouillage de l’avenir est une partie terriblement importante de ce que traite Le Capital.

L’aspect spatial intervient parce que lorsque vous commencez à vous développer, il y a toujours la possibilité que, si vous ne pouvez pas vous développer dans un espace donné, vous preniez votre capital et alliez dans un autre espace. Par exemple, la Grande-Bretagne produisait beaucoup de capital excédentaire au XIXe siècle, et une grande partie de ce capital a été transférée en Amérique du Nord, une autre en Amérique latine, une autre en Afrique du Sud. Il y a donc un aspect géographique à cela.

L’expansion du système consiste à obtenir ce que j’appelle des « solutions spatiales ». Vous avez un problème : vous avez un excès de capital. Qu’allez-vous en faire ? Eh bien, vous avez une solution spatiale, ce qui signifie que vous allez construire quelque chose ailleurs dans le monde. Si vous avez un continent « non colonisé » comme l’Amérique du Nord au XIXe siècle, vous pouvez vous étendre sur de vastes étendues. Mais maintenant, l’Amérique du Nord a été pratiquement couverte.

La réorganisation spatiale n’est pas simplement une question d’expansion. Il s’agit aussi de reconstruction. Il y a la désindustrialisation aux États-Unis et en Europe, puis la reconfiguration d’une zone par le biais du redéveloppement urbain, de sorte que les filatures de coton du Massachusetts sont transformées en condominiums.

Nous manquons à la fois d’espace et de temps en ce moment. C’est l’un des grands problèmes du capitalisme contemporain.

DANIEL DENVIR : Vous avez parlé du verrouillage de l’avenir. Ce terme s’applique très bien aux dettes immobilières, évidemment.

DAVID HARVEY : C’est pourquoi je pense que le terme « verrouillage » est très intéressant. Des millions de personnes ont perdu leur maison dans la crise. Leur avenir a été hypothéqué. Mais dans le même temps, l’économie de la dette n’a pas disparu. On aurait pu penser qu’après 2007-8, il y aurait eu une pause dans la création de dettes. Mais en réalité, on assiste à une énorme augmentation de la dette.

Le capitalisme contemporain nous accable de plus en plus de dettes. Cela devrait nous préoccuper tous et toutes. Comment sera-t-elle remboursée ? Et par quels moyens ? Et allons-nous nous retrouver avec une création monétaire de plus en plus importante, qui n’aura plus d’autre issue que la spéculation et la valeur des actifs ?

C’est à ce moment-là que nous commençons à construire des choses dans lesquelles les gens peuvent investir, et non dans lesquelles ils peuvent vivre. L’une des choses les plus étonnantes de la Chine contemporaine, par exemple, est qu’il existe des villes entières qui ont été construites et qui ne sont pas encore habitées. Pourtant, les gens les ont achetées, parce que c’est un bon investissement.

DANIEL DENVIR : C’est précisément cette question du crédit qui vous a conduit à emprunter une expression de Jacques Derrida, « la folie de la raison économique ». Dans le langage courant, la folie et l’aliénation mentale sont invoquées pour stigmatiser ou pathologiser les personnes atteintes de maladies mentales. Mais ce que Marx nous montre, et ce que votre livre nous montre, c’est que le système est en fait fou...

DAVID HARVEY : La meilleure mesure de cela est de regarder ce qui se passe dans une crise. Le capital produit des crises périodiquement. L’une des caractéristiques d’une crise est que vous avez des excédents de main-d’œuvre, des gens au chômage, qui ne savent pas comment gagner leur vie, en même temps que vous avez des excédents de capital qui ne semblent pas pouvoir trouver un endroit où aller pour obtenir un taux de rendement adéquat. Vous avez ces deux excédents côte à côte, dans une situation où les besoins sociaux sont chroniques.

Nous devons réunir le capital et le travail pour créer des choses. Mais vous ne pouvez pas le faire, car ce que vous voulez créer n’est pas rentable, et si ce n’est pas rentable, le capital ne le fait pas. Il se met en grève. Donc nous nous retrouvons avec un surplus de capital et un surplus de travail, côte à côte. C’est le summum de l’irrationalité.

On nous enseigne que le système économique capitaliste est hautement rationnel. Mais il ne l’est pas. Il produit en fait d’incroyables irrationalités.

DANIEL DENVIR : Vous avez écrit dans Jacobin récemment que Marx a rompu avec les socialistes moralistes comme Proudhon, Fourier, Saint-Simon et Robert Owen. Qui étaient ces socialistes, et pourquoi et comment Marx s’est-il séparé d’eux ?

DAVID HARVEY : Aux premiers stades du développement capitaliste, il y avait des problèmes évidents de conditions de travail. Les gens raisonnables, y compris des bourgeois, ont commencé à regarder cela avec horreur. Une sorte de répugnance morale contre l’industrialisme s’est développée. Nombre des premiers socialistes étaient des moralistes, dans le bon sens du terme, et exprimaient leur indignation en disant : « Nous pouvons construire une société alternative, une société fondée sur le bien-être collectif et les solidarités sociales, et d’autres questions de ce genre.

Marx a regardé la situation et a dit en fait, le problème avec le capital n’est pas qu’il est immoral. Le problème avec le capital est qu’il est presque amoral. Essayer de l’affronter avec une raison morale ne va jamais aller très loin, parce que le système s’auto-génère et s’auto-reproduit. Nous devons faire face à cette auto-reproduction du système.

Marx a adopté une vision beaucoup plus scientifique du capital et a dit : « Maintenant, nous devons réellement remplacer l’ensemble du système ». Il ne s’agit pas seulement de nettoyer les usines, nous devons nous occuper du capital.

DANIEL DENVIR : Avez-vous vu le film Le jeune Karl Marx ?

DAVID HARVEY : J’ai vu le film et la pièce. Marx est un personnage de son époque et je pense qu’il est intéressant de le regarder sous cet angle.

Mais ce que je veux dire, c’est que nous sommes toujours dans une société dirigée par l’accumulation du capital. Marx s’est abstrait des particularités de son époque et a parlé de la dynamique de l’accumulation du capital en soulignant son caractère contradictoire, comment, dans sa force motrice, elle nous emprisonne tous dans la dette. Marx a dit que nous devions aller au-delà de la protestation morale. Il s’agit de décrire un processus systématique avec lequel nous devons nous débattre et dont nous devons comprendre la dynamique. Parce que sinon, les gens essaient de créer une sorte de réforme morale, et la réforme morale est ensuite cooptée par le capital.

C’est vraiment fantastique que nous ayons Internet, que tout le monde considérait au départ comme une grande technologie libératrice qui permettrait une grande liberté humaine. Mais regardez maintenant ce qui lui est arrivé. Il est dominé par quelques monopoles qui collectent nos données et les donnent à toutes sortes de personnages louches qui les utilisent à des fins politiques.

Quelque chose qui a commencé comme une véritable technologie libératrice se transforme soudainement en un véhicule de répression et d’oppression. Si vous posez la question « comment est-ce arrivé ? », vous dites soit que c’est à cause de certaines personnes malveillantes qui l’ont fait, soit, avec Marx, que c’est le caractère systématique du capital de toujours faire cela.

Il n’existe pas de bonne idée morale que le capital ne peut pas coopter et transformer en quelque chose d’horrible.  Presque tous les schémas utopiques qui ont traversé l’horizon au cours des cent dernières années ont été transformés en dystopies par la dynamique capitaliste. C’est ce que Marx pointe du doigt. Il dit, « Vous devez vous attaquer à ce processus. Si vous ne le faites pas, vous ne créerez pas un monde alternatif qui puisse offrir la liberté humaine à tout le monde. »

DANIEL DENVIR : Parlons des contradictions de ce processus. Marx était un critique féroce du capitalisme, mais il était aussi un admirateur de ses pouvoirs de destruction créatrice. Il pensait, par exemple, que le capitalisme était un grand progrès par rapport au féodalisme… Comment devrions-nous penser à ces pouvoirs de destruction aujourd’hui ? Une grande partie de ce que le capitalisme détruit est assez évidente. D’un autre côté, nous devons tenir compte de l’augmentation des revenus dans des pays comme la Chine et l’Inde, et de l’énorme processus de construction d’infrastructures en cours dans ces pays. Comment abordez-vous ces processus contradictoires ?

DAVID HARVEY : Vous avez raison de le mentionner, car Marx n’est pas seulement un critique du capitalisme, il est aussi un fan de certaines des choses que le capitalisme construit. C’est la plus grande contradiction de toutes pour Marx…

Le capital a construit la capacité, technologiquement et organisationnellement, de créer un monde bien meilleur. Mais il le fait à travers des rapports sociaux de domination plutôt que d’émancipation. C’est la contradiction centrale. Et Marx ne cesse de dire : « Pourquoi n’utilisons-nous pas toute cette capacité technologique et organisationnelle pour créer un monde qui soit libérateur, plutôt qu’un monde de domination ? »

DANIEL DENVIR : Une contradiction connexe est la façon dont les marxistes devraient penser au débat actuel sur la mondialisation, qui est devenu plus confus et embrouillé que jamais. Comment pensez-vous que la gauche devrait considérer le débat sur le protectionnisme de Trump, d’une manière qui diffère de celle des économistes dominants ?

DAVID HARVEY : Marx approuvait en fait la mondialisation. Dans le Manifeste Communiste, il y a un merveilleux passage qui en parle. Il la voit comme potentiellement émancipatrice. Mais là encore, la question est de savoir pourquoi ces possibilités d’émancipation ne sont pas exploitées. Pourquoi sont-elles utilisées comme moyen de domination d’une classe par une autre ? Oui, il est vrai que certaines personnes dans le monde ont amélioré leurs revenus, mais huit hommes possèdent autant de richesses qu’environ 50 % de la population mondiale.

Marx dit que nous devons faire quelque chose à ce sujet. Mais, ce faisant, nous ne devons pas devenir nostalgiques et dire « nous voulons revenir au féodalisme » ou « nous voulons vivre de la terre ». Nous devons penser à un avenir progressiste, en utilisant toutes les technologies dont nous disposons, mais en les utilisant dans un but social plutôt que d’accroître la richesse et le pouvoir dans des mains de plus en plus rares.

DANIEL DENVIR : C’est la même raison pour laquelle Marx a rompu avec ses contemporains socialistes romantiques. Pour ce qui est de ce qui échappe aux théories économiques libérales et aux économistes traditionnels dans tout cela, vous citez un passage de Marx : « Chaque raison qu’ils » (les économistes) « avancent contre la crise est une contradiction exorcisée, et, par conséquent, une contradiction réelle, qui peut causer des crises. Le désir de se convaincre de la non-existence des contradictions, est en même temps l’expression d’un vœu pieux que les contradictions, qui sont réellement présentes, ne devraient pas exister. » Quel est l’objectif des économistes orthodoxes ? Et qu’est-ce que ces économistes éludent ou cachent dans ce processus ?

DAVID HARVEY : Ils détestent les contradictions. Cela ne correspond pas à leur vision du monde. Les économistes aiment se confronter à ce qu’ils appellent les problèmes et les problèmes ont des solutions. Les contradictions n’en ont pas. Elles existent avec vous en permanence et vous devez donc les gérer.

Elles s’exacerbent pour devenir ce que Marx appelait des « contradictions absolues ». Comment les économistes gèrent-ils le fait que, dans la crise des années 1930, 1970 ou plus récemment, le surplus de capital et le surplus de travail sont assis côte à côte, et que personne ne semble avoir la moindre idée de la façon de les remettre ensemble pour qu’ils puissent travailler à des fins socialement productives ?

Keynes a essayé de faire quelque chose à ce sujet. Mais dans l’ensemble, les économistes n’ont aucune idée de la manière de gérer ces contradictions. Alors que Marx dit que cette contradiction est dans la nature de l’accumulation du capital. Cette contradiction produit ensuite ces crises périodiquement, qui prennent des vies et créent de la misère.

Il faut s’attaquer à ce genre de phénomènes. Les économistes n’y réfléchissent pas de la bonne manière.

DANIEL DENVIR : En ce qui concerne cette contradiction, vous décrivez dans votre livre « le surplus de capital et le surplus de travail existant côte à côte sans qu’il y ait apparemment aucun moyen de les remettre ensemble ». Après la récente crise, comment ces deux choses, le capital excédentaire et le travail excédentaire, ont-elles été remises en contact, et la façon dont elles ont été réunies a-t-elle donné lieu à une nouvelle forme de capitalisme, distincte de celle qui prévalait avant la crise ? Vivons-nous toujours sous le régime du néolibéralisme, ou quelque chose de nouveau a-t-il pris racine ?

DAVID HARVEY : La réponse à la crise de 2007-2008 a consisté, dans la plupart des pays du monde, à l’exception de la Chine, à redoubler d’efforts dans une politique d’austérité néolibérale. Ce qui n’a fait qu’empirer les choses. Depuis lors, nous avons connu de nouvelles coupes. Cela n’a pas très bien fonctionné. Lentement, le chômage a baissé aux États-Unis, mais bien sûr, il a explosé dans des pays comme le Brésil et l’Argentine.

DANIEL DENVIR : Et la croissance des salaires est plutôt lente…

DAVID HARVEY : Oui, les salaires n’ont pas bougé. Ensuite, il y a ce que l’administration Trump a fait. Tout d’abord, elle a suivi des politiques très néolibérales. Le budget qu’ils ont adopté en décembre 2017 était un pur document néolibéral. Il profitait essentiellement aux détenteurs d’obligations et aux propriétaires de capitaux, et tous les autres étaient mis de côté. Et l’autre chose qui s’est produite est la déréglementation, que les néolibéraux adorent. L’administration Trump a doublé la déréglementation, de l’environnement, du droit du travail, et de tout le reste. Il y a donc eu un doublement des solutions néolibérales.

L’argument néolibéral avait beaucoup de légitimité dans les années 1980 et 1990, comme étant libérateur d’une certaine manière. Mais plus personne ne le croit. Tout le monde se rend compte que c’est une escroquerie dans laquelle les riches deviennent plus riches et les pauvres plus pauvres.

Mais nous commençons à voir l’émergence possible d’un protectionnisme ethno-nationaliste-autarcique, qui est un modèle différent. Cela ne cadre pas très bien avec les idéaux néolibéraux. Nous pourrions nous diriger vers quelque chose de beaucoup moins agréable que le néolibéralisme, la division du monde en factions belliqueuses et protectionnistes qui s’affronteraient sur le commerce et tout le reste.

L’argument de quelqu’un comme Steve Bannon est que nous devons protéger les travailleur.se.s étatsunien.nes  de la concurrence sur le marché du travail en limitant l’immigration. Au lieu de blâmer le capital, vous blâmez les immigrant.e.s. La deuxième chose est de dire, nous pouvons également obtenir le soutien de cette population en élevant les tarifs douaniers et en accusant la concurrence chinoise.

En fait, vous avez une politique de droite qui rassemble un grand nombre de soutiens en étant anti-immigré.e.s et anti-délocalisation. Mais le fait est que le plus gros problème de l’emploi n’est pas la délocalisation, c’est le changement technologique. Environ 60 ou 70 % du chômage survenu à partir des années 1980 était dû à l’évolution technologique. Peut-être 20 ou 30 % étaient-ils dus aux délocalisations.

Mais la droite a maintenant une orientation politique. Cette politique n’existe pas seulement aux États-Unis, elle existe aussi en Hongrie, en Inde et, dans une certaine mesure, en Russie. La politique ethnonationaliste et autoritaire commence à diviser le monde capitaliste en factions belligérantes. Nous savons ce qui s’est passé avec ce genre de choses dans les années 30, nous devrions donc tous être très inquiets. Ce n’est pas une réponse au dilemme du capital. Dans la mesure où l’ethnonationalisme l’emportera sur le néolibéralisme, nous nous retrouverons dans un monde encore plus laid que celui dans lequel nous sommes déjà.

DANIEL DENVIR : Ces contradictions étaient puissantes au sein de la coalition conservatrice au pouvoir aux États-Unis sous Trump, mais je pense que c’est une erreur de les considérer comme nouvelles. Elles sont latentes depuis longtemps.

DAVID HARVEY : C’est vrai. Par exemple, en Grande-Bretagne, à la fin des années 1960, il y a eu ce discours d’Enoch Powell qui parlait de « rivières de sang » si nous poursuivions cette politique d’immigration. La ferveur anti-immigré.e.s existe depuis longtemps.

Mais elle a réussi, au cours des années 1980 et 1990, à rester discrète, parce qu’il y avait suffisamment de dynamisme dans l’économie capitaliste mondiale pour que les gens disent : « ce régime de libre-échange et de commerce ouvert et ces politiques d’immigration raisonnablement bénignes fonctionnent pour nous. » Depuis lors, les choses ont évolué dans l’autre sens.

DANIEL DENVIR : Vous avez mentionné l’énorme pouvoir de l’automatisation. Que dit Marx de l’automatisation, et qu’en pensez-vous ? La fin du travail est-elle vraiment proche ?

DAVID HARVEY : Je suis venu aux États-Unis en 1969, et je suis allé à Baltimore. Il y avait là une énorme usine sidérurgique qui employait environ trente-sept mille personnes. En 1990, l’aciérie produisait toujours la même quantité d’acier, mais employait environ cinq mille personnes. Aujourd’hui, l’aciérie a pratiquement disparu. Le fait est que, dans l’industrie manufacturière, l’automatisation a fait disparaître des emplois en masse, partout, très rapidement. La gauche a passé beaucoup de temps à essayer de défendre ces emplois et a mené un combat d’arrière-garde contre l’automatisation.

C’était une mauvaise stratégie pour plusieurs raisons. L’automatisation arrivait de toute façon, et vous alliez perdre. Deuxièmement, je ne vois pas pourquoi la gauche devrait être absolument opposée à l’automatisation. La position de Marx, dans la mesure où il en avait une, serait que nous devrions utiliser cette intelligence artificielle et cette automatisation, mais nous devrions le faire de manière à alléger la charge de travail.

La gauche devrait travailler sur une politique dans laquelle nous disons « nous accueillons l’intelligence artificielle et l’automatisation, mais elles devraient nous donner beaucoup plus de temps libre ». L’une des grandes choses que Marx suggère est que le temps libre est l’une des choses les plus émancipatrices que nous puissions avoir. Il a une belle phrase : le domaine de la liberté commence lorsque le domaine de la nécessité est laissé derrière. Imaginez un monde dans lequel les nécessités pourraient être prises en charge. Un ou deux jours par semaine à travailler, et le reste du temps est du temps libre.

Maintenant, nous avons toutes ces innovations permettant d’économiser du travail dans le processus de travail, et aussi dans le ménage. Mais si vous demandez aux gens, est-ce que vous avez plus de temps libre qu’avant ? La réponse est, « non, j’ai moins de temps libre. » Nous devons organiser tout cela pour que nous ayons réellement le plus de temps libre possible, pour que le mercredi à partir de dix-sept heures, vous puissiez aller faire ce que vous voulez. C’est le genre d’imagination d’une société que Marx a en tête. C’est une évidence.

Ce qui nous arrête, c’est que toutes ces choses sont utilisées pour soutenir les profits de Google et Amazon. Tant que nous ne nous occuperons pas des rapports sociaux et des rapports de classe qui se cachent derrière tout cela, nous ne pourrons pas utiliser ces appareils fantastiques et ces opportunités d’une manière qui profite à tous et à toutes.

DANIEL DENVIR : Que pensez-vous des systèmes de revenu de base universel ?

DAVID HARVEY : Dans la Silicon Valley, ils veulent un revenu de base universel pour que les gens aient assez d’argent pour payer Netflix, et c’est tout. Quel genre de monde est-ce là ? Vous parlez d’une dystopie. Le revenu de base universel est une chose, le problème est la Silicon Valley et ces gens qui monopolisent les moyens de communication et de divertissement.

Le revenu de base universel pourrait un jour être à l’ordre du jour, mais je ne le place pas en tête de mes priorités politiques. En fait, certains de ses aspects ont des possibilités très négatives, comme le suggère le modèle de la Silicon Valley.

DANIEL DENVIR : Pensez-vous que le changement climatique met en évidence des limites claires à l’expansion permanente requise par le capitalisme, ou le capitalisme sera-t-il capable de surmonter la crise climatique intact, au détriment de tous les autres ?

DAVID HARVEY : Le capital pourrait surmonter la crise du changement climatique. En fait, si vous regardez les catastrophes climatiques, le capital peut transformer cela en ce que Naomi Klein appelle le « capitalisme du désastre ». Vous avez une catastrophe, eh bien, vous devez reconstruire. Cela donne beaucoup d’opportunités pour le capital de récupérer de manière rentable des catastrophes climatiques.

Du point de vue de l’humanité, je pense que nous ne nous en sortirons pas bien du tout. Mais le capital est différent. Le capital peut se sortir de ces situations et tant que c’est rentable, il le fera.

DANIEL DENVIR : Parlons de la résistance. Vous écrivez que la production et la consommation sont toutes deux des facettes essentielles du capitalisme, et que « les luttes sociales et politiques contre le pouvoir du capital, dans la totalité de la circulation du capital, prennent différentes formes et appellent différents types d’alliances stratégiques, si elles veulent réussir. » Comment devons-nous penser la relation entre les luttes syndicales d’une part, et les luttes contre l’État, contre l’incarcération de masse, contre les expulsions des propriétaires ou les prêts prédateurs, d’autre part ?

DAVID HARVEY : L’une des vertus de considérer le capital comme une totalité et de penser à tous les aspects de la circulation du capital est que vous identifiez différentes arènes de lutte. Par exemple, la question environnementale. Marx parle de la relation métabolique à la nature. Par conséquent, les luttes sur la relation à la nature deviennent politiquement significatives. À l’heure actuelle, beaucoup de gens qui sont préoccupés par la question environnementale diront :  » nous pouvons traiter cette question sans nous confronter à l’accumulation du capital. « 

Je m’oppose à cela. À un certain moment, nous devrons faire face à l’accumulation du capital, qui représente une croissance de 3 % pour toujours, en tant qu’évidente question environnementale. Il n’y aura pas de solution à la question environnementale sans affronter l’accumulation du capital.

Il y a d’autres aspects, également. Le capital a longtemps été lié à la production de nouveaux désirs, besoins et envies. Il s’agit de la production du consumérisme. Je reviens tout juste de Chine, et j’ai remarqué, au cours des trois ou quatre années pendant lesquelles j’ai voyagé en Chine, l’immense croissance du consumérisme. C’est ce que la Banque mondiale et le FMI conseillaient aux Chinois il y a vingt ans, en leur disant « vous épargnez trop et ne consommez pas assez ». Alors maintenant, les Chinois se sont exécutés en lançant une véritable société de consommation, mais cela signifie que les désirs, les besoins et les envies des gens sont en train de se transformer. Il y a vingt ans, en Chine, ce que vous vouliez, ce dont vous aviez besoin et ce que vous désiriez, c’était une bicyclette ; aujourd’hui, vous avez besoin d’une automobile.

Il y a plusieurs façons dont cela se fait. Les « Mad Men » de la publicité ont leur rôle à jouer, mais l’invention de tout nouveaux modes de vie est encore plus importante. Par exemple, l’une des façons dont le capital est sorti de son dilemme en 1945 aux États-Unis a été la suburbanisation (la banlieusardisation), c’est-à-dire la création d’un tout nouveau style de vie. En fait, ce que nous constatons, c’est que la création d’un style de vie n’est pas un choix.

Nous avons tous et toutes des téléphones portables. Il s’agit de la création d’un mode de vie, et ce mode de vie n’est pas quelque chose que je peux choisir individuellement d’adopter ou non; je dois avoir un téléphone portable, même si je ne sais pas comment cette foutue chose fonctionne.

Ce n’est pas comme si, dans le passé, quelqu’un désirait, voulait ou avait besoin d’un téléphone portable. Il est apparu pour une raison particulière, et le capital a trouvé le moyen d’organiser un style de vie autour de lui. Maintenant, nous sommes enfermé.e.s dans ce style de vie, et c’est tout. Reportez-vous au processus de suburbanisation. De quoi avez-vous besoin dans les banlieues ? Vous avez besoin d’une tondeuse à gazon. Si vous étiez intelligent en 1945, vous vous seriez lancé dans la production de tondeuses à gazon parce que tout le monde devait avoir une tondeuse à gazon pour couper son herbe.

Maintenant, il y a des révoltes contre certaines choses qui se passent. Les gens commencent à dire, « écoutez, nous voulons faire quelque chose de différent. » Je trouve des petites communautés un peu partout dans les zones urbaines, et dans les zones rurales aussi, où les gens essaient d’instaurer un mode de vie différent. Celles qui m’intéressent le plus sont celles qui utilisent les nouvelles technologies, comme les téléphones portables et Internet, pour créer un mode de vie alternatif avec des formes de relations sociales différentes de celles caractéristiques des entreprises, avec des structures de pouvoir hiérarchiques, que nous rencontrons dans notre vie quotidienne.

Lutter pour un style de vie est assez différent de lutter pour les salaires ou les conditions de travail dans une usine. Il existe cependant, du point de vue de la totalité, une relation entre ces différentes luttes. Ce qui m’intéresse, c’est d’amener les gens à voir comment les luttes pour l’environnement, pour la production de nouveaux désirs, besoins et envies, et le consumérisme sont liées aux formes de production. Mettez tous ces éléments ensemble et vous obtenez une image de la totalité de ce qu’est une société capitaliste, et les différents types d’insatisfactions et d’aliénations qui existent dans les différentes composantes de la circulation du capital, que Marx identifie.

DANIEL DENVIR : Comment voyez-vous la relation entre les luttes contre le racisme et ces luttes contre la production et la consommation ?

DAVID HARVEY : Selon l’endroit où l’on se trouve dans le monde, ces questions sont fondamentales. Ici, aux États-Unis, c’est une question très importante. Vous ne rencontrez pas le même problème si vous regardez ce qui se passe en Chine. Mais ici, les relations sociales sont toujours traversées par des questions de genre, de race, de religion, d’ethnicité, etc.

Par conséquent, vous ne pouvez pas traiter de la question de la production de styles de vie ou de la production de désirs, de besoins et de souhaits sans tenir compte de ce qui se passe sur les marchés du logement racialisés et de la façon dont la question de la race est utilisée de diverses manières. Par exemple, lorsque j’ai déménagé à Baltimore, l’une des choses qui se passait était le blockbusting. (Utiliser la peur des Blancs en leur faisant croire que des minorités vont s’installer dans le quartier pour les faire vendre à perte puis revendre plus cher.)

Les questions de genre qui se posent autour des questions de reproduction sociale sont également primordiales dans une société capitaliste, où que vous soyez. Ces questions sont ancrées dans l’accumulation du capital.

Lorsque je parle de cela, j’ai souvent des problèmes parce qu’il semble que l’accumulation du capital soit plus importante que ces autres aspects. La réponse est que non, ce n’est pas le cas. Mais les antiracistes doivent faire face à la manière dont l’accumulation du capital interfère avec la politique antiraciste. Et la relation entre ce processus d’accumulation et la perpétuation des distinctions raciales.

Ici, aux États-Unis, nous avons toute une série de questions de ce genre, qui sont primordiales. Mais, encore une fois, peut-on les traiter sans aborder à un moment donné la manière dont l’accumulation du capital favorise et perpétue certaines de ces distinctions ? La réponse à cette question, pour moi, est non. Je ne pense pas que ce soit possible. À un moment donné, les antiracistes doivent aussi être anticapitalistes s’ils veulent s’attaquer à la véritable racine d’un grand nombre de problèmes.

DANIEL DENVIR : Vous êtes bien connu pour vos travaux universitaires, mais vous êtes peut-être plus connu encore en tant qu’enseignant de Marx. Pourquoi pensez-vous qu’il est important pour les militant.e.s de gauche en dehors de l’université de s’engager dans l’œuvre de Marx ?

DAVID HARVEY : Lorsque vous êtes impliqué dans l’action politique et le militantisme, vous avez généralement une cible très spécifique. Prenons comme exemple l’empoisonnement par la peinture au plomb dans les quartiers défavorisés. Vous vous organisez pour savoir ce qu’il faut faire face au fait que 20 % des enfants du centre-ville de Baltimore souffrent d’empoisonnement à la peinture au plomb. Vous êtes impliqué dans une bataille juridique, et vous vous battez contre les lobbies des propriétaires et contre toutes sortes d’opposants. La plupart des gens que je connais et qui sont impliqués dans des formes de militantisme de ce type sont tellement absorbés par les détails de ce qu’ils font qu’ils et elles oublient souvent où se situer dans le tableau général, des luttes dans une ville, sans parler du monde.

On constate souvent que les gens ont besoin d’une aide extérieure. L’affaire de la peinture au plomb est beaucoup plus facile à gérer si vous avez toutes les personnes impliquées dans le système éducatif, qui voient les enfants dans les écoles avec des problèmes d’empoisonnement à la peinture au plomb. Vous commencez à construire des alliances. Et plus vous pouvez construire d’alliances, plus votre mouvement peut être puissant.

J’essaie de ne pas faire la leçon aux gens sur ce qu’ils devraient penser, mais j’essaie de créer un cadre de pensée, afin que les gens puissent voir où ils se situent dans la totalité des relations compliquées qui composent la société contemporaine. Les gens peuvent alors former des alliances autour des questions qui les préoccupent et, en même temps, mobiliser leurs propres pouvoirs pour aider d’autres personnes dans leurs alliances.

Je suis pour la construction d’alliances. Afin de construire des alliances, vous devez avoir une image de la totalité d’une société capitaliste. Dans la mesure où vous pouvez obtenir une partie de cette image en étudiant Marx, je pense que c’est utile.

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David Harvey est un professeur d’anthropologie et de géographie au Graduate Center de la City University of New York. Son dernier livre est The Ways of the World.

Daniel Denvir est l’auteur de All-American Nativism et l’animateur de The Dig sur Jacobin Radio. Il est chargé de cours au Brown University’s Watson Insitute. Son travail journalistique couvre la justice pénale, la guerre de la drogue, l’immigration et la politique. Daniel Denvir a publié des articles dans le New York Times, Jacobin, Vox, Nation, The Guardian.

Cet entretien a d’abord été publié par Jacobin puis traduit de l’anglais par Christian Dubucq pour Contretemps.

Illustration: New York City, Earth Science and Remote Sensing Unit, NASA Johnson Space Center; equalization by Joe Mabel