La « guerre au terrorisme » et les nouvelles armes contre-insurrectionnelles

Les techniques contre-insurrectionnelles mises en place par les États ont une longue histoire et ont donné lieu à des collaborations transnationales. Au cours des années 2000, on assiste à un nouvel âge des mesures de contre-insurrection du fait de la guerre au terrorisme menée après les attentats du 11 septembre. Dans Terreur et séduction. Une histoire de la doctrine de la guerre révolutionnaire (Editions La Découverte, 2022), Jérémy Rubenstein revient sur cette histoire des méthodes contre-insurrectionnelles, en tant de guerre comme en temps de paix, et montre notamment comment a évolué la prise en compte des relations avec les populations civiles ainsi que les usages de la justice et du droit, qui prolongent et complètent les actions militaires.

La contre-insurrection comme outil des coopérations policières

Un autre grand volet des évolutions des théories de la contre- insurrection est leur adoption par les polices, avec le transfert des logiques et techniques contre-insurrectionnelles. Dans le cas français, on l’a vu, le politologue Mathieu Rigouste a montré dans le détail comment ce transfert s’effectue durant les dernières années de la guerre d’Algérie (1958-1962) pour rester comme une forme de gestion coloniale de quartiers populaires en métropole (voir chapitre 8). Mais, comme les militaires, les responsables policiers ont tendance à faire valoir leur savoir-faire en matière contre-insurrectionnelle pour promouvoir des coopérations avec des polices d’autres pays, ou pour favoriser la vente de matériel policier (souvent les deux combinés).

Pour illustrer cette vie ultérieure de la DGR, on peut évoquer un accord assez peu remarqué entre la France et la Colombie datant de 2003. Probablement attiré par les lumières médiatiques qui entouraient la femme politique franco-colombienne Ingrid Betancourt, séquestrée par les FARC durant la campagne présidentielle colombienne en février 2002, le ministre de l’Intérieur français, Nicolas Sarkozy, se rendit à Bogota. Cette visite donna lieu à un accord de coopération signé le 22 juillet 2003, dont le Sénat examinera les clauses en vue d’une loi qui le ratifie. 

On y retrouve des axes du savoir-faire français en matière contre-insurrectionnelle. Par exemple, son article 6 prévoit une coopération en matière de « participation citoyenne à la prévention des délits, de police de proximité, d’opérations en zone rurale, de contrôle des foules, de sécurité des manifestations de masse ou encore de groupes d’intervention ». Bien que l’accord se présente comme une simple prolongation des accords antérieurs (notamment de celui qui prévoyait la présence de deux officiers de liaison français en poste à Bogota depuis 1988), il s’insère bien plus dans le vaste programme d’inspiration étatsunienne appelé « plan Colombia ». Celui-ci avait été mis en place sous l’impulsion de l’administration Clinton et la présidence d’Andrés Pastrana (1998-2002) à la fin des années 1990 et visait alors à réduire la production de cocaïne en s’attaquant essentiellement aux producteurs de feuilles de coca (par un épandage massif d’agrotoxiques aux effets dévastateurs sur toute l’agriculture).

Mais sous l’impulsion de l’administration Bush post-2001 et après l’arrivée à la présidence colombienne d’Álvaro Uribe (2002-2010), le plan Colombia a été réorienté vers l’anti-terrorisme, en l’occurrence la répression des guérillas (FARC et ELN, principalement). Pour cela, Bogota a déployé une vaste stratégie contre-insurrectionnelle, impliquant des déplacements forcés de populations et les exécutions déguisées de milliers de civils (appelés localement « faux positifs » car les militaires faisaient passer leurs victimes pour des combattants). Surtout, pour ce qui nous intéresse, le président Uribe est arrivé au pouvoir avec ce qu’il présentait comme une « politique de sécurité démocratique », consistant en une participation active d’une partie de la population à la répression des guérillas. Elle permettait en particulier de légaliser les activités menées par les groupes paramilitaires d’extrême droite. Cette méthode, typique de la contre-insurrection, correspond à un volet de l’accord avec la France, sous le nom de « participation citoyenne à la prévention des délits ».

À la même époque, ce type de dissémination des outils de la DGR va être puissamment favorisé par la transformation technologique majeure qui s’opère avec l’expansion vertigineuse du Web, laquelle a bien sûr un impact considérable sur l’arme psychologique en général et la propagande en particulier.

Terroriser par l’image à l’ère numérique

La nouvelle technologie permet de déployer des opérations psychologiques et des coups tordus consubstantiels à l’arme psychologique à un niveau inédit à la fois par son ampleur et sa sophistication. Le champ du possible en termes de propagande et intoxications devient à peu près aussi large que l’imagination. Cette séquence de bouleversement par la transformation technologique est concomitante, et en partie liée, avec celle dite de « guerre au terrorisme » qui s’ouvre après les attentats du 11 Septembre.

Le terrorisme est, du point de vue militaire, une arme de l’arsenal psychologique, dans le sens où il vise à frapper plutôt les esprits qu’une infrastructure particulière. Les attaques des tours du World Trade Center et du Pentagone constituent donc bien l’opération terroriste la plus achevée jamais mise en œuvre jusqu’alors : dans le même temps qu’elle assassine et détruit des symboles de puissance, elle frappe les imaginations de milliards de personnes dans le monde grâce à la retransmission des images en direct. Quand bien même le message politique qui accompagne traditionnellement un attentat – lequel n’en est qu’une caisse de résonance effroyable – reste assez opaque (il n’y a pas de communiqué), l’opération du 11 Septembre parvient à focaliser immédiatement toute l’attention, reléguant les autres questions politiques au second plan.

À cet attentat sans communiqué, comme une technique sans objet, répond une guerre contre  la technique : George W. Bush déclare la « guerre contre le terrorisme » auquel son administration attache arbitrairement un nombre incertain et changeant d’organisations censées représenter cette technique violente de propagande (liste qui sera mise à profit par chaque allié des États-Unis afin d’y inclure certains de ses ennemis politiques). Au curieux non-message d’Al-Qaida répond ainsi une absurdité de l’administration Bush. La séquence qui s’ouvre en 2001 est donc, dès le départ, une impasse, car il ne peut y avoir de guerre – du moins dans le sens militaire – contre un outil de propagande. Cette guerre sans but est nécessairement perdue d’avance ou indéfinie, ce qui revient au même.

Mais il faut s’intéresser aux moyens qu’elle emploie. Avant même que s’impose une stratégie contre-insurrectionnelle à partir du milieu des années 2000, il y a bien une opération mondiale antiterroriste annoncée dès le 16 septembre 2001 par le vice-président des États-Unis, Dick Cheney, lequel explicite alors publiquement la méthode sur la chaîne NBC :

« Nous devons agir dans l’ombre. […] Passer du temps dans les ténèbres du renseignement, là où se passent des affaires louches, dangereuses et sales. Pour cela, nous devons libérer de toute contrainte les services du renseigne- ment pour qu’ils puissent conduire leur mission. »

Il s’agit donc essentiellement d’une guerre menée par la communauté du renseignement étatsunienne, qui sera habilitée à obtenir des informations par tous les moyens possibles, y compris la torture. Cette annonce visant à convaincre le peuple étatsunien (au nom duquel les conventions internationales seront violées) est aussi une menace à l’attention de présumés ennemis, qui ne sont ni des États ni même des organisations clairement définies, mais des individus.

Peu remarquée sur le moment, l’intervention de Dick Cheney n’a atteint immédiatement aucun des deux effets recherchés. Mais l’annonce a pris de la consistance au cours des années suivantes, au fil de la série de révélations sur les séquestrations, transferts secrets par avion à travers le monde et tortures multiples par des agents étatsuniens ou des sous-traitants de pays alliés.

Et à nouveau, la torture assure une double fonction. Elle serait d’abord un outil de recherche de renseignements, méthode jugée efficace par ses partisans et peu fiable par ses opposants. Mais elle est surtout un instrument de terreur, dont la diffusion pose question, car elle place les médias dans un rôle très ambigu, entre la banalisation de l’information sur son usage et l’obligation journalistique d’informer d’une violation manifeste de conventions humanitaires.

C’est avec ce dilemme présent à l’esprit qu’il convient de lire les révélations sur les traitements abjects perpétrés par les différents services étatsuniens, égrenées lors des années suivantes : dans l’ambivalence d’une information destinée à susciter une réaction (légale ou militante) ou à constituer un message de terreur à l’adresse de cibles potentielles. Soit une réplique du dilemme dans lequel place l’opération terroriste : la diffuser c’est participer à son objectif, ne pas le faire c’est montrer une acceptation intolérable.

Dans ce sens, il n’est pas inutile de s’interroger sur les effets des photographies de personnes torturées dans la principale prison de Bagdad, Abou Ghraib, contrôlée par l’armée des États-Unis. Celles-ci sont diffusées pour la première fois le 28 avril 2004 par la chaine CBS et, quelques semaines plus tard, elles ont probablement été vues par des milliards de personnes à travers de multiples supports médiatiques. Il est impossible d’envisager l’ensemble des réactions qu’elles ont pu susciter mais on peut facilement en imaginer quelques-unes, dont l’indignation, le dégoût et la peur.

C’est cette dernière qui nous intéresse : voir ces images (qui ne sont qu’une partie de celles qui seront diffusées jusqu’en 2006) donne une consistance à des mots qui restent habituellement assez abstraits. Tortures, viols, humiliations prennent une autre dimension avec l’image. Car à cette date, informations et rumeurs se mélangent souvent, sur des séquestrations et des tortures perpétrées par des services étatsuniens à travers le monde. Cette opération se révèle progressivement sous le nom de « prisons secrètes de la CIA » ou, officiellement, de « extraordinary rendition ».

Le grand retour de la stratégie contre-insurrectionnelle est habituellement associée à un nom : celui du général David Petraeus (commandant de la coalition militaire en Irak en 2007-2008 et de la Force internationale d’assistance et de sécurité en Afghanistan en 2010-2011). Dans la légende dorée, son ascension proviendrait de ses succès obtenus à Mossoul, dans le nord de  l’Irak, à  la  tête de la 101e division aéroportée depuis 2003, et célébrés en juillet 2004 par l’hebdomadaire Newsweek dont il fait la couverture.

Néanmoins, cette ascension correspond aussi et surtout au discrédit grandissant du contre-terrorisme. En effet, celui-ci inclut les messages plus ou moins voilés de terreur désormais principalement diffusés par voie numérique (comme les fameuses photos de détenus torturés dans la prison d’Abou Ghraib révélées en avril 2004). Car si la terreur étatsunienne est bien comprise, elle provoque dans le même temps des rejets toujours plus massifs. La torture en particulier est critiquée. Elle est condamnée moralement, légalement et stratégiquement. Moralement, la propagande a généralisé l’antienne du scénario de la bombe à retardement inventé durant la guerre d’Algérie et popularisé au point d’en devenir un lieu commun des films et séries d’action.

Dans les années 2000, le scénario est par exemple sans cesse rabâché par la série 24 heures, dont le premier épisode est diffusé le 6 novembre 2001 aux États-Unis et restera sur les écrans une quinzaine d’années. Ce scénario totalement fictif est si bien ancré dans les consciences qu’un sénateur démocrate, Charles Schumer, a pu invoquer l’hypothèse en estimant que, dans ce cas : « La majorité des Américains et des sénateurs seront d’accord pour dire : “Faites ce que vous avez à faire”, [en recourant à une] forme de torture, y compris très sévère. » Cependant, le choc des images d’Abou Ghraib a bouleversé des consciences et a permis de rappeler que ce scénario n’était que cela : une hypothèse qui ne s’est jamais rencontrée dans la réalité – et ne le sera sans doute jamais (voir chapitre 7).

Légalement, l’administration Bush a fait preuve d’inventivité juridique afin de subvertir complètement le droit, à partir d’un jeu sémantique qui a consisté à définir la torture selon un critère de violence si élevé qu’il excluait la plupart des actes réels de torture (relégués ainsi au rang de simples méthodes d’« interrogatoire musclé »). Cette opération juridique a aussi été contrée à partir des révélations sur les crimes de guerre perpétrés par ou pour des agents étatsuniens.

Enfin, stratégiquement, les courants opposés à l’utilisation de la torture, y compris au sein de l’administration Bush – représentés notamment par le secrétaire à la Défense Colin Powell –, ont regagné de l’influence. Leur thèse principale étant que   la violation des conventions de Genève affaiblit les États-Unis sur la scène internationale et renforce les dangers contre leurs soldats, qui ne peuvent plus guère être protégés par ces règles. À partir de 2005, la brutalité dont ont fait preuve les États-Unis depuis 2001 est donc remise en question. Et du coup, la contre-insurrection s’installe comme doctrine officielle étatsunienne, en opposition à cette brutalité jugée trop visible et contre-productive.

La justice comme arme centrale de la guerre psychologique

Paradoxalement, les vingt ans de guerre (2001-2021) de la coalition internationale en Afghanistan ont donné raison à Antoine Argoud lorsqu’il considérait la justice comme l’arme psychologique fondamentale. Lui-même était certes un « juge » exécrable, qui ne pouvait obtenir l’adhésion des populations que par la terreur qu’inspiraient ses verdicts expéditifs. Reste que, à la suite du politologue français Adam Baczko étudiant les talibans en Afghanistan occupé, il faut reconnaître la grande efficacité de rendre la justice pour imposer la légitimité d’un pouvoir militaire.

La contre-insurrection est productrice de droit au moins dans deux sens. D’une part, elle ne se déploie pas totalement hors d’un cadre légal, elle le change : que ce soit pour brider la brutalité ou pour donner un contour légal à des exactions qui sont la forme d’intervention de fait des forces militaires, les législateurs accompagnent la contre-insurrection, en général par un état d’exception. D’autre part, les tenants de la contre-insurrection considèrent le droit comme une arme psychologique, si bien qu’ils préconisent un usage de la force dans un cadre reconnu comme légitime. Pour eux, une intervention militaire doit être conçue à l’aune de son objectif fondamental de conquête des cœurs et des esprits ; et ce qui permettrait de faire accepter la brutalité serait juste- ment son caractère licite. Dans ce sens, Éric Pommès, professeur de droit à Saint-Cyr, proposait en 2012 une défense typique de la contre-insurrection, comprise comme intégralement respectueuse du droit, pour une raison essentiellement psychologique :

« Il est donc primordial que l’intervenant soit perçu comme un pourvoyeur de sécurité et que les insurgés soient perçus comme des criminels par la majorité des citoyens. L’usage du droit peut être ainsi conçu comme une “arme”, dès lors qu’il peut servir à atteindre des objectifs militaires. »

Pourtant, l’expérience a montré qu’en pratique, la « justice » conçue comme arme psychologique devient une non-justice ou la simple proclamation d’un arbitraire, comme on l’a vu avec Argoud en Algérie : la justice est vidée de sa substance pour n’en garder que les aspects ayant des impacts psychologiques immédiats – en l’occurrence de terreur – sur la population, afin de la tenir. Pour éviter ce détournement, Éric Pommès propose que les normes du droit humanitaire s’imposent dans les stratégies de contre- insurrection. Pour lui, il n’y a pas d’opposition entre droit humanitaire et contre-insurrection, au contraire :

« Le respect du droit, loin d’être un frein à l’action, constitue un des éléments de réussite d’une opération de contre-insurrection ; c’est en respectant le droit international humanitaire que l’intervenant parvient, d’une part, à conserver sa légitimité et, d’autre part, à se faire accepter par la population et à couper le soutien de celle-ci aux insurgés. »

Ainsi, très loin d’un Argoud, Pommès donne une substance à la justice qui serait le droit humanitaire international.  Mais dans son article, on a bien du mal à distinguer quelle instance devrait incarner cette justice. Et c’est là que le bât blesse : qui aurait la légitimité de rendre la justice en situation de guerre, civile ou interétatique ? L’approche toute théorique du juriste l’amène à croire qu’une  norme internationale – dont il ne précise pas qui devrait l’imposer – bénéficie forcément d’une forte légitimité.

Dans les faits, c’est tout autre chose qui s’observe. En témoigne par exemple l’enquête du chercheur Adam Baczko qui montre comment s’imposent les tribunaux talibans dans l’Afghanistan formellement dirigé par l’administration alliée à la coalition internationale occupante. Au patchwork juridique – correspondant peut-être aux préconisations de Pommès – que les Étatsuniens souhaitent imposer à un peuple afghan pensé comme tribal, les talibans opposent un droit local stable avec une infrastructure judiciaire qui, vaille que vaille, assure une justice consensuelle. Le sociologue démontre que cette idée d’un pays tribal sans État ne correspond à aucune réalité, car les habitants ont recours à l’État pour régler leurs différends, précisément auprès de son incarnation judiciaire. Or ce sont les juges talibans qui ont la capacité de rendre justice, quelle que soit l’administration formelle en place ; le chercheur rapporte même des cas d’ennemis politiques des talibans qui ont recours à leurs tribunaux…

Les liens entre justice et contre-insurrection s’établissent donc à plusieurs niveaux, correspondant à des logiques assez différentes. Dans le manuel étatsunien de contre-insurrection de 2006, la justice est conçue comme un simple outil tactique permettant de rallier des populations locales, plutôt que comme le moyen d’imposer une souveraineté, source d’une justice qui dit le droit à des administrés. Le manuel recommande de prendre la décision, non en fonction d’un droit particulier, mais de l’intérêt tactique :

« Aller dans le sens, et non à contre-courant, de la population locale. D’abord, gagner la confiance de quelques villages, puis travailler avec ceux avec qui ils commercent, se marient ou font des affaires. Cette tactique développe des alliés locaux, une population mobilisée et des réseaux de confiance. »

Il s’agit d’une variante de la vieille stratégie coloniale de la « tache d’huile » que nous avons vue à l’œuvre chez Lyautey un siècle plus tôt : le commandant appelé à statuer sur un litige le fera en fonction des seules alliances que sa décision lui apportera, si bien que sa décision « judiciaire » ira toujours en faveur de la partie jugée la plus utile sur le terrain.

Dans le sillage des idées de state building ou nation building, s’affirme également une volonté de constituer de véritables institutions judiciaires construites ex nihilo. La logique de ces ingénieries politiques et sociales dépasse de loin celle de la seule contre-insurrection. Elle partage cependant une partie de ses présupposés, voire une même conception de la paix qui serait un ralliement à la force occupante, par une occupation prolongée ou par des traités d’alliance plaçant le pouvoir local dans un état de dépendance envers l’ancien occupant – soit la méthode éprouvée du néocolonialisme.

Au-delà du chaos de la mise en œuvre par une coalition internationale, dont l’inanité des méthodes – sous-traitance à des entreprises privées et chaos administratif entre États de la coalition – n’est plus à prouver, c’est l’idée même d’imposer un droit et un système judiciaire qui est peu réaliste. En cela, les conceptions utopistes du state building et de la contre-insurrection se rejoignent parfaitement.

En Afghanistan, cependant, la contre-insurrection employée par les militaires et les tentatives de mise en place d’un state building par des instances civiles à grand renfort d’ONG s’affrontent précisément sur la justice. Pendant que les civils construisent des institutions, dont un système judiciaire, les militaires les contournent dans leur stratégie d’alliance avec des pouvoirs tribaux par ailleurs largement inventés par eux-mêmes – s’inscrivant dans une « anthropologie imaginaire » selon la formule d’Adam Baczko.

Que ce soit au nom de l’ambition démesurée du state building ou de celle plus limitée de la contre-insurrection, les forces occidentales sont ainsi mues par des stéréotypes qui rappellent les connaissances très précaires des réalités algériennes que pouvaient avoir les officiers des bureaux arabes français du XIXe siècle (voir chapitre 1)[1]. Elles se représentent un pays sans État, composé uniquement de tribus, dont il faudrait utiliser les coutumes – en grande partie imaginées – ou auquel imposer un droit ex nihilo, totalement importé au détriment des édifices juridiques existants.

Les préceptes de la guerre psychologique quant à la justice, théorisés et mis en pratique par Argoud, se retrouvent donc en Afghanistan et mènent aux mêmes échecs du fait de postulats similaires, faits de stéréotypes ineptes sur les populations. Les juristes de la coalition n’ont pas prôné la même violence que celle d’Argoud, mais tous ont plaqué leurs préjugés sur les populations. Partant de là, l’un avec une violence extrême, les autres avec des systèmes inopérants, tous ont obtenu les mêmes rejets, car la justice qu’ils proposent ne résout tout simplement pas les problèmes que rencontrent les habitants.

Le changement le plus spectaculaire dans la mise en œuvre de la DGR, observable en Irak et en Afghanistan au cours des années 2000 et 2010, concerne moins ses méthodes que les acteurs qui la prônent. Loin d’être portée par les tendances les plus extrême-droitières parmi les militaires ou par les membres des services de renseignement, ce sont désormais les plus modérés, voire progressistes, qui militent pour des stratégies contre-insurrectionnelles. Cette curieuse configuration tient au fait que les critiques les plus virulentes de la DGR proviennent de secteurs radicaux prônant la chasse et la destruction permanente des « ennemis » : ceux-là considèrent la contre-insurrection comme trop coûteuse et peu concluante.

Le débat interne au sein de la communauté des stratèges militaires étatsuniens s’est ainsi structuré entre ces « chasseurs tueurs » et les tenants de la contre-insurrection. Ces derniers expliquent que bombardements et assassinats ciblés provoquent nécessairement de nouvelles révoltes parmi les populations touchées, forment de nouveaux ennemis, et ils défendent leur stratégie comme menant à terme à un ralliement de la population, ce qui serait l’objectif de paix. Les autres assument un état de guerre permanente, tablant sur des technologies – fichages électroniques et drones – qui permettraient de détruire les nouveaux ennemis à moindre coût à mesure que ceux-ci surgissent de leurs propres bombardements.

Transposés dans le monde civil, ces débats de doctrine ne sont pas étrangers au monde des entreprises privées, dont maints théoriciens ont appliqué de longue date dans leurs analyses certains des principes fondamentaux de la DGR.

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Illustration : peinture de Fernando Botero sur la torture dans la prison d’Abou Ghraib

Note

[1] Les officiers des bureaux arabes avaient cependant l’avantage sur les intervenants actuels de rester longtemps en poste. Ainsi, en comparaison, ils accumulaient une connaissance pratique du terrain que n’ont pas les contractants d’aujourd’hui qui remplissent de courtes missions ponctuelles, totalement déconnectées de leurs réalités quotidiennes dans des campus universitaires ou des think tanks.