Reconstruire un pôle unitaire de la gauche radicale grecque. Entretien avec Mariana Tsichli

Dimanche prochain, 21 mai, se tiendront en Grèce des élections législatives. Dans un paysage politique stagnant, toujours profondément marqué par des années de politiques néolibérales d’une sauvagerie inédite en Europe occidentale, la gauche radicale tente de se réorganiser et de dépasser le traumatisme causé par la capitulation de Syriza en juillet 2015.

Alors que les sondages prédisent une victoire de la Nouvelle Démocratie (au pouvoir depuis 2019) et une fragmentation accrue de la représentation politique, Syriza paraît incapable de capitaliser sur le mécontentement populaire, exacerbé par la catastrophe ferroviaire de Tempi, le 28 février dernier, qui a causé la mort de 57 personnes. 

La seule nouveauté à gauche se trouve dans la constitution d’une coalition entre MeRA25, le mouvement créé par Yanis Varoufakis, qui avait réussi son entrée au parlement aux élections de 2019 (3,44% des voix, la barre étant à 3%) et Unité Populaire, une organisation créée en 2015 par les courants issus de l’aile de Syriza et certains secteurs de l’extrême-gauche, avec le concours actifs de militant.e.s des mouvements sociaux et de figures du monde intellectuel.

Sous le nom de MeRA25-Alliance pour la Rupture, cette coalition se fixe comme objectif la reconstruction d’un espace unitaire de la gauche radicale, en mesure de tirer les leçons des échecs passés et de répondre aux nouveaux défis de la période. Stathis Kouvélakis, membre de la rédaction de Contretemps, en a débattu avec Mariana Tsichli, co-secrétaire d’Unité Populaire et candidate dans la circonscription d’Athènes-centre.

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Des élections sans le peuple ?

La campagne électorale qui s’achève est, de l’aveu général, particulièrement léthargique et dépourvue de substance. Dominent une méfiance généralisée à l’égard des partis politiques et une désillusion quant à toute issue positive, quel que soit le résultat qui sortira des urnes.  Une telle situation est sans précédent par rapport aux normes d’une campagne électorale en Grèce. Comment l’expliques-tu ?

Je partage ce constat. Ce sont probablement les élections les plus opaques et les plus imprévisibles dont je me souvienne. Le niveau du débat politique est affligeant et l’implication du peuple dans la campagne est faible, voire inexistante. Pour l’instant, il ne semble pas y avoir de forte polarisation entre Syriza et la Nouvelle Démocratie. 

L’explication la plus importante est la désillusion à l’égard des principales forces du système politique en Grèce, y compris à gauche. La gauche en tant que telle paie le prix de la capitulation de Syriza en 2015 et de ses quatre ans passés au gouvernement.  Une grande partie de la société pense désormais que « tous les politiciens sont les mêmes » et qu’il n’y a pas d’alternative. 

Un deuxième facteur réside dans les programmes et le type de politique proposés par les principaux partis. Ces partis ne sont pas absolument identiques, mais, sur des questions fondamentales, les positions de Nouvelle Démocratie, de Syriza et du PASOK sont très similaires. Pour eux, le cadre néolibéral imposé par les trois mémorandums signés entre les gouvernements précédents et l’Union européenne (UE) ne peut être remis en question. Par conséquent, quel que soit le vainqueur des élections, il n’y aura que peu de différences dans les politiques qui seront mises en œuvre. 

Un troisième facteur concerne la qualité du débat public. Les thèmes mis en avant par les médias n’ont rien à voir avec les préoccupations réelles des citoyen.ne.s. Les médias se focalisent sur quelques nuances à l’intérieur d’un cadre donné ou sur des points tout à fait mineurs. Comme, selon les sondages, aucune majorité claire ne semble se dégager, le débat porte sur la question de savoir s’il y aura un gouvernement de coalition, sur le nombre de sièges que chaque parti obtiendra, sans évoquer le contenu programmatique d’une éventuelle coalition.

Pour citer un autre exemple de faux débat, on a beaucoup glosé ces jours-ci sur l’utilisation par Mitsotakis de l’avion réservé premier ministre, à un moment où la situation sociale, économique et politique du pays est désespérée. Il n’y a donc rien qui puisse inciter le peuple à s’engager dans la campagne.

Revenons un peu en arrière. Les jours qui ont suivi la catastrophe ferroviaire de Tempi ont été marqués par une impressionnante mobilisation populaire. Les gens sont descendus dans la rue par centaines de milliers, avec la jeunesse lycéenne et étudiante en première ligne. Ces dernières années, nous avons également assisté à des luttes sociales et à des mobilisations remarquables. Pourtant, à en juger par l’ambiance de cette campagne, ces événements ne semblent pas avoir laissé de trace visible.

Le désastre ferroviaire de Tempi ne peut être considérée comme un accident. C’est le résultat prévisible de l’austérité et des privatisations. Il y a des responsabilités d’ordre criminel dans ce qui s’est passé. En mars dernier, nous avons effectivement assisté aux plus grandes manifestations depuis 2015, comparables seulement aux rassemblements qui ont précédé le référendum de juillet 2015. Les gens, et en particulier les jeunes, sont descendus en masse dans la rue, même dans les petits villages. Nous avons assisté à des mobilisations dans des endroits où elles n’avaient jamais eu lieu auparavant. La réaction populaire à la catastrophe de Tempi a marqué un véritable tournant. 

Ce qui est sans doute moins connu, c’est qu’il y a eu des mobilisations tout au long des quatre années du gouvernement Mitsotakis. Certaines ont été très importantes. Je ne mentionnerai que les journées de grèves contre les lois anti-ouvrières votées au parlement et les luttes des étudiant.e.s et de la jeunesse contre la mise en place d’une « police universitaire » sur les campus et, plus généralement, contre l’escalade d’autoritarisme et de répression, qui a culminé avec la tentative du gouvernement de restreindre sévèrement le cadre légal des manifestations de rue. L’hiver dernier, les artistes se sont également massivement mobilisé.e.s contre la dévalorisation de leurs diplômes décrétée par le gouvernement.

Mais il est vrai que cette effervescence des mouvements sociaux n’est pas entrée dans le débat public et elle ne trouve pas non plus d’expression tangible dans le domaine politique. Il y a bien sûr un énorme problème avec la couverture médiatique. Les médias grecs sont contrôlés de façon flagrante par les mêmes oligarques qui soutiennent le gouvernement Mitsotakis. Leur objectif est d’assurer un second mandat de quatre ans à la Nouvelle Démocratie, si possible avec une nette majorité parlementaire. 

L’attitude de larges secteurs de la gauche n’a pas non plus été particulièrement productive. Ces forces n’ont pas agi de façon unitaire dans ces luttes et, ce faisant, elles ont sapé leur capacité à se structurer et à s’ancrer dans la durée.

Les mobilisations de mars se sont donc terminées rapidement, à l’instar de ce qui s’est passé à de nombreuses reprises au cours des quatre dernières années. C’est bien sûr le résultat du repli et de la démoralisation qui ont suivi la défaite de 2015. Mais c’est aussi largement dû au fait que, depuis 2015, la gauche radicale n’a pas été en mesure de proposer une perspective politique suffisamment crédible pour renverser cette situation. En conséquence, nous constatons une déconnection croissante entre le social et le politique.

Cortège de MeRA25-Alliance pour la Rupture dans la manifestation du 8 mars 2023 suite au désastre ferroviaire de Tempi

Un pays sous tutelle

Dans le discours dominant dans le pays et à l’étranger, la Grèce est présentée comme étant sortie avec succès des « programmes d’ajustement structurel » [couramment désignés comme « Mémorandums »] mis en œuvre depuis 2010, qu’elle serait revenue à la normale. Les trois partis qui se sont succédés, ou partagés, le gouvernement – Nouvelle Démocratie, PASOK, Syriza – s’accordent là-dessus et chacun propose sa propre version du retour à la normale. Ces apparences correspondent-elles à la réalité ?

Il s’agit d’un mensonge délibéré. Les partis traditionnels et les intérêts économiques qu’ils représentent savent très bien que pour sortir officiellement de ces Mémorandums, la Grèce a pris une série d’engagements envers ses créanciers.  Ces engagements s’étendent jusqu’en 2060, date à laquelle la majeure partie des prêts accordés dans le cadre des mémorandums aura théoriquement été remboursée. D’ici là, le pays est placé sous un régime de « surveillance post-programme » (selon la terminologie officielle : post-program surveillance) par l’UE, comme tous les pays qui n’ont pas remboursé au moins 75 % de leur dette publique, par exemple le Portugal et l’Espagne.

L’objectif est que la Grèce maintienne des excédents primaires[1] d’au moins 2,2 % pendant des décennies, alors que les taux de croissance attendus sont très faibles, même selon les prévisions officielles. Quel que soit le gouvernement en place, cela signifie une austérité dure et sans fin, à moins bien sûr d’une remise en cause radicale de ce cadre. 

Tout cela se fait au nom du remboursement d’une dette publique qui est en fait insoutenable. Elle s’élève aujourd’hui à 400 milliards, auxquels il faut ajouter 300 milliards de dette privée, alors que le PIB de la Grèce n’est que de 178 milliards. Ces indicateurs sont pires que ceux avec lesquels le pays a été exclu des marchés et soumis, en 2010, au premier « plan d’ajustement structurel » [300 milliards et 130% de taux d’endettement fin 2009].

Un gigantesque désastre social s’est produit en Grèce, dont le pays n’a pas récupéré et ne pourra certainement pas le faire en appliquant les politiques mises en œuvre par les gouvernements qui se sont succédés durant cette période. L’ampleur de la catastrophe est sans précédent en temps de paix. Le PIB est aujourd’hui inférieur de 25 % à celui de 2010, lorsque le premier mémorandum a été adopté. A cette époque, le PIB par habitant représentait environ 75 % du PIB allemand ; aujourd’hui, il est tombé à 42%. Les salaires ont baissé de 30 % au total. Le processus de désindustrialisation et de démantèlement de la base productive restante s’intensifie. Gérer une telle situation n’est possible qu’en s’enfonçant encore davantage dans la spirale de politiques néolibérales féroces. 

Abordons maintenant certains aspects dont on parle peu, et encore moins en dehors de la Grèce. Les Mémorandums ne sont pas seulement synonymes d’austérité sans fin et d’écrasement des droits des travailleurs. Ils ont instauré une série de changements structurels qui signifient une mise sous tutelle du pays et la perte de la capacité de l’État grec à décider de la politique à suivre. 

Une grande partie de ce qui se passe en Grèce aujourd’hui est sans précédent dans l’histoire. Nous n’avons plus notre propre administration fiscale, car l’AADE [Autorité indépendante pour les recettes publiques, l’équivalent du Trésor public français], censée être « indépendante », conformément aux prescriptions du troisième Mémorandum, est en réalité contrôlée par les créanciers. De fait, la Grèce n’a pas les moyens de contrôler et d’exercer sa politique en tant qu’État souverain. 

L’ensemble du patrimoine public a été cédé pour 99 ans au « Growthfund » [Fonds pour la croissance], une institution également contrôlée par les créanciers, et il sert de garantie pour le paiement de la dette grecque. Ce fonds peut décider de la vente de n’importe quel bien public sans demander l’avis de qui que ce soit dans le pays, afin d’assurer le remboursement à temps des tranches d’emprunt.

À cela s’ajoute ce qui est valable pour l’ensemble de l’Union européenne (UE). Par définition, le cadre de la zone euro interdit toute notion de politique monétaire indépendante et les règles de l’UE soumettent la politique budgétaire de tous les États-membres à de fortes contraintes. 

Le Parlement grec a également décidé que les prochains parlements n’ont pas le droit d’abroger ou d’amender toute mesure ou loi prescrite par les Mémorandums, à moins d’avoir l’autorisation des créanciers. Il est évident qu’il n’est pas possible de mettre en œuvre une quelconque politique économique et sociale alternative sans remettre en cause cette perte de souveraineté de l’État. 

Puisque nous parlons de souveraineté nationale, nous devons parler de la politique étrangère de la Grèce. L’un des aspects les plus tristes de l’héritage gouvernemental de Syriza est l’approfondissement de l’intégration du pays à l’OTAN et au « camp occidental » sous hégémonie étatsunienne. C’est un fait sans précédent pour un parti qui se réfère encore formellement à la « gauche radicale ». Bien sûr, une telle orientation était mise en œuvre depuis des décennies, mais Syriza l’a poursuivie et même intensifiée. Quelles en sont les conséquences pour la Grèce et l’ensemble de la région ?

Immédiatement après la capitulation de 2015, Syriza a clairement indiqué qu’il s’alignerait sur ses prédécesseurs sur ce terrain aussi. Sur le plan symbolique, il a même osé organiser la visite en Grèce d’un président étatsunien – en l’occurrence Barack Obama – le jour anniversaire du soulèvement de l’École polytechnique d’Athènes de novembre 1973, une date porteuse d’une lourde charge dans l’histoire grecque. C’est un moment qui préserve la mémoire du sentiment anti-impérialiste et anti-américain d’un peuple qui a souffert d’une dictature militaire soutenue par les Etats-Unis. 

Au-delà des symboles, il y a bien sûr les actes concrets. Parmi d’autres initiatives similaires, Syriza a permis l’agrandissement des installations militaires américaines dans le port stratégique d’Alexandroupolis, dans le nord du pays, et à Stefanovikio, en Grèce centrale, près de la ville de Volos. Aujourd’hui, Alexandroupolis sert de plaque tournante aux opérations de l’OTAN dans la région et elle pourrait être utilisée dans des conflits chauds, en particulier dans la guerre qui fait actuellement rage en Ukraine. 

Ce qui est peut-être le plus choquant, c’est qu’après quatre années de gouvernement de la Nouvelle Démocratie, Tsipras et Mitsotakis rivalisent désormais entre eux pour apparaître comme les plus ardents partisans de la commande d’avions Rafale et F16 et de l’augmentation des dépenses militaires. Leur but commun est d’être reconnus comme les membres les plus obéissants de l’OTAN. Figurant depuis longtemps parmi les champions mondiaux en la matière, la Grèce dépense d’ores et déjà davantage pour son budget militaire en proportion du PIB que les États-Unis (3,9 % contre 3,5%), bien au-delà de l’objectif fixé par l’OTAN à 2%.

En ce qui concerne la guerre en Ukraine, le gouvernement Mitsotakis a fait preuve d’un zèle particulier dans la mise en œuvre des décisions de l’OTAN. Il a été l’un des premiers à envoyer des armes à l’Ukraine et s’est empressé de mettre en œuvre les sanctions à l’encontre de à la Russie, qui affectent principalement notre peuple ainsi que les peuples des autres pays qui les appliquent.

Les seules critiques que Syriza a formulées à ce sujet portaient sur la procédure. Le fond de son positionnement est le soutien à la stratégie de l’OTAN pour l’ensemble de la région, comme l’illustre le cas de l’Ukraine. Cette voie est très dangereuse, elle expose le pays à des aventures désastreuses. Heureusement, de larges secteurs de l’opinion publique grecque résistent idéologiquement et politiquement à ces orientations.

La formation de MeRA25-Alliance pour la rupture

Meeting de MeRA25-Alliance pour la Rupture à Patras, 17 mai 2023

Venons-en maintenant au processus qui a conduit à la formation de MeRA25-Alliance pour la rupture, qui se présente aux élections de dimanche prochain. Tes racines militantes sont dans la gauche extraparlementaire, mais tu fais partie, avec ton organisation, d’Unité Populaire depuis le début. Ce front a été créé après la capitulation de Tsipras à l’été 2015 par des courants qui ont quitté Syriza rejoints par d’autres organisations de la gauche radicale. Ces forces étaient alors en fort désaccord avec Yanis Varoufakis qui, en tant que ministre du gouvernement Syriza, s’opposait à la sortie de l’euro et à la rupture avec l’Union européenne. Certes, Varoufakis a voté contre les Mémorandums et s’est opposé à la capitulation de Syriza, mais lors des précédentes élections législatives, en 2019, son mouvement, MeRA25 et l’Unité populaire se sont présentés séparément. Comment cette coalition a-t-elle pu se former pour ces élections ?

En tant qu’Unité Populaire, nous avons toujours pensé qu’il était nécessaire de construire des convergences plus larges entre les forces de la gauche radicale. La fragmentation actuelle ne sert personne et, surtout, elle n’aide en rien le mouvement ouvrier, la jeunesse et les classes populaires de Grèce. Une telle convergence doit bien sûr reposer sur un contenu clair, ce qui présuppose un accord sur des points fondamentaux, même si des compromis sont inévitables. Dans les mouvements sociaux, dans les mobilisations, il y a beaucoup plus de marge en matière d’unité d’action entre des forces très diverses. Mais les alliances au niveau politique dépendent de conditions programmatiques spécifiques. 

Un point clé pour nous a été le basculement de Yanis Varoufakis et de MeRA25 vers la gauche dans certaines de leurs positions fondamentales. Lors de son dernier congrès, MeRA25 est arrivé à la conclusion qu’il ne peut y avoir d’alternative de gauche dans le cadre de la zone euro et qu’une rupture est nécessaire. Cela représente un changement significatif par rapport à sa position précédente qui prônait des négociations au sein de la zone euro pour la réorienter vers des objectifs différents.

Il en va de même en ce qui concerne les relations de la Grèce avec le dispositif impérialiste, un sujet sur lequel la position de MeRA25 a également nettement évolué dans le sens du désengagement de l’OTAN et d’une politique étrangère multidimensionnelle et non-alignée. Ce processus nous a permis d’ouvrir une discussion programmatique avec cette formation. Par ailleurs, les efforts déployés par MeRA25 pour s’insérer dans les mobilisations sociales ont également joué un rôle positif, de même que son attitude d’opposition combative au parlement, où ses députés ont porté la voix d’importantes revendications des mouvements sociaux.

Ce que nous devons garder à l’esprit, c’est le contexte dans lequel nous nous trouvons après quatre années d’un gouvernement autoritaire combinant l’extrême-centre néolibéral et l’extrême droite. Nous ne pouvons pas être indifférents au résultat des élections. Il est essentiel d’éviter un nouveau mandat de quatre ans d’un tel gouvernement. 

Mais il est tout aussi important de proposer une alternative à la logique du « moindre mal » qui conduit au vote pour Syriza. C’est pourquoi une convergence programmatique au sein de la gauche radicale est d’une importance cruciale. Cela s’applique également au débat qui a lieu actuellement en Grèce sur un éventuel « gouvernement progressiste » tel que Syriza le propose. Il s’agirait, en substance d’une coalition entre Syriza et le PASOK, mais Syriza demande également aux autres forces de gauche de le soutenir, ou du moins du lui accorder un soutien passif au niveau parlementaire. Or un tel gouvernement ne peut conduire qu’à la poursuite de politiques néolibérales sous un déguisement « progressiste ». 

Accepter une telle proposition serait désastreux pour l’ensemble de la gauche sociale et politique. Un gouvernement dirigé par Syriza ne peut même pas être considéré comme un « moindre mal », car ses orientations sur des questions clés seraient semblables aux politiques actuelles. Nous n’avons aucune raison de détruire une fois de plus la crédibilité de la gauche que nous nous efforçons de reconstruire depuis huit ans. Il serait insensé de s’engager dans une voie qui oriente la vie politique dans une direction conservatrice et les forces populaires vers la passivité.

Cela ne signifie pas que Syriza et Mitsotakis sont identiques, ou que nous ne devons pas nous battre pour faire barrage à  une majorité parlementaire de la Nouvelle Démocratie. C’est la raison pour laquelle nous pensons que les forces de la gauche radicale telles que MeRA25-Alliance pour la rupture devraient obtenir la plus forte représentation possible au Parlement. Dans le système électoral actuel, la majorité parlementaire ne dépend pas de la différence entre pourcentage du premier et celui du deuxième parti, mais du nombre de formations qui franchissent le seuil des 3 % nécessaire pour entrer au parlement. Par conséquent, le succès de notre coalition a une signification plus large pour le rapport de force global. Il est également crucial pour le renforcement d’un pôle combatif et non sectaire à gauche, ce qui est bien sûr la chose la plus importante à long terme.

Le principal mot d’ordre de l’Alliance MeRA25 pour la rupture est « pour la première fois, la rupture ». Il rappelle inévitablement celui de Syriza lors des élections de janvier 2015 : « pour la première fois, la gauche », qui se référait à la possibilité alors inédite d’un gouvernement dirigé par un parti à gauche de la social-démocratie. Au-delà de cette allusion, quel est le contenu de cette proposition de rupture ?

Les grandes lignes de notre programme remettent en cause le cœur même de la stratégie du capital en Grèce. Même les points qui répondent aux revendications sociales immédiates nécessitent des ruptures pour être mis en œuvre. Par exemple, nous avons l’électricité la plus chère d’Europe. Pour mettre fin à ce scandale, il faut abolir la soi-disant « bourse de l’énergie » mise en place par Syriza, qui n’est qu’un cartel oligarchique. Mais cela est contraire aux règles du « marché européen de l’énergie » instauré par l’UE. Nous devons également nous battre pour la nationalisation du secteur de l’énergie et la reconstitution de l’ancienne entreprise publique unifiée, ce qui est également contraire aux directives de l’UE. 

Nous devrons proposer des solutions claires pour les « prêts non performants » [les crédits immobiliers non-remboursés ou dont le remboursement est considéré comme hasardeux], qui constituent un problème énorme pour des centaines de milliers de ménages. Pendant la période des Mémorandums, la part de ces prêts est passée de 3 % à 50 % du total. Aujourd’hui, suivant les recommandations de Bruxelles, le plan « Hercule » permet à des fonds-vautours de racheter ces crédits à des prix ridicules et de spéculer sur les logements dans l’ombre de saisies à grande échelle. 

Notre programme aborde également des questions stratégiques même si elles ne figurent pas actuellement au premier plan des préoccupations populaires car le niveau du débat a considérablement régressé par rapport à ce qu’il était en 2015. 

Il y a d’abord la question de la dette publique. Il ne peut y avoir de perspective d’avenir pour le pays sans une réduction très importante de la dette publique, qui, de toute façon, n’est pas soutenable à moyen terme. Notre programme propose également la création d’un système bancaire public et ainsi que la nationalisation sous contrôle social des entreprises stratégiques et des infrastructures qui ont été privatisées au cours des 12 dernières années. 

Selon nous, une telle politique est impossible sans rupture avec la zone euro. C’est un défi délicat auquel nous devons nous préparer et préparer les citoyen.ne.s, car cette question a fait l’objet d’une formidable campagne de peur pendant toutes ces années. Reste que la sortie de la zone euro est la clé de la solution. Si l’on veut mettre en œuvre un programme en faveur des intérêts du peuple, on ne peut pas faire autrement. 

Plus généralement, selon nous, il ne peut y avoir d’« économie au service du plus grand nombre » si nous maintenons un modèle économique basé exclusivement sur les services à faible valeur ajoutée et le tourisme. Ça, c’est le projet du capital pour la Grèce. Nous avons, à l’inverse, un projet de reconstruction productive basé sur la planification écologique et démocratique, qui met l’accent sur le secteur primaire, sur des secteurs manufacturiers spécifiques et sur des services à haute valeur ajoutée. Sinon, la désertification et le pillage du pays se poursuivront.

La voie de la reconstruction de la gauche

Mobilisation des travailleu.se.r.s licencié.e.s de l’usine pétrochimique de Kavala (nord de la Grèce)

Ma dernière question porte sur les perspectives d’avenir de la coalition MeRA25-Alliance pour la rupture. On entend du côté de certains secteurs de la gauche radicale une critique selon laquelle il s’agit d’un partenariat purement électoral entre deux mouvements hétérogènes. Unité Populaire est une organisation profondément enracinée dans l’histoire de la gauche radicale, tandis que MeRA25 est un parti fortement centré sur la figure de son leader, avec une base organisationnelle réduite et une faible présence dans les mouvements sociaux. Quelle est ta réponse à ces critiques ?

Je crois que la coalition entre MeRA25, Unité Populaire et d’autres forces et camarades qui composent l’Alliance pour la Rupture se fonde sur un accord clair et sincère qui respecte l’autonomie de chaque composante. Les relations mutuelles sont basées sur l’équité, ce qui donne à chacun la possibilité de mettre en avant ses propres orientations programmatiques. Cela se reflète également dans le nom composite de la coalition. 

Notre programme correspond, à mon sens, aux nécessités de la période. Tous les points que nous avons discutés précédemment vont dans le sens d’une rupture avec l’intégration capitaliste et impérialiste. La conjoncture actuelle en Grèce n’est pas celle d’une révolution imminente, ni même d’une situation fluide de contestation de masse comparable à la période 2010-2015. Dans un tel contexte, le succès de cette coalition peut rouvrir la possibilité d’une intervention politique de masse pour la gauche radicale.

Cependant, cette convergence doit s’enraciner davantage pour pouvoir durer et s’étendre. Dans le cadre de l’Alliance pour la Rupture, nous appelons constamment les autres forces de la gauche radicale et extra-parlementaire à construire une convergence plus large. Ces forces sont importantes en Grèce, elles sont profondément enracinées dans les mouvements sociaux, dans les quartiers, les lieux de travail et la jeunesse étudiante.

Envisagez-vous de prendre des initiatives dans ce sens après les élections ?

Je pense que si cette liste électorale obtient de bons résultats et que ses composantes continuent à travailler ensemble, elle peut offrir une opportunité pour reconstruire la gauche radicale, en y incluant les forces qui n’en font pas partie pour le moment. Elle peut offrir une visibilité politique à un courant sociopolitique qui n’a pas encore trouvé de représentation adéquate au niveau parlementaire.

Pour y parvenir, nous devons faire un travail plus difficile que celui que nous avons fait pendant la campagne électorale. Nous devons construire des pratiques contre-hégémoniques à la base, renforcer notre intervention auprès des jeunes, construire des espaces d’intervention dans le mouvement syndical et à l’échelon local et municipal. Ce dernier point est très important, car le cadre juridique a été récemment modifié pour instaurer des barrières supplémentaires à la représentation de la gauche radicale dans ces institutions. 

En tout état de cause, la plus grande unité possible est indispensable pour modifier le rapport de force. La politique au niveau national et institutionnel est bien sûr d’une grande importance, mais les espaces où les luttes et les mouvements se construisent à partir de la base sont au moins tout aussi importants.

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Entretien réalisé par Stathis Kouvélakis à Athènes le 15 mai 2023.

Note

[1] Un excédent primaire correspond à un montant de recettes supérieur aux dépenses budgétaires, à l’exclusion du paiement des intérêts de la dette publique.