Du « protocole sur l’Irlande du Nord » au « cadre de Windsor »… vers la réunification de l’Irlande ?

Thierry Labica analyse dans cet article le nouvel accord post-Brexit du 22 mars 2023 sur l’Irlande du Nord. Le flottement constitutionnel actuel pourrait ouvrir une brèche en vue d’une réunification de l’Irlande, qui se pose dans des termes nouveaux pour une série de raisons explorées ici.

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Comment tracer une frontière qui n’en serait pas une tout en restant une frontière sans être une frontière qui néanmoins… ? Parmi les nombreux enjeux soulevés par la sortie du Royaume-Uni (R-U) hors de l’UE, la question du statut de l’Irlande du Nord (IdN) reste le principal point de d’achoppement.

Pour rappel : une frontière douanière est nécessaire pour des raisons de réglementation sur la circulation des marchandises entre l’Irlande du nord (et donc, le R-U) et la république d’Irlande (et donc l’UE) ; mais une frontière est impossible pour des raisons politiques après l’accord de Belfast de 1998 (aussi dit du « vendredi saint ») et après trente années d’affrontements meurtriers (1969-1998) en grande partie apaisés par la disparition , à partir de 1998, de la ligne de « partition » entre république d’Irlande et Irlande du Nord.

Dans le cadre du « protocole sur l’IdN » décidé par le gouvernement de Boris Johnson, l’IdN, en restant dans le marché unique, se voyait dotée d’un statut particulier la maintenant dans les deux entités – R-U et UE – à la fois. Pas de frontière en Irlande même, mais en mer d’Irlande, entre la Grande-Bretagne (Écosse, Galles, Angleterre) et l’IdN.

Les unionistes du DUP [Parti unioniste démocrate] nord-irlandais (très à droite) n’ont cessé de contester ce statut constitutionnel incertain selon lequel, de fait, l’IdN ne faisait plus partie du R-U à part entière, en étant en outre dépourvue de la moindre participation démocratique à l’élaboration des lois, règles et normes (de l’UE) que l’IdN était tenue de respecter. D’où leur refus prolongé de participer au système de partage du pouvoir en vigueur dans la province coloniale.

Le 22 mars dernier, le premier ministre britannique, Rishi Sunak, et la présidente de la Commission européenne, Ursula von den Leyen, semblaient être enfin parvenus à un compromis avec le « cadre de Windsor », devant se substituer au « protocole » : d’une part, ce nouvel arrangement doit permettre la simplification administrative de l’activité commerciale, notamment en distinguant les produits arrivant en IdN et ayant vocation à y rester, et ceux destinés à être exportés vers l’UE. D’autre part, un mécanisme est censé répondre au « déficit démocratique » de l’accord existant : le nouveau « frein de Stormont[1] » offre désormais à l’assemblée d’IdN la possibilité de modifier les règles de l’UE qui s’appliquent encore à la province.

Toutefois, non seulement la procédure promet d’être pour le moins complexe, mais elle prolonge en fin de compte le statut hybride de la province entre R-U et UE, tout en laissant le dernier mot aux maîtres historiques, à Londres. Dans ces conditions, l’unionisme politique (DUP et TUV, Voix unioniste traditionnelle) ne se réconcilie pas plus avec le « cadre » et le « frein » qu’avec le « protocole », et la chaise du DUP restera vide pour le gouvernement de la province. Échec du « cadre de Windsor », donc, s’il était question de restaurer un consensus fonctionnel en IdN.

Pendant ce temps, et à un autre niveau, les possibilités créées par le flottement constitutionnel provoqué par le Brexit n’échappent pas à tout un ensemble de composantes sociales et politiques de la société irlandaise du nord qui y voient l’occasion de construire un consensus large autour du projet de réunification – plus précautionneusement évoqué sous les euphémismes de « référendum sur la frontière », ou de « nouveaux arrangements constitutionnels ». 

La convergence promue notamment par le mouvement Ireland’s Future lancé en 2019, permet la rencontre entre les aspirations nationalistes (principalement liées au Sinn Fein) et un unionisme civique disponible pour l’intégration d’une identité protestante dans une Irlande réunifiée et affranchie des sectarismes communautaires de temps de guerre (après une génération entière débarrassée de la violence paramilitaire). Plus généralement, la question de la réunification a maintenant acquis une audience inédite dans le débat public, intellectuel, politique et médiatique.

Si le travail de libération de cette parole unioniste civique, et au-delà, la production de sociabilités communes durables, nécessitent encore bien du temps et de la patience, leurs conditions matérielles et morales en paraissent cependant elles aussi inédites. On pense bien sûr à diverses circonstances politiques récentes : 56% des nord-irlandais.es de tous bords ont voté pour rester dans l’UE en 2016 ; le Sinn Fein est devenu la première force électorale en 2021-2022 dans les deux parties de l’Irlande ; l’unionisme, quant à lui, a eu bien des raisons de se sentir floué et finalement abandonné par les conservateurs au pouvoir à Londres.

Mais il faut ajouter deux autres déterminants majeurs. Le premier tient à la modification démographique profonde de l’IdN. Depuis 2021, et pour la première fois, la population de la communauté catholique est plus nombreuse que celle des protestants. En outre, la part des personnes « sans religion »  est passée de 10,1 % en 2011 à 17,4 % en 2021. Enfin, les migrations des vingt dernières années, de l’Est de l’UE, puis, plus récemment, celles venues du Sud-Est asiatique, ont contribué au développement de minorités nouvelles et, avec elles, à une certaine diversification culturelle, linguistique, ethnique et religieuse. L’IdN n’est donc plus le simple réduit enclavé d’un face à face meurtrier sur fond de manœuvres létales d’un pouvoir londonien entretenant l’illusion de la distance.[2]

Le second facteur tient à la situation sociale et économique générale, aggravée par l’austérité et les crises sanitaires et inflationnistes récentes : l’IdN est aujourd’hui la région la plus pauvre du RU (son taux de pauvreté n’étant toutefois pas le plus élevé). Ses services de santé, par exemple, y sont à la fois plus coûteux et moins fiables encore qu’en Angleterre ; sur 480 km de frontière avec la république, on ne trouve plus un seul service de chirurgie d’urgence après les fermetures de ces services à Newry et Enniskillen en 2022.

En d’autres termes, l’IdN n’est plus la riche province industrielle et protestante du 20e siècle, présentant un contraste de développement marqué avec l’Irlande catholique pauvre et agraire, au sud. À présent, l’économie de la république (avec une population 2,5 fois supérieure à celle de l’IdN), fait environ six fois la taille de celle de la province « britannique ». Son taux de croissance était, fin 2022, le plus élevé de l’OCDE tandis que le revenu moyen den l’IdN est nettement inférieur à celui couramment observé en république d’Irlande.

Prises ensemble, ces quelques données – auxquelles s’ajoutent les questions environnementales et climatiques – signalent un contexte associant une conjoncture politique et des tendances historiques lourdes. Si, en 2022, l‘opinion majoritaire au nord (dont une partie de personnes s’identifiant comme « catholiques ») reste favorable à l’inclusion dans le R-U, il demeure que la perspective d’intégration territoriale, économique et sociale – la réunification –, se pose dans des termes nouveaux à bien des titres. Le jeu institutionnel R-U/UE, quant à lui, persiste à administrer des populations dont les dynamiques lui échappent, et avec elles, des aspirations de plus en plus affirmées, sur fond d’adhésion au principe de réunification largement majoritaire au sud de la frontière.

Restera à savoir de quelle réunification il pourrait s’agir (avec une province d’Ulster toujours autonome au sein de l’île d’Irlande « réunifiée »?), avec quel degré d’émancipation vis-à-vis des tutelles anciennes et nouvelles. Et au bout du compte, pour quoi faire ? La prédation économique, la violence de l’inégalité ou la crise du logement, sont aussi destructrices dans la verte Irlande qu’ailleurs, et la confrontation aux données constitutives du capitalisme contemporain (et à ses nombreux défenseurs politiques) n’y sera assurément pas moins âpres que la lutte autour des questions constitutionnelles de l’heure.

Notes

[1]    Stormont est le nom du parlement nord-irlandais

[2]    Une reference cruciale pour le comprendre : Ian Cobain, The History Thieves : Secrets, Lies and the Shaping of a Modern Nation, Portobello Book, 2016, chap.6 : « The Vault : Secrecy and Northern Ireland’s Dirty War ».