Royaume-Uni : une vague inédite de mobilisations sociales, un parti travailliste toujours plus à droite

Face à l’impopularité persistante des conservateurs au pouvoir et à la longue vague de grèves qui marque le Royaume-Uni depuis l’été dernier, inédite depuis les années 1980, où va le Parti travailliste ? Comme le montre ici Thierry Labica, le tournant à droite n’a cessé de s’accentuer au cours de la dernière année, l’éviction de Jeremy Corbyn n’ayant été que le signal d’une volonté des dirigeants actuels du Labour de (re)faire de ce parti ce qu’il était avant l’arrivée à la tête du Labour de Corbyn : un parti pro-patronal mais jouant aussi, depuis le milieu des années 2000, de la xénophobie la plus crasse.

***

La situation britannique reste marquée par six caractéristiques notoires. Rappelons ou indiquons les cinq premières : une inflation toujours galopante qui poursuit et aggrave des reculs salariaux déjà inédits, ainsi qu’une situation sociale notoirement dégradée pour des millions de Britanniques ; l’entrée en récession de l’économie depuis décembre dernier et l’annonce d’une nouvelle phase d’austérité (budget présenté mi-novembre 2022) ; une intensité de mobilisations syndicales inédite depuis des décennies ; une succession d’annonces de profits records, dans le secteur de l’énergie notamment ; et enfin, l’impopularité du pouvoir conservateur qui jusqu’à présent ne semble pas devoir se remettre des dégâts du bref passage de Liz Truss au poste de premier ministre pendant quelques semaines à peine à l’automne dernier.

La reprise de confiance collective d’une grande partie du monde syndical et l’intensité des luttes de classe forment l’élément le plus déterminant de cette conjoncture et des bifurcations qu’elle pourrait susciter. Sur ce point et en bref : en mars 2023, le mouvement social et syndical débuté dix mois plus tôt, en juin 2022, reste d’une force, d’une ampleur et d’une diversité intactes. Les membres du syndicat de la communication (CWU), repère central de la mobilisation depuis des mois, ont revoté la grève à 96 pour cent avec une participation de 77 pour cent ; le syndicat des personnels de transports (RMT), autre acteur clé, a rejeté l’offre salariale de Network Rail et des entreprises ferroviaire et annoncé des journées de grève les 16 17, 18, 30 mars et 1 avril[1]. Au syndicat FBU (pompiers), la grève a été voté à 88 pour cent avec un taux de participation de 73%. Les syndiqués affiliés à Unite de la centrale électrique Drax ont annoncé neuf journées de grève sur février, mars et avril.

Mais de nouveaux secteurs sont entrés en action en janvier et février. La grève du syndicat des infirmières (RCN), la première de son histoire, a eu un certain écho, compréhensible compte tenu de la taille de cette organisation et de sa symbolique, notamment au regard de l’état des services de santé britanniques et après deux années de pandémie. On pense également à la Société des kinésithérapeutes agréés, aux personnels de l’agence de l’environnement, aux enseignants en Écosse, aux salarié.es d’Amazon de Coventry syndiqué.es au GMB, aux personnels de propreté de la centrale nucléaire de Sellafield (dans le nord-ouest de l’Angleterre) employés par la société d’externalisation, Mitie. La grande journée du 15 mars a vu la convergence des 133000 employé.es des services gouvernementaux syndiqué.es au PCS, des personnels enseignants du NEU et des internes des hôpitaux.

Sur ce front, la situation reste donc exceptionnelle avec un niveau de combativité inédit depuis les années 1980. En outre, comme en point d’orgue à ce mouvement général autour des revendications salariales, Shell annonce ses profits (2022) les plus élevés dans ses 115 ans d’existence : 32 milliards de livres sterling (près de 40 milliards de dollars), soit le double des résultats de 2021, et une distribution de dividendes à hauteur de 5 milliards de livres sterling. Même chose pour BP, avec 23 milliards de livres (28 milliards de dollars) pour l’année (record) 2022 : une manière sans doute involontaire pour BP, ex- Anglo-Persian Oil Company, de fêter les 70 ans du coup d’État anglo-étatsunien de 1953 contre Mohamed Mossadegh, premier ministre démocratiquement élu et alors déterminé à nationaliser les ressources pétrolières de l’Iran, alors aux mains des britanniques. Sans grande surprise, dans cette ambiance euphorique, BP a fait le choix de réviser à la baisse ses objectifs de réduction des émissions de carbone et prévoit d’accroître ses investissements dans l’extraction de pétrole et de gaz.[2]

Mais Shell et BP, pour qui la guerre russe en Ukraine est si profitable, ne sont que les gerbes les plus saillantes dans le grand feu d’artifice des super-profits des deux dernières années de catastrophe sanitaire.

Accentuation du tournant à droite du parti travailliste

Reste donc un sixième élément de cette conjoncture de polarisation sociale et politique, ou autrement dit, de lutte des classes à ciel ouvert : le parti travailliste dirigé par Keir Starmer. Resté dans une quasi-insignifiance politique après deux années d’incapacité à faire entendre un quelconque projet, le parti travailliste bénéficie d’une situation devenue très favorable, pour au moins quatre raisons. Pour commencer, les conservateurs au pouvoir ne se relèvent toujours pas du bref  passage au pouvoir de Liz Truss (septembre-octobre 2022). 

Cet épisode ne faisait en outre que parachever une déroute gouvernementale déjà placée sous le signe de « l’incompétence » de Boris Johnson. Comme le montrent très nettement les enquêtes de l’institut Yougov, la popularité de Keir Starmer, faible ou très faible, depuis le début de son mandat à la tête du parti, et malgré une très grande bienveillance des principaux médias, doit intégralement son amélioration soudaine de début octobre (+16 pour cent) aux quelques semaines d’exercice du pouvoir de Liz Truss. Cette amélioration est plus prononcée pour le parti en général. Mais ni l’un ni l’autre ne paraissent devoir leur embellie sondagière à autre chose qu’à la miraculeuse intervention de sainte Lizzie. En l’état, pour beaucoup, une victoire électorale du parti travailliste aux prochaines législatives semble assurée. Mais nous n’y sommes pas encore.

Le second facteur tient au fait que l’opinion publique britannique est toujours plus majoritairement favorable au principe de la nationalisation de toute une série de secteurs de l’économie : transport, eau, énergie, santé… C’est le cas de longue date. Les effets cumulés de la pandémie et l’effondrement accéléré du service de santé national et de l’explosion de l’inflation, conjugués à l’énormité des profits du secteur de l’énergie, ont toutefois largement contribué à consolider cette option jusque dans une grande partie de l’électorat conservateur lui-même.

Enfin, troisièmement, il y l’actualité inouïe, déjà évoquée, des luttes des organisations syndicales et du monde du travail dont il faut en outre signaler le soutien relatif, mais bien réel, qu’elles reçoivent dans l’opinion publique: les grèves des infirmières pour les hausses de salaires et l’amélioration de la qualité des soins étaient d’emblée soutenues par plus de 70% de la population. Les grèves des transports, elles, beaucoup plus couramment soumises à la hargne politique et médiatique anti-grévistes, ont également aussi réussi à s’assurer un niveau inhabituel de soutien dans la population (soutien majoritaire au mois de juin-juillet 2022, et encore important  au début 2023).

Face aux grandes difficultés du gouvernement conservateur, sur fond de violente crise sociale et de consolidation du consensus sur les questions de propriété publique, le parti travailliste bénéficie de l’appui potentiel d’un mouvement syndical et social à nouveau combatif partout dans le pays. Il dispose désormais d’importants leviers pour développer et populariser un ensemble de choix et d’orientations qui devraient lui permettre de contester l’ensemble de la trajectoire politique littéralement  mortifère[3] des dernières années, et que la pandémie n’a fait qu’aggraver: extrémisme oligarchique, profits massifs tous azimuts (méga-pollueurs en tête), pauvreté et précarité sociale, professionnelle, alimentaire, énergétique omniprésente, naufrage de services de santé…

Les priorités des dirigeants du parti travailliste sont  pourtant ailleurs. La première a consisté à poursuivre l’élimination ou la neutralisation de toutes les composantes de gauche au sein du parti, et ainsi de mettre un terme (au moins temporaire) au travaillisme comme « grande église » accueillant tout une diversité de composantes actives sur sa gauche et garantes des liens avec le mouvement social à divers moments de son histoire.

Les mises à l’écart de Jeremy Corbyn ou de Ken Loach ne sont que les illustrations les plus notoires de ce qui s’apparente désormais à une authentique opération d’épuration politique : exclusion d’organisations entières, suspensions arbitraires de candidat.es indésirables aux échéances électorales, ou pour siéger dans les instances du parti…[4] La liste serait bien trop longue ici, d’autant qu’il faudrait y ajouter celle des 200 000 départs d’adhérent.es et de militant.es rien qu’entre avril 2020 (date de l’élection de Keir Starmer à la tête du parti) et janvier 2022. Toutefois, pour la ministre des finances du « cabinet fantôme », Rachel Reeves, ce découragement généralisé suite à l’abandon de tous les engagements programmatiques de la période Corbyn – et sur lesquels Keir Starmer s’était fait élire – ce découragement, donc, est « une bonne chose » (a good thing).

La seconde priorité, étroitement liée à la première, et toujours très bien incarnée par Rachel Reeves, est de positionner le parti travailliste en « parti pro-business » fiscalement « responsable ». L’instabilité et les forts soupçons d’« incompétence » suscitée par la confusion du pouvoir conservateur ont ouvert la voie à un travaillisme soucieux de gagner la confiance du monde patronal. Après avoir renoncé à tout engagement sur la fiscalité des entreprises, à tout projet de renationalisation, après s’être clairement distancié du mouvement de grève en n’exprimant pas le moindre soutien aux revendications salariales, et en allant jusqu’à interdire aux membres du cabinet de se montrer sur les piquets de grève, la mission semble maintenant accomplie. 

Les signaux en sont nombreux. Le plus officiel, pour ainsi dire, vient de l’ex-président de la Confédération des industries britanniques (CBI) et président de la Chambre internationale de commerce, Paul Drechsler. Selon lui, « Sir Keir Starmer » a su ramener le parti travailliste « à la raison » après Corbyn et le tournant à gauche ; « le sentiment d’un changement profond domine dans nombre de salles de direction et dans les allées du pouvoir. Le patronat des grandes enseignes commencent à parler du labour avec chaleur et même, optimisme ».

Pour Drechsler comme pour « nombre de personnes qui comptent dans le milieu des affaires », c’est  surtout à Rachel Reeves que l’on doit ce renouveau. Il précise toutefois que « Keir me paraît manifestement être une personne à même de susciter un sentiment de confiance chez les dirigeants d’entreprises. Il nous  faut de la stabilité. Et il nous faut quelque chose de neuf ». 200 000 cotisations perdues ? Le parti travailliste recueille désormais des centaines de milliers de livres sterling venus de riches donateurs patronaux : 100 000 livres de Clives Lewis, le patron de River Island, en août 2022 ; 100 000 encore de Fred Story, patron du secteur de l’immobilier, en septembre ; 100 000 de plus du multimillionnaire et désormais ex-tory- Gareth Quarry, en octobre…

La troisième option privilégiée est celle d’un recentrage patriotique et nationaliste résolu. Certes, cette position a déjà son histoire au sein du travaillisme. Elle remonte au tournant nationaliste et anti-immigration de la seconde moitié des années 2000, qui avait refermé la séquence « multiculturaliste » du premier blairisme, et son soutien volontariste à l’élargissement de l’UE vers l’Est de l’Europe. Les thèmes de « Britishness » et de l’identité nationale, de « l’emploi britannique pour le travailleur britannique », mais aussi du lien entre « délinquance (crime) et immigration » figuraient en bonne place dans le programme électoral des travaillistes en 2010.

Pour la direction actuelle du parti, cependant, il est urgent de corriger les expressions de solidarité de la période 2015-2020. D’où un esprit de surenchère manifeste et bien assumé. C’est le positionnement « ferme » anti-immigrés, anti-réfugiés, qui permettra de répondre à la perte des circonscriptions traditionnellement travaillistes des anciennes régions industrielles lors des législatives de décembre 2019. 

En vente à la boutique du congrès travailliste. Mai 2015.

Starmer aurait pu choisir de contester la brutalisation austéritaire et la paupérisation sans fin qu’elle inflige à des régions déjà très durement éprouvées depuis les années 1980. Cette orientation avait fait une grande partie de la forte progression de l’audience travailliste aux élections de 2017. En outre, depuis juin 2022, le parti dispose à l’évidence d’une immense réserve d’énergie mobilisatrice, devant lui permettre de réaffirmer ce type de projet et de le faire entendre à échelle de masse. Il aura cependant préféré en revenir au revirement effectué une dizaine d’années plus tôt, qui avait validé par avance la politique raciste d’« environnement hostile » mise en place Theresa May (alors ministre de l’intérieur de David Cameron) à partir de 2013, et la captation xénophobe du « débat » public autour du Brexit.

L’opposition travailliste n’offre donc aucune remise en cause politique et éthique d’une action gouvernementale qui a amplement tiré parti d’un consensus qu’elle doit aux directions travaillistes depuis les années Brown et Miliband. Aux antipodes de toute solidarité de classe, pour Starmer ou Reeves, le problème du gouvernement Sunak en matière de politique migratoire n’est pas ses batteries de mesures racistes de plus en plus fanatiques ; c’est, tout au contraire, qu’il n’expulse pas assez, pas assez vite. 

En octobre 2022, tandis que les conservateurs annonçaient un durcissement supplémentaire des lois anti-immigration, Rachel Reeves expliquait déjà qu’il était grand temps que les conservateurs au pouvoir se ressaisissent enfin et accélèrent le rythme des expulsions d’étrangers.[5] La « classe » n’a été redécouverte, dans le discours travailliste, que dans la mesure où il s’agit de prétendre protéger une classe ouvrière blanche, face à une concurrence étrangère « déloyale » – documentée nulle part – que lui imposeraient divers registres de cosmopolitisme.

A l’exact opposé de cette normalisation raciste du discours travailliste, vingt et une organisations syndicales ont exprimé dans une déclaration commune contre une énième projet de loi anti-réfugiés[6], leur solidarité anti-raciste internationaliste de classe : engagement à rester solidaire de tous les travailleurs étrangers, à lutter dont le racisme gouvernemental notamment par la syndicalisation, la défense des droits des travailleurs sans papier, contre les visas temporaires et les contrôles de police sur les lieux de travail. Les luttes des derniers mois sont donc aussi porteuses de telles réaffirmations de la conscience de classe, dans un antagonisme parti-syndicats rendant toujours plus inactuel leur « lien » historique, déjà si souvent malmené, il est vrai.

Pour la droite travailliste, l’avance prise dans les sondages peut donc faire office de validation de la ligne suivie depuis bientôt trois ans, dans l’attente des effets d’usure sur les conservateurs au pouvoir depuis 2010 : « Nous vous l’avions bien dit : le projet de gauche nous mène à la catastrophe ; l’orientation à droite nous promet la victoire! » De ce point de vue, les luttes du monde du travail sont bien plus une source d’embarras que quoi que ce soit d’autre, et comme pour lever toute ambiguïté possible, dans un geste supplémentaire de démarcation, Wes Streeting, chargé de la santé dans le cabinet fantôme, est allé jusqu’à défendre l’utilité et l’efficacité du secteur privé dans la santé. Au beau milieu d’une grève historique des personnels de santé largement soutenue par l’opinion publique, et d’une crise généralisée des services soumis à une privatisation rampante (notamment, au piège de partenariats public-privé omniprésents) et presqu’universellement conspuée, les propos de Streeting tenaient de l’inconséquence – ou de la provocation pure et simple…

Mais pendant combien de temps encore pourra-t-on compter sur les effets du miracle de sainte Lizzie ?

Chasse aux sorcières contre la gauche

Comme on vient de le rappeler, la priorité politique initiale de la direction du parti travailliste n’a pas été l’opposition au gouvernement – unité nationale oblige dans la crise sanitaire : la priorité a été, et reste, l’élimination de la gauche au sein du parti, à l’aide de tous les leviers disponibles, quitte à en piétiner le règlement interne. Or, il n’aura échappé probablement à personne que la bannière et l’arme privilégiée dans cette entreprise a été celle de la lutte contre l’antisémitisme.

Starmer et son entourage n’ont pas hésité à faire de cette question le préalable même de toute viabilité et crédibilité futures du parti. La violence factionnelle qui s’en est suivi est probablement sans équivalent dans l’histoire du travaillisme et, à ce titre, elle trahit l’urgence réactionnaire post-Corbyn qui s’est emparée de la nouvelle direction : l’éventualité d’un parti conquis par sa gauche (jusque-là plutôt utilement périphérique) ne doit jamais se reproduire. D’où l’élimination et les mises à mort symboliques, désormais, plutôt que la domestication.

Sans que l’on s’y attarde plus ici, il faut rappeler le rôle tout à fait remarquable et inquiétant joué par Starmer dans cette transition : le dirigeant du parti depuis avril 2020 avait conduit toute sa campagne pour s’emparer de la direction en s’inscrivant dans la continuité des grandes orientations à gauche construites au cours des années précédentes. Starmer avait soutenu les projets de renationalisation, entre autres, et défendu Corbyn contre les accusations d’antisémitisme.

Le même, une fois élu, devait expliquer qu’il n’était pas favorable aux nationalisations et que l’exclusion de Corbyn du groupe parlementaire était une nécessité impérieuse, suite au simple rappel par Corbyn que le problème de l’antisémitisme, bien réel, avait été considérablement exagéré quant à sa réalité au sein du parti. D’une manière générale, cette offensive interne, le peu de respect de procédures elles-mêmes et la multiplication des interventions bureaucratiques arbitraires dans l’activité des sections, ne peuvent être de bonne augure pour ce que serait la pratique de l’actuelle équipe dirigeante travailliste une fois au pouvoir en matière de démocratie, au sens le plus conventionnel du terme.

Dans la campagne contre la gauche antiraciste et internationaliste, le recours incessant à l’accusation infamante/disqualifiante d’antisémitisme a donc été d’une importance tactique cruciale dans la reconfiguration idéologique du parti travailliste. Au regard de ce qui précède, proposons simplement ceci : cette campagne a visé, entre autres, à afficher la crédibilité anti-raciste et anti-exclusionniste que confère le noble héritage de la longue tradition antifasciste qui a contribué à définir la gauche dans son histoire. Fort de cette immunité auto-administrée, il a été possible de s’autoriser tout un accompagnement des formes courantes de la démagogie raciste et islamophobe la plus stricte, tout en rejetant l’accusation de racisme sur les anti-racistes.

Essayons de récapituler les principaux gestes de cette prestidigitation: (i) contre les paniques islamophobes, les anti-racistes sont solidaires des musulmans soupçonnés d’être irréductiblement antisémites, donc, les anti-racistes sont antisémites par association et complicité ; d’où (ii) l’assurance avec laquelle il est désormais possible d’affirmer que la gauche anti-raciste – dont nombre de militant.es juifs et juives – qui condamne l’apartheid israélien ne ferait que dissimuler son antisémitisme derrière sa critique de l’État d’Israël. En outre, (iii) la gauche anti-raciste et internationaliste (« antisémite »), parce qu’elle refuse l’évidence du « problème » de l’immigration, n’est pas à l’écoute des préoccupations de la classe ouvrière dont l’appauvrissement continu serait la conséquence d’une pression migratoire insupportable sur les services de santé, d’éducation, sur le logement et les salaires.

La gauche anti-raciste (« politiquement correcte », « bobo », « multiculturaliste », et maintenant « woke ») se révèle donc anti-ouvrière, exprimant ainsi un élitisme social propre aux jeunes diplômés urbains, déconnectés des réalités dures et profondes d’un monde ouvrier jamais remis de la désindustrialisation. En outre (iv), en refusant de voir l’immigration comme « problème » présumé responsable de l’insécurité sociale toujours plus grande des milieux  « blancs » les plus modestes et vulnérables, la gauche anti-raciste se rend donc responsable du racisme réactionnel qu’elle incite. Enfin, (v) ce refus de voir « le problème » tient de l’aveuglement volontaire et du déni de réalité : une telle incapacité à reconnaître l’immigration comme « problème », autrement dit,  « les faits », doit assurément être révélatrice d’une attitude irrationnelle. D’où l’intolérance extrémiste (et « annulatrice » en référence à la supposée cancel culture) de la gauche anti-raciste : penser que la réduction de l’immigration à un « problème » pourrait elle-même à la fois trahir et valider un ensemble de présupposés xénophobes et racistes, doit être le signe immanquable du dogmatisme « annulateur ».

On approche ainsi d’une sorte de petite grammaire de la panique « anti-woke» et de toute l’euphorie politico-éditoriale en réaction à l’intolérance de la « culture de l’annulation » censée en découler (intolérance dont il faut généralement comprendre qu’elle serait un symptôme tardif de l’esprit par nature « totalitaire » de la gauche qui n’est pas de droite).  Nous voilà alors dans le monde à l’envers où les anti-racistes sont à l’origine du racisme, sont complices de l’antisémitisme, quand ils et elles – non-juifs, ou, dans un grand nombre de cas,juifs – ne seraient pas purement et simplement des antisémites dissimulé.es.

En revanche, accepter le « problème » de l’immigration serait la position toujours raisonnable, et pleinement compassionnelle à l’égard d’une « classe ouvrière » enfin redécouverte, mais sous les traits d’une ethnie minoritaire « blanche », ou classe-« race »,  au nom de laquelle on peut encore défendre « nos valeurs » : un « socialisme » de l’État national-social, une défense des services publics et des salaires fatalement dégradés par la présence d’étrangers en nombres « incontrôlés » et imposant une « concurrence déloyale ».

Conclusion : veut-on lutter pour la redistribution sociale et contre le racisme ? Fort bien : fermer « nos » frontières et renvoyer  les étrangers « chez eux »  mettra un terme à la fois à la pression « insupportable » sur « nos » services publics, et au racisme qui, dès lors, sera sans objet, étant entendu, pour résumer, que c’est la présence-même des immigrés et des étrangers qui serait responsable du racisme : pas d’étranger, pas de racisme. Ainsi voit-on les discours et les politiques racistes mis au service de la cause anti-raciste, contre le racisme des anti-racistes… Réenchantement du monde selon les dirigeant.es travaillistes et toute la panique « anti-woke » du jour. 

L’ « extrême-centrisme » comme banalisation du discours réactionnaire

Le contorsionnisme hypocrite de la direction travailliste représente une contribution notoire à la conversion en sens commun de tout le monde mental de la droite et de l’extrême droite. On l’a vu : négation de tout principe de solidarité internationaliste de classe; refus corollaire de tout questionnement des logiques de racisation des travailleurs et travailleuses étranger.es ; présupposé d’un marché du travail figé dans des paramètres immuables et d’une pénurie de ressources sociales permanente à préserver pour le compte des « nationaux », entre autres.

Il y a encore et peut-être surtout, le rejet préalable de toutes les recherches, études et enquêtes académiques, associatives, syndicales, établissant que la main d’œuvre étrangère n’est pas responsable de la dégradation des salaires, ne pèse pas sur les dépenses de sécurité de sociale, voire, que sa contribution y est excédentaire, que cette main d’œuvre s’avère indispensable à l’activité de larges secteurs de la vie britannique que l’on parle de services de santé, d’universités, ou d’horticulture). A ce titre, le travaillisme actuel est une puissante machine à produire de l’ignorance et de l’oubli au service d’un conformisme réactionnaire dépourvu de la moindre imagination, quand le blairisme initial pouvait  prétendre, au moins momentanément, s’être doté d’un certain entourage intellectuel au cours des années 1990.

Concernant le parti de Keir Starmer, la qualification polémique d’« extrême centrisme » peut s’avérer bien choisie si par « extrême centrisme », on veut bien désigner une forme d’adhésion stricte à un ensemble de normes, de paramètres et d’attentes dominantes, ou autrement dit, un conformisme aussi rigide que sénile.

Ce conformisme (qui mériterait la plume du Patrick Hamilton d’Impromptu in Moribundia) répond à – et épouse au moins quatre injonctions interdépendantes et impérieuses : celle venue d’un champ médiatique très nettement concentré sur le plan capitalistique et producteur de consensus réactionnaire et raciste, rigide et durable ; d’une rationalité économique et fiscale dont la dimension « responsable » se mesure au degré de dévouement au capital ; d’un système électoral (« first past the post » : le parti en tête dans chacune des circonscriptions emporte le siège) comprimant la vie politique dans un bipartisme hostile à toute diversité et de plus en plus générateur d’abstention ; et d’une sainte communion néo-nostalgico-impérialiste transpartisane globalement intacte.

Le corbynisme, qui était pourtant lui-même l’expression d’attentes nouvelles et anciennes,  largement partagées dans la société britannique, a été perçu comme une menace inouïe et imminente pour toute cette configuration historique particulière du pouvoir capitaliste au Royaume-Uni. Une telle perception revenait bien sûr à surestimer ses forces et même ses intentions.

Toutefois, la simple idée d’une gauche au pouvoir reconnaissant, pour commencer, les crimes impérialistes commis de l’Irlande à l’Irak, et pour n’envisager que cette possibilité, impliquait déjà une dérogation fatale à l’édifice étatique et idéologique national historique. Si l’on ajoute à cela le projet de nouvelles formes d’appropriation sociale, c’est l’éventualité d’une sortie de la barbarie capitaliste qui commence à gagner en consistance et en crédit. Une authentique catastrophe.

La conjoncture façonnée par les luttes en cours fait renaître une espérance, certes fragile, mais pensable, et dans tous les cas nécessaire. Le travaillisme actuel, non seulement droitier, mais surtout, strictement réactionnaire – en réaction au « danger » de réorientation à gauche du parti –, par toute sa mécanique autoritaire et bureaucratique de manipulation, de marginalisation et d’exclusion, à une échelle sans précédent, mais aussi par son mépris affiché et durable de l’ensemble des revendications syndicales et populaires exprimées dans ce long moment de crise et de luttes, suscite les conditions matérielles et morales nouvelles d’une émancipation syndicale et politique des courants et forces qui auront jusqu’ici acquiescé, bon an mal an, à son hégémonie depuis plus d’un siècle. 

Il est un fait indéniable que les tentatives antérieures dans ce sens furent des échecs et que le cadre institutionnel-électoral britannique exerce une contrainte puissante et permanente. Il demeure aussi, cependant, que la labour fut lui-même l’expression d’une telle émancipation au tournant du 20e siècle, vis-à-vis du parti libéral qui lui servait de tutelle et d’étouffoir. Et il reste le précédent de l’élection intempestive de Corbyn lui-même, ce Mossadegh anglais ; reste aussi, sous nos yeux, le caractère jusqu’ici inimaginable du long mouvement de grèves en cours quand toute l’armature législative antisyndicale vieille de quarante ans semblait devoir condamner par avance une telle éventualité. Reste, en d’autres termes,l’imprévu des bifurcations ; reste donc la politique et, comme le dit si bien Daniel Bensaïd, son ordre profane.

Notes

[1]    Journées de grèves finalement  suspendues le temps d’une reprise des négociations sur une nouvelle offre.

[2]    « BP Slows Transition to Renewable Energy as Oil Bonanza Continues », Wall Street Journal, 7 février 2023

[3]    Les politiques d’austérité depuis 2010 sont tenues responsables 335 000 morts excédentaires entre 2012 et 2019 selon une récente recherche conduite par l’université de Glasgow et le Glasgow Centre for Population Health (étude qui confirme et prolonge des travaux antérieurs). 

[4] Sur ce sujet, les récents épisodes de l’enquête documentaire conduite par la chaîne al-Jazeera,  « The Labour Files » « , sont indispensables.  

[5]    Rachel Reeves s’était déjà distinguée en 2013 en déclarant que les travaillistes (alors dirigés dans l’opposition par Ed Miliband) seraient plus durs que les conservateurs en matière de dépenses sociales et que « nous ne sommes pas le parti qui représente ceux qui ne travaillent pas ».

[6]    « Projet de loi sur l’immigration illégale », introduit mardi 7 mars au parlement, et selon les Nations Unies, en dérogation aux du droit international, et en particulier à la convention sur les réfugiés de 1951 sur l’accueil et le droit d’asile.