On ne comprend rien aux sociétés contemporaines sans analyse de classe

Il est de bon ton de déclarer que le marxisme n’a pas grand-chose à dire sur les sociétés modernes et complexes. Mais comme le montre Vivek Chibber dans son dernier livre, The Class Matrix (Harvard University Press, 2022), la classe sociale et les intérêts matériels qu’elle génère sont toujours des caractéristiques centrales du capitalisme.

Bien qu’Occupy Wall Street, les campagnes présidentielles de Bernie Sanders et d’autres événements aient ramené les thèmes de la classe et de l’inégalité économique dans la conscience publique ces dernières années, cette résurgence s’est accompagnée de dénonciations du marxisme comme cadre dépassé pour l’analyse sociale et politique. Les expert.e.s et les politicien.nes nous mettent en garde contre les dangers de trop se concentrer sur la notion de classe sociale ou de la traiter comme étant d’une certaine manière « plus importante » que d’autres identités sociales ou formes de hiérarchie.

Ces refrains à la mode font écho à des affirmations qui sont devenues dominantes dans la théorie sociale universitaire depuis des décennies. Alors que Karl Marx et ses disciples considéraient les forces économiques comme essentielles pour comprendre la stabilité et les conflits sociaux, les partisans du « tournant culturel » de la théorie sociale accordent une place prépondérante aux facteurs non-économiques. Si la classe sociale est une question de position d’une personne dans une structure économique, qu’elle soit, par exemple, propriétaire des moyens de production ou qu’elle doive vendre sa force de travail pour vivre, alors la classe sociale aurait peu de pouvoir prédictif pour expliquer pourquoi les gens font ce qu’ils font, affirment les culturalistes. Nous devrions plutôt nous tourner vers les facteurs culturels contingents : normes sociales, valeurs et pratiques religieuses.

Il est facile de voir l’attrait de ces arguments. Malgré le regain d’intérêt pour les inégalités économiques représenté par Sanders et les phénomènes connexes ailleurs (le corbynisme en Grande-Bretagne, Podemos en Espagne, La France Insoumise), les critiques fondées sur les classes sociales n’ont pas réussi à capter le soutien des classes populaires sur une grande échelle. Les anciens partis de gauche sont en déclin, et de plus en plus de travailleurs se tournent vers la droite. La politique mondiale continue de subir un désalignement des classes : par rapport au début et au milieu du XXe siècle, la classe sociale devient une catégorie de moins en moins pertinente de l’identité et du conflit politiques. Les divisions entre les partis se durcissent, mais aucun camp ne prétend de manière crédible représenter les intérêts, ou gagner la loyauté, des travailleur.se.s.

Si la classe sociale est si importante, pourquoi aussi peu de gens le pensent ? Pourquoi, alors que le gouffre des inégalités économiques se creuse, les travailleur.se.s ne se rassemblent-ils/elles pas autour du drapeau rouge afin de tenter de renverser le système ?

Dans son récent ouvrage, The Class Matrix : Social Theory After the Cultural Turn, le sociologue Vivek Chibber affirme que rejeter l’importance de l’analyse des classes est une grave erreur. Une bonne compréhension marxiste de la classe, affirme-t-il, peut relever le défi des arguments culturalistes en théorie sociale. Mais plus que cela, le marxisme peut nous donner un cadre pour comprendre pourquoi les travailleur.se.s, sous le capitalisme, seront plus susceptibles de se soumettre au système capitaliste que de se révolter contre lui, et peut nous éclairer sur la façon de faire du changement révolutionnaire une réalité.

Structure économique et culture

Au cœur de l’argument de Chibber se trouve une explication élégante de la relation entre la structure de classe du capitalisme et la culture. Les culturalistes soutiennent que tout comportement humain intentionnel est médiatisé par le « travail d’interprétation des acteurs humains », comme le dit le théoricien social William Sewell. Pour qu’une structure sociale, comme, par exemple, le rapport capital/travail salarié, devienne efficace dans un comportement motivant, les agents participant à cette structure doivent apprendre et intérioriser les scripts culturels appropriés.

Cet argument, écrit Chibber, suggère que « l’existence même de la structure semble dépendre des aléas de la médiation culturelle ». Si je suis un travailleur ou une travailleuse, je dois apprendre et intérioriser le fait que je dois trouver et conserver un emploi afin de subvenir à mes besoins et je dois apprendre et intérioriser les normes et les habitudes requises pour ce faire (normes d’élocution et de tenue vestimentaire, certaines compétences, une « éthique du travail », et ainsi de suite). Si je suis un capitaliste, je dois apprendre et intérioriser le fait que le succès signifie maximiser les profits et je dois apprendre et intérioriser les normes et les habitudes qui me permettent d’y parvenir (un objectif unique d’expansion de part de marché et de réduction des coûts, par exemple, ce qui exige une attitude impitoyable à l’égard de mes employé.e.s).

Il peut donc sembler que la motivation humaine s’explique par la culture « jusqu’au bout ». Mais ce n’est pas le cas. Bien que les culturalistes aient raison de dire que les gens doivent s’adapter à certains scripts culturels pour participer aux structures sociales, admet Chibber, il ne s’ensuit pas que ces scripts culturels ont une primauté causale pour expliquer la structure. Au contraire, la structure économique elle-même explique pourquoi les gens ont besoin, en premier lieu, d’apprendre et d’internaliser les scripts pertinents.

Considérez ce qui se passe si un travailleur ou une travailleuse ne parvient pas à intérioriser le script culturel approprié à son rôle. Cela signifie que ce travailleur.se ne parviendra pas à trouver un emploi ou ne pourra pas le garder très longtemps. Le résultat sera la misère, la faim, et pire encore. De même, un capitaliste qui ne parvient pas à intérioriser le script correspondant à son rôle verra bientôt son entreprise faire faillite, et s’il ne se ressaisit pas, il finira par se retrouver dans la situation désespérée d’un prolétaire sans propriété.

Pour les capitalistes comme pour les travailleur.se.s, la structure économique génère de puissants intérêts matériels qui les obligent à intérioriser les scripts culturels correspondant à leur position de classe. Les fondements de leur bien-être individuel sont en jeu en cas d’échec.

Il ne s’agit pas de nier l’importance de la culture. Mais il s’agit de dire que, si nous voulons comprendre pourquoi les gens dans les sociétés capitalistes agissent comme ils le font, il faut accorder à la structure économique un rôle explicatif primordial. Cette affirmation est confirmée, selon Chibber, par la diffusion mondiale du capitalisme aux XXe et XXIe siècles. Des conceptions culturelles particulières sont loin d’être des conditions préalables ou des obstacles insurmontables au développement des structures de classe capitalistes : l’imposition du capitalisme a transformé les cultures du monde entier, y compris celles que l’on croyait autrefois hostiles aux rapports capitalistes, pour les adapter à ses objectifs.

La fausse explication de la fausse conscience

Les marxistes soutiennent que le capitalisme implique essentiellement l’exploitation et la domination de la classe travailleuse par la classe capitaliste. N’ayant pas accès aux « moyens de production », les travailleur.se.s doivent vendre leur force de travail à ceux qui y ont accès : les capitalistes. Une fois qu’un travailleur ou une travailleuse a trouvé un emploi, s’exerce la tyrannie du patron, qui tente d’obtenir d’eux le plus de travail possible pour un salaire aussi bas que possible. Bien que les travailleur.se.s  soient ceux et celles qui produisent les biens et les services que les capitalistes vendent, ces derniers se taillent la part du lion du surplus social produit par leurs employé.e.s sous la forme de profit, tandis que les travailleur.se.s ne reçoivent qu’un salaire dérisoire.

Cet antagonisme des intérêts impliqués dans le rapport capitaliste/travail salarié, et les préjudices qu’il impose aux travailleur.se.s, conduit à des conflits. Marx, observant les organisations syndicales et les mouvements politiques naissants de son époque, pensait que ce conflit prendrait une forme de plus en plus collective et révolutionnaire : les travailleur.se.s se regrouperaient pour résister à leur exploitation et finiraient par « exproprier les expropriateurs », abolissant ainsi la propriété privée et se débarrassant entièrement du capitalisme.

Cela ne s’est pas produit. Il y a bien sûr eu des révolutions socialistes dans les pays où le capitalisme commençait à se développer, à commencer par la Russie en 1917, mais ces sociétés ont rapidement dégénéré en régimes autoritaires et, à la fin du siècle, elles évoluaient dans le sens du capitalisme. En Occident, les partis socialistes se sont progressivement accommodés du système capitaliste et ont fini par s’éloigner même de la promotion de réformes significatives du système et de la représentation de leurs bases ouvrières traditionnelles. Même les syndicats sont en déclin au niveau mondial depuis des décennies.

Pourquoi les prophéties révolutionnaires du marxisme ne se sont-elles pas réalisées ? Selon les penseurs de la nouvelle gauche, la réponse réside dans la culture. Les travailleur.se.s ont effectivement intérêt à s’organiser collectivement pour défendre leur bien-être et, en fin de compte, à renverser le système capitaliste. Mais ils et elles ont été complètement endoctriné.e.s par l’idéologie bourgeoise pour accepter le système comme moralement légitime, et anesthésié.e.s par les consolations superficielles de « l’industrie culturelle », la promesse de biens de consommation, et ainsi de suite. Si seulement les travailleur.se.s pouvaient percer le voile de l’illusion et reconnaître leurs véritables intérêts, dit-on, ils et elles se révolteraient.

Chibber développe sa compréhension matérialiste de la classe pour démonter cet argument. Le problème avec cette explication est que, en raison de leur position de classe, les travailleur.se.s font quotidiennement l’expérience d’une souffrance omniprésente et de la perte d’autonomie au travail, de l’anxiété liée à la recherche ou à la conservation d’un emploi et de la lutte pour maintenir un niveau de vie confortable. Dire que la classe travailleuse en général est en proie à l’endoctrinement idéologique revient à dire que l’idéologie a submergé ces traits prééminents de l’expérience vécue des travailleur.se.s, que l’influence de la « culture bourgeoise » est si forte qu’elle induit une « panne cognitive » systématique, en d’autres termes, une fausse conscience. Pire encore, cette explication positionne bizarrement le théoricien ou la théoricienne comme ayant une meilleure compréhension de l’expérience des travailleur.se.s que les travailleur.se.s.

En fait, les travailleur.se.s  résistent souvent à leur exploitation. Ils et elles trainent des pieds durant leur journée de travail, se font porter pâle, se livrent occasionnellement à des actes de larcin et de sabotage contre leur employeur. Ces formes répandues de résistance individualisée montrent que les travailleur.se.s ne sont pas simplement les dupes des mythes pro-capitalistes.

Pourquoi les travailleur.se.s se révoltent (parfois seulement)

Alors, pourquoi les travailleur.se.s ne se révoltent pas ? La réponse réside dans les coûts et les risques associés à l’action collective. Les travailleur.se.s dépendent de leur emploi pour subvenir à leurs besoins et à ceux de leur famille. Il n’est pas vrai que les travailleur.se.s « n’ont rien d’autre à perdre que leurs chaînes » : en s’organisant ou en agissant avec leurs collègues, ils et elles pourraient très bien perdre leur gagne-pain. « La misère d’être exploité par les capitalistes n’est rien comparée à la misère de ne pas être exploité du tout », ironisait l’économiste Joan Robinson.

Outre la vulnérabilité au chômage, il existe de nombreux autres obstacles à une stratégie de résistance collective. Les travailleur.se.s ont différents intérêts qui vont parfois à l’encontre de l’action collective. Par exemple, alors que la grande majorité des travailleur.se.s  bénéficierait à long terme de la création de puissants syndicats et d’organisations politiques, à court terme, les travailleurs.ses très qualifié.e.s peuvent être en mesure d’obtenir un meilleur accord en négociant individuellement avec les employeurs.

Ensuite, il y a le problème de l’opportunisme du « free rider » : si tout le monde bénéficie du fruit de l’effort collectif, aucun travailleur individuel ne sera moins bien loti s’il ne contribue pas. Cela incite fortement les travailleur.se.s à se dérober face à leurs responsabilités dans les efforts d’organisation collective, mais si un nombre suffisant d’individus se dérobent, les efforts ne seront bien sûr pas couronnés de succès.

La conclusion de Vivek Chibber est que Marx avait tort de penser que le capitalisme produirait naturellement ses propres « fossoyeurs« . Au contraire, les intérêts matériels générés par la structure de classe militent généralement contre l’action collective et poussent plutôt les travailleur.se.s à faire avancer leurs intérêts en travaillant dur et en « gardant la tête basse », tout en s’engageant dans des actes occasionnels de résistance individualisée. Les théoricien.ne.s de la Nouvelle Gauche qui disent que les travailleur.se.s ne se révoltent pas parce qu’ils et elles sont sous l’emprise de l’idéologie bourgeoise font la même hypothèse erronée que Marx et pensent que les raisons de la soumission des travailleur.se.s doivent venir de l’extérieur de la structure économique. En fait, la plupart du temps et dans la plupart des endroits, la structure de classe fournit des raisons suffisamment fortes pour éviter la résistance collective, et encore moins l’activité révolutionnaire.

Mais les travailleur.se.s peuvent s’organiser et s’organisent parfois ensemble pour combattre leurs exploiteurs. Dans quelles conditions l’action collective devient-elle réalisable ? Un ingrédient crucial, selon Vivek Chibber, est la création d’une culture de la solidarité :

« Les travailleurs doivent évaluer les résultats possibles, au moins en partie, en fonction de l’impact qu’ils auront sur leurs pairs ; cela découle d’un sentiment d’obligation et de ce qu’ils doivent au bien commun… En incitant chaque travailleur à considérer le bien-être de ses pairs comme une préoccupation directe pour lui-même, une éthique solidaire contrecarre les effets d’individualisation normalement générés par le capitalisme. Ce faisant, il permet la création de l’identité collective qui, à son tour, est l’accompagnement culturel de la lutte des classes. »

Lorsque les travailleur.se.s en viennent à considérer que leur propre bien-être est lié à celui des autres, les obstacles normaux à l’action collective s’amenuisent. Ils sont plus disposés à prendre des risques individuels et à ne pas profiter des efforts de leurs camarades.

Là encore, la culture est limitée par les intérêts matériels. Une éthique solidaire n’est pas la même qu’une éthique altruiste, dans le sens d’un souci désintéressé du bien-être d’autrui. La solidarité consiste plutôt à former un sentiment d’obligation réciproque autour d’intérêts partagés. Sachant qu’à long terme, ils et elles ont tous intérêt à ce que les organisations de travailleur.se.s soient fortes, les travailleur.se.s intériorisent des normes qui modifient leur façon de peser les coûts et les risques associés à l’action collective. Mon sens de l’obligation envers mes collègues peut me permettre de surmonter ma peur des représailles du patron ; il peut m’encourager à considérer une augmentation de salaire individuelle ici et maintenant comme moins importante que la sécurité offerte par un contrat syndical ; il me fera voir l’opportunisme comme une trahison honteuse de mes camarades.

Lorsque les travailleur.se.s construisent des cultures de solidarité, ils et elles sont plus susceptibles de poursuivre, et de réussir, des stratégies de résistance collective. Mais nous devons souligner que l’organisation de classe n’est pas le seul moyen pour les travailleur.se.s sous le capitalisme de poursuivre leurs intérêts collectivement. Ils et elles appartiennent aussi, bien sûr, à des organisations formelles et informelles basées sur la race, l’ethnicité, la religion, la parenté et d’autres identités sociales. Les travailleur.se.s peuvent utiliser ces réseaux pour naviguer dans les vicissitudes de la concurrence sur le marché du travail en accumulant des ressources et des opportunités d’emploi ; l’utilité de ces stratégies donne lieu à des idéologies justifiant le racisme, l’ethnocentrisme et autres.

De telles identités collectives, comme la classe, ont donc une base dans la structure économique du capitalisme. Pourtant, au fil du temps, le fait que les travailleur.se.s privilégient leur identification avec (disons) les membres de leur race ou leurs coreligionnaires rend moins probable la formation de coalitions importantes et durables pour faire avancer leurs intérêts et permet aux capitalistes de monter plus facilement les travailleurs les uns contre les autres. (Si un syndicat refuse d’admettre des travailleurs non-blancs, par exemple, il trouvera tôt ou tard les patrons qui emploient ces travailleurs exclus comme briseurs de grève).

Ainsi, la raison pour laquelle nous considérons les cultures de solidarité de classe comme particulièrement centrales n’est pas parce que nous considérons l’oppression de classe comme plus importante moralement que d’autres hiérarchies sociales, comme le prétendent certains critiques malveillants. C’est parce que l’organisation selon les lignes de classe est la seule stratégie possible à long terme pour résister et finalement surmonter la domination capitaliste et ainsi saper la base matérielle de l’oppression raciale et d’autres formes d’oppression.

Classe, politique et politique de classe au 21e siècle

Il s’ensuit que la formation des classes, la transformation des travailleur.se.s d’une « classe en soi » en une « classe pour soi » consciente et organisée, selon les termes de Marx, est une proposition extrêmement délicate. Les incitations matérielles générées par la structure économique du capitalisme découragent l’organisation collective des classes et poussent au contraire les travailleur.se.s à chercher des moyens individualisés de poursuivre leurs intérêts ou à se rabattre sur des réseaux de parenté, de race, etc. qui les opposent à leurs compagnons d’armes potentiels.

Grâce aux efforts héroïques de militant.e.s de gauche idéologiquement engagé.e.s dans la construction de cultures de solidarité, le mouvement ouvrier est né et s’est développé à pas de géant à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle. Ces organisateurs et organisatrices ont été aidé.e.s par des circonstances favorables. L’industrialisation rapide a rassemblé un nombre toujours plus grand de travailleur.se.s dans de grandes usines et des centres urbains de grande densité et a diminué la crainte des travailleur.se.s  de connaître un chômage de longue durée.

Dans la majeure partie du monde capitaliste, les travailleur.se.s étaient privé.e.s de leurs droits politiques, ce qui renforçait leur sentiment d’être traité.e.s injustement et rendait évidente la nécessité de s’organiser en fonction des classes sociales pour revendiquer des droits politiques et économiques. Les travailleur.se.s vivaient ensemble dans les bidonvilles, séparé.e.s des autres éléments de la société, ce qui facilitait la prise de conscience de leurs intérêts communs et la formation d’une identité collective.

Ces faits structurels et institutionnels ont constitué un terrain fertile pour la croissance de puissants mouvements ouvriers et de partis socialistes. Ces organisations ont lutté pour une « humanisation » partielle du capitalisme, en redistribuant les richesses et les revenus vers les classes pauvres et ouvrières. Pendant un certain temps, surtout dans l’après-guerre, la croissance économique rapide a permis aux employeurs d’absorber (à contrecœur) les demandes de redistribution des syndicats et des partis de gauche. Cependant, la baisse des taux de profit à partir des années 1960 a contraint les employeurs à être moins tolérants, et les capitalistes ont commencé à riposter, réussissant à écraser les syndicats et à faire reculer l’État-Providence dans une grande partie du monde développé.

Cette histoire nous amène à la période néolibérale, dont les travailleur.se.s n’ont pas encore réussi à se sortir par la lutte. Pendant des décennies, ils ont souffert de la stagnation des salaires et de l’érosion des biens publics. Au début, note Vivek Chibber, les travailleur.se.s ont réagi en se retirant de l’activité politique et de la vie civique. Mais ces dernières années ont été marquées par des manifestations actives de mécontentement, sous la forme d’une recrudescence des actions de grève (bien qu’elles restent à des niveaux historiquement bas) et d’une explosion de colère dans les urnes, sous la forme d’un soutien aux partis populistes et antisystème, aux candidat.e.s de Gauche et de Droite.

Cette tendance à la désaffection et à la colère de la classe travailleuse est compréhensible en termes matérialistes, tout comme les obstacles au renouvellement du mouvement ouvrier organisé et des partis politiques de masse de la classe travailleuse. Les facteurs structurels et institutionnels qui sous-tendent la naissance et l’expansion de la vieille gauche ne sont plus en place. À l’échelle mondiale, les économies capitalistes sont en train de se désindustrialiser, ce qui se traduit par un ralentissement de la croissance de l’emploi, la dispersion des travailleur.se.s dans de plus petites entreprises et une diminution de la sécurité de l’emploi. Dans la plupart des démocraties capitalistes, les travailleur.se.s ont désormais des droits politiques complets et ne sont plus isolés géographiquement dans leurs propres communautés densément peuplées, mais répartis dans les banlieues parmi d’autres classes.

Ces faits signifient que le projet d’organiser les travailleur.se.s a un caractère totalement différent de ce qu’il était à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle. « Le statut électoral et les conditions sociales des travailleur.se.s allaient autrefois de pair avec la structure de classe pour pousser les travailleur.se.s vers une identité commune », écrit Chibber, « mais ce n’est plus le cas. » Leur statut électoral et leurs conditions sociales éloignent aujourd’hui les travailleur.se.s les uns des autres, exacerbant la tendance à adopter des modes de résistance individualisés ou via des réseaux locaux.

Retour à la classe

The Class Matrix n’est pas sans défauts. Nulle part Chibber ne propose ou ne défend explicitement une définition des intérêts matériels, une notion fondamentale pour son analyse de la motivation humaine sous le capitalisme et pour sa distinction entre les explications matérialistes et culturalistes de la structure sociale. Il n’aborde pas non plus les liens entre les intérêts, les préférences et les motivations, un sujet qui préoccupe depuis longtemps les philosophes et les spécialistes des sciences sociales et sur lequel Chibber émet des hypothèses controversées qu’il ne met pas entièrement en évidence.

(Très brièvement : il semble travailler avec une définition des intérêts matériels comme des composantes universelles du bien-être, enracinées dans les besoins et les capacités biologiques de l’homme, qui régulent systématiquement les préférences et les motivations des gens à travers les contextes culturels. C’est certainement une conception plausible et défendable des intérêts, mais non, me semble-t-il, une conception qui va de soi).

Enfin, de nombreuses formulations du livre suggèrent une dichotomie entre les formes individualistes de résistance à la domination et l’action collective de classe. Mais comme nous l’avons vu plus haut, et comme Chibber le reconnaît lui-même à certains moments, les stratégies collectives de promotion des intérêts peuvent également prendre la forme d’une dépendance à l’égard de collectivités raciales, ethniques et autres collectivités en dehors de la classe. Il y a, bien sûr, une similitude importante entre les formes de résistance individualistes et la dépendance à l’égard de réseaux locaux pour accumuler des avantages : elles ne parviennent pas à unir les travailleur.se.s pour s’attaquer au capitalisme à la racine et, pour cette raison, elles sont finalement vouées à l’échec.

Cependant, il s’agit de critiques concernant la forme plutôt que le fond. Dans l’ensemble, The Class Matrix est une démonstration claire, convaincante et systématique de l’opinion selon laquelle la classe est une réalité objective qui façonne de manière prévisible et rationnelle la pensée et l’action humaines, une réalité à laquelle nous devons nous attaquer sérieusement si nous voulons comprendre la société contemporaine et ses symptômes morbides.

Les socialistes d’aujourd’hui sont confronté.e.s à la tâche difficile de construire des cultures de solidarité sur un terrain différent, et moins favorable, que celui de nos prédécesseurs. La possibilité et la façon de le faire sont des questions que Vivek Chibber laisse à ses lecteurs et à ses lectrices. Mais sa contribution à la compréhension de ce qu’est la classe sociale, et pourquoi elle est importante, sera probablement indispensable pour trouver les réponses.

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Nick French est un collaborateur de Jacobin.

Vivek Chibber est professeur de sociologie à l’université de New York (NYU) et co-directeur de la revue Catalyst. Il est notamment l’auteur de Locked in Place: State-Building and Late Industrialization in India (Princeton University Press, 2003) et de Postcolonial Theory and the Specter of Capital (Verso, 2013).

Cet article a été publié initialement ici. Traduction par Christian Dubucq pour Contretemps.