Au cours des vingt dernières années, l’hostilité envers les musulmans est devenue l’un des thèmes centraux du discours politique en Europe et en Amérique du Nord. De Donald Trump à Marine Le Pen, les forces et les politiciens d’extrême droite ont fait de l’islamophobie un élément central de leurs programmes électoraux et de leur agitation médiatique.
Dans le même temps, les États-Unis et leurs alliés se sont engagés dans une série de guerres dans le monde arabe. Les retombées catastrophiques de ces guerres ont encore renforcé le racisme à l’égard des musulman-es.
Deepa Kumar est professeur de journalisme et d’études des médias à l’Université Rutgers et l’autrice de Islamophobia and the Politics of Empire (L’islamophobie et la politique de l’Empire), un livre qui explore la relation entre le militarisme impérial à l’étranger et l’islamophobie sur le front intérieur. Ceci est une transcription partielle du podcast Long Reads de la revue Jacobin. Vous pouvez écouter la première partie du podcast ici et la deuxième partie ici.
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DANIEL FINN : Vous affirmez dans votre livre que nous devrions comprendre l’islamophobie comme une forme de racisme plutôt que comme une forme d’intolérance ou de discrimination religieuse. Pourquoi cette distinction est-elle importante, à votre avis ?
DEEPA KUMAR : Je pense que cette distinction est importante parce que si vous voulez mettre fin à l’islamophobie ou au racisme anti-musulman, vous devez comprendre d’où il vient. J’essaie de m’opposer à la conception libérale de l’islamophobie, qui la considère comme un ensemble de mauvaises idées dans la tête d’une personne ou une mauvaise compréhension de l’islam. Bien sûr, il est vrai que les gens ont de mauvaises idées. Mais l’argument central de mon livre est que l’empire est ce qui produit, soutient et est à son tour alimenté par le racisme anti-musulman.
Cela peut sembler un peu abstrait, alors laissez-moi rendre les choses un peu plus concrètes. Depuis le 11 septembre 2001, les musulman.es sont la cible de l’appareil de sécurité nationale étatsunien. Ils et elles sont considéré.es comme une « population suspecte ». C’est pourquoi une surveillance massive et intrusive a été développée. L’histoire est plus ancienne : la surveillance et le profilage racial des musulman.es remontent, aux États-Unis du moins, à la fin des années 1960 et au début des années 1970. Mais ils ont été fortement renforcés après le 11 septembre.
La logique sécuritaire est la suivante : les communautés musulmanes produisent des terroristes et, par conséquent, la police de la ville de New York (NYPD) ou le Federal Bureau of Investigation (FBI) doivent se rendre sur place et surveiller ces personnes. Ces flics se rendent dans les écoles, les jardins d’enfants, les mosquées, les librairies et autres lieux. Pour certaines personnes, il s’agit simplement d’une politique de sécurité intelligente. Mais il faut réfléchir à la logique de tout cela.
Les néonazis et les suprémacistes blancs sont également responsables de la violence politique, tout comme la violence politique des auteurs du 11 septembre. Cependant, vous n’avez pas les mêmes systèmes de surveillance par lesquels les communautés blanches sont infiltrées pour recueillir des informations parce que ces communautés produisent des suprémacistes blancs.
Qu’il s’agisse du modèle de radicalisation du FBI ou de celui de la police de New York, tout est basé sur la racialisation de la population musulmane et sur l’hypothèse que les musulman.es sont enclin.es à la violence. Cette logique est structurellement raciste. Elle ne provient pas de quelques « brebis galeuses ».
Les races sont produites à certains moments pour certains objectifs liés à l’économie politique de l’empire. Barbara et Karen Fields qualifient dans leur livre L’esprit de l’inégalité aux Etats-Unis le processus de production des races de « racecraft » (racecraft : fiction de la race par analogie avec witchcraft : sorcellerie). Les races doivent être produites : elles n’existent pas simplement de manière éthérée ou objective.
Lorsque nous voyons les choses sous cet angle, nous pouvons constater que les Démocrates comme les Républicains sont responsables de ce processus de racialisation, car les deux partis président l’empire. La rhétorique peut être différente, plus libérale dans un cas, plus conservatrice ou réactionnaire dans l’autre. Mais en fin de compte, le racisme anti-musulman émerge des entrailles de l’empire et joue un rôle important dans la reproduction de l’empire.
Le terme « islamophobie » est devenu populaire dans les années 1990, lorsqu’un groupe de réflexion britannique, le Runnymede Trust, a publié un rapport sur la discrimination dont étaient victimes les musulmans et les musulmanes au Royaume-Uni. C’est le terme qui est utilisé depuis lors pour décrire les formes de stigmatisation et de préjugés dont les musulman.es font l’objet. Il peut s’agir de licenciements, de crimes haineux ou de meurtres purs et simples.
Cette façon de comprendre l’islamophobie n’est pas fausse, mais elle est insuffisante. Elle ne s’attaque pas aux racines du problème. Dans le contexte immédiat, c’est la « guerre contre le terrorisme » qui a créé le cadre dans lequel les musulman.es sont considéré.es comme des menaces pour la sécurité.
Les gens peuvent être désorientés lorsque des personnalités comme Barack Obama ou d’autres politiciens libéraux profèrent une forme d’islamophobie et ils ne la voient pas comme telle. Obama a tenté d’intégrer des musulman.es dans l’appareil de sécurité. Hillary Clinton a recruté un certain nombre de musulman.es éminents, de son assistante Huma Abedin à un étatsunien d’origine pakistanaise dont le fils est mort dans la guerre contre le terrorisme et qui est devenu l’un de ses porte-parole.
Mais cette politique d’inclusion consiste à faire entrer des musulman.es dans les hautes sphères pour neutraliser les critiques de racisme. Elle ne change pas les réalités de la torture, de la surveillance et de la guerre des drones. L’inclusion de musulman.es dans les hautes sphères de l’empire ne va pas faire disparaître le racisme anti-musulman. Il est important pour nous d’utiliser le terme « racisme anti-musulman » et de le relier systématiquement aux structures sociales qui permettent cette forme de racisme et en bénéficient.
DANIEL FINN : Quels sont les principaux cadres idéologiques que vous identifiez à travers lesquels le discours islamophobe présente les musulman.es et les communautés musulmanes ?
DEEPA KUMAR : Commençons par définir ce qu’est une idéologie. L’idéologie est un ensemble d’idées, un cadre accepté par tous, si vous voulez, qui présente le statu quo comme étant naturel et incontestable, comme étant simplement la façon dont les choses sont. Elle naturalise le système existant.
Stuart Hall, spécialiste des études culturelles (Cultural Studies), a noté que les idéologies sont plus efficaces lorsque nous ne sommes pas conscients que la façon dont nous formulons et construisons une déclaration sur le monde est sous-tendue par des prémisses idéologiques. Nos formulations semblent être des déclarations descriptives de la façon dont les choses sont : « Les petits garçons aiment jouer aux durs, les petites filles sont pleines de sucre et d’épices. » En fait, cette affirmation repose sur tout un ensemble d’hypothèses idéologiques sur la masculinité et la féminité qui ont été culturellement construites dans la société.
Il est important de comprendre comment l’idéologie a été comprise par divers chercheurs et les chercheuses de la tradition marxiste et en dehors de celle-ci, pour voir comment certaines idées sont répétées comme si elles constituaient d’évidentes vérités, alors qu’elles sont socialement construites. Dans cette optique, j’identifie certains des cadres qui sont présentés comme relevant du bon sens dans les médias et dans les conversations « polies ».
Le premier est que l’Islam est une religion monolithique. Il n’y a qu’un seul Islam, sans parler de la diversité des pratiques islamiques, avec les variétés d’Islam sunnite et chiite. En fait, à mesure que la religion s’est répandue, elle a intégré les différentes traditions des régions où les dirigeants musulmans ont commencé à étendre leur empire.
Cette diversité de pratiques et de cultures est effacée afin de créer un monolithe. Il s’agit d’une démarche importante, car vous ne pouvez pas dire que les musulman.e.s sont tout ceci ou tout cela à moins d’ossifier la religion elle-même, puis d’affirmer que si vous pratiquez l’islam, vous êtes, par exemple, poussé à la violence. C’est la première étape nécessaire pour racialiser les musulmans.
Deuxièmement, il y a l’idée que l’Islam est intégralement sexiste et que les femmes musulmanes doivent être libérées par l’Occident. Cette idée a une longue histoire, qui remonte à l’apogée du colonialisme européen au XIXe siècle, lorsque le « fardeau de l’homme blanc » impliquait, entre autres, la responsabilité supposée de « libérer » les femmes non-blanches des hommes non-blancs. En réalité, bien sûr, les choses ne se sont pas passées ainsi. Mais ce cadre est un outil utile pour enrôler les populations domestiques de l’Occident dans le soutien de l’empire.
Le troisième cadre soutient que l’Islam est anti-moderne et ne sépare pas religion et politique. Il s’agit d’une idée popularisée par des personnalités comme Bernard Lewis, qui a été le premier à inventer l’expression « choc des civilisations ». L’argument est le suivant : en Occident, il y a eu une séparation claire entre la religion et la politique à l’ère moderne, après la Renaissance et les Lumières, avec un retour en arrière contre la domination chrétienne. Cependant, la même chose ne s’est pas produite dans ce qu’on appelle le « monde de l’Islam ».
Là encore, ce n’est pas exact. Il existe une séparation de facto entre la religion et la politique dans les États à majorité musulmane, qui remonte au IXe ou au Xe siècle, lorsque les « hommes de la plume », les érudits religieux, et les « hommes de l’épée, les dirigeants politiques et militaires, opéraient de manière autonome.
Les personnes qui aiment colporter le mythe de la séparation de la religion et de la politique en Occident ont tendance à passer sous silence la persécution des scientifiques par l’Inquisition. Galilée a été contraint de se rétracter sous peine d’être tué. Avec d’autres personnalités, il contestait le point de vue chrétien selon lequel le Soleil tourne autour de la Terre et non l’inverse. Ces vérités gênantes sont passées sous silence dans le récit de cette histoire.
Cela m’amène au quatrième mythe, qui concerne la place de la science dans les pays à majorité musulmane. L’argument est que l’esprit musulman est incapable de rationalité et de science, ce qui constitue la base de l’idée qu’il existe une « rage musulmane » irrationnelle qui pousse les gens à devenir des terroristes.
Ce cadre idéologique gomme le fait qu’après le déclin de l’Empire romain en Europe et le début de ce que l’on appelle « l’âge sombre », ce sont les royaumes musulmans, d’Al-Andalus en Espagne et au Portugal jusqu’en Inde, qui ont préservé les connaissances de la Grèce et de la Rome antiques. Non seulement ces royaumes ont traduit les grandes œuvres de l’astronomie, de l’architecture et d’autres domaines, mais leurs érudits s’en sont également inspirés. Un certain nombre de personnes ont affirmé que sans leur travail, l’Europe ne serait jamais sortie de « l’âge sombre » et n’aurait jamais connu la Renaissance.
Le cinquième cadre idéologique soutient que l’Islam est intrinsèquement violent. Cette idée remonte aux Croisades, mais elle a été ravivée avec une certaine virulence après le 11 septembre. Il présente les musulmans comme s’ils étaient prêts à exploser dans une rage violente. C’est cette idéologie qui permet de justifier les divers programmes de surveillance et de provocations policières.
Enfin, il y a le sixième cadre, selon lequel l’Occident doit répandre la démocratie parce que les musulman.es sont incapables de s’autogouverner de manière démocratique. Il s’agit d’un exemple classique du « fardeau de l’homme blanc ». Le sixième cadre présente l’Occident (et surtout les États-Unis) comme un phare de la démocratie sur la scène mondiale. Les pays à majorité musulmane du Moyen-Orient et du Sud doivent être conseillés et supervisés par les États-Unis. De là découlent les guerres et les occupations que nous avons connues.
DANIEL FINN : L’un des principaux arguments de votre livre est que l’histoire de l’islamophobie est inséparable de l’histoire de l’empire. Quelles sont, selon vous, les racines historiques à long terme de ce phénomène, qui remontent à la fin du Moyen Âge et au début de l’époque moderne en Europe ?
DEEPA KUMAR : Dans la première édition de mon livre, j’ai compris que l’islamophobie était apparue pendant les Croisades et la Reconquête espagnole. C’est à cette époque que se sont développées certaines des pires images des musulmans en tant qu’ennemis et force à vaincre.
Cependant, en préparant la deuxième édition, j’ai approfondi l’histoire médiévale et je n’ai pas été convaincu par les arguments de ceux qui font remonter l’existence de la race et du racisme à l’Antiquité. D’autres soutiennent de manière très convaincante que la notion de race n’existait pas à l’époque médiévale.
L’universalisme chrétien médiéval ne reposait pas sur la croyance en des « Autres » permanents, qui constitue l’une des caractéristiques du racisme moderne.
À ce moment de son histoire, c’est-à-dire à l’époque médiévale, l’Europe était effectivement un trou perdu sur la scène mondiale. Il existait des empires bien plus puissants en Chine, en Inde et dans les États arabes. Si l’on considère le contexte des Croisades et de la Reconquête, les images de l’Islam sont contradictoires.
Il existe un genre de poésie épique française connu sous le nom de chansons de geste. Certains thèmes sont répétés à l’infini, les musulmans étant dépeints comme des monstres, des bêtes à trois têtes, etc. Mais vous avez aussi des représentations de l’antagoniste musulman comme l’équivalent d’un chevalier français ou européen, noble et courageux. Le seul problème est qu’il s’agit d’un musulman. Dans la scène où il est sur le point d’être tué, il décide de se convertir de l’islam au christianisme et il est accepté au bercail.
Ces produits idéologiques reflètent l’universalisme chrétien, qui n’était pas fondé sur la croyance en des « Autres » permanents, qui constitue l’une des caractéristiques du racisme moderne, mais plutôt sur une attitude d’assimilation. Les gens n’étaient « autres » que dans la mesure où ils n’étaient pas chrétiens. Une fois convertis, ils pouvaient être acceptés.
Les choses ont commencé à changer au début de l’ère moderne, notamment en Espagne et au Portugal, avec l’émergence de deux puissants empires mercantiles entre 1500 et 1800. Je soutiens qu’une forme de proto-racisme a commencé au début de l’Espagne moderne avec la prolifération des lois sur la pureté du sang. Ces lois ont marqué la première tentative de racialisation des personnes en termes biologiques.
De nombreuses conversions forcées de juifs et de musulmans au christianisme ont eu lieu à cette époque. Cependant, même si vous vous convertissiez, votre sang était toujours considéré comme impur. C’est l’un des premiers liens établis entre la biologie et la race.
Pourquoi cela s’est-il produit ? Il est intéressant de noter que cela n’a pas été encouragée par Ferdinand et Isabelle, le duo de souverains catholiques qui ont chassé les musulman.es en 1492 et établi l’empire espagnol. Ce sont les « vieux chrétiens », c’est-à-dire les personnes qui étaient déjà chrétiennes avant les « nouveaux chrétiens« , qui se sont convertis de l’islam ou du judaïsme, qui ont été à l’origine de cette évolution. Les anciens chrétiens voulaient prendre les hautes fonctions des nouveaux chrétiens.
Il y avait une compétition pour ces emplois et pour savoir qui pourrait aller dans le Nouveau Monde et réclamer tout le butin. Les vieux chrétiens voulaient écarter leurs concurrents, en particulier les juifs convertis. En fait, Ferdinand et Isabelle avaient des parents juifs convertis et ils n’étaient pas très heureux de cette situation. Mais la poussée de l’expansion impériale dans le nouveau monde a amorcé un processus par lequel ces lois sur la pureté du sang allaient se répandre dans toute l’Espagne impériale.
En 1492, année de la fin de la Reconquête, on assiste également à l’expulsion massive des Juifs d’Espagne. Les Juifs avaient occupé des postes élevés : ils appartenaient pour partie aux classes dirigeantes, mais ils ont été écartés de ces postes. Les musulmans ne subissent pas immédiatement le même sort, car ils n’occupaient pas ces postes élevés au départ.
Les musulmans de la classe supérieure sont partis, car ils ont vu l’évidence, et ceux qui sont restés étaient des ouvriers agricoles et des paysans dont les produits étaient nécessaires, ce qui les a protégés pendant un certain temps du même type de persécution. Cependant, lorsqu’ils ont commencé à se défendre contre l’Inquisition et le nouveau climat d’intolérance, ils ont commencé à être considérés comme une cinquième colonne et comme des agents de l’Empire ottoman. Eux aussi sont devenus des ennemis racialisés.
Mais il ne s’agit pas encore d’un véritable racisme, car il n’existe pas de sentiment uniforme d’infériorité associé aux juifs ou aux musulmans. Il a fallu les Lumières et la division des êtres humains en divers groupes au sein de nouveaux systèmes de classification pour produire cette notion d’infériorité uniforme. Quand on y pense, il était difficile de considérer les musulmans comme inférieurs quand on avait l’Empire ottoman ou les Moghols en Inde, des États bien plus avancés que ceux de l’Europe à l’époque.
Je vais vous donner un autre exemple culturel qui remonte à l’époque de l’expulsion des musulmans espagnols, connus sous le nom de Morisques, au début du XVIIe siècle. C’est à cette époque que Miguel de Cervantès a écrit son livre Don Quichotte.
L’un des personnages du livre est une femme qui est expulsée d’Espagne et se fait passer pour un Turc, comme capitaine de navire. Elle est arrêtée et jugée, puis fait un discours fantastique sur sa situation, combien elle aimait l’Espagne, comment elle a été expulsée et privée de l’accès à la fortune familiale.
Son discours fait pleurer tout le monde, à tel point que le président du procès l’invite chez lui avec son père et tout le village vient les rencontrer. L’idée qu’un Morisque puisse être « l’un des nôtres » après tout, au plus fort de l’expulsion, est très intéressante. Elle reflète une attitude contradictoire, plutôt que le racisme colonial à part entière que nous avons connu plus tard.
DANIEL FINN : Vous affirmez dans votre livre que le racisme anti-musulman, tel que vous le concevez, s’est développé dans les périodes post-Lumières. Pouvez-vous expliquer votre argument sur ce point ?
DEEPA KUMAR : Comme je l’ai dit, il existe bien sûr des images négatives des musulmans qui remontent aux Croisades et à la Reconquête, ainsi que la montée du proto-racisme au début de l’ère moderne. Mais il n’y avait pas de racisme scientifique au début de l’Espagne moderne, plutôt un proto-racisme à inflexion religieuse. Pendant et après le siècle des Lumières, ces attitudes ont été élevées au rang de science.
Des personnes comme le naturaliste suédois Carl Linnaeus ont commencé à classer les gens en différentes sous-espèces au sein du genre humain. Il a créé un schéma différenciant les Européens, les Africains, les Asiatiques et les Indiens d’Amérique. L’érudit allemand Johann Friedrich Blumenbach a ensuite produit un moyen de classification plus « scientifique ».
Comme l’affirme l’historienne Nell Irvin Painter dans son ouvrage Histoire des Blancs, Blumenbach était important à plusieurs égards. Il a utilisé le terme « Caucasien » pour désigner les personnes de race blanche et a avancé l’idée que la différence humaine était fondée sur la couleur de la peau ainsi que sur d’autres mesures corporelles telles que la taille et la forme du crâne.
Dans son livre intitulé On the Natural Varieties of Mankind, Blumenbach avait identifié cinq catégories d’êtres humains : les Caucasiens, les Ethiopiens, les Américains, les Malais et les Mongols. Ces différenciations des êtres humains élaborées par les penseurs des Lumières se sont avérées très utiles lors de l’apogée de la colonisation européenne au XIXe siècle.
Cela ne veut pas dire que toute la pensée associée au siècle des Lumières était ce que nous considérons comme raciste. Certaines études des Lumières sur l’Islam étaient plutôt sympathiques, allant à l’encontre de l’argument médiéval selon lequel le prophète Mohammed était un imposteur. Voltaire, le penseur français du siècle des Lumières, a défendu Mohammed comme un grand penseur et le fondateur d’une religion rationnelle.
Or, nous avons assisté au développement de grands empires européens : d’abord l’Espagne et le Portugal au début de la période moderne, puis la Grande-Bretagne et dans une moindre mesure la France aux XIXe et XXe siècles. L’essor de ces empires a conduit à la conquête de l’Afrique, de l’Asie et du Moyen-Orient. C’est à ce moment-là que l’on a assisté à la naissance de l’orientalisme.
L’orientalisme était une idéologie et un ensemble de pratiques qui servaient à la fois à justifier et à administrer l’empire. Je ferais ici une distinction entre l’orientalisme administratif officiel et l’orientalisme tel qu’il s’exprime dans l’art et la littérature. Dans le domaine culturel, c’était un phénomène contradictoire. Le mouvement romantique a loué et vénéré les gens du Sud parce que c’était un mouvement contre l’industrialisation.
Mais dans le domaine officiel, on a assisté au développement et à l’extension des notions du siècle des Lumières qui classent les êtres humains en termes de sous-espèces. C’est ainsi qu’est née l’idée de l’Homo Islamicus, les musulmans étant l’une de ces sous-espèces. Il s’agissait de justifier le colonialisme et le fardeau de l’homme blanc. La Grande-Bretagne et la France avaient traversé leurs propres révolutions bourgeoises et étaient censées civiliser et élever les peuples d’autres régions du monde.
La conquête de l’Égypte par Napoléon en 1798 est l’un des premiers exemples de ce « colonialisme éclairé ». Napoléon est arrivé en Égypte prêt à dominer le peuple égyptien. Il avait lu le Coran et tout ce qui avait été écrit sur l’Égypte. Il voulait gagner le cœur et l’esprit du peuple égyptien et lui faire comprendre que la France napoléonienne était là pour relever le peuple égyptien et repousser les Ottomans afin que l’Égypte retrouve sa gloire d’antan.
Il y a deux tableaux auxquels je veux me référer dans ce contexte. L’un s’intitule Bonaparte visitant les victimes de la peste à Jaffa. On peut y voir l’un des premiers exemples de relations publiques. Une rumeur circulait selon laquelle Napoléon avait empoisonné ses propres troupes françaises parce qu’elles avaient contracté la peste. Pour la diffuser, il a commandé une peinture :
Sur le tableau, Napoléon, au centre, touche certains soldats français, tandis qu’à l’arrière-plan, des Égyptiens à genoux lèvent les yeux vers lui comme s’il était un dieu. Il s’agit de la touche de guérison des rois, associée à l’idée de la « mission civilisatrice » de la France.
Un autre tableau, intitulé La mort de Sardanapale, illustre bien la manière dont les peuples du Moyen-Orient étaient représentés. On y voit Sardanapale, un souverain cruel, allongé sur un lit alors qu’autour de lui règne l’horreur. Des femmes nues sont tuées. Une femme qui semble morte est allongée sur son lit. Des animaux sont massacrés.
C’est un exemple de « sauvetage des femmes non-blanches des hommes non-blancs » bien que les femmes de la plupart de ces peintures orientalistes aient la peau très claire. Les modèles qui ont posé pour ces tableaux étaient clairement des femmes françaises. Mais l’idée d’une violence extrême et de la misogynie a été construite comme faisant partie de l’œuvre orientaliste dans des tableaux comme La mort de Sardanapale.
DANIEL FINN : Alors que les États-Unis occupaient l’espace laissé vacant par les pays coloniaux européens comme la Grande-Bretagne et la France au Moyen-Orient, comment leurs dirigeants et décideurs politiques percevaient-ils les cultures des États à majorité musulmane et comment ces perceptions ont-elles évolué au fil du temps, pendant et après la guerre froide ?
DEEPA KUMAR : Les États-Unis connaissaient très peu la région et se sont donc largement inspirés des Européens. Un certain nombre d’érudits orientalistes bien établis en Europe ont vu que les États-Unis étaient désormais la principale puissance de l’après-guerre. Ils ont traversé l’Atlantique pour occuper des postes universitaires. C’était un courant de pensée qui influençait les décideurs politiques.
Un autre cadre que les États-Unis ont utilisé en relation avec le Moyen-Orient, ainsi qu’avec l’Amérique latine et d’autres parties du monde, était la théorie de la modernisation. Le livre de Daniel Lerner, The Passing of Traditional Society : Modernizing the Middle East a un une profonde influence dans les milieux politiques.
Si la théorie de la modernisation a été mise en avant au détriment de l’orientalisme, c’est en partie parce que les États-Unis voulaient se positionner comme une puissance différente des anciennes puissances coloniales. C’était l’époque où l’on voyait les mouvements de libération nationale se répandre dans le monde entier, de l’Inde à l’Algérie. Les États-Unis étaient très désireux de se différencier des puissances coloniales comme la France et la Grande-Bretagne. Ils voulaient se présenter comme un phare de la démocratie sur la scène mondiale et comme n’étant pas du tout un empire. C’était la logique de l’exceptionnalisme américain.
D’un point de vue rhétorique, les États-Unis se sont opposés dans certains cas aux anciens empires. Par exemple, lorsque le dirigeant égyptien Gamal Abdel Nasser a nationalisé le canal de Suez, la France, la Grande-Bretagne et Israël ont lancé une guerre contre l’Égypte, mais les États-Unis les ont obligés à faire marche arrière. Cela n’était pas fondé sur un quelconque soutien de principe aux mouvements de libération nationale. Il s’agissait plutôt de bouter gentiment les anciens empires hors de leur pré carré afin que les États-Unis puissent consolider leur propre position.
La façon dont les décideurs politiques considéraient la culture des pays à majorité musulmane variait considérablement. Elle dépendait des objectifs géostratégiques et géopolitiques des États-Unis à différents moments.
Dans un premier temps, les États-Unis ont essayé de cultiver les leaders des mouvements nationalistes, des personnes comme Nasser en Égypte et Mohammed Mossadegh en Iran, au cours d’une période où les mouvements nationalistes laïques prédominaient. Lorsque les États-Unis ont constaté qu’ils ne pouvaient pas coopter ces dirigeants, ils ont adopté une stratégie consistant à cultiver les forces islamistes pour servir de rempart contre le nationalisme arabe et iranien.
Mossadegh a été renversé, en 1953, par un coup d’État soutenu par la CIA avec l’aide de chefs religieux musulmans en Iran, comme le mentor de l’ayatollah Khomeini. En Égypte, les États-Unis ont cherché à appuyer les Frères Musulmans, l’une des plus anciennes organisations islamistes. Même si les membres de la confrérie ont commis des actes de violence politique, les États-Unis ont invité leurs dirigeants à des réunions pour les aider à réaliser leurs objectifs au Moyen-Orient.
Le principal pivot de cette stratégie est l’Arabie saoudite. Un membre de l’administration Eisenhower a déclaré qu’ils voulaient faire du dirigeant saoudien une sorte de pape islamique, quelqu’un qui pourrait agir comme un pôle d’attraction à l’écart des nationalistes laïques. Inévitablement, bien sûr, cette stratégie s’est retournée contre les États-Unis. La CIA a un terme pour cela : le « blowback » (le retour de flamme).
En Afghanistan, les États-Unis ont soutenu les combattants moudjahidin. Ils étaient considérés comme des héros résistant à l’invasion soviétique de leur pays. Ronald Reagan considérait les moudjahidines comme les pères fondateurs de l’Amérique. L’un de ces combattants était Oussama Ben Laden, qui a ensuite formé Al-Qaida et est devenu l’ennemi numéro un.
Il y a eu un va-et-vient. Ceux qui étaient utiles à l’administration impériale américaine étaient de « bons musulmans » tandis que ceux qui ne l’étaient pas étaient de « mauvais musulmans ». Dans les années 1980, alors que les Afghans étaient des héros, les Iraniens, en particulier Khomeini, étaient des méchants. Il y avait un film comme « Jamais sans ma fille » qui présentait un portrait plat et unidimensionnel de la société iranienne. C’était de la propagande pure et simple. Rambo III, en revanche, se déroulait en Afghanistan et présentait les moudjahidines comme des héros.
Plus récemment, on peut regarder un film comme Zero Dark Thirty, qui se déroule au Pakistan. Tous les Pakistanais sont louches et mauvais, à l’exception d’un traducteur qui aide les Américains à atteindre le complexe d’Oussama ben Laden. C’est ainsi que la politique et l’idéologie étatsuniennes se sont développées. Lorsque les musulmans sont utiles, ils sont « bons » ; lorsqu’ils ne sont pas utiles et qu’ils résistent à l’impérialisme américain, ils sont « mauvais ».
DANIEL FINN : Quel impact les attentats du 11 septembre et la guerre contre le terrorisme qui a suivi ont-ils eu sur le développement de l’islamophobie ?
DEEPA KUMAR : Le 11 septembre a considérablement renforcé le racisme anti-musulman en termes de politique et d’idéologie. C’est sur cette base que l’État de sécurité nationale a été étendu et renforcé. Bien que les pratiques de profilage racial et de surveillance remontent à la fin des années 1960, elles se sont développées de façon spectaculaire.
J’ai écrit un chapitre intitulé « Terroriser les musulman.es », qui examine toutes les façons dont les musulmans et le musulmanes ont été non seulement présenté.es et racialisé.es comme des menaces de terreur, mais aussi soumis à la terreur sous la forme d’une surveillance intrusive, d’une détention indéfinie et de la torture. Immédiatement après le 11 septembre, 1200 musulmans du Moyen-Orient et d’Asie du Sud ont été sommairement arrêtés. Ils ont été interrogés par le FBI ou par les forces de l’ordre locales.
Pas une seule condamnation pour terrorisme n’a été prononcée à la suite des dizaines de milliers d’interrogatoires de police qui ont eu lieu après le 11 septembre. Cela vous donne une idée de la façon dont les membres d’un groupe entier étaient considérés comme une menace raciale pour la sécurité, même s’ils n’avaient rien fait.
Des programmes de surveillance, de détention et d’expulsion ont été mis en place, tous fondés sur la logique selon laquelle les musulmans étaient une population suspecte, coupable jusqu’à preuve du contraire. Le tristement célèbre programme de surveillance de la police de New York dans la région des trois États (New York, New Jersey, Connecticut) en est un exemple. Il a été abandonné après une révélation de l’Associated Press, mais les mêmes pratiques se sont poursuivies de manière très subtile, comme l’ont montré des avocat.es et des militant.es sur le terrain.
En quoi consistait ce programme ? La police de New York envoyait des informateurs et des agents provocateurs dans les mosquées. Ils étaient connus sous le nom de « mosque crawlers » (« chenilles de mosquée ») Ils étaient également envoyés dans les écoles. À Rutgers, l’université où j’enseigne, il y avait une planque de la police de New York juste à côté de notre campus de New Brunswick.
Ils étaient censés espionner les groupes d’étudiant.es de mon campus et les professeur.es. Nous avons découvert l’existence de cette planque parce que le propriétaire qui louait l’appartement a pensé qu’il y avait des activités suspectes et l’a signalé à la police locale.
Un autre exemple est le programme de piégeage du FBI. Le FBI a régulièrement envoyé des agents provocateurs dans les communautés pauvres et ouvrières. Cela inclut également les communautés afro-américaines. Lorsque nous parlons d’islamophobie, nous devons nous rappeler que les musulman.es noir.es constituaient la majorité des musulman.es aux États-Unis jusque dans les années 1970, de sorte qu’elle ne touche pas seulement les immigrant.es du Moyen-Orient, d’Afrique du Nord et d’Asie du Sud.
Le rôle de ces agents provocateurs a été d’inciter les gens à faire des choses qu’ils ne feraient pas autrement. Quatre Africains-Américains de Newburgh, dans l’État de New York, ont reçu de l’argent. L’un d’entre eux avait un frère atteint d’une maladie mortelle et il avait besoin de cet argent pour soigner son frère, alors il l’a pris. Lorsque certains d’entre eux ont hésité à commettre un attentat dans une synagogue du Bronx, l’agent provocateur les a réprimandés et leur a dit : « Vous devez le faire. »
L’agent leur a fourni ce qui était censé être une bombe. Alors qu’ils s’apprêtaient à commettre l’attentat, la police de New York est arrivée avec les médias pour annoncer qu’un autre complot terroriste avait été déjoué. C’est assez stupéfiant quand on sait combien de complots terroristes présumés sont en fait le produit du programme de piégeage du FBI.
L’État de sécurité nationale aux États-Unis a également fonctionné sur la base de « poursuites préventives ». Il s’agit de l’équivalent national de la guerre préventive. Cela signifie que l’État de sécurité doit cibler les gens et les débusquer avant qu’ils ne fassent quoi que ce soit. C’est un peu comme dans le film Minority Report de Steven Spielberg, où une unité « Pré-Crime » arrête les gens avant qu’ils ne fassent quoi que ce soit. Mais il ne s’agit pas d’un film : c’est la réalité de ce qui est arrivé aux musulmans.
Deux avocats ont produit un rapport sur les condamnations liées au terrorisme prononcées par le ministère de la justice entre 2001 et 2010. Ils ont constaté que la majorité de ces condamnations, 72,4 % étaient des cas de poursuites préventives où l’idéologie du défendeur était le fondement de la condamnation plutôt que son activité criminelle. Dans d’autres cas, les personnes étaient impliquées dans des activités criminelles mineures qui n’étaient pas liées au terrorisme, mais les faits ont été manipulés et gonflés afin qu’elles puissent être présentées comme des terroristes.
Une compréhension racialisée et essentialisée des musulmans a inspiré ces pratiques de sécurité. Les pratiques développées pour cibler les musulmans ont maintenant été étendues à d’autres groupes dissidents. La police de New York espionne les groupes libéraux ou de gauche ainsi que les musulmans. Le FBI a utilisé des agents provocateurs pour interagir avec les militant.e.s d’Occupy Wall Street. Les Amérindiens qui protestaient contre le projet de Pipeline Keystone ont été ciblés par des tactiques antiterroristes.
En résumé, le 11 septembre a exacerbé le racisme anti-musulman et placé au premier plan la représentation d’une menace terroriste musulmane. C’est sur cette base qu’a été développé un immense appareil de sécurité nationale, qui a ensuite été utilisé contre toutes les menaces au statu quo, à l’empire ou au capitalisme.
DANIEL FINN : Comment la rhétorique des représentants du gouvernement américain a-t-elle évolué lors du passage de George Bush à Barack Obama, d’Obama à Donald Trump, et plus récemment de Trump à Joe Biden ? Derrière la rhétorique, que se passe-t-il réellement en termes de politique ?
DEEPA KUMAR : La politique a été assez cohérente, un président empruntant à un autre. Les tactiques peuvent changer, mais la stratégie de renforcement de l’impérialisme états-unien a été constante tout au long de cette période. Le 11 septembre a fourni une occasion en or pour l’élite politique de consolider et de renforcer l’impérialisme états-unien.
Les néoconservateurs étaient au pouvoir à cette époque avec l’administration Bush. Avant le 11 septembre, le groupe de réflexion « Project for a New American Century » avait publié un rapport sur la manière d’affirmer la domination étatsunienne dans le monde et en particulier au Moyen-Orient. Le groupe de réflexion disait essentiellement qu’il ne serait pas possible de réaliser cette politique à moins qu’il y ait quelque chose comme un « nouveau Pearl Harbor ». Bien sûr, c’est ce qu’a été le 11 septembre. Il a présenté une opportunité qui, comme l’a dit Condoleezza Rice, devait être saisie avant que le moment ne soit passé.
Des idéologues comme Bernard Lewis et Fareed Zakaria ont été amenés dans l’orbite de la Maison Blanche de Bush. L’idée d’un « choc des civilisations », pour reprendre le terme inventé par Lewis, était une forme de néo-orientalisme. Si la guerre en Afghanistan avait pour but autre chose que de se venger et de s’en prendre à Ben Laden, il s’agissait de sauver les femmes afghanes et cela ne s’est, bien sûr, pas vraiment produit sur le terrain.
C’est ainsi que le processus d’orchestration de la guerre contre le terrorisme a commencé. La doctrine de la guerre préventive, qui avait été proposée à l’origine dans les années 1990 et avait été rejetée en bloc par les administrations de George Bush père et de Bill Clinton, était désormais acceptée. Il s’agissait de l’idée selon laquelle les États-Unis pouvaient agir unilatéralement dans le monde entier pour éliminer les menaces sur la scène mondiale avant qu’elles ne deviennent de véritables forces susceptibles de menacer l’hégémonie mondiale des États-Unis.
Cependant, au moment du second mandat de George W. Bush, il était clair que la guerre contre le terrorisme ne se passait pas bien. Les soldats des États-Unis n’étaient pas accueillis comme des libérateurs. L’image de l’empire était mise à mal sur la scène mondiale. C’est là que Barack Obama est apparu comme un orateur sophistiqué qui pouvait servir à réhabiliter l’empire.
Après son élection, il s’est rendu en Égypte et a prononcé un discours sur la contribution des civilisations musulmanes à l’histoire de l’humanité, prenant ainsi ses distances avec le cadre du « choc des civilisations ». Sur le plan international, Obama est revenu à la politique du multilatéralisme. Pourtant, sur le plan intérieur, il a considérablement étendu la surveillance et renforcé les programmes de lutte contre le terrorisme, en mettant l’accent sur la lutte contre les « terroristes d’origine locale » et l’extrémisme violent.
À l’étranger, l’utilisation de drones et le nombre de régions où ils sont utilisés ont fortement augmenté. Obama lui-même a participé à la sélection du nombre de personnes qui devaient être tuées par des frappes de drones. Cela inclut des citoyens des Etats-Unis, comme Anwar al-Awlaki, qui sont tués sans procès. Obama a élargi et consolidé l’État de sécurité nationale.
Puis vint Donald Trump, qui remplaça l’impérialisme libéral de l’ère Obama par sa politique « America First« . Certaines personnes pensent que Trump était un isolationniste, mais ce n’était pas le cas. Il a poursuivi de nombreuses politiques de l’ère Obama, notamment le pivot vers l’Asie.
Sa politique est mieux décrite comme une hégémonie illibérale. Il s’agit d’une politique d’unilatéralisme agressif avec l’abandon des organisations et des traités multinationaux grâce auxquels les États-Unis ont dominé le monde. C’était le néoconservatisme sous stéroïdes, combiné à l’approche transactionnelle de Trump pour conclure des accords. Mais en termes de rhétorique au moins, et dans une certaine mesure en termes de politique, c’était une rupture avec la stratégie bipartisane d’hégémonie libérale ou bienveillante.
L’hégémonie libérale signifiait que les deux partis s’engageaient à ce que l’État des USA supervise le capitalisme mondial sous le vernis de la bienveillance. L’objectif était d’intégrer les États du monde dans un ordre néolibéral de libre-échange et de mondialisation fondé sur des règles, et d’empêcher l’émergence de tout concurrent ou alliance rivale d’États.
À la place, Trump a mis en œuvre une combinaison toxique de nationalisme économique, d’impérialisme unilatéral et de relation transactionnelle avec tous les États du monde. Cependant, il a fondamentalement poursuivi la même approche vis-à-vis d’Israël et de l’Arabie saoudite et s’est aligné sur les pires éléments de ces deux pays. Il a intensifié le programme des drones et a poursuivi la politique d’Obama en Afghanistan, bien qu’il ait rompu avec elle dans le cas de l’Iran.
Avec l’élection de Joe Biden, on assiste à un retour à l’hégémonie libérale de l’ère Obama, sans grand changement de politique. Trump avait promis qu’il mettrait fin à la « guerre éternelle », même s’il ne l’a pas vraiment fait … c’est Biden qui s’est retiré de l’Afghanistan. Cependant, cela n’a pas du tout constitué la fin de la guerre contre le terrorisme. L’infrastructure de l’empire qui a été créée est toujours bien en place.
DANIEL FINN : Quelle est la relation entre le réseau d’islamophobie de droite que vous identifiez dans votre livre et le courant politique dominant aux États-Unis aujourd’hui ?
DEEPA KUMAR : Je soutiens qu’il existe trois formes de racisme anti-musulman : le racisme libéral, le racisme conservateur (j’entends par là la variété néoconservatrice du « choc des civilisations ») et l’islamophobie réactionnaire de droite. J’ai déjà parlé des libéraux et des néoconservateurs. Le réseau islamophobe de droite est un réseau bien financé de groupes qui travaillent ensemble pour lutter contre ce qu’ils considèrent comme une menace pour les valeurs et la société occidentales.
Les États-Unis sont le principal centre intellectuel et tactique de ce mouvement mondial de « contre-djihad ». Il est erroné de considérer ces forces comme des éléments extrêmes en dehors du courant dominant du système étatsunien. Je les appelle les nouveaux maccarthystes. En d’autres termes, ils ne sont pas des marginaux, mais font partie intégrante de l’establishment sécuritaire des groupes de réflexion, des organisations médiatiques, etc. Ils fonctionnent de la même manière que Joseph McCarthy pendant la guerre froide.
McCarthy a servi un objectif très utile en contrôlant la dissidence intérieure. Il a repoussé les limites et a poussé la politique américaine encore plus à droite. Les nouveaux maccarthystes jouent un rôle similaire. Leurs théories sont si extrêmes qu’elles font paraître normale l’islamophobie libérale.
Ils défendent l’idée que les musulmans essaient de prendre le contrôle de toutes les institutions des États-Unis et d’imposer la charia, et qu’il faut donc les en empêcher. Ce réseau compte des personnalités très extrémistes qui affirment que lorsque la fin des temps arrivera, les musulmans se battront aux côtés de Satan.
Ces personnes sont invitées à donner des conférences sur le contre-terrorisme. Ils ne sont pas une anomalie : ils font partie intégrante de l’empire. Certaines des vidéos promouvant ces théories absurdes du complot ont été montrées à des recrues de la police de New York.
Bien sûr, Trump a légitimé et élevé ces théoriciens du complot. Dans la période précédant l’élection de 2016, il a soutenu que les États-Unis devraient fermer la porte aux Syriens fuyant les violences horribles de la guerre civile dans le pays, affirmant qu’ils venaient pour infiltrer la société étatsunienne. En tant que président, il a ensuite introduit l’interdiction aux musulmans de personnes originaires de sept pays, même si personne de ces pays n’avait mené d’attaque terroriste aux États-Unis.
C’est ça, l’extrême droite. Pour eux, tous les musulmans sont mauvais, il n’y a pas de bons musulmans. Mais ils ne sont pas seuls : les libéraux leur permettent de le faire. Il y a des penseurs traditionnels comme Ayaan Hirsi Ali, qui fait partie du camp néoconservateur, ou feu Christopher Hitchens, qui écrivait pour The Nation, qui ont utilisé un langage beaucoup plus sophistiqué pour exprimer le même type d’idéologie que celle dont j’ai parlé au début de cette interview. Malheureusement, ils sont acceptés et crus dans ce qu’ils disent.
Le New York Times a publié un portrait important d’Ayaan Hirsi Ali, la qualifiant de féministe. Pourtant, son soi-disant féminisme est un féminisme impérial. Il s’agit de faire en sorte que les puissances impériales aillent soi-disant sauver les femmes musulmanes. En fait, les recherches menées par les organisations de défense des droits humains sur le statut des femmes en Afghanistan ont montré que si certaines améliorations ont été apportées dans les centres urbains sous l’occupation américaine, la grande majorité des femmes afghanes vivant dans les zones rurales ont vu leur situation empirer.
Le racisme ouvert et caché existe sur un large spectre. Les libéraux, les conservateurs et l’extrême droite font tous partie du même spectre. Ils utilisent peut-être un langage différent, mais ils servent tous à soutenir et à permettre l’empire, et ils se renforcent mutuellement.
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Cet entretien a d’abord été publié par Jacobin, traduit en français pour Contretemps par Christian Dubucq.
Deepa Kumar est enseignante de Journalisme et d’Etudes des Médias à l’Université Rutgers et l’autrice de Islamophobia and the Politics of Empire.
Daniel Finn est rédacteur du magazine Jacobin. Il est l’auteur de One Man’s Terrorist : A Political History of the IRA.
Illustration : Wikimedia Commons.