Soutenir l’Ukraine sans chèque en blanc

Gilbert Achcar poursuit dans cet article sa réflexion sur l’invasion russe de l’Ukraine, la politique de l’OTAN et la solidarité avec la résistance ukrainienne. Selon lui, celle-ci ne saurait signifier un chèque en blanc au gouvernement de Volodymyr Zelensky. Elle doit s’accompagner en outre d’une critique radicale de celles et ceux qui, dans les puissances occidentales, sont lancé·es dans une surenchère militariste pouvant conduire à une confrontation directe entre l’OTAN et la Russie.

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La livraison de chars lourds à l’Ukraine a été longuement réfléchie en Allemagne ainsi qu’aux États-Unis, et pour cause. Les deux gouvernements ont tenu jusqu’à présent à ne pas donner l’impression qu’ils épousaient les objectifs de guerre proclamés par les dirigeants ukrainiens au-delà du droit légitime du pays à l’autodéfense contre l’agression russe non provoquée et ouvertement préméditée. Ils n’ont que peu hésité à fournir des armements essentiellement défensifs, tels que des armes antichars, antiaériennes et antimissiles, ainsi que de l’artillerie à courte et moyenne portée. Et bien que les chars lourds puissent également être consacrés à des objectifs défensifs, Washington et Berlin ont sans doute hésité à les livrer parce qu’ils sont chargés d’équipements sophistiqués nécessitant un long entraînement. En outre, le risque de les voir tomber aux mains des Russes sur le champ de bataille ne saurait être pris à la légère.

La résistance de l’Ukraine à l’invasion russe a souvent été décrite comme une guerre par procuration menée par l’OTAN contre la Russie. Cette thèse est trop simpliste. Il ne fait aucun doute, bien sûr, que l’OTAN a épousé l’objectif de repousser l’agression russe lancée le 24 février 2022 et de refouler les troupes russes vers là où elles se trouvaient avant cette date. Il n’était pas difficile de prévoir que l’Alliance soutiendrait cet objectif. Sous-estimer le potentiel de résistance de l’Ukraine et la disposition de l’OTAN à la soutenir est en effet l’échec monumental de Vladimir Poutine. C’est ainsi qu’une guerre lancée dans le but proclamé d’empêcher l’adhésion de l’Ukraine à l’Alliance a conduit à l’intégration hautement intensifiée et précipitée de ce pays dans le système militaire otanien.

En conséquence, à défaut de bénéficier de l’article 5 de l’OTAN, l’Ukraine est devenue un membre de fait de l’OTAN à tous autres égards et à toutes fins utiles. Cela signifie que, même si l’Ukraine ne sera pas encore officiellement considérée comme faisant partie du territoire de l’OTAN de sorte qu’une agression contre elle puisse être considérée comme une agression contre tous les membres de l’Alliance, l’interopérabilité de l’armée ukrainienne avec celle de cette dernière s’est considérablement accrue. L’OTAN renforcera certainement encore les capacités militaires de l’Ukraine après la guerre en cours, de sorte que la dissuasion future de l’Ukraine contre une éventuelle agression russe sera considérablement renforcée. Le pays deviendra ainsi de fait un précieux auxiliaire de l’OTAN face à la Russie.

Cependant, contrairement aux affirmations visant généralement à justifier l’opposition aux livraisons d’armes à l’Ukraine, l’OTAN ne mène pas une guerre totale par procuration contre la Russie proprement dite. L’Alliance n’a même pas accepté d’aider l’Ukraine à récupérer tout le territoire qu’elle a perdu depuis 2014, qui comprend des parties de Donetsk et Louhansk ainsi que l’ensemble de la Crimée. Rien n’indique sérieusement jusqu’à présent que cela ait été ou soit devenu l’objectif de Washington, alors qu’il existe de nombreuses indications du contraire, notamment le refus de Washington de donner son feu vert au bombardement par l’Ukraine du territoire russe ou même de la Crimée, et de doter Kiev de moyens adéquats pour cette fin. Le refus de Joe Biden de livrer les avions de chasse F-16 que le gouvernement ukrainien demande en est un exemple.

Il y a eu, bien sûr, des spéculations sur un éventuel changement de position de Washington à l’avenir, en ce qui concerne à la fois le ciblage de la Crimée et la fourniture de F-16. Et il y a ceux – comme Philip Breedlove, un général quatre étoiles à la retraite de l’armée de l’air américaine qui était le commandant suprême allié de l’OTAN pour l’Europe lorsque la Russie a envahi la Crimée en 2014 – qui ont préconisé depuis le début un soutien illimité à l’Ukraine, y compris une zone d’exclusion aérienne imposée par l’OTAN, d’une manière qui rappelle irrésistiblement le Docteur Folamour (Dr Strangelove) de Stanley Kubrick. Personne ne sera surpris, de même, d’apprendre que Boris Johnson – qui, en tant que Premier ministre britannique et suivant un scénario semblable à celui du film Des hommes d’influence (Wag the Dog), a embrassé la cause de l’Ukraine avec beaucoup d’ardeur en plein scandale du « Partygate » dans lequel il était empêtré au moment où la Russie lançait son invasion l’année dernière – exhorte maintenant son successeur à livrer des avions de combat à l’Ukraine tout en prônant l’intégration officielle du pays dans l’OTAN.

Personne ne sera non plus surpris d’apprendre que Lockheed Martin est favorable à la fourniture à l’Ukraine des F-16 que l’entreprise fabrique. Les industries militaires se frottent en effet les mains dans tous les pays de l’OTAN, exerçant des pressions pour des augmentations massives des dépenses militaires avec des résultats remarquables déjà obtenus à cet égard, en dépit du fait que la Russie ait été très affaiblie par la guerre en cours et la « crédibilité » de sa force très dépréciée. Une illustration récente en est l’augmentation massive des dépenses militaires annoncée par le président français Emmanuel Macron au moment même où son gouvernement est engagé dans un bras de fer avec le mouvement ouvrier et une majorité de l’opinion publique pour imposer deux années de travail supplémentaires avant la retraite. Il semble en effet que, pour le président français, ce soit « la fin de l’abondance » pour tout le monde sauf les militaires.

À l’exception du gouvernement britannique, qui se livre à une surenchère fanfaronne sur l’Ukraine dans le sillage de Johnson, et du gouvernement de la droite polonaise, qui exploite les inquiétudes légitimes de la population du pays, inquiétudes partagées par les États baltes, la plupart des gouvernements de l’OTAN sont circonspects, sinon hostiles à l’escalade de la confrontation militaire indirecte de l’Alliance avec la Russie. Ce n’est pas parce qu’ils craignent que la Russie déclare la guerre à l’OTAN : quelle que soit l’imprudence dont Poutine a fait preuve en envahissant l’Ukraine, si cette expérience lui a montré quelque chose, c’est bien que ses forces armées sont nettement plus faibles que de pouvoir se battre contre l’OTAN. Et ce n’est pas seulement parce qu’ils craignent que Poutine n’ait recours aux armes nucléaires comme il s’est engagé à le faire pour défendre le territoire sacro-saint de la Russie, qui comprend la Crimée selon lui et apparemment selon la plupart des Russes.

C’est aussi parce que Poutine réagit à tout soutien supplémentaire de l’OTAN à l’Ukraine en intensifiant ses assauts meurtriers sur le territoire de cette dernière, comme il l’a fait à nouveau à la suite des décisions américaine et allemande de livrer des chars lourds à Kiev. C’est une perspective très inquiétante pour les gouvernements occidentaux, notamment en raison de l’augmentation potentiellement énorme de l’exode ukrainien vers l’Europe qu’elle implique. Une escalade visant la Crimée et le territoire russe permettrait à Poutine, par ailleurs, d’attiser les sentiments nationalistes d’une population russe jusqu’ici plutôt tiède envers son « opération spéciale ». Il pourrait ainsi mobiliser à une échelle bien plus large. Il ne s’agit donc pas simplement de donner à l’Ukraine les moyens de vaincre son agresseur, comme certains le prétendent. Poutine aime raconter comment il a été impressionné dans sa jeunesse par l’agressivité d’un rat qu’il avait coincé. Et il n’a certainement pas épuisé les moyens d’augmenter considérablement sa destruction de l’Ukraine. C’est pourquoi une escalade de l’OTAN au-delà des limites susmentionnées serait imprudente et devrait être rejetée.

L’annexion officielle par la Russie de quatre oblasts ukrainiens en septembre dernier ainsi que son annexion de la Crimée en 2014 sont à juste titre considérées comme nulles et non avenues. Mais les parties de l’est de l’Ukraine identifiées par l’accord de Minsk II de 2015 ou la péninsule de Crimée ne sauraient pour autant être considérées comme des objectifs de guerre ukrainiens qu’il convient de soutenir. Personne, y compris l’OTAN, n’aurait soutenu une décision ukrainienne de lancer une guerre contre la Russie pour récupérer ces territoires si Kiev l’avait fait avant l’invasion russe. C’est qu’il existe, en vérité, des raisons légitimes de remettre en question le statut de ces territoires à la lumière des souhaits de leur population, et la seule solution acceptable à de tels litiges est de laisser les populations originaires des territoires contestés voter librement et démocratiquement pour leur autodétermination.

Il ne saurait y avoir de règlement pacifique mettant fin à la guerre sans un tel accord, qui en soi constituerait encore un revers évident pour Poutine. Celui-ci ne l’accepterait que s’il y était contraint par la situation militaire sur le terrain et/ou par la situation économique de la Russie. Mais à moins d’un effondrement de son régime qui changerait radicalement la donne, la seule façon d’amener Moscou à respecter définitivement les conditions d’un règlement politique est de le faire passer par l’ONU où il requerrait l’approbation de la Russie ainsi que celle de la Chine. De véritables référendums d’autodétermination devraient être organisés par un organe mandaté par l’ONU, avec déploiement de troupes de l’ONU dans les territoires contestés. Toute autre manière de mettre fin à la guerre en cours ne serait qu’une accalmie temporaire dans une confrontation à long terme entre ambitions nationalistes.

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Entretien publié initialement en anglais par The Nation le 16 février 2023.