Viktor Orbán, anomalie ou révélateur du projet européen ?

Viktor Orbán est souvent présenté comme un opposant à l’Union européenne, voire son antithèse. L’Europe serait ouverte et démocratique alors que le régime d’Orbán serait autoritaire et fermé, en particulier sur la question des migrant·es. Ce tableau satisfait aussi bien l’extrême centre que l’extrême droite, ceux qui diabolisent Orbán comme Macron ou qui l’adulent comme Le Pen. Comme le montre Céline Cantat dans cet article, il ne correspond pourtant pas à la réalité.

Les politiques anti-migrant·es – mais aussi violemment néolibérales – menées par le gouvernement hongrois ne sont pas en rupture avec les politiques de l’Union européenne (UE) et des principaux pays en son sein, mais sont au contraire révélatrices de logiques fondatrices du projet européen. Les spécificités des politiques d’Orbán s’expliquent alors avant tout par les modalités prises historiquement par la prétendue « intégration européenne », et la position qu’occupe la Hongrie dans l’UE.

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Depuis la prétendue « crise migratoire » de 2015, le premier ministre hongrois Viktor Orbán est devenu une figure emblématique d’une droite européenne ultra-conservatrice et « illibérale »[1].  Sa ligne politique s’ancre dans des positions anti-immigration virulentes et des discours féroces visant l’Union européenne (UE), dépeinte comme incapable de « protéger l’Europe et sa civilisation » de la « menace que représentent les migrants »[2].  

Au-delà de sa rhétorique incendiaire, Orbán s’est constamment opposé aux initiatives de l’UE en matière de gouvernance commune des migrations, notamment à la proposition de la Commission européenne de mettre en œuvre des quotas pour la répartition des demandeurs d’asile, ainsi qu’à plusieurs dispositions contenues dans le « nouveau pacte sur les migrations et l’asile » de 2020.

Ces positions ont valu au premier ministre hongrois des rappels à l’ordre de la part de ses homologues européens. En 2015, par exemple, Laurent Fabius, alors ministre français des Affaires étrangères, lui a reproché de ne pas « respecter les valeurs communes de l’Europe. » En 2018, c’est la chancelière allemande Angela Merkel qui a jugé que les discours de Viktor Orbán sur l’immigration « manquaient d’humanité », et déclaré que « l’humanité est l’âme de l’Europe. »[3]  

La position de la Hongrie sur la question migratoire a ainsi été présentée comme exceptionnellement excluante et comme constituant une anomalie morale dans le paysage politique européen. Outre ces jugements de valeur, les commentateurs ont souligné la nature contradictoire de la position du pays à la lumière du déclin de sa population. En effet, associée à une forte migration vers les bassins d’emploi d’Europe occidentale, la dynamique démographique de la Hongrie a entraîné de graves pénuries de main-d’œuvre. Dans ce contexte, l’opposition du pays à la migration et à son potentiel pour combler les lacunes du marché du travail est considérée comme contradictoire et largement irrationnelle.

Dans cet article, je tente de montrer que la position de la Hongrie sur la question migratoire est le résultat de configurations de pouvoir spécifiques et de tensions discursives liées à l’organisation politique, économique et culturelle de l’Union européenne[4]. Je mobilise la notion d’« européanisme » pour montrer que les discours et pratiques officiels hongrois sur la migration et l’asile sont en fait fortement alignés non seulement sur la politique migratoire de l’UE, mais aussi sur les récits identitaires qui sont au cœur du projet européen. Par la suite, je montre que les positions de la Hongrie sur la migration sont en fait fonctionnelles pour la gestion des relations de pouvoir entre la Hongrie et les institutions européennes. 

Ces analyses montrent à leur tour que les politiques et les pratiques migratoires hongroises sont les produits de la politique européenne, et plus particulièrement de la (ré)organisation capitaliste spécifique de cette région qui a accompagné l’intégration européenne. Il apparaît, en effet, que la mise en place de ce système économique s’est accompagnée de la production de sujets spécifiques (désirables) et, simultanément, de la production de groupes indésirables.  

J’utilise la notion d’ « économie morale » pour désigner les processus par lesquels les relations de production exemplifient des idées spécifiques de vertu et de droit. Les économies morales produisent ainsi des régimes de citoyenneté et d’appartenance qui sont ancrés dans des configurations et des intérêts économiques particuliers et les reflètent. L’analyse des nouvelles économies morales associées à la transition vers des économies capitalistes nous aide à mieux comprendre la culturalisation des questions sociales et nous permet de réfléchir à la reconfiguration des rapports sociaux sur la base de nouvelles articulations de la race, du genre et de la classe.

La Hongrie dans le régime frontalier de l’UE : « protecteur de l’Europe » ou État-membre de seconde classe ?

Depuis les années 1990, la politique commune d’immigration et d’asile de l’Europe s’organise autour d’un régime dual : la zone intra-européenne de libre circulation est bordée d’un régime de contrôle aux frontières extérieures axé sur l’exclusion et les impératifs de « sécurité »[5].  Les cibles des pratiques sécuritaires sont, en particulier, les personnes qui tentent d’entrer dans l’UE pour demander l’asile.

Au cours des années 2000, un ensemble de mesures allant dans ce sens ont été mises en œuvre ; elles vont de l’extension des attributions de l’Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures de l’Union européenne (Frontex)[6] à la multiplication des technologies de surveillance et de détection des migrant.es, en passant par l’augmentation du nombre de gardes-frontières et l’intensification de coopération en matière d’échange de données biométriques dans le cadre d’un système sophistiqué de surveillance et de contrôle des mouvements dits irréguliers.

Ce système vise à repousser les réfugiés le plus loin possible de l’Europe de l’Ouest et du Nord. Ainsi, au sein de l’espace européen, le règlement de Dublin permet de renvoyer les demandeurs d’asile dans leur premier pays d’entrée, tandis que des pays de plus en plus éloignés des frontières de l’UE sont chargés d’empêcher le départ de personnes que les États membres perçoivent comme de futur.es candidat.es à l’asile[7].  

Lorsque la Hongrie a rejoint l’UE en 2004, ce régime de contrôle des frontières était déjà largement en place. En vue de son entrée dans l’espace Schengen, le pays est tenu de transposer dans son droit national l’acquis de Schengen, c’est-à-dire l’ensemble des lois et règlements relatifs à l’espace ainsi nommé, y compris une série de mesures contenues dans le code des frontières[8].  

En ce qui concerne le contrôle des frontières extérieures, la mise en œuvre de cet acquis se concentre sur deux aspects : d’une part, une réforme des politiques de visas, puisque les visas délivrés au niveau national sont désormais des « visas Schengen » et doivent donc être soumis à de nouveaux critères, plus restrictifs, et, d’autre part, le renforcement de la surveillance à la frontière du pays.

Ces mesures se sont accompagnées d’une augmentation des capacités de détention et d’expulsion, avec l’ouverture de nouveaux centres de rétention administrative dans les années 2000. L’adhésion à l’UE impliquait également l’entrée progressive des ressortissants du nouvel État membre dans le régime européen de libre circulation, ce qui s’est manifesté par l’émigration croissante de personnes de la partie orientale de l’UE vers les marchés du travail occidentaux au cours des années et décennies qui ont suivi leur adhésion.

En tant que voisin de l’Ukraine et de la Serbie (et, à l’époque, de la Croatie et de la Roumanie, qui n’étaient pas encore membres de l’Union européenne), la Hongrie s’est vue attribuer un rôle clé dans ce régime européen de protection des frontières. Ce positionnement en « première ligne » a été pris très au sérieux par le gouvernement. Selon Sándor Illés et Attila Melegh, les autorités hongroises étaient particulièrement zélées dans le contrôle des frontières, y voyant une occasion de montrer leur dévouement au projet européen[9].  

L’administration de l’époque tenait à souligner que, ce faisant, le pays renouait avec sa tradition historique. En 2009, Krisztina Berta, alors chef des services consulaires au ministère hongrois de l’intérieur – et responsable de la mise en œuvre de la nouvelle politique hongroise en matière de visas – expliquait que le pays était redevenu la « dernière ligne de défense de l’Europe occidentale face à l’Est »[10].  Le contrôle de la frontière impliquait une distanciation symbolique et matérielle vis-à-vis de l’ « Est », permettant à la Hongrie de s’inscrire pleinement dans l’ « Ouest » et de se situer fermement dans la nouvelle géographie politique de la région.

Le retour à l’Europe ?

Ce positionnement est en parfaite adéquation avec ce que j’ai décrit ailleurs comme l’ « européanisme », c’est-à-dire un discours qui attribue à l’Europe une identité civilisationnelle et morale partagée, souvent considérée comme enracinée dans un héritage chrétien, et caractérisée par une tendance naturelle à la démocratie libérale[11]

Cette autoreprésentation de l’Europe comme communauté de valeurs s’articule autour de diverses catégories d’altérité qui, par leur exclusion, délimitent les frontières supposées de cette communauté imaginée. Parmi elles, la figure fantasmée du migrant dangereux, menaçant d’infiltrer et de dénaturer la « culture européenne », inspirée des tropes orientalistes, a joué un rôle clé dans la construction européenne[12].  

L’européanisme est ainsi sous-tendu par ce qu’Edward W. Saïd appelle des « géographies imaginaires », c’est-à-dire une vision du monde composée d’espaces tantôt nobles tantôt décadents, de territoires à valoriser et d’autres à développer ou à combattre. Ces géographies imaginaires, explique Saïd, sont fondées sur des idéologies spatiales normatives et asymétriques, et procèdent de relations de pouvoir inégales[13].  

En ce qui concerne la Hongrie, et plus largement l’Europe centrale et orientale, l’une des manifestations de cette rhétorique européaniste dans les années 1980 a été portée par des intellectuels libéraux du bloc de l’Est comme Milan Kundera qui cherchaient à faire revivre l’idée de Mitteleuropa[14].  Cette notion allemande, dont il existe différentes conceptions idéologiques ainsi que des définitions géographiques, remonte au 19e siècle. Elle a historiquement été associée à l’objectif de créer un espace économique unifié et libéral en Europe centrale.

Dans les années 1980, cette idée d’une Europe centrale appartenant clairement à l’Ouest, mais s’étendant le long du Danube, a servi de « concept-passerelle » pour l’élargissement de l’UE. Le discours sur la Mitteleuropa présentait les pays d’Europe centrale comme les victimes d’un « kidnapping politique » par le bloc de l’Est, alors que leur véritable identité est « culturellement occidentale. »[15]  

Le discours a ainsi déplacé les contours de la géographie imaginaire de la guerre froide en incluant l’Europe centrale dans une vision renouvelée de l’Occident. Il a également donné une signification particulière aux difficultés générées par les processus de transition, qui n’étaient plus perçus comme les effets objectifs du changement de régime, mais dépeints comme des sacrifices justifiés par un désir de « retour » à une Europe chrétienne, libérale et capitaliste.

Au-delà de la nature fictive du récit d’une identité morale européenne libérale et universaliste, ce discours conduit également à ce que Dino Murtic appelle une « chaîne d’altérités européennes. »[16]  Prenant l’exemple de l’ex-Yougoslavie, Murtic illustre comment les discours identitaires conduisent à la production de divisions et de hiérarchies au sein de l’Europe : le discours nationaliste croate, par exemple, est ancré dans une représentation de l’Europe catholique, en opposition au christianisme orthodoxe de son voisin serbe, qui à son tour se définit comme européen en opposition à l’islam bosniaque et kosovar.

C’est d’ailleurs souvent au nom d’une culture européenne « authentique » que l’on assiste aujourd’hui au retour des discours antisémites et anti-Roms dans les pays de l’Est. L’ironie de cette compétition pour l’européanité est d’autant plus frappante que, pour l’Occident, l’ensemble de l’Europe centrale est au mieux une Europe de seconde zone[17].    

Ainsi, la « transition » vers le capitalisme libéral et l’entrée des pays d’Europe centrale et orientale dans l’UE font l’objet d’un double discours : à la vision d’un processus de retour au foyer historique s’oppose une rhétorique selon laquelle le processus a déjà échoué, ces pays étant considérés comme trop éloignés de l’idéal européaniste. Quoi qu’il en soit, les pays d’Europe centrale et orientale doivent constamment démontrer leur volonté de se comporter en bons élèves de l’Europe et redoubler d’efforts dans l’espoir d’égaler leurs homologues occidentaux. Un exemple frappant de l’intériorisation de ce discours infantilisant par les élites politiques post-socialistes est fourni par l’interview déjà mentionnée de Krisztina Berta, qui se vante de ce que les performances de la Hongrie en matière de contrôle des frontières ont valu au pays « une excellente note à l’école. »[18]

Analyser l’articulation entre le mythe civilisationnel d’une Europe vertueuse à défendre contre la menace migratoire et la position subalterne des nouveaux pays de l’espace Schengen permet ainsi de saisir l’investissement de la Hongrie dans le rôle de défenseur d’une Europe « blanche » et « chrétienne ». Dans cette perspective, la politique migratoire de ce pays apparaît non pas comme une rupture radicale ou une anomalie morale par rapport au reste de l’Europe, mais plutôt comme l’exacerbation des tendances caractérisant le processus d’adhésion à l’UE et comme le résultat de la position spécifique du pays au sein de l’espace européen.

Les paradoxes de l’européanisme 

Les campagnes anti-UE de Viktor Orbán peuvent sembler paradoxales à première vue. Depuis 2015, son gouvernement s’oppose invariablement à tout projet de gestion des migrations émanant de Bruxelles, invoquant, d’une part, un manque de démocratie dans la prise de décision au niveau supranational et, d’autre part, le droit souverain des pays de décider de qui entre sur leur territoire. En décembre 2015, soutenu par le chef du gouvernement slovaque, Viktor Orbán a intenté un procès contre le mécanisme provisoire de relocalisation obligatoire des demandeurs d’asile adopté trois mois plus tôt par le Conseil des ministres de l’UE. Cette démarche s’est accompagnée, sur le plan intérieur, d’un référendum visant à montrer l’opposition de la population au mécanisme de relocalisation. Organisé le 2 octobre 2016, après une campagne virulente comprenant des affiches anti-immigration et des discours visant les institutions européennes, les résultats du référendum n’ont pas eu de valeur juridique en raison d’une faible participation[19].

Pourtant, loin de marquer un détournement des idées d’Europe, les positions anti-UE d’Orbán ont en fait été légitimées au nom de la préservation de l’européanité et de l’« héritage chrétien de l’Europe. » Orbán affirme que « Bruxelles était en proie à la folie » et n’était « plus capable de protéger l’Europe », justifiant ainsi la nécessité pour la Hongrie de proposer un leadership européen alternatif. Ce faisant, il construit une image du pays en tant que nouvelle avant-garde européenne, mieux à même de protéger l’Europe que les institutions européennes et les États membres occidentaux. En d’autres termes, Orbán a investi le domaine de la politique migratoire comme un champ de bataille politique au sein duquel il peut contester les hiérarchies intra-européennes et par lequel il peut renégocier le poids de la Hongrie dans les processus décisionnels européens.  

Culturaliser le capitalisme : les économies morales de l’illibéralisme

La position anti-immigration de la Hongrie n’est donc pas tant le résultat d’une anomalie morale que l’expression de manœuvres politiques pragmatiques, visant des objectifs spécifiques dans le contexte de l’UE. La trajectoire politique de Viktor Orbán et de son parti Fidesz, une formation farouchement pro-démocratie libérale en 1989 et devenue depuis un champion de l’« illibéralisme », reflète cet opportunisme politique. L’une des premières utilisations du terme « démocratie illibérale » dans le contexte hongrois remonte à 2014, lorsque Viktor Orbán a prononcé un discours devant un groupe de jeunes Hongrois en Roumanie. L’illibéralisme tel qu’il le décrit est un mode d’organisation politique visant à rendre l’État économiquement plus compétitif. Pour ce faire, il faut éliminer un certain nombre d’obstacles à la compétitivité, notamment les organisations de la société civile, les organisations non gouvernementales (ONG) et les mouvements sociaux qui ralentiraient les performances du pays[20].  

L’illibéralisme de Viktor Orbán est donc un processus de redéfinition de la communauté politique, conformément à l’idée que seul.es celles et ceux qui contribuent à rendre l’État compétitif sont des membres légitimes de la « nation »[21].  Dans le contexte de la transition vers une économie capitaliste et de la crise financière mondiale, cette compétitivité se définit principalement par la capacité du pays à rattraper économiquement l’Europe occidentale et, plus largement, à devenir compétitif dans l’économie mondiale. Sa trajectoire de développement et la forme politique qu’elle a engendrée sont donc le produit de la position spécifique de la Hongrie dans la semi-périphérie européenne.

Dans cette perspective, les individus et les groupes sociaux considérés comme improductifs et identifiés comme « ralentissant » la performance de la nation, deviennent des groupes indésirables, qu’il faut neutraliser par des mesures de ségrégation. Depuis 2014, des réformes visant les chômeurs, les sans-abris, les personnes handicapées et les communautés roms, déjà fortement stigmatisées par des discours racistes, ont été adoptées, dans le but de marginaliser davantage encore ces populations sur le plan social et économique. Si les « migrants » ne faisaient pas encore partie de la rhétorique conservatrice de l’époque, les mécanismes et dispositifs déployés à partir de 2015 pour les exclure étaient déjà bien en place avec divers groupes pris comme cibles. Ces positions, dénoncées par les chefs de gouvernement de l’UE comme éloignées des « valeurs européennes », sont donc en partie le produit des processus politiques et idéologiques à l’œuvre dans la transformation des économies d’Europe centrale, et directement liés à leur intégration au mode de production capitaliste au sein de l’UE. En outre, ces positions ont porté leurs fruits sur le plan politique, Viktor Orbán s’étant imposé comme la figure de proue d’une droite européenne ultraconservatrice qui gagne en popularité avec la montée de la rhétorique identitaire et sécuritaire en Europe. 

L’élargissement de cette approche dans un cadre analytique intersectionnel est également d’une importance capitale. Un domaine où l’ordre moral capitaliste se combine à une politique ultraconservatrice est le droit de la famille, qui a fait l’objet de plusieurs réformes ces dernières années. La plus récente, la loi sur la famille de 2020, vise à intervenir dans la gestion de la démographie hongroise en encourageant les naissances.

Elle est ancrée dans la conception de la famille traditionnelle et valorise le travail domestique des femmes. La vision conservatrice des rôles sexués est encouragée par des mesures incitatives (notamment fiscales) qui récompensent les couples hétérosexuels et les femmes ayant des enfants. Ces amendements s’accompagnent d’attaques contre les communautés LGBTQI+, ainsi que d’agressions contre les études de genre et les mouvements féministes. En 2020, une réforme constitutionnelle a rendu illégale l’adoption par les couples de même sexe et a inscrit dans la Constitution une définition de la famille comme « fondée sur le mariage et le lien entre les parents et les enfants, où la mère est une femme et le père un homme ».

Décriée dans le reste de l’UE comme une preuve supplémentaire du caractère rétrograde de la Hongrie, elle révèle que cette moralisation de la sexualité – dans le seul objectif d’assurer la reproduction sociale d’une « nation » compétitive – est aussi une réponse spécifique aux contradictions produites par la place du pays dans l’organisation économique de l’Europe, et la division transnationale du travail qui en découle.  

L’économie morale (j’entends par là le régime des subjectivités désirables et indésirables qui accompagne les relations de production) qui sous-tend cette vision illibérale génère néanmoins certaines contradictions. Plusieurs éléments doivent être analysés afin de comprendre son impact sur la politique migratoire.

Tout d’abord, notamment depuis 2015, la Hongrie souffre d’une grave pénurie de main-d’œuvre, aggravée par son refus d’accueillir des travailleur.euses immigré.es. Cette pénurie de main-d’œuvre est liée à un déclin démographique sévère, couplé à l’augmentation continue de l’émigration vers les pays occidentaux de l’UE au cours de la dernière décennie[22].  Selon les données d’Eurostat, le pourcentage de personnes en âge de travailler résidant dans un autre pays de l’UE est passé de 1,2 à 4,5 % de la population entre 2010 et 2020[23].  

Anticipant les pénuries de main-d’œuvre, la Hongrie a tenté de promouvoir le « retour » des personnes considérées comme des « Hongrois ethniques ». Il s’agit principalement des groupes s’identifiant comme hongrois mais qui ont été séparés du pays lors de son découpage en 1921 et qui résident de facto dans des pays voisins comme la Serbie, la Roumanie, la Slovaquie et l’Ukraine. Ainsi, une loi sur la citoyenneté adoptée en 2010 permet aux personnes dont les ancêtres avaient la nationalité hongroise de l’acquérir sans condition de résidence dans le pays[24].  

Mais ces contradictions ont également conduit à de nouvelles formes d’organisation transnationale du travail. On assiste, depuis plusieurs années, à une augmentation du nombre d’« agences de travail temporaire », qui agissent comme des intermédiaires entre les États et/ou les différentes entreprises possédant des usines dans les pays d’Europe centrale, afin de fournir une main-d’œuvre bon marché[25].  

Ce système a pris de l’ampleur à la suite de la pandémie de COVID-19, au cours de laquelle l’emploi de ressortissants de pays tiers par le biais de ces agences a été étendu et simplifié. En particulier, un décret adopté en juillet 2021 place la responsabilité de l’emploi des ressortissants de pays tiers sous la tutelle du ministre des affaires étrangères et du commerce, et prévoit de nouvelles dérogations en matière de droit du travail[26].  Ces agences (ou, souvent, leurs sous-traitants) sont actives dans les pays voisins, notamment en Serbie et en Ukraine, et proposent d’envoyer en Hongrie des travailleurs « compatibles », pour reprendre l’expression de Viktor Orbán, pour des périodes courtes et déterminées. 

Un tel mécanisme est intrinsèquement lié à l’organisation économique spécifique de l’espace européen et à la division régionale du travail qui la sous-tend. En Hongrie, les agences en question fournissent des travailleurs pour l’industrie automobile, c’est-à-dire pour les usines d’assemblage de voitures ou de production à bas prix de différentes pièces utilisées pour l’assemblage des voitures en Allemagne[27].  

La délocalisation de l’industrie automobile allemande à l’Est nécessite donc la disponibilité d’une main-d’œuvre bon marché et hyperflexible, tandis que les bas salaires poussent les Hongrois à chercher du travail ailleurs en Europe, en vertu de leur participation à l’espace de libre circulation. Le recours aux agences d’intérim permet au pays de résoudre cette contradiction, puisque sa position anti-immigration l’empêche de se tourner vers les travailleurs des périphéries orientales et méridionales de l’Europe, qui fournissent habituellement ce type de main-d’œuvre au reste de l’UE. 

Dans le même ordre d’idées, en décembre 2018, un projet de loi a été adopté, malgré une vague de protestation sans précédent, qui permet aux employeurs d’exiger de leurs employés jusqu’à 400 heures supplémentaires par an et de retarder le paiement de ces heures pendant trois ans. Selon la rhétorique justifiant son adoption, ce projet de loi est censé permettre aux travailleurs de travailler dans le pays, plutôt que de trouver des opportunités d’emploi à l’étranger[28].  En effet, malgré une pénurie de main-d’œuvre, il existe une concurrence pour les emplois entre les Hongrois et les « migrants ».

Cependant, cette concurrence ne se joue pas seulement sur le marché du travail local, mais aussi en Europe occidentale, notamment en Allemagne, principal lieu de résidence des travailleur.euses migrant.es hongrois.es et premier pays à accueillir des réfugiés en 2015. Viktor Orbán a insisté sur ce point en 2017 lors d’une rencontre avec la chancelière Angela Merkel, exigeant que les Hongrois continuent de bénéficier d’un accès privilégié au marché du travail allemand, au nom de leur appartenance à la communauté européenne. L’enjeu est de taille, car les transferts de fonds des travailleur.euses immigré.es représentent une part croissante de l’économie hongroise. Entre 2016 et 2019, leur part a été estimée entre 3 et 4% du PIB[29].

Conclusion

Il apparait ainsi que le nouvel ordre moral conservateur en Hongrie est avant tout le produit de l’organisation économique de la communauté européenne et des contradictions qu’elle génère. Il vise à redéfinir les relations sociales afin de les mettre au service de la transition vers le mode de production capitaliste et de l’insertion du pays dans la division transnationale du travail.

Dans cette perspective, le citoyen vertueux est avant tout un citoyen productif. Les multiples réformes juridiques et constitutionnelles adoptées au cours de la dernière décennie sont largement orientées vers cet objectif : faire du droit un levier pour remodeler et mobiliser la communauté politique en défense des intérêts économiques. Si les mesures d’exclusion visant, depuis 2015, les migrant.es ont été traitées comme des questions culturelles dans le discours politique européen, elles font en réalité partie d’une économie morale capitaliste plus large, et s’articulent avec les réformes visant d’autres groupes sociaux. 

La politique migratoire radicalement excluante de la Hongrie s’articule à un projet de société qui cherche à répondre aux exigences de l’organisation économique et politique de l’UE et de l’économie mondiale. En ancrant notre analyse dans ce contexte plus large, nous pouvons donc discerner une logique commune à un large éventail de politiques publiques, y compris celles liées à la migration. Cette moralisation du politique, qui instrumentalise une position anti-immigration radicale dans le cadre de manœuvres politiques à l’échelle nationale et européenne, ne peut être comprise qu’à la lumière d’une analyse matérialiste et structurelle des transformations de ces pays au cours des trois dernières décennies.

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Traduction depuis l’anglais par Stathis Kouvelakis.

Publié initialement 

Notes

[1] Pour une analyse des positions idéologiques ouvertement antilibérales et populistes des élites post-socialistes hongroises et de leur lien avec les hiérarchies mondiales et la frustration populaire à l’égard de ces hiérarchies mondiales cf. A GAGYI, (), « ‘Coloniality of power’ in East Central Europe: external penetration as internal force in post-socialist Hungarian politics », Journal of World-Systems Research, vol. 22, n°2, 2016, p. 349-372.

[2] « L’afflux de réfugiés menace l’identité chrétienne de l’Europe selon Viktor Orbán », Le Soir, 3 septembre 2015.

[3] « Migrants: Merkel and Orban Clash over Europe’s ‘Humanity », BBC News, 5 juillet 2018.

[4] J’ai analysé par ailleurs l’économie politique des discours sur l’Europe et l’appartenance européenne. Cf. Céline Cantat, « The ideology of Europeanism and Europe’s migrant other, International Socialism Journal, n° 152, Octobre 2016 ». 

[5] Cf. Denis Duez, L’Union européenne et l’immigration clandestine. De la sécurité intérieure à la construction de la communauté politique,Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles, 2008 [en ligne].

[6] L’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes, créée par le règlement (UE) 2016/1624 du 14 septembre 2016 relatif au corps européen de garde-frontières et de garde-côtes, a remplacé l’Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures des États membres de l’UE. Elle a la même personnalité juridique et est connue sous le même nom : Frontex.

[7] Claire Rodier, « Externalisation de l’asile: concept, évolution, mécanismes », in GISTI, Le droit d’asile à l’épreuve de l’externalisation des politiques migratoires, Paris, Gisti, 2020, p. 19-34 [en ligne]

[8] Le code frontières Schengen fait référence au règlement (CE) n° 562/2006 du Parlement européen et du Conseil du 15 mars 2006 établissant un code communautaire relatif au régime de franchissement des frontières par les personnes. Cf. Mathilde Darley, « Le contrôle migratoire aux frontières Schengen : pratiques et représentations des polices sur la ligne tchéco-autrichienne », Cultures & conflits, n° 71, Automne 2008, p. 13-29 [en ligne].

[9] Cf. Sandor Llés, Attila Melegh, Hungary in the Schengen System: Bastion or Gateway? Qualitative and Quantitative Analysis of the Schengen-based Visa System and Visa Issuance Practice in Hungary, Hungarian Europe Society, Budapest, 2010.

[10] « Interview with Dr. Krisztina Berta, Head of the Consular Department of the Ministry of Foreign Affairs », Diplomata, n° 1, 2009.

[11] Cf. Céline Cantat, Contesting Europeanism: Discourses and Practices of Pro-Migrant Organisations in the European Union, PhD Thesis in Social Sciences, University of East London, Londres, 2015 [en ligne].

[12] Ibid.

[13] Cf. Edward W. Said, Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Seuil, Paris 2005. Cf. également Vincent Berdoulay, « Préface », in Lionel Dupuy, Jean-Yves Puyo (dir.), L’imaginaire géographique. Entre géographie, langue et littérature, Presses de l’Université de Pau et des pays de l’Adour, Pau 2014.

[14] Gabriel Godefroy, « Entre Mitteleuropa et Paneuropa : le projet d’Elemér Hantos dans l’entre-deux-guerres », Bulletin de l’Institut Pierre Renouvin, n° 43, 2016, p. 63-74 ; Gérard Delanty, « The Resonance of Mitteleuropa: A Habsburg Myth or Antipolitics ? », Theory, Culture & Society, vol. 13, n° 4, 1996, p. 93-108.

[15] Milan Kundera, Un Occident kidnappé. Ou la tragédie de l’Europe centrale, Gallimard/Le débat, Paris, 2021.

[16] Dino Murtic, Post-Yugoslav Cinema: Towards a Cosmopolitan Imagining, Palgrave MacMillan, Londres, 2015.

[17] Cf. Stathis Kouvélakis, La critique défaite. Emergence et domestication de la Théorie critique, Amsterdam, Paris, 2019, p. 429-443.

[18] Cf. ci-dessus note 10.

[19] Pour une analyse plus approfondie des réponses publiques variées des Hongrois et de leurs implications politiques cf. Margit Feischmidt and Ildiko Zakarias, « Politics of care and compassion : Civic help for refugees and its political implications in Hungary: A mixed-methods approach » in C. Cantat, M. Feischmidt, L. Pries, (dir.) Refugee Protection and Civil Society in Europe, Palgrave Macmillan, Londres, 2019, p. 59–99.

[20] Honor Mahony, « Orban Wants to Build ‘Illiberal State’ », EU Observer, 28 juillet 2014.

[21] Céline Cantat, Prem Kumar Rajaram, « The Politics of the Refugee Crisis in Hungary: Bordering and Ordering the Nation and Its Others », in Cecilia Menjivar, Marie Ruiz, Immanuel Ness (dir.), The Oxford Handbook of Migration Crises, Oxford University Press, Oxford, 2018, p. 181-195.

[22] Attila Melegh, « Unequal Exchanges and the Radicalization of Demographic Nationalism in Hungary », Intersections. East European Journal of Society and Politics, vol. 2, n° 4, 2016, p. 87-108 [en ligne].

[23] L’émigration venant de Hongrie n’a pas connu de forte augmentation dans les années 1990, mais elle s’est rapidement accélérée après la récession économique du pays en 2006, et s’est aggravée avec la crise financière et l’effondrement des prêts en devises accordés à de nombreux ménages. Ce phénomène s’est accentué du fait des coupes sévères dans les prestations sociales depuis 2011. Cf. les données d’Eurostat.

[24] Cf. par exemple Anne-Marie Losonczy, « Ritualisation mémorielle et construction ethnique postcommuniste chez les Hongrois de Transcarpathie (Ukraine) », Civilisations, vol. 59, n° 1, 2010, p. 131-150 [en ligne].

[25] Tibor Meszman, Olena Fedyuk, Temporary Agency Work as a Form and Channel of Labour Migration in Hungary, Friedrich Ebert Stiftung, Budapest, 2020 [en ligne].

[26] Pour une actualisation cf. Tibor Meszmann, National Report Hungary 2022, BARMIG Project [en ligne].

[27] Agnes Gagyi, Tamás Geröcs, Linda Szabo, Márton Szarvas, « Beyond Moral Interpretations of the EU ‘Migration Crisis’: Hungary and the Global Economic Division of Labor », LeftEast, 9 février  2016

[28] Ibid.

[29] Alors qu’ils étaient inférieurs à 0,5 % du PIB jusqu’en 2003, les transferts des émigrés hongrois ont atteint 1,6% du PIB à partir de 2004 (avec l’adhésion à l’UE) et n’ont cessé d’augmenter depuis. Cf. les données de la Banque mondiale.