Le mouvement populaire se trouve à un tournant, après la montée en puissance qui a suivi l’utilisation du 49-3 pour faire passer la loi en force. Comment aller plus loin pour faire plier Macron ? Aurore Koechlin avance quelques pistes dans cet article.
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Le 49-3 nous a clairement fait entrer dans la deuxième phase du mouvement, celle de la crise politique exacerbée. Contrairement à ce qu’on aurait pu croire, le mouvement s’est intensifié non par un élargissement des revendications, sur le terrain économique, mais bien sur le terrain politique. Combien avons-nous été à entendre de personnes nous rejoindre en disant : « c’est le 49-3 de trop ». Cette situation de crise politique a eu deux conséquences :
1/ Une multiplication des actions hors de l’agenda de l’intersyndicale, bien que souvent portées par des structures militantes organisées, en partie autour de syndicats, et soutenus indirectement dans les appels de l’intersyndicale qui incitent à des actions pour ponctuer la mobilisation entre deux journées d’action (soutien aux secteurs en grève, blocage des périphériques ou des autoroutes, actions dans les centres-villes, etc.).
2/ Et bien sûr l’élément le plus spectaculaire, la « gilet-jaunisation » du mouvement, ou la multiplication de manifestations sauvages marquées par l’usage intensif du feu, et peut-être surtout par leur caractère très spontané, très peu tenu même par les autonomes, leur jeunesse, tant en âge qu’en expérience du militantisme.
Conséquence de cet accroissement de la crise politique, la répression atteint des niveaux inimaginables. La gendarmerie qui filtre les entrées et les sorties dans Tolbiac occupée, des centaines de gardes à vue arbitraires, le retour de violences policières à large échelle qui blessent et mutilent, le gazage et la nassage du carré de tête de l’intersyndicale le 23 mars pour empêcher la manifestation d’arriver à Opéra, l’effroyable champ de guerre qu’est devenu la lutte contre les méga-bassines à Sainte-Soline, avec deux personnes encore entre la vie et la mort aujourd’hui…
La répression est à la hauteur de la contestation. Pour cette raison, la « gilet-jaunisation » du mouvement n’est pas une stratégie viable à terme, qui nous permettrait de gagner. Si elle crée une ambiance particulièrement intense de contestation, elle ne pourra à elle seule résoudre la crise qu’elle provoque. En effet, d’importants problèmes subsistent :
– Tout d’abord, le fait que la direction politique du mouvement est encore entièrement assumée par l’intersyndicale. Cela provoque une dépendance absolue à ses communiqués et en particulier à son calendrier, qui ne va toujours pas vers une reconductible, visiblement échaudée qu’elle est par l’échec du 7 : les dates du 15 et du 23 étaient espacées de plus d’une semaine, rien n’avait été organisé pour le soir du 49-3 (sauf par Solidaires). Alors qu’un rapprochement semblait se faire entre le jeudi 23 et le mardi 28, le prochain appel est de nouveau espacé de neuf jours, le 6 avril. Le signal serait autre si l’intersyndicale avait appelé à enchaîner plusieurs journées de suite dans la continuité du 23, acmé de la mobilisation – pour le moment en tout cas. Seul un rapprochement des dates (sans qu’il s’agisse forcément à chaque fois d’un appel à grande manifestation nationale) permettra de créer la condition nécessaire pour que certains secteurs commencent la grève, et pour que d’autres partent en reconductible, allant vers une généralisation de la grève. Condition nécessaire mais pas suffisante : on l’a vu avec le 7, il faut que les secteurs s’en emparent. Néanmoins, sans calendrier qui propose un cap, sans construction active de la grève par les directions intermédiaires, sans appel clair à tout donner dans un ultime effort, il semble douteux que les secteurs partent seuls un par un, magiquement synchronisés.
– Ensuite, et cela est lié, la deuxième difficulté qui se pose à nous est que si les chiffres de manifestation crèvent tous les records, force est de constater que la grève demeure faible. Certains secteurs concentrent les espoirs, comme les raffineries, et d’autres entrent enfin dans la danse, comme la jeunesse, qui se structure sur les facs, qui participe massivement aux manifs sauvages post-49.3, ou qui a fait vraiment irruption en manifestation intersyndicale la journée du 23. Mais certains secteurs plus traditionnels craignent de se retrouver isolés et ne mettent pas encore toutes leurs forces dans la bataille, comme les transports. Surtout, on demeure encore très loin d’une grève généralisée.
-Enfin et surtout, et c’est peut-être le plus inquiétant, l’auto-organisation ne progresse pas. Si les secteurs auto-organisés prennent de plus en plus de place – à Paris le 23, leur cortège était peut-être le plus considérable – pourtant, et ce n’est pas le moindre des paradoxes, on peine encore à faire des AG massives, à structurer les cortèges, à se doter de SO (services d’ordre) formés. Surtout, aucune coordination entre les secteurs n’est mise en place qui ait un tant soit peu de réalité, même si on peut espérer qu’avec la mobilisation accrue des facs, la CNE cesse d’être un regroupement de l’avant-garde et commence à jouer ce rôle (notamment en mandatant formellement des individu·e·s autour de mandats les liant à leurs AG locales). Parallèlement, personne ne propose de plan de bataille, personne n’essaye vraiment de prendre des initiatives à une large échelle. On a connu des mouvements plus petits ou les initiatives fleurissaient bien davantage, comme pendant la Loi travail.
Résultat de cette absence globale de coordination : tout reste suspendu aux décisions de l’intersyndicale, rendant impossible la construction à la base d’un agenda qui dépasse la semaine. La question de reconduire sérieusement est difficile à poser, à part pour les secteurs les plus déterminés, quand on n’a aucune idée de ce qui se passera après la prochaine grosse journée de mobilisation. Nul·le ne sait même si après une journée un peu moins réussie, l’intersyndicale ne finira pas par sonner le glas du mouvement. Tout est suspendu. Or, on ne peut rien construire sur cette suspension – ni reconductible, ni auto-organisation. C’est pourquoi il est essentiel d’être force d’initiative pour venir briser cette indécision. C’est aussi l’inertie qui nous empêche de sortir des contradictions du mouvement.
Dans un tel contexte, nos objectifs doivent être multiples :
1/ Bien sûr, encore et toujours, il faut répéter que la grève est notre arme centrale, et que si les manifestations sauvages sont un point d’appui important dans la contestation du pouvoir en place, elles ne pourront contrer la répression qu’en étant conjuguées à un véritable mouvement de grève. Il ne s’agit pas d’opposer les deux mais bien de les combiner et ainsi, de passer de la nuit des barricades à la grève générale.
2/ Mais cela ne saurait suffire. La crise politique crée de fait une disposition à des initiatives qui peuvent répondre aux attentes de la majorité des personnes en lutte. Il y a un alignement entre nos propositions politiques et les aspirations du mouvement. C’est donc le moment de prendre des initiatives. Idéalement, celles-ci ne doivent pas suffire seulement à cristalliser les mécontentements, mais à pallier les faiblesses du mouvement citées plus haut :
a) Essayer de rapprocher actions syndicales et actions spontanées, monde du travail et jeunesse, grève, blocage, et manif sauvage ;
b) Permettre de coordonner les secteurs entre eux ;
c) Proposer un plan de bataille pour gagner.
Pour faire tout cela, un cadre est nécessaire qui permette de coordonner les différents secteurs en lutte, les interpros et les interfacs, afin de sortir les secteurs de leur isolement (les plus dynamiques motivant ceux qui ont plus de mal à partir), de construire la généralisation de la grève, voire de lancer un appel qui propose un plan de bataille, serait particulièrement utile.
Bien sûr, il n’aurait pas vocation à remplacer des coordinations d’AG par secteurs. Mais force est de constater que pour beaucoup d’entre eux, on n’en est pas encore là. Et bien sûr, il s’agirait de lancer cette initiative de façon unitaire. Cela permettrait ainsi d’éviter deux apories de ce type d’initiatives : 1) faire croire qu’elles sont des cadres d’auto-organisation des secteurs, 2) délimiter des cadres autour de telle ou telle organisation politique.
Une telle expérience se rapprocherait plutôt de celle du MLAC dans les années 1970 : rassembler les organisations du mouvement et les secteurs mobilisés autour d’une revendication commune afin de faire franchir un cap au mouvement. On peut discuter des modalités. Le plus important est peut-être la démarche : celle de tenter des initiatives pour poser le plus largement la question de la stratégie dans le mouvement. Seul le franchissement de ce cap lui permettra de rentrer dans une nouvelle phase, celle de la grève générale.
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Illustration : Photothèque Rouge /Martin Noda / Hans Lucas.