11 thèses politiques sur le mouvement de janvier-mars 2023

Où en est – et où va – le mouvement initié en France le 19 janvier dernier pour obtenir le retrait d’une énième contre-réforme des retraites et une victoire contre un président largement haï ? À celles et ceux qui imaginaient un baroud d’honneur syndical incapable de faire obstacle au rouleau-compresseur néolibéral, quelques mois seulement après la réélection de Macron, les travailleurs·ses, les mouvements sociaux et la gauche ont montré que le gouvernement ne pourrait pas compter sur l’apathie généralisée. Ce n’est pas encore la rupture avec l’ordre établi, mais c’est déjà beaucoup. Pour alimenter la réflexion collective, Ugo Palheta interroge dans cet article les potentialités, les limites mais aussi les enjeux immédiats et stratégiques de la lutte en cours.

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Le mouvement qui se déploie en France depuis le 19 janvier est enthousiasmant à bien des égards. En à peine deux mois, il a profondément modifié l’atmosphère politique du pays, fait reculer le défaitisme ambiant, déstabilisé (voire apeuré) les défenseurs zélés de l’ordre social établi et des politiques néolibérales, élargi l’horizon d’attente des millions de personnes qui sont entrées en lutte et, ce faisant, ont commencé à prendre la mesure de leur force. Surtout, cette mobilisation a accentué la crise d’hégémonie qui s’approfondit en France depuis des années, en faisant notamment apparaître à quel point le pouvoir macroniste est isolé socialement. Elle a cristallisé les mécontentements sociaux qui ne trouvaient pas nécessairement les voies pour s’exprimer politiquement, et transformé en rage légitime la défiance généralisée d’une grande partie de la population – en particulier de la classe travailleuse et de la jeunesse – vis-à-vis de Macron et de son gouvernement. 

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Dès lors, l’enjeu n’est plus seulement la contre-réforme des retraites. Il n’est plus simplement « social », au sens restrictif de syndical. Il est éminemment et pleinement politique : dès lors qu’il devient national, prend une large ampleur sociale et s’ancre durablement, le mouvement s’affirme comme une confrontation non avec tel ou tel capitaliste (comme dans le cas d’une lutte contre des licenciements ou suppressions d’emploi dans une entreprise), non avec telle ou telle mesure sectorielle (aussi importante soit-elle), mais avec l’ensemble de la classe bourgeoise telle qu’elle est représentée (et défendue) par le pouvoir politique. À ce titre, un tel mouvement est à même d’ouvrir une brèche dans l’ordre politique en modifiant durablement les rapports de force entre les classes. 

Il est d’ailleurs dans la nature d’un grand mouvement populaire de brouiller les catégories dans lesquelles on veut corseter artificiellement les luttes de classe en séparant un niveau « politique » d’un côté et « socio-économique » de l’autre. Toute lutte de masse, et celle que nous vivons n’échappe nullement à la règle, s’avère ainsi inextricablement sociale et politique ; elle tend inévitablement à se donner pour cible logique le pouvoir politique et les grands intérêts que celui-ci incarne : les possédants, les exploiteurs, la classe dominante. Elle est également idéologique et culturelle, dans la mesure où elle remet en question les récits (petits ou grands) que bâtissent les dominants pour justifier telle ou telle contre-réforme, ou plus largement leur ordre social avec son cortège d’injustices, d’aliénation et de violences, mais aussi au sens où elle permet que s’engage une bataille entre des conceptions du monde antagonistes et que s’épanouissent des visions alternatives de ce que devraient être la société, les rapports humains, nos vies.

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Le mouvement actuel se hisse sur les épaules de toutes les mobilisations qui l’ont précédé, du moins celles qui ont marqué la séquence de lutte ouverte au milieu des années 2010 : en particulier la bataille de Notre-Dame-des-Landes, la lutte contre la loi Travail, les Gilets jaunes, les mobilisations féministes contre les VSS et plus largement l’oppression de genre, le mouvement de 2019-2020 contre la réforme des retraites, les luttes des sans-papiers ou encore les combats (notamment antiracistes) contre les crimes policiers et l’ensemble des violences d’État. Il en intègre, en articule et en développe les acquis, aussi bien sur le plan des méthodes et tactiques de lutte que sur le plan idéologique. 

Une différence non-négligeable tient toutefois dans la montée en puissance et la combativité accrue de la gauche parlementaire, en particulier les 74 député·es LFI, qui ont contribué fortement à politiser et à radicaliser une mobilisation que la plupart des syndicats – en particulier la CFDT – voulaient maintenir sur un terrain strictement « social ». On peut ainsi se réjouir du fait que la plupart des nouveaux·lles député·es LFI – qu’on pense à Rachel Keke ou Louis Boyard – n’aient à aucun moment cherché à opposer la bataille parlementaire (avec ses moyens propres) aux méthodes classiques de la lutte des classes : manifestations de rue, piquets de grève (sur lesquels on a vu à plusieurs reprises ces député·es, y compris la présidente du groupe parlementaire LFI Mathilde Panot), et blocages (notamment de lycées et d’universités mais aussi d’axes routiers). 

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Tous nos efforts doivent être tendus vers l’objectif d’élargir encore et d’intensifier le mouvement, afin d’obtenir une victoire. Nous ne savons pas jusqu’où nous pouvons aller, mais faire reculer le gouvernement sur sa contre-réforme est le strict minimum. Dans les mois et années à venir, une telle victoire comptera double ou triple, précisément parce que Macron a voulu faire de cette contre-réforme la mère des batailles, une épreuve de force permettant d’asseoir son pouvoir jusqu’à la fin de son mandat, et d’engager la destruction totale des conquêtes de la classe travailleuse au 20e siècle. En thatchérien ayant bien appris ses leçons (de la contre-révolution néolibérale), Macron sait qu’il lui faut briser les secteurs les plus combatifs du mouvement social afin de plonger durablement dans le désespoir celles et ceux qui actuellement se mobilisent, construisent la grève et manifestent, bloquent et font bloc, avec l’espoir – vague ou affirmé – d’un monde d’égalité et de justice sociale. 

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Dans cet affrontement, le pouvoir macroniste a déjà indiqué – par sa parole et sa pratique – qu’il est prêt à aller aussi loin que nécessaire, contribuant d’ailleurs à la politisation du mouvement par une répression policière tous azimuts. Battant en brèche les illusions concernant le nouveau « schéma de maintien de l’ordre » et la nomination à Paris d’un préfet de police réputé moins brutal que l’infâme Lallement, la police s’est caractérisée en effet ces derniers jours par l’extrême brutalité de ses interventions – d’une brutalité normalisée et routinisée au cours des dix dernières années, si bien qu’il ne s’agit nullement de « dérapages » ou de « bavures » mais des agissements ordinaires d’une police largement fascisée. Mais l’action policière se caractérise aussi par un désarroi certain face au nombre et à la détermination des manifestant·es dans la séquence qui a suivi l’imposition du 49-3. 

Largement minoritaire dans le pays sur son projet, passée en force via toute une série de manœuvres institutionnelles typiques de la Cinquième République (dont la Constitution se situe comme on sait à bonne distance de tous les standards, même minimaux, d’une démocratie), déstabilisée par l’accumulation de vidéos et de témoignages donnant à voir ou à entendre les violences d’État, la Macronie, ses idéologues en tête, ne parvient manifestement pas ou plus à convaincre largement que la violence serait du côté des manifestant·es, et que les violences policières se résumeraient à un mythe inventé par des barbares assoiffés de sang policier. Preuve que le monopole de la violence légitime n’est jamais que « revendiqué » par l’État, pour reprendre la célèbre définition de Max Weber, et que parfois, quand le « succès » évoqué dans cette définition n’est pas au rendez-vous, ça coince

Aussi bien du fait de l’usage de ces manœuvres que de la répression extrêmement brutale du mouvement ces derniers jours, le gouvernement a lui-même ouvert une brèche en faveur d’une campagne démocratique contre l’autoritarisme et pour les libertés politiques. Dans la stricte continuité du premier quinquennat Macron et des gouvernements Hollande-Valls, ces coups de force permettent en effet plus largement de poser à une échelle de masse le problème que soulèvent les institutions bonapartistes de la Cinquième République, la nécessité d’une rupture avec le cadre constitutionnel actuel, via une Assemblée Constituante, et la possibilité d’une véritable démocratie (qui suppose au demeurant l’articulation avec la question sociale).  

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Des débats légitimes se sont ouverts sur la caractérisation de la situation sociale et politique. On a pu parler, ici ou , d’un « moment pré-révolutionnaire », avec en ligne de mire le passage à une situation ou à un processus révolutionnaire en bonne et due forme, dont on assure qu’il est en vue, comme s’il suffisait « qu’on donne un petit coup d’épaule au système pour que tout s’effondre » (Jacques Rancière). Le corollaire de cette affirmation, du moins dans le premier article cité, c’est que le principal (voire le seul) obstacle à l’engagement d’une bataille révolutionnaire par le prolétariat se ramènerait désormais aux « directions syndicales », ou dit d’une manière encore plus unifiante : « la direction du mouvement ouvrier », à savoir l’intersyndicale. 

En effet, dans la mesure où le prolétariat « dans son ensemble » – nous dit-on – se serait radicalisé à la faveur du mouvement, le pouvoir ne tiendrait plus que sur le pouvoir de canalisation de la colère sociale des directions syndicales : « l’intersyndicale agit comme la dernière soupape de secours du régime de la Ve République en crise ». Et plus loin : « On peut ainsi affirmer sans risque de se tromper que le principal obstacle pour que le ”moment” pré-révolutionnaire se transforme en situation ouvertement pré-révolutionnaire, voire même révolutionnaire, réside dans la direction conservatrice et institutionnelle du mouvement ouvrier ». 

Une telle hypothèse importe car, même si les courants ou organisations qui défendent cette ligne sont très faibles, les problèmes qu’elle pose reflètent des préoccupations plus largement partagées parmi les secteurs combatifs du mouvement social. Et elle a des conséquences évidentes : si l’on prend au sérieux de telles affirmations, il en résulte nécessairement que la dénonciation immédiate de cette « direction du mouvement ouvrier » acquiert un rôle absolument central pour tous ceux et toutes celles qui travaillent à un changement radical de société, de même que la construction d’une direction du mouvement alternative à l’intersyndicale. 

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La première erreur, dans ce raisonnement, consiste à minorer certaines limites de la mobilisation, qu’il faut justement prendre au sérieux pour les surmonter autrement que par des effets de manche rhétoriques, qui n’ont vocation à convaincre que les convaincu·es, ou par un appel au volontarisme qui n’emportera guère l’adhésion que de celles et ceux d’ores et déjà disposé·es à agir. 

Ces limites actuelles en font un mouvement capable de faire reculer Macron sur son projet de contre-réforme et potentiellement, s’il est victorieux, sur toutes les contre-réformes prévues pour son quinquennat, mais pas – du moins à ce stade – d’ouvrir vers une situation révolutionnaire. Car le volontarisme militant d’une minorité, s’il est absolument nécessaire, ne suffit pas à lui seul à pallier ces faiblesses et à passer de la contestation sociale – aussi large et radicale soit-elle – à la révolution ; même dans une situation qui, comme la nôtre, exige objectivement une rupture politique et une transformation révolutionnaire, dans un sens écosocialiste, féministe et antiraciste. 

Une révolution n’est jamais « chimiquement pure », ou fidèle à un manuel écrit une fois pour toutes, mais elle suppose quelques éléments sans lesquels parler de « moment pré-révolutionnaire » relève davantage du vœu pieux (ou de la tactique d’auto-construction pour de petits groupes militants) que de l’hypothèse stratégique. Dans la mesure où le trait fondamental et distinctif d’une révolution, c’est l’apparition plus ou moins affirmée d’une dualité de pouvoirs (entre l’État bourgeois et des formes de pouvoir populaire extérieurs à l’État, mais aussi au sein même de l’État), les moments pré-révolutionnaires supposent certains ingrédients : un blocage conséquent de l’économie, un niveau important d’auto-organisation, un début de centralisation et de coordination nationale des mouvements en lutte, ainsi que des fissures dans l’appareil d’État et, plus largement, dans la classe dominante. 

Or, tous ces éléments manquent précisément dans le mouvement actuel : 

– Seuls quelques secteurs de l’économie connaissent une véritable activité gréviste (et encore moins une grève reconductible), secteurs essentiellement publics ou parapublics (éboueurs, SNCF, EDF, Éducation nationale, etc.), et la quasi-totalité des grandes entreprises privées ne sont nullement à l’arrêt, y compris les jours de grande mobilisation syndicale (sauf dans certains secteurs comme les raffineries). 

– Même dans les secteurs où la grève a pris une certaine ampleur, l’auto-organisation dans le cadre d’assemblées générales (AG) et de comités de grève est très faible, y compris en comparaison de précédents mouvements. 

– Des regroupements de militant·es de différents secteurs ont émergé (comme en 2019-2020 d’ailleurs), mais ils sont extrêmement minoritaires à l’échelle du mouvement (sans même parler de la classe travailleuse dans son ensemble), surtout en comparaison des « interpros » (assemblées interprofessionnelles) de décembre 1995 ; ils semblent davantage un moyen pour des petits groupes militants d’accroître leur audience et de se construire qu’un moyen réel de peser dans le sens de l’extension et de l’intensification de la grève. 

– Enfin, l’appareil d’État tient bon (en particulier les appareils répressifs : police-armée-justice) et le patronat continue de soutenir Macron (même s’il semble bien que cette contre-réforme ne lui apparaissait pas particulièrement urgente). 

Toutes ces limites ne dévaluent aucunement le mouvement actuel et il se pourrait que les semaines à venir permettent d’aller plus loin que la situation présente et de dépasser certaines limites, mais la définition correcte des tâches et de la stratégie dépend de la justesse du diagnostic. En la matière, on ne saurait se payer de mots. 

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Une seconde erreur, dont procède en fait la première, c’est de prétendre résolu ce qui devrait constituer un problème stratégique majeur pour le mouvement, mais aussi pour les organisations syndicales et politiques dans la période à venir. En affirmant qu’on aurait assisté ces deux derniers mois à la « radicalisation du prolétariat dans son ensemble », on méconnaît le fait que l’hostilité généralisée et virulente à l’égard de Macron n’équivaut nullement à une conscience anticapitaliste de masse. Il importe d’ailleurs de lutter contre une personnalisation et psychologisation excessive des enjeux autour de la figure de Macron, qui en fait un « fou », un « déséquilibré » ou un « sociopathe » alors qu’il est avant toute chose le fondé de pouvoir du capital, et en particulier du capital financier. Mais surtout, on sous-estime le fait qu’une large majorité du prolétariat n’est en fait pas entrée en mouvement. 

Les travailleurs·ses sont certes, dans leur quasi-totalité, opposé·es à la contre-réforme et hostiles à Macron, mais la plupart sont jusqu’à maintenant resté·es l’arme au pied. Seule une petite fraction de la classe a manifesté et la très grande majorité n’a pas franchi le Rubicon de la grève – pour d’incontournables raisons matérielles (précarité salariale, salaires stagnants depuis longtemps, inflation galopante), mais aussi du fait de la répression antisyndicale qui a affaibli les équipes militantes dans nombre d’entreprises, de l’impact combiné de la loi Travail et des ordonnances Macron (qui ont déstructuré et restreint les moyens syndicaux, notamment dans le privé), à quoi s’ajoute le souvenir cuisant de défaites antérieures. En outre, le niveau d’auto-organisation est globalement en baisse par rapport aux mouvements précédents (y compris récents comme celui de 2019-2020, en particulier à la SNCF, et a fortiori en comparaison de celui de décembre 1995), et les coordinations interprofessionnelles sont soit inexistantes, soit très faibles et ponctuelles. 

Le mouvement populaire s’est effectivement déployé de manière plus autonome depuis l’imposition du 49-3, organisant des actions quotidiennes un peu partout en France sans l’aval de l’intersyndicale et en employant des méthodes de lutte plus offensives, les assemblées générales paraissent plus fournies depuis quelques jours, mais c’est encore l’intersyndicale qui donne le ton et le rythme du mouvement, et personne n’est actuellement – de près ou de loin – en capacité de lui contester ce rôle.

On pourra objecter que, même dans un processus révolutionnaire, les exploité·es et opprimé·es ne sont jamais mobilisé·es dans leur intégralité. Mais, pour ne prendre que le cas de la France, on estime qu’il y eut en mai-juin 68 jusqu’à 7,5 millions de grévistes (et 10 millions de personnes mobilisées), dans un pays qui comptait pourtant beaucoup moins de travailleurs·ses salarié·es qu’aujourd’hui (autour de 15 millions contre plus de 26 millions environ aujourd’hui). Du fait du large blocage de l’économie pendant plusieurs semaines, du grand nombre d’occupations de lieux de travail et du désarroi initial du pouvoir politique, la situation avait alors des aspects pré-révolutionnaires (malgré les limites de l’auto-organisation, qui ne permirent pas l’émergence de conseils de travailleurs·ses), et cela donnait des tâches d’une nature tout à fait particulière pour les militant·es convaincu·es de la nécessité d’une rupture révolutionnaire (au sein du PCF et des organisations d’extrême gauche). 

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Les difficultés du mouvement ne s’expliquent pas toutes, loin de là, par le rôle néfaste que jouerait l’intersyndicale. On ne saurait se contenter sur ce point d’un raisonnement parfaitement circulaire consistant à dire en somme : s’il n’y a pas d’organismes d’auto-organisation, c’est parce que c’est l’intersyndicale qui dirige le mouvement ; et si c’est l’intersyndicale qui donne le ton et le rythme, c’est qu’il n’y a pas d’organismes d’auto-organisation. 

L’hypothèse des directions traîtres du mouvement ouvrier empêchant la transformation du mouvement en véritable processus révolutionnaire avait au moins une base objective en 1968, méritant discussion. On comptait dans la France d’alors des syndicats ouvriers puissants, dont le principal – la CGT – était dirigé par un parti communiste largement implanté dans la classe travailleuse et doté d’une large audience électorale (au-delà de 20%). Effectivement, le PCF a entravé en mai-juin 1968 les formes d’auto-organisation qui auraient pu émerger dans les entreprises, au profit d’une pratique généralement passive de la grève (où les travailleurs·ses étaient invité·es à ne pas intervenir directement et à laisser les permanents syndicaux diriger celle-ci). Le parti refusa en outre de prendre des initiatives audacieuses qui auraient peut-être permis de poser la question du pouvoir et d’un gouvernement de rupture, notamment lors des quelques jours ou semaines où le pouvoir gaulliste semblait aux abois, sonné par l’ampleur de la grève ouvrière et par la détermination du mouvement étudiant. 

La situation est radicalement différente aujourd’hui : les syndicats sont très affaiblis, du moins par rapport à ce qu’ils étaient en 68, et il n’existe plus de parti ouvrier de masse. Si l’on suit l’hypothèse de Juan Chingo, cela devrait constituer un boulevard pour la construction d’une grève générale. C’est l’inverse qui est vrai, car c’est bien dans les secteurs et entreprises où l’on trouve le plus de syndiqué·es et où les syndicats combatifs continuent à être présents (généralement CGT, Solidaires et/ou FSU) – car on ne saurait mettre tous les syndicats, ni même toutes les « directions syndicales » dans le même sac –, que s’exprime globalement la plus forte conflictualité. A contrario, les secteurs et entreprises vierges d’implantation syndicale, loin d’être ceux où une prétendue disponibilité des masses à l’action radicale s’exprimerait de façon non-entravée par la fameuse « direction du mouvement ouvrier », sont celles où règnent l’atomisation, la passivité, le pseudo-consensus managérial, voire où prospère le vote d’extrême-droite. 

On voit d’ailleurs dans les universités ce que vaut cette hypothèse : alors que les syndicats y sont très faibles, les militant·es présent·es ont le plus grand mal, au moins jusqu’à maintenant, à faire émerger de larges cadres d’auto-organisation (la plupart des AG n’avaient jusque récemment mobilisé que quelques centaines d’étudiant·es) ; et même dans les universités qui ont connu récemment quelques AGs assez massives (Tolbiac, Mirail) la faible implantation des organisations étudiantes fragilise l’élargissement et l’auto-organisation du mouvement[1]. En d’autres termes, si le prolétariat et la jeunesse étaient d’ores et déjà radicalisés dans leur ensemble, et si les directions syndicales constituaient l’unique verrou à faire sauter pour que s’engage une offensive révolutionnaire, on verrait le développement de luttes radicales et de formes avancées d’auto-organisation dans les secteurs où l’implantation syndicale est la plus faible, autrement dit où l’emprise des directions syndicales est la plus fragile. Rien n’est plus éloigné de la réalité actuelle. 

L’hypothèse de la substitution d’une direction véritablement révolutionnaire aux directions syndicales (réformistes) a tous les avantages de la simplicité et tous les inconvénients du simplisme (sinon de l’irréalisme lorsque la fameuse « direction révolutionnaire alternative » est pensée comme le produit du travail de construction auto-centré de micro-organisations). Bien sûr, on peut penser qu’une politique plus combative de l’intersyndicale – refus des journées « saute-mouton », appel clair à reconduire la grève et à participer aux assemblées générales, etc. – aurait permis une mobilisation d’emblée plus offensive dans certains secteurs où les syndicats sont implantés (même si cela n’a rien de garanti), mais on touche aux limites du cadre de la mobilisation actuelle qui constitue aussi l’un de ses points forts : l’unité maintenue du front syndical, sans laquelle il est douteux que le mouvement aurait pris cette ampleur et aurait recueilli cet assentiment dans la population. 

Dans la période présente et à venir, les défis et les tâches semblent d’une tout autre nature pour les militant·es qui ne veulent renoncer ni à la perspective révolutionnaire ni au travail au sein du mouvement réel : étendre l’implantation syndicale au-delà des secteurs actuellement mobilisés, renforcer les « ailes gauches » au sein des organisations syndicales (les syndicats ou sensibilités « luttes de classe »), contribuer à la montée de nouveaux courants ou mouvements radicaux (hors des organisations traditionnelles mais en articulation, et non en opposition, à celles-ci), approfondir le travail politico-culturel permettant de passer de la haine de Macron à la critique du système dans son ensemble, et enfin à la nécessité d’une rupture anticapitaliste pour bâtir une tout autre société. 

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L’un des points centraux qu’exprime la situation actuelle, c’est l’extrême dispersion des niveaux de conscience politique parmi les travailleurs·ses et la jeunesse. La perspective d’une rupture anticapitaliste et d’une autre société a certainement progressé dans la population dans la séquence 2016-2023, mais elle ne croît pas du tout à la même vitesse que la haine viscérale vis-à-vis du pouvoir politique et, en particulier, de Macron. Si bien que le sentiment anti-Macron en général, et l’hostilité à l’égard de sa contre-réforme des retraites en particulier, peuvent tout à fait profiter à l’extrême droite. 

Un sondage assez récent (fin février) faisait ainsi de Marine Le Pen la principale opposante au projet macroniste de contre-réforme (légèrement devant Jean-Luc Mélenchon), particulièrement au sein des classes populaires, et ce alors même que le RN ne propose nullement le retour à la retraite à 60 ans et s’oppose aux grèves reconductibles. Un sondage qui vient tout juste d’être publié le confirme en suggérant que le FN/RN pourrait être la force politique qui profiterait le plus du rejet de la contre-réforme des retraites. Cela renvoie bien sûr à des causes profondes et à une histoire déjà longue d’implantation électorale et d’imprégnation idéologique, mais on n’y comprendrait rien sans prendre au sérieux la manière dont les élites politiques et médiatiques n’ont cessé ces dernières années de respectabiliser l’extrême droite et de banaliser ses « idées », et a contrario de diaboliser la gauche (en particulier LFI). 

Des décantations partielles ont pu s’opérer dans certains mouvements, mais ils ne mordent que très partiellement sur les classes et fractions de classe qui en constituent pourtant le centre de gravité. Les Gilets jaunes ont ainsi été le théâtre d’un processus de clarification et de radicalisation politique ; toutefois celui-ci n’a imprégné qu’une frange limitée des classes populaires, y compris au sein des fractions qui étaient les plus favorables au mouvement, dans les zones rurales ou semi-rurales ainsi que dans les petites villes notamment. Cela est sans doute d’autant plus vrai que le décalage est grand entre l’adhésion au mouvement (qui peut être extrêmement vaste comme dans le mouvement actuel, et à un moindre degré au début des Gilets jaunes) et la participation effective aux mobilisations (surtout lorsque cette participation se ramène à une ou plusieurs manifestations, dont les effets de politisation sont bien moindres qu’une grève, a fortiori quand celle-ci dure et s’appuie sur une large participation aux assemblées générales). 

L’un des problèmes sérieux, pour la gauche sociale et politique, tient donc dans le fait de parvenir à maintenir et approfondir le mouvement là où il s’est développé, tout en l’étendant à des secteurs ou à des franges de la jeunesse où le niveau de conscience de classe – marqué par le fait de s’organiser collectivement, en particulier syndicalement, et de se mobiliser pour ses intérêts, sur la base d’une représentation plus ou moins claire et cohérente de ceux-ci – se situe à un niveau beaucoup plus faible. Dans ces derniers secteurs et dans ces larges pans de la population, l’enjeu est à mille lieues des grandes proclamations sur le « moment pré-révolutionnaire » : réussir à entraîner largement des travailleurs·ses vers une première journée de grève et de manifestation, parvenir à les faire participer à une assemblée générale pour décider collectivement des modalités d’action, etc. Dans cette perspective, le mot d’ordre machinal et abstrait de dénonciation des « directions traîtres » n’est pas seulement une fausse piste, mais le plus souvent un obstacle. 

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Se pose à l’évidence la question de l’issue politique du mouvement. Les mobilisations sociales – aussi massives et radicales soient-elles – n’engendrent pas spontanément des perspectives politiques, d’autant plus lorsqu’elles esquivent volontairement la question du pouvoir et du nécessaire affrontement politique avec les classes possédantes (ce que Daniel Bensaïd nommait « illusion sociale »). Cela est d’autant plus vrai dans le cas présent que le mouvement s’est caractérisé jusqu’à maintenant par un faible niveau d’auto-organisation et de coordination. Pour autant, il ne s’agit pas d’affirmer que les mouvements sociaux devraient se contenter d’un rôle subalterne vis-à-vis des forces politiques, qui seules seraient en capacité d’avancer des perspectives. C’est davantage dans le cadre d’une dialectique de collaboration-confrontation entre le mouvement social et la gauche, d’une unité qui n’empêche nullement le débat le plus ouvert sur les orientations et les perspectives, qu’il faut imaginer une proposition politique de rupture. 

Commençons par dire à ce propos combien la perspective d’un référendum d’initiative partagée (RIP), défendue notamment par le PCF, se trouve largement en-deçà des potentialités ouvertes par le mouvement, s’avère profondément irréaliste sous des apparences de pragmatisme, et ne répond nullement à l’impératif, pour la gauche, d’avancer une solution à la crise politique. Il s’agirait en effet de récolter 4,8 millions de signatures, ce qui exigerait un gros travail militant pendant neuf mois. Cela détournerait ainsi les énergies vers un terrain purement pétitionnaire là où il s’agit actuellement d’étendre la mobilisation, et alors même que la Macronie annonce d’ores et déjà de nouveaux projets mortifères (non seulement la loi Darmanin mais aussi une loi sur le travail et l’emploi). En outre, même si les 4,8 millions de signatures étaient recueillies, la proposition de référendum devrait encore être examinée par les deux chambres dans les six mois… Autant dire que la situation aura largement changé entretemps, peut-être en défaveur du mouvement, et qu’une telle proposition ne permet nullement de pousser le triple avantage dont dispose la mobilisation ici et maintenant : une grève enracinée dans plusieurs secteurs clés, une mobilisation multiforme et devenue insaisissable depuis dix jours, et une opinion publique largement acquise. 

Il est parfois avancée la perspective d’un « mai 68 qui irait jusqu’au bout ». Le slogan est séduisant, notamment parce que mai 68 demeure une référence positive (quoique sans doute vague) pour de larges franges de la population – particulièrement celles qui sont actuellement mobilisées. Comme on l’a dit plus haut, cependant, il n’est pas certain que l’analogie avec mai 68 soit ici opérante, au-delà des effets d’agitation que peut produire un slogan. Mais c’est surtout l’idée du « jusqu’au bout » qui n’apparaît pas très claire. S’il s’agit de dire qu’il faut aller jusqu’au bout des espoirs de rupture avec le capitalisme et d’émancipation sociale soulevés par le mouvement de mai-juin 68, c’est l’évidence pour nous. Mais cela ne répond en rien aux questions stratégiques immédiates qui se posent pour le mouvement et pour la gauche. 

Avec la politisation de la lutte et l’énorme niveau de défiance vis-à-vis du pouvoir politique, seule une proposition articulant le retrait immédiat de la contre-réforme, la dissolution de l’Assemblée nationale et la tenue de nouvelles élections paraît à la hauteur des enjeux présents sans tomber dans le double écueil du maximalisme verbal et du fétichisme des formules passées. Bien sûr, la rupture politique ne se ramène pas à la scène électorale mais comme le rappelait Daniel Bensaïd là encore : « Il est bien évident, a fortiori dans des pays de tradition parlementaire plus que centenaire, où le principe du suffrage universel est solidement établi, qu’on ne saurait imaginer un processus révolutionnaire autrement que comme un transfert de légitimité donnant la prépondérance au « socialisme par en bas », mais en interférence avec les formes représentatives » (c’est nous qui soulignons). 

Il est entendu qu’il faut adjoindre à ces mots d’ordre la lutte pour un gouvernement de gauche sur une orientation de rupture, ce qui suppose de préciser des éléments de programme, en particulier autour d’enjeux centraux et immédiats pour l’ensemble des classes populaires, et plus largement du salariat, mais aussi plus spécifiquement pour certaines franges en son sein : retraite à 60 ans à taux plein pour tou·tes (à 55 ans pour les métiers physiquement pénibles), augmentation immédiate des salaires et indexation sur l’inflation (échelle mobile des salaires), blocage des prix et des loyers, titularisation des précaires dans le public et passage en CDI dans le privé, mesures volontaristes contre les discriminations systémiques de genre et de race en matière d’emploi, de salaires et de retraites, recrutements massifs dans la fonction publique, renationalisation immédiate de services et biens publics clés (transports, énergie, santé, autoroutes, etc.), ainsi que planification écologique. 

La question se poserait nécessairement du rapport des mouvements sociaux, et en particulier des syndicats – notamment ceux où continue d’exister un syndicalisme de lutte de classe : la CGT, Solidaires et la FSU – avec un tel gouvernement, portant globalement leurs exigences. Tout gouvernement de gauche doté d’un programme de rupture se trouverait sous une énorme pression de la classe dominante (chantage à l’investissement, pression des institutions européennes, etc.). Seule une vaste mobilisation populaire permettrait de faire contrepoids, d’éviter une capitulation en rase campagne et d’imposer les propositions mentionnées plus haut. La confrontation sociale qui s’enclencherait porterait en elle une dynamique fondamentalement anticapitaliste, dans la mesure où elle mènerait inévitablement, à plus ou moins brève échéance, à poser la question du pouvoir du capital sur l’ensemble de la société, sur nos vies et sur l’environnement, donc de la propriété privée des moyens de production, d’échange et de communication.

En cas de nouvelles élections, une nouvelle bataille politique s’ouvrirait mais une victoire du mouvement social sur la contre-réforme des retraites placerait en position de force la NUPES – en particulier la force dominante en son sein, qui s’est montrée indubitablement la plus combative contre Macron et son projet, à savoir LFI. Cela ne signifie nullement une voie royale tant les mobilisations sociales n’engendrent jamais des effets automatiques sur les rapports de force électoraux (qu’on pense à mai-juin 68 et à l’élection de la chambre la plus à droite de la Cinquième République, seulement quelques semaines après le mouvement…). On a d’ailleurs noté plus haut que le FN/RN paraît actuellement être la force qui profite le plus du large rejet populaire de la contre-réforme, pour des raisons de fond que les pratiques parlementaires réelles de l’extrême droite ne contrebalancent pas vraiment. Remarquons cependant que les sondages réalisés actuellement se font sous l’hypothèse défaitiste – largement acceptée par les sondé·es à ce stade – que Macron ne reculera pas. Si le mouvement s’avérait finalement victorieux, l’hypothèse d’une poussée politico-électorale de la gauche n’aurait rien de fantasque, même si rien n’indique qu’elle annulerait purement et simplement celle de l’extrême droite, étant donné la banalisation de celle-ci dans le paysage médiatique et le champ politique. 

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La mobilisation a indéniablement créé une situation nouvelle et la possibilité d’une bifurcation, au sens d’une dynamique de rupture avec l’ordre établi. Tout n’est sans doute pas à portée de main, mais des perspectives qui pouvaient apparaître hors de propos il y a encore quelques mois sont aujourd’hui accessibles. Il n’y aura pas de trêve dans les prochains jours et les prochaines semaines de lutte ; c’est à nous qu’il revient de faire reculer non seulement le pouvoir politique mais les limites du possible. 

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L’auteur remercie les membres de la rédaction de Contretemps pour leurs remarques et suggestions sur une première version de ce texte, mais reste seul responsable des positions défendues dans cet article.

Illustration : Photothèque Rouge /Martin Noda / Hans Lucas

Notes

[1] Si bien que beaucoup d’étudiant·es vont en manifestation, mais sans discuter collectivement du mouvement dans le cadre d’assemblées générales (et a fortiori de comités de grève ou de mobilisation), donc sans décider des futures initiatives à prendre (notamment pour étendre le périmètre des étudiant·es mobilisé·es), limitant par ailleurs les effets de politisation que produit nécessairement tout mouvement d’une telle ampleur.