La France insoumise, une force incontournable aux pieds d’argile ?

La séquence électorale de l’an dernier – présidentielles et législatives – a rebattu les cartes dans l’ensemble du champ politique, faisant émerge une tripolarité entre l’extrême centre macroniste, l’extrême droite lepéniste et la gauche unifiée (électoralement du moins) dans le cadre de la NUPES. Mais les rapports de force ont aussi été modifiés au sein de cette dernière au profit de la France insoumise (LFI), et il apparaît dès lors crucial, pour quiconque se pose la question de l’alternative politique en France, de comprendre ce que veut et ce que peut ce mouvement dont Jean-Luc Mélenchon a été le candidat (à deux reprises) lors de l’élection présidentielle et dont il est encore aujourd’hui le principal dirigeant.

Patrick Le Moal propose dans cet article un état des lieux critique de la NUPES mais surtout de la France insoumise. Il cherche à en montrer les forces et les faiblesses, les avancées mais aussi les obstacles et les limites qui l’empêchent à ce stade de se muer en une force politique structurée, capable de s’ancrer largement au sein des classes populaires, de bâtir durablement une contre-hégémonie au capitalisme néolibéral, et de mener au quotidien l’affrontement politique avec le pouvoir macroniste et sa fausse opposition lepéniste, y compris donc hors des échéances électorales.

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La France insoumise (LFI), autour de la personnalité de Jean Luc Mélenchon (JLM), occupe aujourd’hui une place centrale dans la gauche politique française. Elle a réussi, sur la base de ses résultats électoraux aux présidentielles, à regrouper dans la NUPES[1] les autres partis de la gauche institutionnelle, le PS, EELV et le PCF sur la base de l’essentiel de son programme présidentiel, qui s’oppose frontalement aux politiques néolibérales mises en œuvre par les gouvernements antérieurs, de gauche et de droite, et opère une rupture avec le productivisme par une transition écologique. Il s’agit d’un déplacement du centre de gravité de la gauche vers des positions politiques, sociales et écologiques radicales, sans être pour autant anticapitalistes.

La réalité de l’impact de l’élection présidentielle

C’est à partir de cette élection que LFI a réussi cette opération. JLM avec ses 21,95 % était à deux doigts d’être présent au second tour face à Macron en élimant la néofasciste Le Pen (23,15%) dont le résultat était minoré par la concurrence au sein de l’extrême droite par la candidature Zemmour (7%)[2].

Mais l’élection présidentielle française est très particulière. Les modifications de 2000 et 2001 qui ont fait coïncider la durée du mandat présidentiel et de l’Assemblée nationale[3] et prévu l’élection du Parlement au lendemain de l’élection présidentielle, étaient destinées à permettre au vainqueur de la présidentielle d’avoir une majorité au parlement dans la dynamique de la victoire. Le système est conçu pour fabriquer à chaque élection un président ayant tous les leviers politiques de pouvoir à sa disposition.

La force électorale de l’extrême droite (un tiers des votant·es), modifie la nature des votes dès le premier tour. A gauche, de nombreux suffrages se portent sur le/la candidat·e susceptible, selon les sondages, d’empêcher l’extrême droite d’être présente au second tour. Les résultats du premier tour sont donc tout autant le produit de ces calculs que de l’adhésion au programme, au projet des candidat·es. Par exemple, nombre de participant·es aux meetings de Poutou, candidat du NPA, ont voté JLM afin qu’il soit au second tour contre Macron pour ne pas être confronté·es au choix Macron/Le Pen.

Dans ces conditions très particulières, LFI a laminé électoralement le PS et le social-libéralisme de Hollande responsable d’attaques majeures contre les classes populaires, a maintenu le PCF a ses niveaux les plus bas[4], et a été peu inquiété par les Verts qui n’ont jamais eu de résultats significatifs lors des élections présidentielles.

La nature du tournant des législatives 2022

Si l’impact des forces en présence est le produit de la présidentielle, les moyens pour un courant politique d’exister financièrement et politiquement sur tout le territoire sont donnés par les élections législatives.

En 2022, le choix de JLM d’impulser la NUPES dans les deux semaines qui ont suivi la présidentielle a créé un véritable espoir de mettre un coup de frein à l’insupportable. Si la gauche institutionnelle[5] réunie dans la NUPES n’a pu obtenir la majorité au parlement, elle a empêché Macron d’obtenir la majorité absolue à l’Assemblée nationale, une première depuis 20 ans.

Cette union a également permis de limiter l’avancée du RN de Le Pen. Alors qu’elle avait 400 000 voix de plus que JLM au premier tour des présidentielles[6], les candidat·es de la NUPES ont eu entre 1,5 millions et 3 millions de voix de plus que celles et ceux du RN aux premier et second tour des législatives (avec une abstention supérieure à 50%), même si pour la première fois dans un scrutin de ce type le RN a réussi à obtenir 90 député·es (contre 149 à la NUPES).

Au sein de la gauche, le rapport de forces en faveur de LFI a été figé dans le nombre de député·es, tout en permettant aux autres  forces de la NUPES de maintenir ou d’accroître leur représentation et d’avoir un groupe parlementaire[7].

 2012 2017 2022 
 Pourcentage voix aux présidentiellesNombre députés aux législativesPourcentage voix aux présidentiellesNombre députés aux législativesPourcentage voix aux présidentiellesNombre députés aux législatives
PS28,63 %2086,4 %301,74 %28 +4
JLM11,10 %119,58 %1721,95 %74
PCFabsent7 + 2absent102,28 %22
Verts2,31 %17absent14,6 %22
NPA1,15 % 1,1 % 0,76 % 
LO0,56 % 0,64 % 0,56 % 
2012 : sous l’étiquette Front de Gauche, intégrant le PG auquel appartenait JLM, et le PCF

2017 : candidat LFI soutenu par le PCF dans des conditions très particulières[8]

2022 : candidat LFI

Ces résultats augmentent considérablement les moyens dont va disposer LFI[9] pour les années à venir. Les élu·es peuvent faire parler d’eux à l’Assemblée, mais aussi, lorsqu’iels sont en assez grand nombre, dans toutes les régions. Les moyens financiers sont considérables, puisque le financement par l’État de LFI va dépasser 4 millions d’euros par an, sans compter les moyens donnés aux député·es qui reversent 12 % de leur indemnité et disposent d’attaché·es parlementaires : l’appareil politique de LFI change d’échelle.

LFI au sein de la gauche institutionnelle

Cette séquence marque une évolution dans le positionnement de LFI. Lors de sa construction en 2016, alors que Podemos dans l’État espagnol était en phase ascendante, elle s’affirmait hors du champ politique du passé. JLM mettait en scène des rencontres avec ses leaders et les théoriciens du « populisme de gauche » comme Chantal Mouffe. Si JLM a retenu de ce courant la place des affects dans la politique, «  on ne convainc pas les électeurs uniquement en leur assénant une série de chiffres et d’arguments mais aussi en sachant s’adresser à leurs tripes, à leurs cœurs, à leurs désirs, à leurs rêves [10]», ainsi que le rôle central du leader pour homogénéiser une « masse hétérogène », sur le fond, la nature du programme élaboré patiemment depuis plusieurs années ne doit plus grand-chose aux théories de Laclau et Mouffe.

L’Avenir en Commun, le programme de la campagne, qui reprend très largement celui de 2017[11], présente plus de 80 mesures clefs et près de 700 propositions. Il « est le fruit d’un laborieux travail d’harmonisation idéologique entre des sensibilités, des traditions et des courants différents » et avec de nombreux-ses interlocuteurs-trices hors de la France Insoumise. On est bien loin de la relation au programme de Laclau : « l’unité du groupe est, selon moi, le résultat d’une articulation de demandes. Mais cette articulation ne correspond pas à une configuration stable et positive qui pourrait être saisie comme une totalité unifiée[12] ».

De la même manière, les références au peuple, à la caste, à l’oligarchie sont devenues de plus en plus limitées, car pour JLM, le prolétariat n’a pas disparu, il a évolué, bouleversé par le néolibéralisme, il fait partie du peuple et il joue un rôle en son sein, il l’aide à prendre conscience du « nous » : il n’y a jamais eu abandon des « marqueurs de la gauche »[13]. JLM n’est jamais sorti du moule de la gauche française. La France insoumise est issue des décantations de la gauche institutionnelle, pas d’une radicalisation venue de mobilisations populaires. Elle est une construction très particulière, bien adaptée au système politique structuré autour de l’élection présidentielle, marquée par le républicanisme français, en rupture avec le social-libéralisme, avec des positions écologiques structurantes.

L’alliance électorale de la NUPES ne fait qu’entériner ce positionnement de LFI comme partie intégrante de la gauche institutionnelle française, tout en la plaçant en position de dominer cette gauche. Son orientation clairement opposée aux politiques néolibérales explique le déchaînement de toutes les forces de droite et d’extrême droite contre LFI, qui se trouve placée au centre de toutes les attaques, souvent même abusivement caractérisée comme parti d’extrême gauche.

L’ambition de LFI de faire de la NUPES l’alternative incontournable ne se concrétise pas

Malgré ses réussites, la NUPES n’est pas perçue à une échelle de masse comme une alternative politique crédible aujourd’hui. Son existence, si elle a permis une petite mobilisation au second tour des législatives, n’a pas enrayé l’abstention populaire massive qui est restée lors de cette élection supérieure à 50 % et bien plus encore dans les quartiers populaires, y compris dans ceux qui s’étaient vraiment mobilisés en faveur de JLM au premier tour de la présidentielle.

Il y a plusieurs raisons à cela. Tout d’abord, à l’Assemblée, la NUPES est un intergroupe qui regroupe quatre groupes indépendants (LFI, PS, PCF, EELV), et qui ne font pas toujours les mêmes choix.

En outre, dans la réalité quotidienne des milieux populaires, la NUPES n’existe pas. Si dans quelques endroits des efforts sont faits, le plus souvent par LFI, pour avoir des initiatives unitaires des organisations de la NUPES, parfois ouvertes au-delà, en particulier au NPA, notamment dans la mobilisation sur les retraites sous forme de meetings, elles restent isolées et ne sont pas les déclinaisons locales d’une politique nationale systématique.

Il n’existe pas de structures de base de la NUPES ouvertes, organisant l’unité par en bas, l’ancrant dans les milieux populaires. On en reste à ce stade à un accord électoral dans lequel chaque courant y gagne, mais qui se limite à cette fonction : avoir des élus. L’appel de JLM lors de son discours de clôture des Amfis – l’université d’été de la France insoumise – à la constitution partout d’ « assemblées populaires citoyennes » de la Nupes est resté pour l’essentiel lettre morte.

Les responsabilités de cette situation sont partagées, même si elles sont de nature différente.

Les partenaires de LFI veulent regagner le terrain perdu au moment de la constitution de l’alliance électorale …

Pour les trois partis obligés de passer sous la direction de fait de la LFI, il s’agit de regagner la place perdue. Ils ont tous été en congrès et se sont divisés, percutés par les dernières péripéties de la quasi-disparition des partis qui ont été centraux à gauche, le PCF et le PS, par la définition des réponses aux politiques néolibérales et à la centralité des questions écologiques, et indécis sur les moyens de contester la place gagnée par LFI.

Le congrès d’Europe Ecologie Les Verts (EELV) s’est tenu en décembre 2022 (12 700 adhérent·es, 5 600 votant·es ). Il n’a pas rejeté la NUPES qui lui a permis d’avoir un groupe parlementaire, ce qui était inaccessible autrement et essentiel pour ce courant complètement intégré aux institutions. Mais la majorité veut rééquilibrer le rapport de forces lors des prochaines européennes en 2024, habituellement plus favorables aux Verts, et ils préparent donc une liste autonome. Le courant défendant l’ancrage à gauche, qui se réclame de l’écologie radicale tout en étant très faible sur les questions sociales et économiques, dont la candidate Sandrine Rousseau avait obtenu près de 50 % au deuxième tour (et 25 % au premier tour de la primaire ouverte qui avait mobilisé 100 000 votant·es), est nettement battu, obtenant moins de 20 %.

Le congrès du PS de février (41 000 adhérents, 23 200 votants) a été une défaite relative pour Olivier Faure, le dirigeant qui a négocié l’entrée dans la NUPES. En effet, le parti est coupé en trois entre l’orientation de son premier secrétaire, celle qui a regroupé nombre de dirigeants historiques opposés à tout accord avec la LFI, et celles et ceux qui sont pour une unité à gauche… mais sous la direction du PS, qu’iels estiment seul à même de battre droite et extrême droite. Les partisans de l’unité dans la NUPES n’ont plus les coudées franches.

Le congrès du PCF, qui compte 41 000 adhérents et près de 29 900 votants lors des premiers votes d’une procédure en plusieurs temps, vient de se tenir. La victoire du secrétaire du parti depuis le dernier congrès, Fabien Roussel, était quasiment assurée, puisque son texte avait été validé en tant que base de travail avec un vote à 82 %. Il s’appuie sur une campagne présidentielle au profil ouvriériste et réactionnaire sur les questions de l’écologie et de l’antiracisme, mais ce succès masque une recomposition des débats entre les divers courants[14]. Le texte majoritaire qui refuse « l’effacement » du PCF associe les identitaires, les orthodoxes nostalgiques de l’URSS et les partisans d’une union de la gauche avec le PS. Les minoritaires refusent de considérer le PS comme acteur central à gauche et sont partisans du « rassemblement », de l’unité avec LFI, hier dans le Front de Gauche, aujourd’hui dans la NUPES.

L’intégration à la NUPES n’est pas au centre de l’orientation politique majoritaire, et cela a des effets à la base, dans la réticence à des actions unitaires.

… tout en conservant le cadre de la NUPES

On le voit, pour ces trois courants, l’unité dans la NUPES n’est pas au centre de leur orientation, sans qu’aucun d’entre eux ne veuille dans l’immédiat remettre en cause ce cadre. A cela deux raisons.

D’abord la mobilisation contre les attaques sur les retraites dans un contexte d’unité syndicale totale, ce qui est rarissime en France, pousse dans le sens de l’unité de tou-tes les opposant-es à gauche. Malgré les désaccords sur la tactique dans la bataille parlementaire, toutes les formations sont d’accord, les meetings NUPES élargis ou pas à certaines organisations syndicales, au NPA, sont de larges succès. Tout ce qui pourrait apparaître contre cette aspiration serait laminé politiquement.

Ensuite l’instabilité parlementaire actuelle laisse planer l’hypothèse d’une dissolution de l’Assemblée. Macron n’est pas habitué aux tractations sans fin qu’impose l’absence de majorité absolue et il garde cette possibilité ouverte. Dans cette hypothèse, tous les acteurs qui ont gagné des députés avec la NUPES, ont réussi à avoir un groupe parlementaire inespéré autrement, sont décidés à conserver ce cadre pour faire face à l’éventualité d’une élection législative anticipée.

La FI est à un moment charnière

Structurée autour de l’élection présidentielle, la France Insoumise est amenée, par sa position dominante, à se transformer si elle veut conserver son leadership et envisager de devenir durablement hégémonique à gauche.

L’absence de structuration démocratique est la base d’organisation de la FI

Lorsqu’elle s’est créée en 2016, elle s’est affirmée comme autre chose qu’un parti : un mouvement « gazeux », sans structuration démocratique nationale, sans congrès, sans votes internes.

N’importe qui peut la rejoindre, en quelques clics sur internet, sans payer d’adhésion, ni de cotisation, à une seule condition : en respecter ses principes. Des centaines de milliers de personnes l’ont fait. Peut-être 500 000 personnes en tout depuis la naissance de la FI, car personne ne pense à se désinscrire. Pour la présidentielle 2022, JLM a fait appel à un « parrainage citoyen » en novembre 2020, plus de 150 000 personnes se sont inscrites.

On peut faire des dons, qui ne sont pas des cotisations, des dizaines de milliers de personnes le font, notamment à l’occasion des élections[15]. On peut être cyber-militant, en suivant, en partageant les vidéos et textes du mouvement.

Les membres peuvent rejoindre un « Groupe d’action » local dont le nombre idéal de membres est fixé à 11 et ne devrait pas dépasser 15. Plus de 2800 groupes d’action sont annoncés. Combien de membres ? Difficile de le dire, aucune compatibilité n’est disponible, puisqu’il n’y a pas de congrès avec des votes qui sont des moments de vérité. Manuel Cervera-Marzal, qui a étudié en profondeur le fonctionnement de la FI estimait dans son livre Le populisme de gauche :

« entre 2018 et 2020 la FI comptait environ 6000 militants. Par militants j’entendais « actifs au sein d’un groupe d’appui »… définition quelque peu réductrice… ce chiffre pourrait être revu à la hausse »[16] .

Dans un interview en novembre 2021 il faisait une autre approximation : « j’estime que sur 500 000 membres, dix fois moins sont des militants de terrain »[17]. Une autre estimation est possible, à partir du nombre de groupes d’action, qui pourraient regrouper plus de 30 000 membres.

Les groupes d’actions n’ont pas de finances, de locaux, de matériel d’impression. Il n’existe aucune structure intermédiaire, aucun regroupement de groupes locaux, pas de cadres d’action et de réflexion permanents où peuvent s’élaborer en continu une pensée collective, où des décisions peuvent être prises démocratiquement.

Légalement la FI ne comporte que trois personnes qui sont dépositaires des pleins pouvoirs, prennent toutes les décisions administratives, financières et juridiques. Les grandes décisions sont prises par un nombre limité de dirigeant-es, dans une formation resserrée autour du leader et dans une moindre mesure par les élus au parlement, « l’architecture de la France Insoumise est conçue pour faire obstacle au pluralisme et à la démocratie interne[18] ». Depuis le retrait de JLM en octobre 2022, la présidence officielle est assurée par Manuel Bompard, député, avec comme secrétaire Mathilde Panot, la cheffe de file du groupe parlementaire, et pour trésorier Maxime Charpentier.

Tout cela permet l’agilité politique des petits groupes, la verticalité des décisions cohabitant avec une horizontalité des adhérent-es, les dépossédant de toute possibilité d’influer sur l’orientation et les choix. En réhabilitant l’individualisme comme marque d’insoumission, « le caractère centralisé de la France Insoumise est à l’image de la structure jacobine de l’État français[19] », le guide face au peuple, sans corps intermédiaires, JLM ne fait pas que prendre acte de la fin des partis, il contribue à leur marginalisation. 

Le lancement du Média : une occasion ratée

Ce site d’actualité gratuit créé en 2018 a été lancé par des proches de ce courant, tout en s’affirmant totalement indépendant de LFI. Un appel très large de personnalités de gauche et d’extrême gauche a soutenu l’initiative, pour une information indépendante des puissances financières. Le premier journal télévisé a été suivi par 87 000 personnes.

Mais l’équipe initiale s’est rapidement réduite. La rédactrice en chef, Aude Rossigneux, est remerciée au terme de sa période d’essai. Un mois après le lancement, le journaliste Noël Mamère, ex-député écologiste, membre de Génération.S[20], le quitte avec fracas en critiquant les méthodes de la direction comparée à un  « comité des soviets », refusant de continuer plus longtemps à servir de « caution » à un média acquis à la cause des Insoumis.

Cette démission n’est pas la seule, les divergences sur le traitement de la guerre en Syrie traçant un parallèle entre Bachar El Assad et l’opposition, conformément au positionnement de LFI, en amènent d’autres. Onze personnalités membres de l’appel initial se désolidarisent par une tribune disant : « le Média ne répond plus, à nos yeux, à la promesse initiale, ni sur le fond ni sur la forme …. Nous ne pouvons plus le soutenir ».

La réaction de JLM est brutale, il twitte :  « Croire que Mamère ait pu être manipulé, ce serait croire qu’il a des convictions stables. Juste un lamentable tireur dans le dos qui veut racheter sa place dans la bonne société. Le manipulateur, c’est lui ». On est bien loin d’un média coopératif, indépendant, collaboratif, pluraliste. L’occasion de créer un lieu pluraliste, progressiste, féministe, antiraciste et écologiste de rencontre autour de LFI, est un échec. Il n’est aucunement devenu un lieu de référence pour les débats, les échanges, la gestion des controverses utiles à gauche.

Son audience donne une idée de celle de LFI :  le nombre de vues quotidiennes sur Youtube est de l’ordre de 150 000, les vues hebdomadaires de l’ordre du million.

L’éphémère parlement de la campagne électorale de 2022

A l’occasion de la campagne 2022 a été créé le « parlement de campagne de l’Union Populaire », un espace de convergence pour les personnalités qui avaient rejoint la campagne avec un rôle consultatif sur les grandes orientations. Regroupant 125 membres de la FI et 125 personnalités (des syndicalistes, des intellectuel·les, des responsables associatifs, des meneur·euses de luttes), il était présidé par Aurélie Trouvé, ex-porte-parole d’Attac très appréciée. Il aurait pu être l’amorce d’un processus de réorganisation à gauche avec les représentant-es des décantations politiques et sociales de ces dernières années. Il n’ a eu aucune existence collective, à part quelques réunions orchestrées d’en haut, même pas une liste mail commune !

Lors de la constitution de la NUPES, il s’est élargi, mais cela n’a pas été plus loin que les réunions de présentation, alors que sa constitution aurait pu permettre le dépassement des organisations politiques constitutives de l’alliance. Ses membres n’ont pas été réellement impliqué·es dans les décisions importantes de la campagne, la réflexion sur les objectifs et les choix. Ils ont tous deux aujourd’hui totalement disparu.

Les pressions à la structuration du mouvement

Dans la foulée de la campagne, de nombreuses voix se sont élevées pour demander une nouvelle organisation de LFI, par exemple lors de l’université d’été (les Amfis), de fait seul lieu de regroupement militant national. Elles venaient des intellectuel·les et des courants politiques présents dans LFI en tant que tels[21], qui posent les problèmes de fonctionnement démocratique interne et de construction d’une contre-hégémonie dans la société, mais aussi des militant·es de base qui cherchent tout simplement à disposer d’une organisation qui permette de militer au quotidien et de s’enraciner localement. En effet, pour nombre de celles et ceux qui ont vu LFI se dégonfler après la présidentielle de 2017, il faut modifier le fonctionnement pour le rendre plus efficace et permanent.

La publication de prises de position de responsables nationaux, d’élu·es critiquant de fait l’absence de démocratie, de structuration est un fait nouveau. Elles sont les seuls moyens d’expression qu’ont celles et ceux qui veulent faire des propositions autres que celle de la direction et qui refusent l’inertie.

Clémentine Autain[22] s’est démarquée en publiant un texte juste avant l’université d’été[23]. Elle y réaffirme le mérite de LFI d’avoir su « tester des pratiques en rupture avec le fonctionnement des partis traditionnels. Plus souple, tourné vers l’action, très offensif sur les réseaux sociaux, débarrassé des batailles internes de Congrès, notre mouvement a su épouser une part des exigences de notre temps », mais constate que « le fonctionnement adopté s’est surtout révélé performant en période de campagne présidentielle, avec son impact sur les législatives. Le bilan est moins positif aux élections intermédiaires et dans les périodes hors élection. Les scores aux municipales et régionales sont notamment très en-deçà de la présidentielle. Et la vie du mouvement n’a pas trouvé son rythme de croisière pour stabiliser les équipes militantes et faire vivre, à chaque échelon, l’élaboration collective ». Elle estime donc que « l’implication des membres des collectifs locaux et de personnalités issues du monde associatif […] est décisive dans l’orientation globale de LFI ». Elle faisait des propositions concrètes de réorganisation du mouvement :

« l’alliage du consensus et du pluralisme doit nous guider. Toutes les décisions n’ont pas besoin d’être l’objet d’un vote pour être légitimes. Non, il n’est pas nécessaire de chercher systématiquement à dégager une majorité, il est possible d’avancer par la recherche de consensus. C’est l’un des acquis du mouvement altermondialiste de nous avoir appris à ne pas toujours vouloir « figer » des majorités et des minorités, qui risquent de s’ancrer dans la durée sans que cela soit constructif politiquement. Notre mouvement ne peut se passer d’une direction identifiée qui pourrait combiner trois niveaux de légitimité : les élus, les Groupes d’Action, les forces du mouvement social et culturel qui s’engagent en notre sein – je pense en particulier aux personnalités qui ont intégré le Parlement de l’Union populaire pendant la présidentielle. Cette instance pourrait donc être composée de trois collèges, chacun d’entre eux étant chargés de désigner ses représentants ».

Quelques mois plus tard, sans propositions aussi précises, l’économiste Cédric Durand et le sociologue Razmig Keucheyan parlaient de la mue nécessaire de la structure :

« La France insoumise est en train de réaliser sa mue. De mouvement agile, calibré pour les batailles électorales éclairs, elle doit se transformer en force irrésistible, capable non seulement d’accéder au pouvoir avec ses alliés de la NUPES, mais aussi de réussir à engager une bifurcation écologique et sociale systémique dépassant le capitalisme. Pour cela, il lui faut structurer dans le temps long une force populaire de la gauche sociale et écologique capable d’être un acteur politique décisif pour les décennies qui viennent. [24]»

Les travaux de réorganisation du mouvement

Ils ont été menés à partir d’ateliers réalisés à cette université d’été 2022 par 15 dirigeants appartenant au noyau central autour de JLM. Iels ont tenu une trentaine de réunions et proposé des réformes importantes dans le fonctionnement de la FI qui ont été soumises à l’Assemblée représentative de la FI qui s’est tenue le 10 décembre 2022. Cette Assemblée était constituée de 160 cadres responsables des secteurs opérationnels et de membres tiré-es au sort, sans aucun débat dans l’ensemble du mouvement. Elle a évidemment entériné les proposions faites par le noyau dirigeant, a désigné un fidèle de JLM pour le remplacer à la présidence du mouvement, Manuel Bompard, qui s’est empressé de déclarer qu’il poursuivrait le travail entamé.

Les boucles départementales de groupes d’action

Du point de vue de l’organisation à la base, la seule nouveauté acceptée est d’améliorer la coordination des groupes d’action au niveau local en leur donnant les moyens de développer leur activité. Ils étaient en théorie autarciques (en réalité dans certains endroits, ils avaient déjà des relations pour organiser le travail militant), ils peuvent maintenant créer des « boucles départementales » qui peuvent grâce à des « contributions volontaires » des militants (qui ne sont pas des cotisations matérialisant une adhésion et donnant des droits), avoir des dépenses locales, acheter des locaux dans les zones rurales et périurbaines pour tenter d’y rivaliser avec le Rassemblement National. Une petite part sera automatiquement versée dans une caisse de péréquation qui assurera des ressources aux départements moins bien lotis.

Les formations de l’Institut La Boétie

Au plan national une école de formation est créée, au travers de l’institut La Boétie[25] maintenant présidé par JLM, qui devient un lieu beaucoup plus important d’élaboration intellectuelle de haut niveau et un outil d’éducation populaire. C’est une réponse à la volonté des milieux intellectuels, universitaires et culturels impliqués à un titre ou à un autre dans la campagne et le travail de LFI de jeter les bases d’une contre-hégémonie.

La séance inaugurale s’est tenue le 6 février au réfectoire des Cordeliers à Paris, un lieu de réunion de clubs républicains dans les premières années de la Révolution française de 1789. L’Institut publie des notes, des fiches argumentaires et regroupe un nombre important de figures intellectuelles. Des chaires sont ainsi animées par Cédric Durand pour l’économie, David Harvey et Andreas Malm pour la géographie, Claire Lejeune et Razmig Keucheyan pour la planification écologique, etc. Un certain nombre ont été ou sont en relation avec les courants anticapitalistes, comme Fanny Gallot en histoire, Isabelle Garo en philosophie, Marlène Benquet en sociologie. Des colloques, des tables rondes ponctuelles sont également organisées.

Enfin l’école de formation organise deux fois par an un cursus renforcé pour une promotion composée de 70 militant·es sélectionné·es sur la base d’un appel à candidatures ouvert, en assurant la parité, la diversité géographique et sociale ainsi que la représentation des différents espaces militants. Le cursus de cette école de cadres est organisé en deux niveaux, élémentaire et moyen, comprenant chacun cinq week-ends de formation sur cinq mois. Les cours y suivent quatre parcours : trois théoriques, dédiés au matérialisme, à l’ère du peuple et aux enjeux contemporains, et à l’humanisme global ; et un dédié aux pratiques militantes « insoumises ». La présence à tous les modules est sanctionnée par une validation et une certification. Il y a également des formations locales, des formations numériques.

Il s’agit donc d’un travail de politisation et de réflexion à un niveau jamais atteint. Il sera l’un des lieux dans lequel on mesurera le degré d’ouverture et la capacité à gérer les dissensus de la direction de LFI sur les sujets les plus divers. C’est évidemment la condition pour que les intellectuel·les impliqué·es participent dans la durée à cette aventure.

Une nouvelle direction est mise en place

Un courant politique d’une telle importance a besoin d’un centre qui ne peut fonder sa légitimité sur sa seule efficacité à court-terme lors des campagnes électorales. La politique commune se fabrique par le débat, l’échange d’arguments, des modes de décision démocratiques. Si l’organisation ne permet pas cela, les débats qui n’ont pas lieu en interne se déplacent dans l’arène médiatique.

Les pressions étaient donc importantes pour l’instauration d’une direction inclusive. La réponse a été un nouveau cadenassage du groupe dirigeant autour de JLM.

A l’issue de l’Assemblée de décembre a été désignée au « consensus » une direction organisationnelle. C’est une nouveauté, auparavant la direction n’était pas formalisée. Mais c’est par la presse que nombre d’élus·es en ont appris la composition. Elle écarte des personnalités importantes dont certaines ont impulsé ces débats publics comme Clémentine Autain ou avaient exprimé leur volonté d’en faire partie comme François Ruffin, ou encore Alexis Corbière, Raquel Garrido, Éric Coquerel…

Cette « coordination des espaces du mouvement » se réunit toutes les semaines : c’est bien la direction effective, composée de 21 personnes, le noyau dur jusqu’alors informel de LFI, auquel s’ajoutent quelques individus non-issus directement du sérail.

Comme le consensus affiché ne correspond pas la réalité, et pour éviter une polémique excessive, un Conseil d’une quarantaine de personnes, qui devrait se réunir toutes les quatre ou six semaines est également constitué. Par qui ses membres seront désignés, quelle sera sa fonction, « le cimetière des éléphants » ou un cadre où se définit la stratégie, rien n’est fixé, ce qui n’augure rien de bon. Manuel Bompard dit qu’à côté de la coordination, ce conseil politique doit représenter la pluralité du mouvement et de ses partenaires, et sa composition peut être amenée à évoluer sur la base des propositions des uns et des autres.  Il ressemble beaucoup à l’ancien « espace politique » de LFI, qui regroupait lui aussi toutes les personnalités et courants politiques qui l’avaient rejointe, disparu faute de raison d’être.

Les réactions publiques critiquant le fonctionnement clanique ont été nombreuses, vertement dénoncées par Jean-Luc Mélenchon qui appelle les militant·es à rester groupé·es :

Clémentine Autain dans Libération : « Après trois mois de travail à huis clos, et malgré des avancées, je constate que le repli et le verrouillage ont été assumés de façon brutale » ; Raquel Garrido : « Virer de la table ceux qui ne sont pas d’accord, ça ne s’appelle pas un consensus » ; Eric Coquerel plaide pour que « soit représentée dans la direction toute la nuance du mouvement », ne se disant pas contre, à l’avenir, des élections internes. Hendrik Davi, membre de la Gauche écosocialiste, déclare à Mediapart qu’il ne s’attendait pas « à une fermeture de porte aussi forte, avec une coordination dont aucun des membres ne fait partie de celles et ceux qui plaident pour un petit virage démocratique ».

Celles et ceux maintenant surnommés les « frondeurs » de LFI, à savoir Clémentine Autain, François Ruffin, Alexis Corbière, Éric Coquerel et Raquel Garrido ont même tenu un meeting commun, au succès limité, le 16 février à Bobigny contre la réforme des retraites.

La place du groupe parlementaire

Il regroupe autour du noyau historique, sans JLM qui a décidé de ne pas se représenter, des élu-es aux trajectoires différentes, avec des expériences de luttes et de mouvements très riches, comme :

– Rachel Keke, ancienne porte-parole de la grève des femmes de chambre de l’hôtel Ibis Batignolles, un mouvement remarquable, pendant vingt-deux mois de lutte (huit de grève et quatorze d’activité partielle) qui a permis une augmentation des salaires importante et une diminution de la durée du travail ;

– Alma Dufour, militante écologiste, porte-parole des Amis de la terre de 2017 à 2021, qui a animé des mobilisations importantes contre Amazon ;

– Aurélie Trouvé, militante altermondialiste, coprésidente d’ATTAC de 2006 à 2012, puis porte- parole de cette association de 2016 à 2021 ;

Il comporte également des députés membres des organisations politiques appartenant à la FI, comme Jérôme Legavre, militant de l’organisation trotskiste lambertiste POI, Hendrik Davi, Marianne Maximi et Michel Sala, membres de la Gauche Ecosocialiste[26].

Ce groupe parlementaire n’est pas totalement contrôlé par le noyau central de LFI. Il prend des décisions à la majorité qui ne sont pas strictement celles qu’aurait voulu la direction, sur la tactique parlementaire ou sur d’autres sujets.

Cela s’est illustré lors de la crise survenue quand Adrien Quatennens, celui que Jean-Luc Mélenchon voyait comme son dauphin dès lors qu’il aurait assis son autorité, est accusé de violence conjugale. Ce militant de 33 ans est avec Jean-Luc Mélenchon depuis 2008, il a été nommé « coordinateur de l’équipe opérationnelle de la FI » en 2019, un poste clef dans l’organisation du mouvement. Lorsque les faits deviennent publics, il reconnaît avoir donné une gifle à sa conjointe en 2021 dans « un contexte d’extrême tension et d’agressivité mutuelle », la prise  de son téléphone, l’envoi d’un nombre excessif de SMS, etc.[27] En bref, un cas de violences conjugales caractérisées et reconnues. Il annonce se retirer de sa fonction de coordinateur de la France Insoumise « pour protéger le mouvement, ses militants et toutes celles et ceux qui comptent beaucoup sur moi ».

Les réactions vont être très différenciées. LFI publie un communiqué :

« Adrien Quatennens a annoncé ce jour sa mise en retrait de ses fonctions de coordinateur de la France insoumise. Cette décision, que nous saluons, a été prise en concertation avec les instances du mouvement et sera suivie des dispositions nécessaires à la bonne animation de notre mouvement« , et réitère « son engagement sans failles dans la lutte contre les violences faites aux femmes ».

JLM publie le 18 septembre un message de soutien à … Adrien Quatennens :

« La malveillance policière, le voyeurisme médiatique, les réseaux sociaux se sont invités dans le divorce conflictuel d’Adrien et Céline Quatennens. Adrien décide de tout prendre sur lui. Je salue sa dignité et son courage. Je lui dis ma confiance et mon affection. »

Ce soutien à son bras droit, sans un mot pour la victime, a heurté toutes celles et ceux qui défendent les femmes victimes de violence conjugale[28]. De nombreuses et nombreux responsables de LFI se sont désolidarisé-es de Quatennens : Manon Aubry, Sarah Legrain, Aurélie Trouvé, Alma Dufour, Clémentine Autain…

Lorsqu’il est condamné à quatre mois de prison avec sursis, les parlementaires votent et décident   une « radiation temporaire du groupe » pour quatre mois, et un retour « conditionné à l’engagement de suivre un stage de responsabilisation » sur les violences faites aux femmes. Allant plus loin, une pétition circule pour demander la démission d’Adrien Quatennens, après de nouvelles déclarations de ce dernier mettant en cause sa compagne et renversant les rôles de la victime et du coupable1.

À propos de la tactique parlementaire face à la contre-réforme des retraites, Jean-Luc Mélenchon va à nouveau intervenir publiquement sans prendre de gants par rapport au groupe. Compte-tenu du fait que le gouvernement a choisi une procédure limitant le débat dans le temps, faut-il faire une obstruction pour montrer en quoi le parlement est court-circuité ou essayer de placer le gouvernement dans une situation difficile sur l’article portant l’âge légal de départ 62 à 64 ans ? Il critique les autres groupes de la NUPES, pour en même temps peser sur le groupe LFI :

« Incompréhensible retrait des amendements du PCF. Pourquoi se précipiter à l’article 7 ? Le reste de la loi ne compte pas ? Hâte de se faire battre ? » sur Twitter, puis sur son blog ou il critique des « alliés » qui « se sont, hélas, alignés sur les leçons de bonnes manières données par la macronie. »

La question du leadership depuis le presque retrait annoncé de JLM

Au soir du premier tour des présidentielles, Jean-Luc Mélenchon a pu laisser penser qu’il se retirait, qu’un ou une autre pouvait prendre sa place en disant : « Faites mieux ». Cette ouverture a aiguisé les appétits de toutes celles et tous ceux qui se voient bien prendre sa place.

Mais au-delà, pour que LFI devienne une véritable alternative, politique, présente au quotidien dans les lieux de travail, les quartiers, les mobilisations, construise une hégémonie politique parmi les exploité·es et les opprimé·es qui aille bien au-delà du vote ponctuel tous les cinq ans aux présidentielles, la question du dirigeant n’est pas à elle seule la solution. Pourtant, la crise déclenchée par le retrait de fait d’Adrien Quatennens, le dauphin espéré, montre à quel point LFI est dépendante aujourd’hui avant tout de destins personnels. C’est bien limité au regard des véritables enjeux.

Qu’en sera-t-il au bout du compte ? Bien difficile de le savoir à ce stade. Pour le moment, loin de se concentrer sur l’Institut La Boétie, Jean-Luc Mélenchon, par ses interventions sur les sujets brûlants pour le mouvement montre qu’il est encore là, et qu’il faut compter avec lui.

La place relative de la FI dans la mobilisation sur les retraites

LFI est une machine conçue pour la réussite électorale, pas pour construire un socle militant. Cela a des conséquences dans son implication dans la mobilisation en cours.

La conception qui y règne, de séparation du champ politique, perçu comme l’affaire des politiques lors des élections, et du champ social, l’affaire des syndicats et des associations, a des conséquences. LFI n’a pas de correspondant dans les organisations syndicales, pas de cadres et de militant·es à des postes de responsabilités centraux dans ces organisations. Elle a un fonctionnement centré sur la réussite électorale qui ne favorise pas la formation de militant·es capables de jouer un rôle moteur dans un syndicat, une association, une mobilisation unitaire, où il faut savoir dans le temps long travailler avec d’autres, se réunir, débattre, s’adapter en fonction du débat, décider démocratiquement, être majoritaire ou accepter de ne pas l’être. Il est frappant de constater que, dans ces cadres d’action, on rencontre très peu de militant·es LFI, qui sont par ailleurs très dynamiques au plan politique.

Or les dominé·es qui se mobilisent, se politisent, se radicalisent s’organisent le plus démocratiquement possible sous de multiples formes, formes qui ne sont ni impulsées ni structurées par LFI, celle-ci ne permettant pas par ailleurs de telles expériences en son sein. Imaginer que ces différentes formes d’organisation pourraient naturellement se placer sous sa direction politique est une illusion de manière générale, mais davantage encore dans la mobilisation en cours.

Tous les sondages indiquent que 70 % de la population est hostile à cette contre-réforme des retraites. Il est quand même difficile de penser que toutes celles et tous ceux qui sont dans le mouvement vont trouver dans le candidat qui a obtenu 22 % au premier tour des élections le correspondant politique autour duquel la mobilisation s’organise. D’autant que ces 22 % (moins de 17 % de la population avec les abstentions) ne correspondent pas en intégralité à l’adhésion aux positions de LFI, compte tenu du phénomène du vote utile à gauche au premier tour.

Il est vrai que les chiffres ne disent pas tout, on le sait bien. Les militant·es anticapitalistes implanté.es, impliqué·es dans les organisations syndicales, les associations, dans l’organisation concrète des mobilisations, de leurs formes démocratiques peuvent avoir une influence bien supérieure à leurs maigres résultats électoraux. Mais ce n’est pas le cas de LFI dont les militant·es dans leur grande majorité ne jouent pas ce rôle.

En conséquence JLM et LFI sont, de par leur politique, incapables de construite un mouvement unitaire et massif. En France, il n’est pas possible que les politiques invitent les syndicats et les associations à les soutenir, quelle que soit la validité des mots d’ordre, ou l’intérêt du sujet. Les frictions sont donc permanentes. Celles qui sont apparues notamment entre la CGT et LFI lorsque cette dernière a organisé une Marche nationale contre la vie chère en octobre dernier sont symptomatiques. Jean-Luc Mélenchon avait « mis la pression » sur les syndicats, la CGT, la FSU et Solidaires, qui ont toutes refusé de signer l’appel. Il avait alors qualifié le refus de la CGT, exprimée par son secrétaire général Philippe Martinez, de « sectaire », celui-ci lui répondant par voie de presse : « Jean-Luc Mélenchon est parfois outrancier, peut-être sectaire aussi », ajoutant « ce n’est pas un qui décide à la place de tous, mais on se parle et on décide des formes d’actions. »

Dans la mobilisation actuelle de défense des retraites, LFI cherche à ce que les élus au Parlement soient les correspondants naturels des luttes. Mais ce n’est pas le cas. La plupart des directions des organisations syndicales sont en désaccord avec ce que font les députés LFI pour essayer de capter l’attention des classes populaires : elles se situent sur le terrain des mobilisations, voire de la négociation, sans espérer que la solution viendra des joutes parlementaires.

L’intersyndicale totalement unifiée, ce qui est tellement rare que cela joue un rôle positif dans les milieux populaires, apparaît aux millions de personnes opposées au gouvernement et à sa contre- réforme des retraites comme le cadre répondant aujourd’hui aux besoins, comme l’était JLM au premier tour des élections.

De ce fait, une fois que le « bruit et la fureur » de la joute parlementaire se sont éteints, dans les manifestations, LFI est un courant politique comme les autres à gauche, parfois plus gros, parfois plus petit même que les autres, et surtout ne joue pas un rôle politique spécifique pour organiser l’affrontement, ce qui est la question centrale pour toutes celles et tous ceux qui veulent gagner.

Pour conclure

Dans le champ politique, dans l’espace médiatique, LFI est une force incontournable. Dans le champ de ruines qu’est aujourd’hui la gauche politique en France, elle apparaît comme la force centrale, déterminante. Mais, édifiée sur une base fragile, elle est incapable d’assumer la responsabilité de travailler à l’organisation du camp des dominé·es.

Celles et ceux d’en bas ont besoin de bien davantage qu’un mouvement uniquement organisé pour gagner les élections. Ce qui manque cruellement aujourd’hui, c’est une force politique hégémonique à gauche, qui offre une alternative au capitalisme, qui structure effectivement les exploité·es et les opprimé·es, dans leurs lieux de travail, dans leurs quartiers, qui lie les luttes contre l’exploitation capitaliste, la crise écologique, les oppressions en un tout émancipateur, qui mette au centre de ses pratiques la démocratie la plus large.

LFI est bien loin de cela ! Et pour le moment, les mesurettes de réorganisation qui ne visent qu’au maintien d’une machine électorale ne sont pas une mue, loin d’être à la mesure des enjeux de la période, vu l’état des formes d’organisation actuelles des exploité·es et des opprimé·es.

Notes

[1]     Nouvelle Union Populaire Écologique et Sociale

[2]     Il ne lui a manqué pour réussir à éliminer Le Pen du second tour que 430 000 voix, soit 1,2 % des voix exprimées … l’équivalent d’un un peu plus de la moitié des voix portées sur le candidat du PCF, ou encore de la somme des voix qui se sont portées sur Poutou et Arthaud (LO), même si ces calculs sont toujours relatifs car celles et ceux qui ont voté pour ces derniers candidat-e-s n’auraient peut-être pas voté JLM si un désistement en sa faveur avait été décidé.

[3]     Le mandat présidentiel est passé de 7 à 5 ans, rejoignant la durée de la mandature de l’Assemblé nationale.

[4]     Roussel a obtenu 2,28 %, un score un peu plus élevé que la précédente candidature du PCF en 2007, celle de Marie Georges Buffet 1,93%, mais loin des scores de Robert Hue en 2002 (3,37 %), et en 1995 (8,67 %).

[5]     Avec la volonté d’intégrer le PS et des exigences dans les négociations qui rejetaient de fait le NPA.

[6]     Mais le total des voix de gauche LFI, Verts, PCF, PS, NPA et LO était équivalent à celui des trois candidat·es d’extrême droite, Le Pen, Zemmour et Dupont Aignan.

[7]     Ce qui donne des droits importants dans la vie parlementaire.

[8]     La Conférence nationale du PCF en novembre 2016, composée de 535 cadres, (le conseil national, les délégués des fédérations et les groupes parlementaires) avait émis un vote indicatif à 55 % pour une candidature PCF, mais le vote des militant·es a été lui majoritaire pour le soutien à Jean-Luc Mélenchon (53,5%).

[9]     En 2017, le PG avait été lésé dans le partage des moyens avec le PCF ; en 2012, la division de la gauche n’avait pas permis à la FI d’avoir une représentation parlementaire à la mesure des résultats aux présidentielles.

[10]   Interview de Manuel Cervera Marzal  « En 2017, Jean-Luc Mélenchon n’a en aucun cas abandonné la gauche, son histoire, sa culture, son identité », Le vent se lève ; 13 novembre 2021.

[11]   Il est aussi frappant de voir à quel point il intègre la démarche des 110 propositions de François Mitterrand en 1981, cf.  mon article « Sur la candidature de Jean Luc Mélenchon »,  27 février 2022.

[12]   Ernesto Laclau, La raison populiste, Paris, Seuil, 2008, p. 9

[13]   Manuel Cervera Marzal, «Le populisme de gauche. Sociologie de la France insoumise, Paris, La Découverte, 2021, P.17.

[14] Cf. article de Frédérick Genevée, historien et membre du PCF, « Congrès du PCF : une victoire en trompe l’œil de Fabien Roussel », Contretemps, 13 février 2023.

[15]   Lors des présidentielles de 2022,  2 278 millions d’euros ont été ainsi collectés, provenant d’environ 100 000 donateurs et donatrices.

[16]   Manuel Cervera Marzal, Le populisme de gauche…, op. cit., p. 209.

[17]   Cf. Manuel Cervera Marzal  « En 2017, Jean-Luc Mélenchon n’a en aucun cas abandonné… », art. cit.

[18] Le populisme de gauche, op. cit., p.  211 et 213.

[19] Ibid., p. 77

[20]   Mouvement fondé par Benoît Hamon après son départ du PS.

[21]   Trois organisations politiques significatives, de plusieurs centaines de membres, sont présentes officiellement au sein de la France Insoumise. Le Parti de Gauche, organisation qui a été à l’origine du processus de création de la LFI, dont Jean Luc Mélenchon n’est plus membre ; la Gauche écosocialiste qui regroupe pour l’essentiel les ancien·nes militant·es de la LCR, puis du NPA (dont un certain nombre sont membres de la Quatrième Internationale) qui l’ont quitté en 2011 et viennent de sortir du regroupement Ensemble !, et le POI, une organisation trotskiste lambertiste. S’y ajoutent les « Insoumis communistes » et « Révolution Écologique pour le Vivant ». Aucun cadre ne permet à ces organisations d’impulser un débat ou d’influer sur les décisions.

[22]   Députée depuis 2017, militante féministe issue du PCF, puis de la FASE créée en 2008 qui soutient Jean-Luc Mélenchon en 2012, participe à la création d’Ensemble ! qui regroupe divers courants dont les militants de la GA issus du NPA.

[23] « LFI : franchir un cap pour gagner », Blog de Clémentine Autain, 21 août  2022. https://clementine-autain.fr/lfi-franchir-un-cap-pour-gagner/,

[24]   Cédric Durand et Razmig Keucheyan « France insoumise : une crise de maturité », Mediapart, billet de blog,  16 décembre 2022 .

[25]   La Boétie est un écrivain humaniste du 16ème siècle, bien loin des luttes populaires et révolutionnaires, auteur du Discours de la Servitude volontaire, mettant en cause la légitimité des gouvernants, des tyrans. Pour la petite histoire, un premier institut La Boétie, disparu en 1994 avait été créée par des libéraux bon teint qui se sont recyclés dans l’institut Montaigne, un des think-tanks libéraux actuels.

[26]   Voir note 21.

[27]   Après l’annonce de séparation en 2022 : « nous avons eu des disputes. Dans l’une d’entre elles (..), je lui ai saisi le poignet. Dans une de nos dernières disputes, probablement celle qui a justifié son choix de déposer une main courante, je lui ai pris son téléphone portable. Voulant le récupérer, elle m’a sauté sur le dos. Je me suis dégagé et, en me relâchant, elle s’est cognée le coude » ; et, enfin, il reconnaît lui avoir envoyé un nombre excessif de SMS « pour tenter de la convaincre que [leurs] difficultés de couple pouvaient être dépassées ».

[28] Face à l’avalanche de réactions, Jean-Luc Mélenchon a dû préciser sa pensée trois heures après dans un nouveau tweet : « Céline et Adrien sont tous deux mes amis. Mon affection pour lui ne veut pas dire que je suis indifférent à Céline. Elle ne souhaitait pas être citée. Mais je le dis : une gifle est inacceptable dans tous les cas. Adrien l’assume. C’est bien. »

références

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1 Depuis la rédaction de cet article, Adrien Quatennens a été réintégré au groupe parlementaire LFI, ce qui est apparu à beaucoup – légitimement – comme une faute morale et une énorme erreur politique, puisque en rupture avec le combat féministe que LFI prétend porter.